Extraits du Flotoir du 25 juillet au 5 août 2021
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photo © florence trocmé, 2021, "autres collectes"
Montaigne, l’exemplaire de Bordeaux
Dans Pourquoi lire ? Joëlle Szac qui est partie du système de marges et de commentaires de commentaires de commentaires du Talmud, fait allusion à ce qu’on appelle l’exemplaire de Bordeaux des Essais de Montaigne : « L’auteur et le commentateur, qui durant certaines phases du travail coïncident, se complètent comme se complètent un texte et ses marges. L’auteur Montaigne devenu lecteur a passé ses quatre dernières années à ‘augmenter’ l’édition de 1588 de ses Essais jusqu’à leur ajouter un bon tiers, et aurait sans doute continué s’il était resté en vie. Il a saturé d’une écriture minuscule les marges d’un exemplaire imprimé, appelé depuis ‘exemplaire de Bordeaux’. On y trouve des notes, des corrections, des ajouts, un très grand nombre de citations.
Il s’adonnait à l’art des ‘allongeails’, désignant par ce terme le développement particulièrement conséquent d’une partie de son texte initial. Il comparait son œuvre à un enfant qui grandit et qui ‘acquiert des forces chemin faisant’ ; ce demi-vers de Virgile, ‘viresque acquierit eundo’ [‘et elle acquiert des forces en allant’], est inscrit sur la page de titre de l’exemplaire annoté. » (p. 216)
Rilke, Correspondance avec Marie de la Tour et Taxis
Je commence la lecture de la correspondance avec Marie Thurn und Taxis, qui démarre en 1909 et qui semble s’achever en 1922 alors que j’ai l’impression d’avoir vu citer des échanges avec Marie dans les années 20/26 qui sont celles de la correspondance avec Anita Forer ???? Mon édition, Albin Michel, 1960, traduction de Pierre Klossowki. Étonnant de voir la qualité des traducteurs de Rilke, au tout début : Jaccottet, Lorand Gaspar, Maurice Betz, Klossowski.
Découvert aussi que Rilke comme Valéry était fervent de Léonard de Vinci.
Walser, cité par Laurent Margantin
« Dans sa chambre de la Croix-Bleue, Walser se consacre entièrement à une écriture nouvelle, fragmentaire, mais ouverte à ‘l’imprévu’ qui le fascine chez Stendhal. »
Rilke, la nuit
Un très bel article de Bernard Böchenstein à partir de deux lettres écrites à Capri par Rilke et adressées à Clara en 1907 et une autre écrite en 1914.
Ce passage sur la nuit, si fort : « C’est déjà la nuit, la nuit quand le vent plein d’espace/nous tourmente la face » que nous trouvons dans la première Élégie de Duino – 'des voix, des voix', 'l’appel gigantesque', 'la nouvelle ininterrompue'. Cette 'émission continue d’un son', comme si la nature elle-même faisait y entendre sa voix que rien n’aurait jamais interrompue, et qui ne connaît pas la contingence du temps, ce son continu, d’une puissance magique d’envoûtement, bien antérieur à l’homme et dans lequel est sensible une monotonie sacrée et, primitive, c’est à n’en point douter pour Rilke la 'langue de l’Être'. Tout ce qui pourrait – et ne serait-ce que de manière éloignée – rappeler la voix humaine (rires), est immédiatement renvoyé, par procédé de comparaison avec le feu ou la nuit, dans le domaine de l’élémentaire ; toute possibilité de rapport avec l’humain est ainsi coupée net. Ce qui reste visible ('routes, murs, maisons') ne se déduit que du 'clair de lune' et des 'ombres lunaires' ainsi la finalité réelle des choses est-elle abandonnée au vent, à la nuit, aux sons de l’univers. Le poème le plus extraordinaire, né à Capri sous cette même constellation, s’intitule le Chant de la mer :
Souffle ancestral de la mer,
Vent de mer la nuit :
Tu ne viens à personne ;
Si quelqu’un veille
Il lui faudra voir comment
Te surmonter :
Souffle ancestral de la mer
Qui ne semble souffler
Que pour la roche originelle,
Pur espace,
Surgissant impétueux de très loin... » (Europe, n° 719 de mars 1989, p 51)
Le rôle des lettres
Attitude complexe de Rilke envers les autres, pas coupé d’eux, souvent en lien épistolaire très fort, y compris avec sa femme, mais vivant très rarement avec eux, la plupart du temps en fuite pour trouver la solitude indispensable à la création. Jean-Paul Corsetti toujours dans ce même numéro 719 d’Europe analyse finement le rôle des lettres dans la construction de ce lien social : « C’est surtout dans l’acte d’écriture en tant qu’il est confronté au monde de la réalité que le poète doit trouver un exutoire salutaire, propre à épuiser toute affectation risquant de trahir le verbe substantiel destiné à l’avènement poétique. Rilke aura sans doute réussi à assumer cette discipline dans la pratique de l’épistole, s’astreignant à maintenir le contact indispensable avec l’extérieur. Ces lettres, loin d’interférer avec l’œuvre poétique, constituent un terreau où le partage a lieu entre l’instant rare, sensible aux voix souterraines, et le temps où la vie affective et émotionnelle prend racine et s’épanouit. Aussi diverse soit-elle quant à ses destinataires et à ses intentions contextuelles, la lettre exprime la germination de l’œuvre et en livre les phases successives d’épuration. L’exemple le plus lumineux apparaît dans la longue correspondance que le poète entretiendra avec Lou Andréas-Salomé de 1896 à 1926. À son habitude, Rilke procède à de longues exégèses quant à son travail d’écriture et aux liens que ce dernier tisse avec son univers intime : la ‘psychagogue’ parvient à le dissuader de suivre une analyse car, comme le souligne Pierre Klossowski, les forces obscures qui obsèdent Rilke ‘constituaient l’unique source de guérison autant que de la création du poète’. De sorte que le dédoublement dangereux qui guette sans cesse l’équilibre fragile de l’écrivain se transportera positivement dans l’œuvre et ne la niera pas, travaillant à son élaboration comme une véritable thérapie, là où la hantise devient créatrice. Les lettres reflètent ainsi les coulisses de l’acte poétique, elles en éclairent l’accouchement parfois douloureux et violent. » (63)
Flacon de sels
Laurent Margantin m’offre le bonheur d’une substantielle citation de P’tit Bonhomme de chemin dans ses Carnets du Nouveau jour/3 (p. 90).
