Photo ©florence Trocmé
Extrait du Flotoir du 10 juin au 25 juillet
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Rilke, des lettres à...
J’ouvre aujourd’hui Lettres à une jeune poétesse de Rainer Maria Rilke. Je déteste ce titre, très marketing, pas du tout de Rilke, bien sûr et je ne me fais pas à ce mot de « poétesse ». J’eus infiniment préféré Correspondance avec Anita Forrer. C’est une toute jeune fille, 17, 18 ans qui prend l’initiative d’écrire une lettre à Rainer Maria Rilke, après l’avoir entendu dans une lecture publique. Non seulement il va lui répondre, mais il va devenir un véritable maître pour elle, avec une attention, une intelligence, une humanité qui sont confondantes. Lui le grand Rilke, elle cette petite jeune fille inconnue, qui a des velléités de poésie (sur lesquelles il sera très clair !) et qui lui ouvre son cœur, sur toutes sortes de questions de son évolution, de son apprentissage de la vie.
C’est un livre de vie, comme il en est sans doute peu et plutôt que de jalouser Anita Forrer, il faut célébrer la chance de pouvoir lire ces lettres magnifiques et de pouvoir s’en approprier le contenu. « Malgré les préoccupations qui l’étouffent, Rilke parvient à combler aussi bien les gens qui l’entourent que ses correspondants les plus lointains, en leur prodiguant les somptueux dons qu’il tire de sa capacité de perception et d’expression ; ainsi enrichit-il ces êtres de sa présence, par la tendre force de son empathie humaine et les splendeurs de son verbe », écrit Jean Rudolf von Salis, dans un livre de 1952, sur les années suisses de Rilke, inédit en français.
De 1920 à 1926, pas moins de 60 lettres. Qui n’avaient jamais été traduites en français. Voilà qui est fait, dans une traduction de Jeanne Wagner et Alexandre Pateau, chez Bouquins.
Isabelle Baladine Howald a écrit une superbe note de lecture sur ce livre.
Sur les tentations poétiques d’Anita
Oui il est clair et franc, Rilke, il ne la ménage pas, mais de ce fait la respecte à mon sens profondément : « Il n’est pas sans danger pour notre propre véracité de se réfugier dans une forme qui nous dénature, nous gâte et nous rabaisse un peu, là où l’on voudrait reconnaître notre image la plus chère. En prose (c’est ce que vos deux lettres, qui me sont chères et qui sont vraies, m’indiquent clairement), vous êtes capable d’esquisser précisément et nettement vos sentiments. Vous seriez effrayée si je pouvais vous montrer à quel point les petits vers sont quant à eux vagues et insignifiants. » (p. 30)
Et plus tard, dans une autre lettre il l’invite à aller de l’avant : « Dans la vie, on n’éveille jamais assez souvent le sentiment de commencement en soi, et nul besoin pour cela d’un grand changement extérieur, car nous modifions le monde depuis notre cœur même, et si celui-ci veut bien être neuf et incommensurable, celui-là se présente alors comme au jour de sa création : infini. » (p. 34)
William Carlos Williams
Étant aux prises avec Le Printemps de William Carlos Williams (dans la belle traduction de Valérie Rouzeau, ici reprise et rééditée), je suis heureuse de tomber sur ces notes de l’éditeur que je recopie ici : « Au début des années 1920, le monde se remet d’une guerre mondiale sanglante et d’une pandémie grippale encore plus meurtrière. Les milieux artistiques d’Europe et d’Amérique bouillonnent de créativité, explorent de nouvelles voies, discutent, échangent : les idées et les formes traversent régulièrement l’Atlantique. En 1922, Yeats obtient le Prix Nobel et Rilke publie les Élégies de Duino : la poésie d’avant-guerre se porte bien. Mais c’est aussi l’année où Eliot fait paraître La Terre Vaine : ce sera une déflagration pour William Carlos Williams, un médecin américain au mitan de sa vie, qui met des enfants au monde et est également l’auteur de quelques livres de poésie. Il répond à la charge poétique d’Eliot avec un livre fou, libre, inclassable : Le Printemps et le reste. Petit livre à la couverture bleue, imprimé à 300 exemplaires à Dijon par l’imprimerie Darantiere qui avait imprimé le Ulysse de Joyce quelques mois plus tôt.
Aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands poèmes du XXe siècle, Le Printemps et le reste est un véritable manifeste pour l’imagination – un livre hybride où alternent des sections de prose et de vers libres, qui apostrophe le futur, mais avec les pieds campés dans le ici et maintenant. Il cristallise en déclarations dramatiques, énergiques et magnifiquement cryptiques la façon dont le langage recrée le monde. La poésie est faite de mouvement pour Williams, il désarçonne le lecteur – le terrifie dira Robert Creeley –, déjoue ses attentes, multiplies les chausse-trappes, plante mille questions et s’esquive sans apporter de réponse. Cela ressemble à de l’improvisation, c’est débridé, turbulent, solaire. Multiple et furieux. Amusé et insensé. Naufrages, meurtres mondiaux, déferlements de couleurs, la voix s’arrête et repart, navigue entre les blancs et les lacunes, commence à l’impromptu comme au milieu d’une conversation et se tait brusquement. Williams croit en l’imagination, mais l’imagination chez lui ne tourne pas le dos à la vie. Il propulse la poésie américaine dans une tension vivante du présent, et la conduit à un carrefour. Le carrefour de la modernité dont Le Printemps et le reste est la boussole espiègle et détraquée. »
Noter aussi cela : « Cette édition traduit le texte de Spring and All dans son édition originale, publiée par William Carlos Williams en 1923 et imprimée par l’imprimerie Darantiere à Dijon. Elle en reprend aussi le format, les maquettes de couverture et d’intérieur et la mise en page. »
Laurent Tillon, être chêne
J’ai terminé, non sans mal ce livre de Laurent Tillon, être chêne. Le propos est intéressant, très fouillé et se veut didactique. L’est-il trop, je ne sais, mais le style de l’auteur, qui n’est pas écrivain mais forestier, est très lourd, assez indigeste. Le parti pris de découper le livre en chapitres, souvent consacrés à tel insecte, tel champignon, tel phénomène intervenant, tous, dans la vie de Quercus, le chêne élu par l’auteur est certes didactique mais un peu systématique. Pas très pertinent non plus me semble-t-il le choix de nommer tout au long de chaque chapitre le héros par son nom latin, comme un personnage d’Obélix, au lieu de rappeler aussi de loin en loin qu’il s’agit du pic épeiche ou de tel insecte.
Les grandes questions et les petites choses, ces choses-là
D’une lettre de Rilke à Nanny Wunderly-Volkart citée dans les Lettres à une jeune poétesse « [...] mercredi, j’ai écrit des lettres, notamment sept pages à Anita, qui avait marché sur moi avec toute une artillerie de questions à gros calibre : "Croyez-vous en Dieu ?" "Croyez-vous qu’il y a une vie après la mort ?" —, ah, Chère, je n’ai pas répondu par des confessions augustiniennes, mais avec le plus de retenue possible ; tant cette impatience de l’esprit ne laisse de m’étonner, qui outrepasse tout pour pouvoir questionner de la sorte. Qu’il est naïf, cet élan vers le bord du gouffre, comme si l’on pensait pouvoir se pencher par-dessus la première crête venue et sonder le cosmos. Alors que nos regards sont encore si pleins et occupés ! Alors que Dieu ne s’emploie qu’à nous arrêter dans notre course. Là, au pied de la colline, près de ce clair peuplier que chacun peut comprendre, de cet arbre pour débutants, quelque chose est en train de fleurir (serait-ce un prunier ? un cerisier ?) et se répète un peu plus loin, au bord de la route, et plus loin encore, dans l’espace, un oiseau flûte sa note double, trois fois de suite, puis cinq fois, il va pleuvoir, on a appris à le déchiffrer, et déjà l’on sait que ce sera une averse de printemps ; derrière le gris tout proche, les lointains sont baignés d’une vaste lumière, et il y a ces carrières de pierres que l’on aperçoit, claires comme des visages – – : ce sont ces choses-là qui devraient nous occuper, ces questions-là auxquelles il faudrait répondre, lever les yeux et dire ce que l’on voit : tout n’est-il pas là, – bien plus que dans nos gloses et nos conjectures ? » (Lettres à Nanny, t. I, p. 196-197.)