Du mot graminée
Je comprends l’émotion de ce mot. Cela comme un petit portrait i.m.M : « Graminée, aux petites feuilles vertes devenues presque beiges en séchant, presque translucides : continue sa vie autrement, transformée en une image ? » (Carnets du nouveau jour, 94)
Ilse Aichinger
Citée par Laurent Margantin : « Ce qui importe, c’est de savoir être au monde en restant tranquille et de continuer à observer en prenant une note de temps en temps, une note sur les traces du monde pour le voir d’un œil neuf sans le figer. » (94)
Armand Dupuy et la peinture
Très beau livre d’Armand Dupuy, déjà évoqué. Quelques aléas de lecture, un bon début, puis un échec, puis de nouveau prise par cette lecture. Fortement. Livre sur son étrange rapport à la peinture avec ses nœuds principaux, depuis une première tentative avortée dans l’enfance jusqu’au fameux m2 qui deviendra(it) m3. Le principe : ajouter jour après jour une nouvelle couche de peinture sur une toile de 1 m sur 1 m. Envisager le jour lointain où du fait de ces couches la toile va commencer à prendre du volume. Jusqu’au terme hypothétique où elle formerait un cube. Dans lequel on pourrait alors pratiquer des coupes quasi histologiques. Il y a aussi tout le thème du bleu, avec Van Gogh et Buraglio mais dont la genèse vient des paquets de cigarettes Gauloises du père. Un père qui avait annoncé cesser de fumer mais n’en fit rien et qui semait à l’insu de tous les petites boules bleues très serrés des paquets terminés. Vrais cailloux de Petit Poucet pour son fils pour refaire le chemin à l’envers. Il y a là une forme d’exploration sans merci, impressionnante et forte. Et la création, ce qui au fond est très rare (chez moi en tous cas) de deux images quasi archétypiques : le m3 de peinture et les boules bleues. « Pourtant, une dernière fois, j’avais renoncé. Non plus par découragement, par lassitude ou par dépit, mais parce que cela devenait l’aboutissement logique, le seul possible. Ne trouvant plus satisfaction dans la perspective du cube peint, dans le miroitement des tranches virtuelles qu’il serait possible d’en tirer, un jour ou l’autre, mais davantage à ne faire que les manipuler en moi, j’avais conclu que la meilleure façon de peindre encore, de peindre bien, avec une satisfaction suffisante qui jamais ne parvint à m’exonérer du doute pour autant, c’était de ne plus le faire. Après les multiples contraintes – la bête, le mètre carré, le support unique, les recouvrements – j’ajoutais une ultime restriction : il fallait que le tableau ne soit plus que mental. Ce n’était donc pas tout à fait renoncer, ce n’était pas ne pas peindre, parce qu’il ne s’agissait pas d’un geste empêché, d’un élan retenu, c’était plutôt férocement papeindre, avec la conscience acharnée de le faire, détestant la peinture – cela pouvait-il être autre chose ? – pour l’exercer plus intimement » (Van Goch, Buraglio, mon père et les autres, L’Atelier contemporain, p. 95). Bernard Noël ne lui avait-il pas écrit un jour : « vous détestez la peinture pour l’exercer plus intimement, pour la peindre en vous et non plus hors de vous. » ? (Armand Dupuy, Van Gogh, Buraglio, mon père et les autres, Atelier contemporain)
Rilke, correspondance avec Marie T&T
Je lis avec le plus grand intérêt la correspondance entre Marie von Thurn und Taxis et Rilke (Albin Michel, 1960). « Je suis souvent en pensée auprès de vous quant aux choses graves : il faut qu’elles aient leur temps ; patience, courage ; tandis qu’on n’aperçoit aucune issue, et qu’on les suppose dans une absolue inertie, elles se stimulent elles-mêmes peut-être, en quelque lieu secret, et déjà elles sont tout autres. Ne l’ai-je pas bien souvent éprouvé dans mon propre travail ? Aussi bien je ne cesse pas de penser que lorsque c’est d’une manière si peu appréhendée et purement imposée qu’une adversité nous attend, elle ne saurait être sans un certain rapport avec les ressources de notre cœur ; elle apporte sa mesure, dut-elle nous contraindre à accepter une unité nouvelle. Courage, patience ; je me le répète aussi chaque jour. J’ai une peine indescriptible à me concentrer spirituellement, ce qui sans doute est dû, en partie, à des raisons physiques, et probablement imputable, dans une faible mesure, au climat, à ses sautes d’humeur (l’unique chose qui ne me fasse pas de bien ici). » (68)
Plus loin il écrit encore à sa Princesse : « La dernière fois je vous avais déjà parlé de la peine que j’ai à me concentrer, ce qui peu à peu est devenu une véritable croix, développée juste au croisement du spirituel et du corporel, rendant l’un et l’autre inaccessibles, me vouant à une inquiétude telle que j’en désespérais presque dans le silence » et il parle alors d’un projet de déplacement de Duino où il se trouve à Venise mais concède « sachant jusqu’à quel degré le moindre déplacement est capable de désaxer ma constellation intérieure. »
Son approche de Goethe
Bien instructif aussi ce qu’il dit de son approche retardée de Goethe. Un retrait important levé par la lecture de lettres, tiens, tiens : « je me suis plu à tromper ou plutôt à nourrir ma nostalgie par la lecture de Goethe ; c’est dans un état de tension tout à fait nouveau et à la faveur de toutes sortes de compréhensions singulières que j’ai lu tout d’une traite son Voyage en Italie, la Campagne de France, le Siège de Mayence, et me voilà presque affligé de ne pouvoir continuer ainsi de suite. J’ai pu y glaner des choses miraculeuses et en partie secourables, peu importe si c’est à tort ou raison. Depuis la découverte des lettres de Goethe à Auguste de Stolberg, l’interdit est levé et cette grande figure commence à agir sur moi pour ainsi dire au rebours du genre qui me la rendait inaccessible jusqu’alors. Il est si étrange de voir que chaque chose en somme ne vient qu’à son heure, sans se laisser forcer auparavant, mais une fois le moment venu elle ne saurait être différée. J’en suis stupéfait. D’ailleurs, voyez à l’occasion parmi ses poèmes, son Voyage dans le Harz en hiver (dans les œuvres complètes d’ici il figure au second tome) ; je le découvrais seulement maintenant par hasard, sans doute vous est-il familier depuis longtemps – peut-être ne serez-vous pas moins surprise, à le relire, du comportement de ce poème, qui va fort loin tant au point de vue de la conception que de la liberté d’expression, et qui se soutient d’une façon sublime. (Il faut se méfier bien entendu du commentaire qu’en a donné le vieux Goethe). »
Le voyage d’hiver
Faisant une recherche sur ce poème de Goethe, je tombe (de nouveau ?) sur un intéressant texte d’Etienne Barilier dont j’extrais cela : « Après tout, c’est bien une déception amoureuse (ou plutôt une infinie désillusion) qui dessine la toile de fond blafarde des poèmes de Wilhelm Müller. ». Je retiens surtout infinie désillusion et toile de fond blafarde. Cela aussi : « De vrais événements impliqueraient une temporalité qui progresse, des hauts et des bas, des heurs et des malheurs. Or le personnage de Müller, et bien plus encore celui de Schubert, ne connaissent de temporalité que circulaire, tournant sur elle-même comme la roue de la vielle. Le Voyage d’hiver, ce piétinement halluciné, ne mène même pas à la mort, parce qu’il est la mort vécue, la célébration angoissée et résignée du néant du cœur. »
Alors le Harz en hiver ?
« Près de quarante ans après Schubert, un autre grand musicien écrivit son ‘voyage d’hiver’. Il s’agit de Brahms, et de sa Rhapsodie pour alto et orchestre, composée sur un poème de Goethe qui s’intitule Voyage dans le Harz en hiver. Pour comprendre l’histoire et le sens la Rhapsodie pour alto, il nous faut évoquer les circonstances de la rédaction du Harzreise im Winter. Car ce poème est en lui-même, et de façon très précise, une tentative de guérir le mal romantique. On sait les ravages causés par Werther. En 1777, trois ans après la parution de l’ouvrage, un certain Plessing, jeune philosophe et historien des religions, est tellement bouleversé par le roman qu’il écrit à Goethe son désespoir. Étrange idée, d’en appeler à un auteur pour guérir les blessures qu’il a causées ! Réaction plus étrange encore, mais bien significative, de la part de Goethe, qui ne répond pas à la lettre, mais saute sur son cheval pour se rendre chez Plessing, après un long ‘voyage d’hiver’ dans les mythiques montagnes du Harz. »
Et concernant la Rhapsodie, cela : « Rarement une composition musicale aura si profondément dit la détresse, et la gravité de la détresse, avec des accents orchestraux qui souvent préfigurent Mahler. Et c’est peut-être la seule œuvre de l’histoire musicale dont le premier mot proféré soit : aber. La raison matérielle de cette violente étrangeté est simple : Brahms ne met pas en musique tout le poème de Goethe, il ne le prend qu’à mi-chemin. La raison spirituelle ? Ce ‘mais’ inaugural, après une introduction orchestrale profondément tragique, dit à lui seul toutes les entraves, tous les obstacles, toute la négativité du monde. Cependant, la dernière strophe apporte un éclairage nouveau. Le voyage de désolation s’achève dans une douceur religieuse et réconciliée qui n’est pas sans rappeler les œuvres les plus mystiques d’un certain Schumann, et notamment ses Scènes de Faust. Oui, Goethe répond à Goethe, et le Faust sauvé répond au Faust désespéré : c’est le terme heureux du « voyage d’hiver » brahmsien, mais son bonheur n’appartient plus à cette vie. » (source)
Du critique
Sur le blog de Fabien Ribery, article sur la sortie en français de Le métier d’écrivain d’Herman Hesse : « Bien plus rare encore, selon Hesse, que le poète-né, le critique-né est cet être rare capable, non de cultiver le ressentiment, ou le jugement de dédain, mais de comprendre les phénomènes intellectuels de son époque, de les inscrire dans des généalogies, d’entrevoir des continuités là où l’écrivain peine parfois à se lire lui-même, d’accueillir le travail de l’autre avec amour d’abord, plus qu’avec scepticisme.
Les deux Requiem
Rilke a écrit deux Requiem et ils sont au cœur de la contribution de Françoise Han dans le numéro d’Europe. Le premier de ces Requiem fut écrit pour Paula Modersohn-Becker, morte après un accouchement à 31 ans. Je revois ce visage, peut-être un autoportrait, dans la petite vitrine du musée de Brême. Ce fut aussi la première occurrence de son nom en moi. « Plainte et réquisitoire qui se croit un droit de possession sur la femme ; qui a substitué à celle-ci, peintre fortement habitée par son art, la mort étrangère des accouchées, à sa liberté de créer et de grandir dans son œuvre vers une mort qui lui appartînt ». Elle était la sœur de Clara, l’épouse de Rilke. Ce premier Requiem fut écrit en 1908 tout comme le second pour le Comte Wolf von Kalckreuth. Françoise Han rappelle que Philippe Jaccottet les considérait comme deux des plus beaux poèmes de Rilke.