Sur la vie et la mort, Rainer à Anita :
« Il m’a semblé depuis ma prime jeunesse que la mort n’était rien moins que l’antithèse et la réfutation de la vie ; mon inclinaison m’a poussé, plus profondément d’année en année, à faire de la mort le cœur de la vie, comme si c’était en elle que nous étions vraiment chez nous, ancrés et protégés, bercés dans la confiance la plus profonde et la plus sublime. Je ne pourrais affirmer qu’aucun événement eût jamais contredit cette supposition que je porte en moi ; mais, d’un autre côté, je me suis toujours gardé de me représenter cette présence dans la mort, et toutes les descriptions que nous connaissons d’un “au-delà” m’ont toujours laissé de marbre. Les tâches de notre vie terrestre sont si nombreuses, les millénaires de l’existence humaine sont encore bien loin d’en venir à bout et semblent en être toujours au stade des premières découvertes ; dans de telles conditions, comment pourrions-nous nous arroger le droit de prétendre deviner un état futur, au lieu de nous tourner de notre être tout entier vers cet état qui, pendant un laps de temps si court, nous est imparti. » (p. 77)
Dans un livre de Marcel Migozzi,
très beau, avec des peintures de Serge Plagnol, ces trois citations :
« Ces riens lumineux, la mer, le ciel, les oiseaux, les arbres » (Perros) ;
ou encore :
« Pluie est-il devenu un mot sans voyelles liquides » (126) ;
et aussi :
Quel temps que ceux où parler des arbres est presqu’un crime parce que c’est faire silence sur tant de forfaits » (Brecht, cité p. 129)
Le livre : Il restera des étincelles (Tipaza, 2021)
Sur la photo
Dans le blog de Fabien Ribery, un bel article sur un livre de notes du photographe Arnaud Claass. Je relève cela : « De la lenteur, un accueil dans le boitier de vision de ce qui arrive, une ambition de justesse entre ce que l’œil perçoit, ce que le cerveau veut, et ce que le donné offre – comme chez Eric Dessert, tranquillement radical (dire plus avec moins).
Ou encore, cela : « A son plus haut niveau, ce médium évite l’abdication devant le consumérisme iconophile de masse (les bouffeurs du“ tout-image”) aussi bien que le solipsisme de l’auteur souverain. »
« Ne pas chercher le miracle, une touffe d’herbe dans son rayonnement auratique suffit – l’idéation plutôt que l’idéalisation. L’art, “primat de l’expérience sur les justifications raisonnantes”, se doit avant tout d’entraîner un égarement faisant trembler le savoir. »
« Je me suis très tôt convaincu que les œuvres d’art, et singulièrement les photographies, ne disent jamais strictement ce qu’elles ont l’intention de dire. Nous vivons actuellement une période où la doxa préconise exactement l’inverse : des images à mission, à plaidoirie. Je fais partie de ceux qui cherchent perpétuellement à mettre des mots sur cet intervalle d’impensé salutaire, sur cet écart qui fait leur beauté. «
Les transpoèmes de Laure Gauthier
Après avoir lu hier le projet de Laure Gauthier, Éclectiques cités, un album transpoétique, j’ai commencé à écouter le CD.