Rilke et Paris
Puis Jacques Dugast détaille le rapport pour le moins ambivalent que Rilke entretint avec Paris. Je relève deux extraits de lettres. Le premier sur la Seine « ce long fleuve miroitant, vivant, où tout le gris des choses se fait humide, liquide et dont tout ce qui scintille nourrit l’éclat » (cité p. 76) ou encore : « Il reste encore manifeste à mes yeux que Paris est un paysage, même le cœur de Paris est un paysage, avec au-dessus de lui non pas un ciel de ville (un succédané de ciel), mais les admirables ciels du monde, les plus libres, les plus ouverts, les ciels de Saint Louis et de Jeanne d’Arc, vivants, complices et doux dans la lumière, éveillés dans le vent, des ciels inspirés, des ciels de gloire et de souvenir, des ciels de victoire auxquels nulle autre ville ne peut se référer. » (lettre du 12 novembre 1925 à la Comtesse Sizzo-Noris Crouy, citée p. 81)
Et sur l’importance initiale de Paris : « L’analyse des références à Paris dispersées dans la Correspondance des années postérieures à la guerre montre que Rilke percevait la ville des Cahiers de Malte comme le lieu désigné d’une épreuve de type initiatique. Cette cité, et elle seule, a permis à Rainer Maria d’approcher la limite ultime de l’être, limite vers laquelle l’acte poétique orient le poète dans un engagement total, point où se résolvent les données les plus contradictoires, où la détresse se transfigure en extase, la nostalgie en espérance, où les séparations entre le rêve et l’état de veille, la vie et la mort même, ne trouvent plus de sens. »(p. 82)
Parmi les hommes qui lisent
« Ah ! Qu’il fait bon être parmi les hommes qui lisent ! Pourquoi ne sont-ils pas toujours ainsi ? écrira-t-il dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge (cité p. 81)
« Mais cette fois, je serai écrit »
« Le temps de l’autre explication va venir, où les mots se dénoueront, où chaque signification se défera comme un nuage et s’abattra comme de la pluie. Malgré ma peur je suis pourtant pareil à quelqu’un qui se tient devant de grandes choses, et je me souviens que, autrefois, je sentais en moi des lueurs semblables lorsque j’allais écrire. Mais cette fois-ci, je serai écrit. Je suis l’impression qui va se transposer. »
→ Extraordinaire vision, proposée dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge et citée par Jacques Dugast p. 84, in Europe.
Exploration rilkéenne.
J’ai poursuivi hier mon exploration rilkéenne. Continué à lire ce beau numéro d’Europe de 1989.
De belles choses sur les Sonnets à Orphée
« Le fait même de se taire / fut commencement neuf, signe et métamorphose » (I,1, traduction Maurice Regnaut) « Doch selbst in der Verschweigung/ging neuer Anfang, Wink und Wandlung vor ».
Ou encore :
« Les horloges d’un pas menu, régulier / à côté de notre vrai jour vont leur allure (I,12), traduction Charles Dobzynski) : « Und mit kleinen Schritten gehn dit Uhren / neben unserm eigentlich Tag. »
Charles Dobzynski qui donne une contribution au numéro d’Europe sur les Sonnets à Orphée. Écrits semble-t-il à la mémoire d’une toute jeune femme morte à l’âge de 19 ans, Véra Ouckama-Knoop. Ces Sonnets nés comme un ouragan, avec dans leur sillage les dernières Élégies de Duino. Dont il est dit que c’est un tournant de la modernité « tant ici la pensée, dans les complexité de ses tourments, de ses ruptures, de ses exaltations, de ses interrogations parfois désespérées, s’y accorde la liberté d’un souverain lyrisme (...) inventant sa propre architecture discursive(...) Les Élégies, bruissantes comme une forêt d’interrogations et d’intranquillité : ‘qui si je criais, m’entendrait donc / parmi la cohorte des anges ?’ » (Elégie, 1). »
Les horloges d’un pas menu
Elles m’ont fait fortement penser au Pont Mirabeau d’Apollinaire (à peu près contemporain ? première parution en 1912) : « Vienne la nuit sonne l’heure / les jours s’en vont je demeure
Dans l’hystérie d’un monde
« Dans l’hystérie d’un monde qui nous contraint aux dispositifs de contrôle, au flux médiatique ininterrompu, sachant que l’ordinateur sait de moi ce que j’ignore de lui, il m’analyse, me collecte, me transforme en données, ce livre interroge la manière dont nous pourrions nous affranchir des éléments toxiques, retrouver une virginité du regard, au moment où nous basculons dans un système orwellien (scannés, répertoriés, flashés). La société googlisée propose comme seule variable d’ajustement de nos vies une vision de canapé (confinée). Le regard est ce qui n’attend pas, et seule la langue du poème permet de ménager une pause, une stase, un repère. (Extrait d’une note de lecture de Véronique Pittolo du livre de Renaud Ego, Vous êtes ici.)
Rilke et la musique
Hier écoute d’une bonne émission de la « Compagnie des Auteurs » de France Culture consacrée à Rilke, en quatre épisodes. Le premier, dialogue avec la biographe de Rilke, Catherine Sauvat ne m’avait pas vraiment retenue. Tout autre chose avec Jean-Yves Masson qui entraîne l’auditeur à un niveau de profondeur sans pareil. Il est interrogé à partir de son livre Le Chant éloigné, où il a rassemblé et traduit les textes de Rilke sur la musique ; et j’ai retrouvé dans sa postface la plupart de ses propos dans l’émission. Il réfute l’idée du biographe le plus connu de Rilke, Wolfgang Leppmann, comme quoi Rilke n’aimait pas la musique. Les Sonnets à Orphée lui semblent entièrement composés autour de la musique, bien au contraire. En revanche on peut penser que la musique aurait fait peur à Rilke, pour lui c’est un art effrayant, qui rejoint le chant des anges. Elle lui fait peur aussi comme art du temps, qui atteste de la fluidité et du passage irrémédiable du temps, la Verganglichkeit. Le concert, qu’il n’aimait pas (il détestait notamment les applaudissements et j’ai trop souffert de l’hystérie bruyante des fins de concert pour ne pas être en plein accord avec ce rejet) ne se reproduira jamais. Il vit à l’aube de l’invention du phonographe et il s’y serait possiblement intéressé.
Jean-Yves Masson raconte que Rilke a beaucoup parlé avec Wanda Landowska, la grande claveciniste, qui aurait souvent joué pour lui seul, chez elle. Il en viendra à une approche plus facile de la musique quand il comprendra que la musique c’est aussi de l’espace. Parmi les musiciens qui ont approché l’œuvre de Rilke, il faut compter Dutilleux, avec un poème sur le gong, dans Correspondances et surtout Philippe Fénelon dans Dix-huit madrigaux et dans son Quatrième quatuor avec voix.
Beaucoup d’autres points de vue intéressants dans cette émission, sur la question de la religion, JY Masson ne pensant pas que Rilke était athée, sur la figure de l’ange si mystérieuse, autosuffisante, sur l’influence d’Hölderlin (Duino a eu lieu, pense-t-il, en raison du choc d’Hölderlin qui était pour ainsi dire inconnu à son époque en Allemagne et dont il fut un des tout premiers lecteurs ! Les Élégies de Duino seraient comme un répons à Hölderlin. Et la voix entendu à Duino, qui donne le début de la première Elégie, c’est l’ange mais c’est aussi Hölderlin.)
Un dédale aux cloisons d’air et de temps.
Ouvert le livre de Jean-Pierre Burgart ainsi titré. Auteur que je ne connaissais pas, qui est aussi peintre, qui est né en 1933 et qui est le fils non reconnu de Marcel Pagnol. Sa mère : l’actrice Orane Demazis. C’est un livre de considérations. Diverses. Beaucoup de choses au début sur son enfance, un père qui ne le reconnait pas, mais qui est toutefois présent par intermittences, une mère qui ne l’a sans doute jamais aimé. Mais aussi sur le mariage (y compris celui dit pour tous), la filiation, la langue et notamment les aberrations de la langue inclusive.
Je relève cette belle note sur le peintre Hélion : « En 1960, nous avons, Hélion et moi, fait un manuscrit. J’avais écrit mes textes sur la moitié de grandes feuilles d’Arches, l’autre moitié étant réservée à la peinture. Hélion fit, en une journée, dehors, sur la côte ouest de Belle-Île, près de Domois, plusieurs aquarelles. Il y avait du vent, les feuilles menaçaient à tout moment de s’envoler ; Hélion, à mon émerveillement, utilisait le vent pour guider la couleur liquide sur le papier, lui faire peindre les vagues et l’écume – dialogues de la mer et du vent. Le vent ayant renversé son godet d’eau, nous sommes allés en demander à François Maspero, dont la maison se trouvait à deux ou trois cents mètres. » (p.31)
Et apparemment c’est quelqu’un pour qui la musique compte et qui s’y connait. Cela me fait toujours tellement de bien. « Pour le botaniste, tilleul et Lindenbaum sont le même arbre, et rien d’autre ; pour moi, Lindenbaum c’est aussi Die Winterreise et tilleul une tisane un peu fade. Au cours d’un entretien à la radio Clarisse Herrenschmidt et Heinz Wismann notent que, parlant, nous mâchons les mots, nous les mastiquons, et qu’ils ont leur saveur particulière ; c’est ainsi que Lindenbaum et tilleul n’ont pas le même goût » (47)
Rilke
Pêche aux livres aujourd’hui. J’ai commandé un vieil exemplaire moche du petit livre de Philippe Jaccottet, Rilke par lui-même chez Recyclivres (Plus tard, après réception : il n’est pas moche du tout !). Puis je suis passée à la bibliothèque. J’ai trouvé là le petit livre de Lou Andréas Salomé sur Rilke, chez Maren Sell et Les Journaux de jeunesse au Seuil. Puis j’ai cherché, trouvé et retenu, en Réserve centrale, le tome 3 des œuvres parues au Seuil sur la correspondance, la correspondance avec Lou et de nouveau le petit Jaccottet. Je vais m’en tenir là pour l’instant, j’ai bien assez de richesse pour explorer tranquillement ce monde.
Le deuil
Magnifique incipit du livre Rainer Maria Rilke de Lou Andréas Salomé (Maren Sell, 1989) : « Un deuil ne se borne pas, comme on le dit souvent, à envahir les sentiments ; il consiste plutôt en une fréquentation ininterrompue du disparu, comme si ce dernier devenait plus proche. Car la mort ne le rend pas seulement invisible : elle le rend aussi plus accessible à notre regard. Elle nous le vole, mais elle le complète également d’une manière inédite. Dès le moment qui fige pour nos yeux ces contours mouvants qui traduisaient l’action et les changements constants d’une physionomie, celle-ci nous révèle souvent pour la première fois sa quintessence, l’élément que le déroulement de l’existence ne nous donnait pas le loisir de percevoir totalement. Et cette nouvelle connaissance prend la forme d’une expérience spontanément partagée comme au temps du contact personnel, elle ne résulte pas d’un effort de pensée délibéré, animé par le désir de célébrer le défunt ou de trouver consolation. Cette appropriation passionnée, cette découverte pour la première fois possible, nulle diversion, nulle autre impression de notre vie ne peut la détourner de son cours, il suffit d’écouter le message qui nous parvient de ces lèvres muettes : ‘Écoute ce vent qui souffle ! la nouvelle ininterrompue qui se forme dans le silence’ » et un peu plus loin : « De leur vivant, nous distinguons mal ceux auxquels nous sommes unis avec le plus d’éclat – d’un éclat qui ne peut cesser de rayonner. Il y a une part de notre amour qui reste enfermé dans le cercueil, celle que nous pleurons et dont la perte nous endeuille le plus ; et l’autre, qui continue à vivre et à réagir à tout ce qui nous arrive, en dialogue, une part qui semble toujours sur le point de redevenir réalité, parce qu’elle touche à ce qui nous réunit éternellement avec la vie et la mort. » (p. 11)
Sources Rilke
Dévoré le petit livre de Lou Andréas Salomé sur Rilke, quelle finesse d’analyse, quelle ouverture, quelle profondeur et quelle qualité de jugement. Sans aucune amertume alors qu’elle a sûrement eu à souffrir de lui, dans leur relation. Mais ils ont su s’accompagner toute la vie, après leur passion amoureuse. C’est remarquable. Il faut dire que l’on est en présence de deux des plus belles et fortes personnalités de cette époque.
À propos de ce que Rodin a apporté à Rilke et qui fut essentiel pour son propre art, elle écrit : « Effectivement, il reçut une ‘éducation de l’expression’ qui fit de lui un maître de son art : au romantique effrayé par le réel, au confident et intime de la réalité, avait désormais succédé un grand passionné de l’objectivité, qui n’entendait puiser que dans la réalité même l’accomplissement poétique de l’objet par l’expression. Mais il se heurtait à un fait qui transformait ce cheminement essentiel et nécessaire en un parcours dangereux : l’opposition de deux domaines de l’art, qui pouvait le conduire aux plus graves confusions. Car cette ‘disponibilité’ du matériau plastique, qui garantit au sculpteur la régularité de son travail, au-delà même des sautes d’inspiration, n’est donnée que parce que quelque chose est là qui parle aux sens. Au lieu de cela, le poète n’a que le mot – chose bien éloignée de la réalité qu’appréhendent les sens, simple signe, instrument de la compréhension logique et pratique. Il lui faut d’abord en faire le matériau dans lequel peut s’accomplir la poésie. L’état d’alerte des sens qui permettait à Rilke d’observer par exemple la panthère du Jardin des Plantes ou une plante du Luxembourg durant des jours, des mois, ne pouvait que dégager le théâtre de ce nouveau comportement d’objectivité, et objectif voulait dire ici : capable d’une empathie encore plus profonde, pénétrant bien au-delà de toutes les couches du sentiment, au point de dépasser même le niveau du face-à-face chargé d’émotion, et de faire en sorte que le mot, signe extérieur, devienne la chose à dire elle-même, se fasse invocation, création. Bien des années plus tard, Rilke cherche encore à s’expliquer ainsi certaines échecs lourds de conséquences. Il écrit en 1914 (Paris, 26 juin) : ‘Il me vient à l’esprit qu’une appropriation spirituelle du monde passant exclusivement par l’œil, comme c’était le cas chez moi, serait moins préjudiciable au sculpteur ou au peintre, chez qui elle trouve un assouvissement plus tangible, dans des résultats plus matériels’ ». (Lou Andréas-Salomé, Rainer Marie Rilke, Maren Sell).
Et on ne peut pas s’empêcher de penser à ce qu’aurait pu lui apporter la musique, mais dont on a vu qu’elle l’effrayait et qu’il l’a abordée avec beaucoup de précaution ; il a été aussi tenu sans doute à l’écart d’elle par sa détestation du concert à une époque où la reproduction de la musique naissait à peine.
André Boucourechliev
Aimé retrouver cette allusion à André Boucourechliev qui m’a beaucoup retenue quand j’étais jeune et avide de connaissances sur la musique contemporaine, si difficile d’accès alors... il était passionnant. Un des rares disques de musique contemporaine que j’avais acheté fut d’ailleurs ses Archipels.