Mais le projet en premier lieu : il s’agit de dire, en enregistrant sur un téléphone portable ou sur un petit magnéto zoom, quelques poèmes, il y en a une poignée, dans différents contextes. La prise ne semble pas préméditée, Laure Gauthier a les poèmes sur elle, et soudain elle sent qu’une ambiance serait de nature à « travailler » au corps tel ou tel poème. C’est elle qui le lit, ici dans une place animée de Naples, là dans un tram à Porto, ou encore sur les escaliers roulants de la Gare de Lyon à Paris. Et l’on est stupéfait de voir son poème s’approfondir, bourgeonner, se diffracter selon les contextes, résonner autrement, dire autre chose. Il me semble qu’elle a inventé là quelque chose de très nouveau (je ne crois pas que cela ait été mis en œuvre ainsi), qui me fait parfois penser au travail vidéo de Jennifer Douzenel (que j’avais connu par l’intermédiaire du musicien contemporain Aurélien Dumont.
Le livre explicite bien les différentes situations, pour ma part j’ai commencé par le lire, puis j’ai entrepris l’écoute du CD.
L’idée est vraiment très belle, que cette lecture d’une poignée de poèmes, deux ou trois revenant sans cesse, dans toutes sortes de circonstances, non préméditées. Le CD est un peu longuet et toutes les prises ne sont pas aussi réussies. Il semblerait qu’à un moment elle soit passée à l’exploitation de l’idée, au lieu de rester dans le vif de l’expérience. Cela se ressent.
Note de passage
A propos de Rilke : « nos grands écrivains sont nos grands aidants. Et si fiable : pas d’états d’âme, pas d’attente, pas d’indisponibilité de leur part.
Théâtre, poésie
Un texte d’Antoine Vitez, de nouveau une citation trouvée sur le site de Fabien Ribery, « L’Intervalle » : « Le texte de théâtre, écrit Antoine Vitez, n’aura de valeur pour nous qu’inattendu, et – proprement – injouable. L’œuvre dramatique est une énigme que le théâtre doit résoudre. Il y met parfois beaucoup de temps. (…) C’est d’avoir à jouer l’impossible qui transforme la scène et le jeu de l’acteur ; ainsi le poète dramatique est-il à l’origine des changements formels du théâtre ; sa solitude, son inexpérience, son irresponsabilité même, nous sont précieuses. Qu’avons-nous à faire d’auteurs chevronnés prévoyant les effets d’éclairage et la pente des planchers ? Le poète ne sait rien, ne prévoir rien, c’est bien aux artistes de jouer. »
Le mystère
Très belle page de Rilke, un peu mystérieuse et pour cause. Il répond à Anita Forrer qui lui a parlé des théosophes : « Toutes ces idées préconçues et par trop insistantes sont empreintes d’une mauvaise compréhension du mystère, et dénotent (comment le dire autrement) un manque de tact quant à la bonne manière d’appréhender le mystère. Il est évident que le mystère (je pense toujours qu’il n’y en a qu’un seul, à la source duquel la mort et la vie jaillissent en d’inépuisables transformations) n’a rien à voir avec les cachotteries que l’on rattache à toutes ces inventions ; car le mystère est secret, c’est le propre de sa nature, mais non parce qu’il serait caché. Par conséquent, le mystère ne peut être dévoilé et surpris – il nous observe sans cesse, et cent fois par jour notre regard plonge dans son œil dont la profondeur nous demeure insondable.... – (p. 78)
Le livre d’une vie
Très belle séquence où Rilke envoie à Anita son propre exemplaire des Fleurs du mal. Il cherche dans sa bibliothèque ce qu’il voudrait lui envoyer : « d’une main preste, j’ai fini par choisir celui-ci (...) livre somptueux et terrible, livre puissant et ô combien dangereux – Les Fleurs du mal de Baudelaire. Un livre pour la vie, pour toute vie devrait-on dire, et qui dépasse largement, très largement la contenance de votre cœur d’aujourd’hui Anita --, et dans lequel ne se trouvent peut-être que quelques rares lignes qui vous sont déjà contemporaines et actuelles.