Jean-Pierre Burgart : « André Boucourechliev savait parler de la musique – ou faut-il dire ‘parler musique’ - et enseigner sans imposer. C’est ainsi qu’il faisait entendre et rendait sensible dans le premier mouvement du XIVe quatuor de Beethoven, le sens poétique de la forme fuguée qui le sous-tend. Où l’érudit se bornerait à analyser la fugue, sujet, contre-sujet, reprise à la dominante, etc., André montrait qu’ici, le fugato sert à disséminer à travers le tissu musical une blessure du temps, l’accent sforzando marqué à la deuxième mesure, qui se trouve ainsi répercuté de voix en voix ; que la forme parle, qu’elle est émotion et poésie ; il montrait, faisait entendre, dans Cloches à travers les feuilles l’irisation, la couleur naissant de la superposition de couches musicales qui se meuvent à des vitesses différentes. Ces leçons cherchaient à éveiller chez l’auditeur une nouvelle façon, active et libre, d’écouter la musique. André parlait de la musique en musicien et cherchait à susciter le musicien en son auditeur ; c’est à ce musicien qu’il s’adressait, et non à un consommateur de culture. Mais il est vrai qu’il y a des gens qui préfèrent lire un commentaire ou une exégèse plutôt qu’un poème, et même qui ne peuvent lire un poème que comme s’il était l’illustration ou le prétexte de l’exégèse. Leur chanteur est Fischer-Dieskau, qui, d’un timbre unique, d’un souffle inépuisable, d’un contrôle absolu, d’une technique incomparable, chantait le lied comme un agrégé (voire un docteur, summa cum laude). Mais peut-être, après le nazisme, la langue allemande ne pouvait-elle plus être chantée avec la même sincérité, la même innocence, la même simplicité qu’avant ? Autrefois, mettons il y a soixante ans, écoutant Mozart par Bruno Walter ou Fritz Busch, les quatuors de Beethoven par le quatuor Busch, Schubert et Schumann par Heinrich Schlusnuss, Elisabeth Schumann, Lotte Lehmann, Peter Anders ou Karl Erb, il me semblait que ces musiques appartenaient à la même ère que leurs interprètes et que ma propre vie ; qu’il y avait continuité et non rupture d’elles à nous. Les interprétations évoluaient, mais elles se prolongeaient. En écoutant Gustav Walter (né en 1834, créateur du Rinaldo de Brahms en 1868, il a enregistré Am Meer en 1904), on pouvait penser que son chant n’était pas si éloigné de celui de Vogl, et que Slezak, Tauber (qui, hélas, n’a enregistré qu’une partie du Voyage d’hiver) et d’autres aussi, s’inscrivaient à la suite, pour ainsi dire ‘naturellement’. Mais la rupture avait eu lieu – et sans doute après le nazisme a-t-il fallu désinfecter la langue allemande, et l’interprétation de la musique allemande – et européenne. Prendre ses distances. ‘Déconstuire’ pour, peut-être, reconstruire. Atemwende. C’est ainsi que la musicologie s’est emparée de la musique, et, en un certain sens, m’en a dépossédé. Les interprétations dites ‘historiquement informées’ me paraissent assez souvent – pas toujours – factices, voulues, sectaires. Je continue à entendre comme un des plus beaux enregistrements de madrigaux de Monteverdi celui de Nadia Boulanger. »
→ Et découverte pour moi de cet aspect de la vie de Nadia Boulanger, toujours campée en professeur magnifique au milieu d’un aéropage de futures célébrités : « Dans les années 1930, la pianiste et pédagogue Nadia Boulanger est la grande organisatrice des concerts de la mécène Marguerite de Polignac. Cette dernière est aussi chanteuse et participe aux concerts avec d’autres interprètes, professionnels et amateurs. En 1937, ce groupe hétéroclite enregistre un certain nombre d’œuvres données lors de ces salons de musique, et notamment des Madrigaux de Claudio Monteverdi... » (source)
La tour dont les grandes cloches
« J’ai été la tour dont les grandes cloches commencent à sonner : la même vibration intérieure, le même ébranlement jusqu’aux fondations, le même déploiement d’ondes autour de moi. » (Rilke, lettre à Lou, Worpswede, 19 mai 1905, in Rainer Maria Rilke, p. 51)
Lou Andreas-Salomé et Rilke
J’ai donc été éblouie et profondément bouleversée par le livre que Lou Andreas-Salomé a consacré à Rainer Marie Rilke, sous ce titre, chez Maren Sell. D’une intelligence de l’autre, d’une profondeur, d’une justesse de vue, sans aucune interprétations psychanalytiques.
L’art a ceci de terrible
« L’art a ceci de terrible que plus on progresse, plus il vous impose une tâche extrême, à peu près impossible. (Lettre de 1911, cité p. 60)
La prémonition des profondes souffrances de notre temps
« Car à travers les tourments intimes qu’il avait vécus durant des années, il avait eu la prémonition des profondes souffrances de notre temps. Celles-ci, par-delà les différences d’opinions et de patrie, ne signifiaient-elles pas avant tout une prise de conscience bouleversante de ce que nous sommes, nous autres humains ? Une prise de conscience pour chacun, pris individuellement, personnellement, dans tous les peuples, quelque éloigné et déchargé de toute responsabilité qu’il ait pu se sentir, dans sa pensée et dans son action, face à ces événements. Comprendre ce que nous sommes, nous autres humains, à qui pareille chose peut arriver, rassemble les victimes et les responsables, interpelle chacun, oblige tout le monde indifféremment à prendre sur ses épaules une part du poids qui pèse sur la conscience commune, humilie et clarifie notre naïve autosatisfaction, réduisant notre contentement de nous-mêmes à un minimum bien proche d’entamer le nerf même de la vie. Or lui justement, depuis bien longtemps, s’était initié à cette sombre connaissance de la nature humaine à travers son exigence d’incarnation créatrice de ses visions, une exigence qui l’avait entraîné jusqu’à des profondeurs qui restent habituellement hors de portée. Lui justement avait cherché à franchir les frontières du possible humain et avait pénétré jusqu’à l’extrême bord de ce gouffre. On pourrait dire que son silence même avait été sur ce point éloquent. » (p. 65 – Lou qui écrit en 1927, après la mort de Rilke)
Elle ajoute un peu plus loin : « A travers les trous et les lambeaux de son propre déchirement se dévoilait une intériorité grandiose qui galvanisait et subjuguait. » (p. 66)
Le métier réside-t-il dans la langue ?
Elle cite une de ses lettres, comme tout au long de cette évocation, qui mêle des souvenirs de leurs rencontres, mais jamais intimes, jamais anecdotiques non plus et des extraits des lettres qu’il lui écrivait : « Le métier réside-t-il peut-être dans la langue elle-même, dans une conscience plus aigüe de sa vie et de son vouloir interne, de son évolution, de son passé ? ... Réside-t-il dans quelque matière particulière, dûment héritée et enrichie ? ... Mais [...] tout ce dont j’ai hérité doit m’être suspect, et ce que j’ai acquis est si peu de chose » (août 1903, p. 67).
Le silence profond des jours de travail
« Son besoin de créer et sa lucidité intellectuelle, toujours à se dresser l’un contre l’autre, ne faisaient cependant qu’un en lui, constituaient une seule et même condition humaine nostalgique de synthèse intérieure ne désirant rien d’autre que de maintenir cette synthèse à chaque instant. ‘Je sais que je ne peux pas amputer ma vie des destins qui font un avec elle ; mais je dois trouver la force de la hisser tout entière, telle quelle, avec tout le reste, jusqu’à la sérénité, à la solitude, au silence profond des jours de travail : là seulement me sera donné tout ce que tu m’as promis’ ». (août 1903 encore)
L’irruption des Élégies
Elle raconte la manière dont les Élégies se sont enfin imposées à lui, comme elles lui ont été données en quelques jours, avec les Sonnets à Orphée : « Les années qui passent – et puis on dirait que c’est l’affaire d’un jour, l’inspiration subite d’une seule journée. En février 1922 jaillirent les fragments des Élégies, en même temps que les Sonnets à Orphée, en métal incandescent et bientôt la grande cloche prit forme et tinta... il paraissait dressé dans la tempête. Comme des cris dans le vent, ses paroles clamaient l’évènement : ‘Lou, chère Lou..., samedi 11 février [1922], à six heures, je pose la plume, achevée la dernière Élégie, la dixième [...] Songe ! J’ai pu tenir jusque-là, envers et contre tout. Miracle. Grâce. – Tout cela en quelques jours. Ce fut un ouragan [...] Tout ce qui était en moi fibre, tissu, bâti a craqué, a plié. (...) Qu’est-ce que le temps ? – Quand est le présent ? À travers tant d’années il a sauté avec tout son bonheur dans mon sentiment grand ouvert. Maintenant je me sais à nouveau. C’était bien comme une mutilation de mon cœur que les Élégies ne fussent pas là. Elles sont. Elles sont ! Je suis sorti et j’ai caressé comme un grand vieil animal le petit Muzot [la demeure où il résidait] qui m’a préservé, qui m’a, enfin, accordé cela’ » (p. 81)
→ il faut se souvenir que les premières Élégies lui avaient été données à Duino, dix ans auparavant et qu’ensuite, il a connu une véritable impuissance à les continuer, les compléter. Jusqu’à ce mois de février 1922.
Mais on ne peut se recueillir sur la tombe de Rilke sans
« Mais, écrit encore Lou Andreas-Salomé, on ne peut se recueillir sur la tombe de Rilke sans s’avouer avec un certain effroi que nous vivons en compagnie de ce que nous appelons l’art en toute ignorance et légèreté ; sans nous soucier de tels aspects. On pourrait presque dire que notre attitude la plus courante envers l’art nous prédispose très peu à les prendre en considération. Comme si notre habituelle hypocrisie, notre rhétorique et notre refus de regarder notre intériorité en face se trouvaient ici mis à nu de la manière la plus complète et la plus évidente. Comme si, dans notre relation avec l’art, il ne s’agissait que d’une fréquentation innocente et sans conséquences. Bien sûr, nous plaçons toujours l’art à la première place, voire au centre de notre admiration, et nous mesurons la valeur des gens à leur connaissance de l’art et à leur sensibilité envers lui, nous apprenons à nos enfants à s’incliner devant lui, bien avant qu’ils se forment leur propre jugement, et pourtant tout cela ne compte guère. Nous faisons comme si nous nous souciions du ‘vrai’, du ‘grand art’, en éliminant strictement le simple ‘message’ ou le ‘pur divertissement’ ; nous nous voulons fort cultivés pour explorer les règles auxquelles obéissent les formes et pour comprendre le métier de l’artiste ; nous contestons hautement qu’une longue ligne droite conduise de l’art à la vie – car nous voulons maintenir un partage solennel entre les deux sphères : d’un côté, l’art, et de l’autre, ce qui n’en est pas. Ainsi faisons-nous, mais en assignant à l’art cette position périlleuse, nous veillons à notre propre confort, nous évitons d’avoir à craindre des conséquences imprévues et bouleversantes. Par conséquent, l’art devient étranger à la vie, une chose qui s’apprend, qui sied à certaines classes et à certains milieux, comme un supplément de plaisir qui leur est réservé, comme une jouissance raffinée en regard des joies du commun. A cette attitude, même la révélation qui nous est faite parfois des catastrophes qui entourent la création et le créateur ne change rien. Bien sûr, il arrive que nous nous sentions bouleversés, par-delà les conventions et la bonne éducation ; de tels chocs éprouvés au contact de l’art peuvent influencer les jeunes gens de façon décisive. Mais là, justement, à l’endroit où pourrait commencer un processus de révision intérieure, se révèle de la manière la plus significative le malentendu fondamental de toute notre relation avec l’art. Car c’est l’art lui-même qui devrait revendiquer la position de la ‘normalité’ face à la vie au lieu de rester à l’écart, participer sans crainte au mouvement qui anime toute l’existence, et se fondre organiquement dans la vie de notre intériorité : s’avouer que, des impulsions les plus élémentaires de l’imagination jusqu’à son accomplissement le plus mûr dans l’œuvre, l’art émane de la même nature humaine dont il accentue et rend même possible l’unité. Mais si ce n’est pas le cas, on peut véritablement se demander si l’effet profond de l’art sur la jeunesse et la formation du caractère est souhaitable, car les chocs qu’il produit dilapident prématurément des forces dont la vie aura besoin plus tard et qu’elle trouvera dépensées à mauvais escient. Alors, l’art n’est que suggestion, diversion, affaiblissement, une mauvaise tentation qui mériterait à certains égards d’être appelée un ‘vice’ ou une ‘débauche’. Si ces mots résonnent bizarrement à nos oreilles, si nous ne percevons en eux que des invectives sans âme ni esprit qui nous mettent dans la position condamnable d’un moralisateur, cela montre seulement à quel point nos instincts sont déréglés, et combien nous écoutons peu la voix de notre propre vie. » (98 à 100)
Une existence d’imagination
« Il existe cependant une autre attitude face à ces choses-là. On la trouve loin en deçà de tout art et des élaborations compliquées de l’imagination : dans le fait même que chacun de nous, de la plus commune à la plus élevée de ses expériences, de ses pensées les plus distinctes à ses nuits les plus peuplées de rêves, mène une existence d’imagination. Plus nous nous écartons du contrôle de la conscience claire, plus nous nous plongeons dans l’obscurité de l’âme, et plus c’est le cas ; nous pouvons nous en persuader en écoutant le poète qui nous habite, le poète qui est en chacun de nous. Celui-ci, à vrai dire, ne veut pas sortir du centre de son activité, il ne se tapit que plus profondément dans le noir quand on veut mettre la main sur lui, et c’est dans le secret de son action qu’il se cache le plus efficacement. Entre l’intelligence que nous cultivons à bon droit en nous, et le fond sur lequel reposent tous les êtres vivants privés de cette intelligence, c’est lui seul qui permet que les passerelles ne s’effondrent pas, et sans même y prêter garde, nous passons et repassons sur ces passerelles. Et cette part de talent créateur dans la nature humaine n’appartient pas qu’aux individus bien portants ; elle se maintient jusque dans les situations les plus dégradantes, où les faiblesses mentales semblent nous arracher à nous-mêmes, nous égarer dans des pulsions aveugles, dont seule une clarification parfaitement consciente peut nous aider à sortir. C’est justement dans de telles situations qu’il nous arrive, emportés dans le gouffre, d’emprunter les chemins que suit l’artiste lorsqu’il extrait son œuvre des profondeurs et l’amène à la conscience. Comme si, dans cette plongée la plus profonde qu’un homme puisse faire en l’homme, il croisait le chemin sur lequel tâtonne le malade mental englouti dans les mêmes fonds, qui cherche sa route en plein désarroi. Les ondes chargées de pressentiments qui peuvent vibrer de l’un à l’autre en de telles rencontres, le bien portant qui chemine sur les sentiers de la raison ne peut en avoir nulle notion ; mais une telle expérience peut sembler délicieuse au créateur lui-même, plus stimulante que tous les applaudissements des connaisseurs et des gens du métier ; je n’en veux prendre pour témoin que le poète, une dernière fois. Peut-être lui souvint-il ce jour-là de son ancien désir de devenir médecin, guérisseur et secoureur, comme pour s’assurer ainsi du secours qu’il pourrait s’apporter à lui-même. Comme je lui avais parlé d’un malade qui, sans avoir été en aucune façon initié à l’art, avait trouvé dans les Élégies sa première raison d’espérer, et s’était senti reconnu avec une clarté indescriptible, éprouvant avec espoir le sentiment de pénétrer dans l’ordre et la sérénité, je reçus cette réponse (du château de Muzot, en 1924, le mardi de Pâques) :
‘Ma chère, chère Lou,
Comment te dire les grandes, les puissantes Pâques que je dois à ta lettre [...] ? Quand je t’aurai narré l’histoire de mon dernier hiver, alors tu verras combien il est merveilleux que tu aies pu me raconter cela, maintenant, de tes patients : je relis sans cesse, y puisant une assurance inexprimable.’
L’‘assurance’ ne lui est donnée que par le détour de ceux qui la puisent chez lui. Cela ne signifie pas un intérêt tourné vers les autres, de l’ordre de la compassion, de la modestie, de l’orgueil ou du mépris. Il n’exprime rien d’autre que la jubilation qu’il éprouvait en me parlant des Élégies : ‘Elles sont. Elles sont !’ Pour lui qui se sentait brisé par ce travail de création et qui, à ce moment précis, ressentait douloureusement sa propre précarité – prix à payer pour le succès de l’être – il ne pouvait y avoir de confirmation plus forte de l’existence des Élégies que le spectacle d’êtres brisés qui revenaient à l’existence grâce à elles. »(101 et 102)
Lectures du soir
Hier soir successivement un ou deux chapitres des Lettres à un jeune poète, dans l’édition Grasset de 1937, traduction de Bernard Grasset. Puis un peu du Comment peut-on être cartésien de Claude Minière et enfin une ou deux contributions encore dans le numéro Rilke d’Europe de 1989. Hier aussi le beau petit livre de Christian Ducos, Triptyque 4. Magnifique édition. Trois dessins à l’encre de Chine, trois feuillets pliés en trois (superbe papier Tintoretto 140 g) : « nous rebâtissons sans cesse les murs / de notre absence de prison ».
De la critique
Je retrouve l’excellent conseil de Rilke à son jeune poète et le transcrit une fois de plus, dans cette autre traduction : « Ici je vous adresse une prière. Lisez le moins possible d’ouvrages critiques ou esthétiques. Ce sont, ou bien des produits de l’esprit de chapelle, pétrifiés, privés de sens dans leur durcissement sans vie, ou bien d’habiles jeux verbaux ; un jour une opinion y fait loi, un autre jour c’est opinion contraire. Les œuvres d’art sont d’une infinie solitude ; rien n’est pire que la critique pour les aborder. Seul l’amour peut les saisir, les garder, être juste envers elle. Donnez toujours raison à votre sentiment à vous contre ces analyses, ces comptes rendus, ces introductions. Eussiez-vous-même tort, le développement naturel de votre vie intérieure vous conduira lentement, avec le temps, à un autre état de connaissance. Laissez à vos jugements leur développement propre, silencieux. Ne le contrariez pas, car, comme tout progrès, il doit venir du profond de votre être, et ne peut souffrir ni pression, ni hâte. Porter jusqu’au terme, puis enfanter : tout est là. » (p. 33 dans cette édition).
Laisser mûrir chaque impression
« Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque germe de sentiment, mûrir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, ces régions fermées à l’entendement. Attendez avec humilité et patience l’heure de naissance d’une nouvelle clarté ».
Marge et solitude
Toujours dans les Lettres à Kappus, Rilke écrit : « Vous dites que vos proches vous sont lointains ; c’est qu’il se fait un espace autour de vous. Si tout ce qui est proche vous semble loin, c’est que cet espace touche les étoiles, qu’il est déjà très étendu. Réjouissez-vous de votre marche en avant, personne ne peut vous y suivre. Soyez bon envers ceux qui restent en arrière, sûr de vous et tranquille en face d’eux. Ne les tourmentez pas avec vos doutes. Ne les effrayez pas par votre foi, votre enthousiasme : ils ne pourraient comprendre. Cherchez à communier avec eux dans le simple et dans le fidèle. »
Le chien
Comment écrire quoi que ce soit sur ce chien hurlant si longuement dans la nuit, il y a de cela trois soirs. Cette plainte terrible dans le silence de la ville déserte. Ces pleurs de chien dans Paris désert. « Qui si je criais... ? ». Blessé, abandonné, mourant de faim ou de soif, près d’un mourant ? On ne sait. Cela a fini par cesser.