→ Quelle finesse d’approche, quel confiance il fait à Anita et en même temps comme il sait mesurer ce qui est à sa portée, aujourd’hui. Ce que j’aime aussi ici infiniment c’est qu’il montre qu’il peut y avoir une temporalité d’un livre en chacun, que tel ou tel livre peut avoir ses heures, nous accompagner à plusieurs moments de la vie, se révéler parfois aussi au fur et à mesure que nous vivons et que nous comprenons certaines choses (ou pas !).
Le poème
Rilke accompagne l’envoi du livre d’un poème, intitulé « Baudelaire », encore un cadeau aussi somptueux que son propre exemplaire.
Or ce poème me pose un problème. C’est le seul texte du livre qui est aussi donné dans sa version originale et la différence entre la traduction et l’original me semble considérable, même si je suis peu qualifiée pour en juger.
Je prends les deux premiers vers :
Der Dichter einzig hat die Welt geeinigt
die weit in jedem auseinanderfällt.
Traduction proposée par Jeanne Wagner et Alexandre Pateau :
Seul le poète a su réconcilier le monde
qui en chacun de nous se décompose et meurt.
Oui einigen peut vouloir dire mettre d’accord, mais il me semble contenir la racine ein, un, importante pour Rilke et l’idée d’unir me semble plus juste que celle de réconcilier. Unir ou rassembler, peut-être puisque le grand verbe du second vers veut dire se déliter, se désagréger, en quelque sorte tomber hors de soi. Je ne vois pas où sont les notions de décomposition et de mort, qui jettent quelque chose de trouble qui me semble un peu étranger au poème. Les traducteurs précisent qu’il existe une traduction de ce poème dans le volume de la Pléiade, Œuvres poétiques et théâtrales, p. 1037. La voici : « Le poète seul a uni le monde / qui en chacun de nous se désagrège » (le poème est cité dans la section « Dédicaces », les traducteurs sont cités en bloc au début de cette partie mais ensuite il n’est pas précisé qui a traduit quoi).
Et tout cela me rend sensible aux questions de traduction de Rilke. Il en sera sans doute question un peu plus tard dans ce Flotoir.
Le mal, un extrait du journal 2019 de Christian Prigent
Parait ce matin sur Sitaudis, alors que Pierre Le Pillouër commence à aller un tout petit peu mieux. Comme un signe.
20/11 [le mal]
Le mot « mal » : lourd à manier.
Ce n’est pas d’abord une question théorique. Ce que j’en sais est ce que j’en sens : douleurs, répulsions, culpabilités.
D’abord : l’état révoltant du monde. Puis : l’inhumain au fond de l’humain (nul qui ne soit impliqué, au moins par les manigances abjectes de l’inconscient, dans des tentations honteuses). Et la sexualité, lieu privilégié de son exercice.
Le mal fascine la littérature : défi aux moyens d’expression, donc sujet de prédilection. Alors elle le traite (Baudelaire, Proust, Céline, Bataille, etc.). Elle n’en est pas la cure, le traitement – mais l’appareil de représentation et la chance de sublimation.
Qui n’en veut rien entendre se donne la malchance de ne rien savoir sur l’homme et de laisser le mal agir. Ne pas s’efforcer de former sa cruauté en figures, c’est ouvrir l’espace du monde à son ravage (passages à l’acte maléfique : violence politique, sexualité meurtrière).
La théologie chrétienne a fait consister cette question. Et Freud : le ‘malaise dans la civilisation’. On ne se débarrasse pas du sens et des effets de cet effort de compréhension et de représentation en affectant de l’ignorer ou en en récusant de manière volontariste l’empoisonnante vérité (sur fond de censure prophylactique et de bien pensance puritaine). »
Cela encore
« La plupart des artistes n’ont de goût que pour la beauté a priori donnée. Mais la beauté, en art, naît d’un autre effort que de conformité à l’esthétique d’époque (qui n’est qu’une moralisation de la beauté : ‘faiblesse de la cervelle’, disait Rimbaud). Cet effort : effort de vérité. »
Sur le vers, Prigent encore
« 03/12 [vers]
Mallarmé : ‘Toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification’. Oui. Sauf qu’on peut s’arrêter avant : ajourner la coagulation rythmique (prosodie). En ralentissant le processus qui, par concentration, mènerait au vers. Donc : dilatation (Proust), détimbrage (Flaubert), a-rythmie ‘objectiviste’. Ainsi s’étalent la narration, le descriptif, le pensif : la phrase résiste au phrasé.