Herman Hesse
Je me suis précipitée sur un petit bouquin d’Herman Hesse (Le métier d’écrivain) à la suite de la lecture d’une note critique, en ligne (un peu de prudence et de retenue serait une bonne chose de temps en temps !). J’ai d’abord été très déçue, car ce sont, me semble-t-il un peu des fonds de tiroir comme en proposent beaucoup d’éditeurs, sous un titre générique et un petit format pas cher. Cela aide sûrement leur trésorerie. Mais je relève tout de même au fil de ces pages souvent très banales des choses qui me parlent. Alors, petit relevé :
« Être écrivain, c’est être lecteur. Lecteur des autres, lecteur de soi, lecteur de tout : des ouvrages des hommes comme des œuvres de la nature.
J’aime bien aussi l’idée que les livres de Novalis ou de Hölderlin, sont des Seelenbiographien, des biographies de l’âme.
Long développement sur classicisme et romantisme, dont j’extrais cela :
« La grande vague romantique, qui précède de peu en Allemagne la fin du XVIIIe siècle, n’est toujours pas complètement retombée. Nietzsche, au moins, est encore un vrai rejeton du romantisme. Mais l’époque romantique proprement dite s’est refermée à la fin des années quarante, lorsque le romantisme allemand a perdu le contact avec son temps en soutenant la cause réactionnaire. Toutefois, l’effet de ce fleuve puissant qui s’est déversé sur l’Allemagne avec le mouvement romantique n’a pas fini de se faire sentir, loin de là. »
Hesse, encore, écriture et nature
Et un long passage relevé ce matin et qui m’a fait penser à Rilke :
« Mais l’homme n’a pas le monopole de l’écriture. On peut très bien écrire sans mains, sans plume, sans pinceau, sans papier ni parchemin. Le vent, la mer, le fleuve et le torrent écrivent. Les animaux écrivent. La terre écrit quand elle plisse le front quelque part et barre ainsi la route à un fleuve, balaie une ville ou un bout de montagne. Pourtant, seul l’esprit humain est capable et désireux de considérer comme un écrit, donc comme un esprit objectivé, tout ce que produisent des forces apparemment aveugles, cela ne fait aucun doute. Depuis la délicate empreinte que laisse l’oiseau de Mörike jusqu’au cours du Nil ou de l’Amazone, jusqu’aux glissements du glacier dont les formes figées ne changent qu’avec une infinie lenteur, nous pouvons percevoir tout processus naturel comme un écrit, une expression, un poème, un drame, une épopée. C’est ce que font naturellement les gens pieux, les enfants, les poètes et les vrais savants, tous les serviteurs de ce que Stifter a nommé la ‘douce loi’. Ils ne cherchent pas à exploiter la nature ou à la violer, comme le font les maîtres et les puissants. Ils n’adorent pas non plus avec effroi ses forces titanesques. Ils voudraient voir, reconnaître, s’étonner, comprendre, aimer. Qu’un poète rende hommage dans ses hymnes aux Alpes et à l’océan, qu’un entomologiste observe au microscope le réseau de lignes cristallines sur les ailes du plus petit Greta Oto, c’est toujours le même instinct et la même tentative de rapprocher, comme frère et sœur, l’esprit et la nature. Il y a toujours derrière, inconsciemment ou non, comme une espèce de foi, comme une espèce d’idée de Dieu : on suppose que l’Univers entier est porté et dirigé par un esprit, un dieu, un cerveau semblable au nôtre. Les serviteurs de la ‘douce loi’ chérissent et s’approprient le monde sensible en le considérant comme un écrit, une manifestation de l’esprit. Qu’ils s’imaginent ou non que cet esprit universel est créé à leur image, peu importe. »
De la lecture et de la citation
Je n’avais pas encore relevé ces citations de l’amusant petit livre d’Olivier Haralambon, Comment lire des livres qu’on ne comprend pas ? (Premier parallèle, 2021)
À propos des annotations, soulignements dans le texte : « sortes de résidus cartographiques, ou traces laissées par le mouvement de saisie du texte, ils finissent par entoiler de grandes surfaces et compromettent les relectures futures – idéalement, il est bon de disposer toujours du texte vierge. » - « Bien lire – lire dur – exige de prendre des notes, d’écrire ses remarques et ses réflexions sur un support à part. Bien sûr, les gloses personnelles ne viendront que tardivement, puisqu’elles supposent l’authentique compréhension d’un propos que, de prime abord, on peine à déchiffrer. C’est pourquoi on commencera par recopier des locutions, des fragments de phrases et des passages entiers. Surtout, se fier à son envie. Se laisser percuter. »
De la copie manuscrite
« On ne consacre jamais à lire, même attentivement, la lenteur dans laquelle nous installe la copie manuscrite. L’action de recopier peut donc servir à éclairer le sens, faire office d’exercice de déchiffrement : calligraphiant une lettre après l’autre on refait le chemin, on marche dans les pas de l’auteur, comme au ralenti, image après image. »
→ Ne pas toujours succomber à la facilité offerte par le logiciel OCR. Parfois prendre le temps et la peine de vraiment recopier. Toujours penser à ceux qui autrefois, faute de moyens de reproduction, n’avaient que cette possibilité, recopier, pour garder quelque chose d’un texte, d’une musique, qu’ils ne pouvaient garder par devers eux. Penser aussi au fait que cela aidait grandement la mémoire à engranger ce qui était recopié, patiemment. Donc découpé en phrases, transcrites en prenant du temps.
Car « Quel que soit le livre, quels qu’en soient la forme, le style, la langue ou l’époque, on n’aura pas véritablement lu sans prélever au fil des pages, et donc sans les recopier de sa plus belle écriture, quelques passages saillants ou emblématiques. Sans y mettre toute l’application qu’on avait à six ans, le front collé au cahier. Même une fois presbyte, on reste très proche de ce qu’on écrit. »
Le mauvais lecteur
Il y a aussi cet autre livre, dont la lecture traverse les jours, en pointillé, de temps en temps qui dit que « le mauvais lecteur est souvent celui qui, agité de passions hors de contrôle, n’a aucun tabou face aux autres ou face aux textes, de sorte qu’il en extrait des textes fantômes absolument inattendus. ». Et d’emblée on se range parmi les mauvais lecteurs ! (Maxime Decout, Éloge du mauvais lecteur).
Retour à Rilke
Entendu une émission de la RTS (Radio télévision suisse) sur Rilke et les livres. Première émission « la bibliothèque nomade », qui montre que Rilke, faute de lieu fixe, n’eut jamais véritablement de bibliothèque et qu’il n’était pas tellement attaché à la possession des livres. Cette belle expression : « il pâturait dans le Wörterbuch des frères Grimm. » (le fameux dictionnaire des Frères Grimm).
Les lecteurs à la bibliothèque
Quelques belles lectures dans l’émission, notamment un texte extrait des Cahiers de Malte Laurids Brigge, une scène à la Bibliothèque Nationale, où Rilke a passé beaucoup de temps : « Je suis assis et je lis un poète. Il y a beaucoup de gens dans la salle, mais on ne les sent pas. Ils sont dans les livres. Parfois, ils remuent entre les pages, comme des gens qui dorment et se retournent entre deux rêves. Ah, qu’il est bon tout de même d’être parmi des gens qui lisent ! Pourquoi ne sont-ils pas toujours ainsi ? Vous pouvez aller vers l’un d’entre eux et le toucher légèrement : il ne sent rien. Et si, en se levant, on bouscule un peu un voisin et on s’excuse, il penche la tête du côté où il entend votre voix, son visage se tourne vers vous et ne vous voit pas, et ses cheveux sont comme les cheveux d’un dormeur. »
Alejandra Pizarnik
Deux magnifiques citations du Journal de jeunesse d’Alejandra Pizarnik, proposées par Ludovic Degroote pour les « Notes sur la création » (rubrique essentielle de Poezibao et bien trop peu alimentée).
Dimanche 24 novembre 1957
« Découragée par ma poésie. Des avortements, rien d’autre. Maintenant je sais que chaque poème doit venir d’un scandale absolu dans le sang. On ne peut pas écrire avec l’imagination seule, ni avec l’intellect seul ; il faut que le sexe et l’enfance et le cœur et les grandes peurs et les idées et la soif et la peur à nouveau travaillent à l’unisson quand je me penche sur la page, quand je me dépeins sur le papier et essaye de nommer et de me nommer. À part ça, je n’oublie pas ce qui a trait au langage, à l’expression, etc., domaines dans lesquels je me sens une parfaite intruse. »
Samedi 1er février 1958
« La poésie n’est pas un artisanat et n’a rien à voir avec ça. Mais pour transcender le langage, je dois d’abord le faire mien. En réalité, c’est un peu stupide de parler de poésie : soit on en écrit, soit on en lit. Le reste n’a pas d’importance. Même si je voudrais bien posséder quelques petites vérités littéraires, je me sentirais plus sûre de moi si j’en possédais. Pour commencer, voici une énigme : pourquoi est-ce que j’aime lire la poésie lumineuse, claire, mais exècre presque l’obscure, l’hermétique, quand je participe moi – dans ma besogne poétique – des deux ? Et si c’était parce que je ne fais pas l’effort de comprendre les textes obscurs ? Cela donnerait l’explication exacte à cette manie de me lier à des gens dont les processus intérieurs sont plus simples que les miens. Ou du moins, à ce qu’il me semble. Mais, Alejandra, dans le fond des fonds, qu’est-ce qui est clair et qu’est-ce qui est obscur ? »
Alejandra Pizarnik, Journal, Premiers cahiers 1954-1960, trad. et postface de Clément Bondu, 368 p., Ypsilon éditeur, 2021.
→ Si proche de Rilke, dans le début de la première citation, Rilke qu’elle lisait beaucoup me dit Ludovic Degroote.
Lectures
Revue * : Lu cette revue hier. J’ai été retenue par les textes très particuliers d’une auteur que je ne connais pas du tout, Juliette Sarkadi.
Je lis aussi le Comment peut-on être cartésien de Claude Minière. J’aime ce livre, qui approche de la personnalité et de la pensée de Descartes, par touches. Il fait de Descartes une figure très attachante.
Et puis commencé le Rilke par lui-même de Philippe Jaccottet, trouvé sur Recyclivres et reçu rapidement. L’état était dit acceptable, il est bien mieux que cela.
Le ciel
Dans la revue * j’ai été retenue aussi par un grand texte de Christian Doumet : « Notes sur le bleu du ciel, par temps de confinement », en trois parties, ‘Trois regards sur les nuages’, ‘Maintenant, l’horizon de la catastrophe’ et ‘Ciel premier’.
« Apprentissage d’étendues sans limite, de matières impalpables, de toute lumière et de toute nuance, qui fut sans doute l’épreuve de connaissance la plus complexe et la plus décisive de notre vie, puisqu’elle contenait toutes les autres en puissance. » (Revue *, 2021, p. 21) « Tandis que, plus tard, s’édifiaient d’autres connaissances, toutes plus articulées entre elles, et enchaînées à quelque utilité plus ou moins oiseuse, nous avons donc laissé se remiser au fond de nous la première toile céleste, ses bleus, ses gris, ses ardoises, ses cobalts, ses noirs, son embrasure sans limite et son mutisme. » (22). Et « tandis que de toutes parts le langage commençait à imposer ses mises en ordre, un désordre incompréhensible régnait là-haut ».
Quelques rares témoins, nous dit encore Christian Doumet « conservent le souvenir de cette inquiétude et de cet enchantement ». Et de citer Senancour qui « a lié les confins de la pensée à la contemplation du ciel. » Il rapproche la scène décrite par Senancour du fameux tableau de Caspar David Friedrich, dont nous parlions récemment avec F. à qui j’avais donné à lire le beau petit livre de Carus, Voyage à Rügen sur les traces de CD Friedrich. Christian Doumet fait remarquer que nous ne savons rien de ce voyageur-là (pas grand-chose non plus n’est-ce pas du voyageur d’hiver ?). « Centré sur cet homme pensif, le tableau devient tout entier une peinture de pensée. « Représenter la pensée – Gemüt dit Friedrich, – est un défi que les peintres ont souvent cherché à relever. »
Je note aussi cela : « La contemplation du ciel enseigne cette incertitude entre fusion et exclusion cosmiques. Hypérion [Hölderlin] peint un héros déchiré par l’amour et la séparation, la communion et la solitude, l’effusion et le désespoir ; à l’horizon de ces péripéties, antérieure et les enveloppant toutes, se tient une Nature appelée et distante dont l’éther est l’emblème omniprésent. Il fallait que des cieux fût effacée toute signification théologique pour qu’advienne une telle conscience. Ceux que contemplent Oberman, le voyageur de Friedrich et Hypérion, comme ceux encore qu’à la même époque peint Turner, ne sont qu’une masse vaporeuse où le corps d’un sujet humain a désormais pour tâche de trouver sa place ; mais les dieux y ont laissé des traces en souvenir de leur récent éloignement. Ainsi, la majuscule au mot Nature, dans les textes cités comme dans tant d’autres. »
Et Doumet de conclure cette première partie avec cette intéressante remarque que nous n’avons pas « rompu avec cette majuscule ». (25)
Puis le temps du confinement fait avancer la réflexion et montre que la « fiction céleste » est désormais barrée par l’horizon temporel d’une « catastrophe mal imaginable » mais déjà présente dans le vocabulaire, dans tous les langues : « effet de serre... Greenhouse effect ... Treibhauseffekt ... Effetto serra .... » : « Pour la première fois peut-être, nous récitons à propos de la nue des choses qui la dépriment – et nous affectent d’autant. Il faudrait une énorme force poétique pour revitaliser notre relation au ciel, une énergie bachelardienne. » (29)
Rilke par Jaccottet
J’ouvre donc le petit Rilke proposé par Philippe Jaccottet, en 1970, dans la collection Ecrivains de toujours de Seghers ! « Rilke par lui-même. Cela ne signifie pas : chercher l’homme derrière l’œuvre, encore moins y flairer tout ce qui le rend semblable au commun des hommes. Néanmoins, cette formule prend ici un sens particulièrement plein. Non seulement Rilke s’est beaucoup dit ou peint mais on est tenté d’affirmer qu’il s’est fait lui-même en faisant son œuvre, qu’il s’est à la fois accompli, absorbé, effacé dans son œuvre. » (Introduction, p. 5). Jaccottet explique qu’il tente dans ce livre d’approcher cette « œuvre singulière, complexe, parfois ambiguë » en « épousant son mouvement et en écartant de cette approche, dans la mesure du possible, aussi bien les traits légendaires que les interprétations systématiques ». Et de citer Musil qui a écrit : « Il ne fut pas une sommité d’aujourd’hui, mais l’une de ces hauteurs de l’esprit sur lesquelles le destin de l’esprit avance de siècle en siècle. ».
Le livre débute par l’évocation de l’enfance de Rilke, ses parents, leur mésentente, la mère qui le couve et qui ne s’est jamais défait de l’image de la petite fille première née et aussitôt disparue ; les terribles années au collège militaire. Mais il montre bien le double aspect de cette enfance, son côté sombre bien sûr, « néanmoins, il y a quelque chose dans l’enfance, parce qu’elle ne distingue pas exagérément, parce qu’elle est encore presque pleine, presque entière, qui est plus proche de la sphère parfaite de l’être dont la naissance nous expulse. (25)
Ce qui le révélait
« Certes, Rilke n’avait pas vraiment vu ni compris la Russie, il en avait saisi, intuitivement, certaines aspects. Comme ce fut toujours le cas dans ses rencontres avec les livres, les œuvres d’art, les paysages et, dans une certaine mesure, les êtres, il n’en avait accueilli, mais passionnément, que ce qui révélait, précisait certains mouvements essentiels de sa propre nature ; il y avait trouvé ces correspondances qui le fortifiaient (...) Au moins autant qu’il s’est fait, dans un mélange spontané d’activité et de passivité, Rilke s’est laissé faire, s’est laissé former par ce qui convenait au meilleur de lui-même, en refusant obstinément ce qui l’eût déformé. » (34)
Les deux immobilités, Rilke et Hölderlin
« Pour Rilke comme naguère pour Hölderlin, il y a une bonne et une mauvaise immobilité, un mouvement bon et un autre mauvais. La mauvaise immobilité, c’est le figement des définitions, des doctrines, des dogmes (par quoi le Divin se corrompt) ; le mauvais mouvement, c’est la hâte, l’agitation vaine, la dispersion qui égarent loin de son centre l’homme moderne. La bonne immobilité, c’est la patience, l’attente, l’ouverture, le bon mouvement, ou le mouvement pur, c’est l’élan désintéressé, sans but (Rilke dira plus tard le risque) qui met en rapport le proche et le lointain. » (41)