Sinon, au vers, on ne coupe pas. Il n’est pas un dehors de la langue (un ornement, une prothèse). Mais le mode même d’apparition du fait linguistique. Il incarne son artifice, son écart au naturel : l’effet en langue de la ‘différence non-logique’ qui se dessine négativement à mesure que l’effort de représentation agit. Le vers accomplit la langue en tant qu’elle fonde le parlant comme arrachement à la biologie muette. Là apparaît l’ambivalence du ‘lyrisme’ : à la fois reconnaissance douloureuse de ce fait – et dénégation (rêve éperdu de fusion).
Il n’y a rien à céder sur la complexité des chirurgies sophistiquées qu’opèrent les poèmes à la fois appelés par et en lutte contre la tentation lyrique. En tout cas pas au prétexte qu’elles seraient devenues inaudibles (furent-elles jamais « audibles » ?).
Nul poète ne s’adresse à beaucoup. Pas sûr, même, qu’aucun s’adresse à qui que soit d’autre qu’à la poésie elle-même (ce qui l’a poussé à en faire, ce qui d’elle laisse ouverte en lui la plaie de l’ ‘effort au style’). Tout au plus espère-t-il que quelques-uns assisteront avec un peu de curiosité à ce débat interne (au moins ceux qui ont eux aussi affaire à lui).
Quant à ce qui aujourd’hui triomphe comme action poétique (performances, slam, rap), ça ne concerne que le monde culturel (au sein duquel l’énigme rébarbatif du poétique ne constitue jamais qu’un nodule de gêne : ‘ennemi du dedans’ mal embouché et narquois) ; voire l’assentiment social, le spectacle, le décor chansonnier du temps (rien de bien neuf, de ce point de vue). (...) C’est l’énormité elle-même du réel qui alors remue : émeut le sujet, agite ses moyens d’expression. »
Rilke de nouveau et une belle histoire de livre
Je désire relire Les Lettres à un jeune poète. Je commence par une recherche du fichier électronique et trouve la version originale, en allemand. Mais quelque chose me dit que j’ai ce livre à la maison. Je commence par regarder dans la grande bibliothèque de poésie, quelques Rilke, mais pas les Lettres à.... puis me vient l’idée de regarder dans une autre bibliothèque, celle où sont les livres reliés. Et j’y fais la merveilleuse découverte d’une édition suisse, Mermod, de 1945, traduction de Gustave Roud, reliée par M. Et me voilà à cheval sur deux mondes, comme souvent, comme est mon travail aussi, dans une main ce petit livre déjà ancien, relié merveilleusement, son beau papier, sa typographie élégante et dans l’autre main, la liseuse électronique et le texte allemand, pour une lecture simultanées en pas à pas, d’une langue à l’autre. Et là aussi des surprises : la traduction de Gustave Roud est magnifique, une langue superbe, mais est-elle toujours totalement en accord avec le texte original, est-elle totalement précise ? Il me semble que pour la pensée de Rilke, si subtile et complexe, la précision est essentielle et que le choix de ses mots doit être respecté, étudié.
Laissez, tranquille et grave
Rilke/Roud : « Laissez, tranquille et grave, votre croissance suivre sa propre loi » (32)
« schließlich wollte ich Ihnen ja auch nur raten, still und ernst durch Ihre Entwicklung durchzuwachsen »
Jean-Pierre Jacobsen ?
Petite recherche sur ce ‘Jean-Pierre Jacobsen’, ainsi nommé dans la traduction de Gustave Roud et célébré comme le plus grand par Rilke. Il dit au jeune Kappus que deux artistes lui sont essentiels : Rodin et ce Jacobsen. Il s’agit en fait de Jens-Peter Jacobsen (ou Jakobsen), 1847-1885, poète et botaniste danois. Admiré donc de Rilke mais aussi de Thomas Mann et de Schönberg qui a mis en musique ses Gurre-Lieder. Autres œuvres auxquelles Rilke fait allusion, Niels Lynhe et Marie Grubbe. Occasion de constater qu’il est très peu présent en traduction française.
De la critique
Encore un conseil de Rilke à Kappus : « Lesen Sie möglichst wenig ästhetisch-kritische Dinge, - es sind entweder Parteiansichten, versteinert und sinnlos geworden in ihrem leblosen Verhärtetsein, oder es sind geschickte Wortspiele, bei denen heute diese Ansicht gewinnt und morgen die entgegengesetzte. » « Laissez de côté, autant que possible, les œuvres de critique et d’esthétique. Ce sont ou bien des considérations partisanes, pétrifiées ayant perdu toute signification dans leur durcissement sans vie ou bien d’habiles jeux verbaux où tel point de vue triomphe un jour et, le lendemain, le point de vue opposé. » (44)
Et un peu plus loin, cet encouragement magnifique à se faire confiance : « Donnez toujours raison à vous-même et à votre sentiment contre n’importe quelle analyse, dissertation ou introduction de ce genre. Si vous aviez tort malgré tout, l’épanouissement naturel de votre vie intérieure vous amènera lentement, le temps aidant, à d’autres sources de connaissance. » (44) Et en écho avec les mots précédemment cités : « Laissez vos jugements suivre leur développement propre, calme et silencieux. Il doit, comme tout progrès, naître des profondeurs intimes et ne peut être ni contenu, ni précipité. » « Lassen Sie Ihren Urteilen die eigene stille, ungestörte Entwicklung, die, wie jeder Fortschritt, tief aus innen kommen muß und durch nichts gedrängt oder beschleunigt werden kann. »
« Alles ist austragen und dann gebären. » : « Porter jusqu’au terme puis mettre au monde, tout est là. »
Solitude des œuvres d’art
Cela encore, si fort : « les œuvres d’art sont d’une solitude infinie et rien moins que la critique ne permet d’y accéder. » (44) : « Kunst-Werke sind von einer unendlichen Einsamkeit und mit nichts so wenig erreichbar als mit Kritik. »
Rügen
J’ouvre un très joli livre de Carl Gustav Carus (1789-1869), Voyage à l’île de Rügen sur les traces de C.D. Friedrich. Livre qui m’intéresse d’autant plus que je suis allée à Rügen, voir les fameuses falaises de craie qui ont tant inspiré Friedrich, avant de me rendre dans ce lieu terrible dont il a déjà été question, il y a longtemps, dans ce Flotoir, Prora, ancien centre de vacances des personnels nazis et sur lequel mon attention avait été attirée par un beau texte de Muriel Pic. Carus entreprend ce voyage en 1819 d’abord de Dresde à Berlin. « Dans l’art comme dans la vie, la profondeur sur un petit champ a toujours obtenu plus que la superficialité sur un grand » (37). Je trouve là aussi une très belle page (39) sur les constructions en brique et notamment les églises ce qui me rappelle nos voyages si heureux en Allemagne du Nord.
Halberstadt
Intéressée par cette émission de Talmudiques sur le thème du nom. Michèle Halberstadt, la femme qui écrit ce livre et qui est parti à la recherche de l’histoire de son père, très mutique à ce propos, découvre qu’elle porte le même nom que le gendre de Freud, Max Halberstadt, le mari de Sophie. Il était photographe mais ses négatifs ont été dispersés au moment de la guerre si bien qu’aujourd’hui nombre des photos de Freud qui circulent sont en fait de lui, sans que ce soit jamais dit. Sophie Halberstadt meurt très jeune en laissant deux jeunes enfants, dont Ernst, le 1er petit-fils de Freud dont la vie fut très difficile. Il devint psychanalyste à son tour et pris le nom de Ernst Freud.
Fort-Da
Et c’est lui le petit héros de la fameuse scène du Fort-Da. Il était fou de sa mère et jouait avec cette bobine quand elle s’absentait. Fort, elle est partie, Da elle revient, le fil comme certitude du retour.
Une histoire juive
Le disciple à son maître : j’ai traversé trois fois le Talmud.
Le maître au disciple : est-ce que le Talmud t’a traversé ?
Rilke encore
« Soyez patient envers tout ce qui dans votre cœur attend encore sa réponse ; essayer de vous éprendre des questions elles-mêmes, pareilles à des chambres closes, à des livres écrits en une langue inconnue. Ne vous mettez pas en quête, pour l’instant, de réponses qui ne peuvent vous être données, parce que vous ne pourriez les vivre. Or, c’est de tout vivre qu’il s’agit. Vivez pour l’heure vos questions. Peut-être alors, dans un jour lointain, en viendrez-vous peu à peu, sans vous en apercevoir, à vivre au cœur de la réponse » (53) En allemand, est-ce tout à fait la même chose : « ich möchte Sie, so gut ich es kann, bitten, lieber Herr, Geduld zu haben gegen alles Ungelöste in Ihrem Herzen und zu versuchen, die Fragen selbst liebzuhaben wie verschlossene Stuben und wie Bücher, die in einer sehr fremden Sprache geschrieben sind. Forschen Sie jetzt nicht nach den Antworten, die Ihnen nicht gegeben werden können, weil Sie sie nicht leben könnten. Und es handelt sich darum, alles zu leben. Leben Sie jetzt die Fragen. Vielleicht leben Sie dann allmählich, ohne es zu merken, eines fernen Tages in die Antwort hinein. »
Cette chose juste avant la phrase
Extrait d’un livre d’Armand Dupuy : « cette chose juste avant la phrase, à peine avant, cette sorte de mousse, d’écume sur le point de devenir du langage, mais est encore autre chose, de la couleur mentale, un grain particulier -, cette chose d’avant, cherchant à retrouver la sensation, sans que rien pourtant, puisse avoir lieu comme ce fut. » (Armand Dupuy, Van Gogh, Buraglio, mon père et les autres, l’Atelier contemporain, 2021).
→ tout simplement, tout le travail de l’écrivain dans ces quelques mots
Paul Celan
Beau texte de Didier Cahen, sur Celan, que je publie aujourd’hui dans Poezibao. Il adopte une sorte de forme questions/réponses qui est très plaisante et allège le propos. Je note cet échange par exemple : « On a le sentiment qu’il faut croire Paul Celan sur parole. Lui seul sait ce qu’il dit et nous devons faire avec ; comme s’il fallait d’abord (surtout ?) entendre ce qu’on ne peut comprendre ?
J’irai plus loin, : comme s’il fallait entendre en se contentant d’entendre, comprendre sans essayer de comprendre ! Bref... Je crois qu’au-delà des différences entre les interprètes – on trouvera toute la gamme parmi ses différents lecteurs, du germaniste austère au … musicien dans l’âme - on peut facilement s’accorder sur ceci ; il y a, dans les poèmes de Paul Celan, des éléments de ce qui me parait être une obscurité par excès : de fait, malgré tous les Wikipédia de la terre, comment se mesurer à son savoir plus qu’encyclopédique ? À maints égards Celan était l’homme de toutes les cultures. C’était un lecteur boulimique. Il se jetait avec un appétit féroce sur ce qu’il trouvait en vrai piéton de Paris, chez les libraires ou chez les bouquinistes : livres de poche, ouvrages scientifiques ou de vulgarisation, dans les domaines les plus variés ; sciences humaines dans leur diversité, mais aussi la botanique ou la géologie, ses passions de toujours, ou encore la médecine, la biologie sans oublier tout ce qui tournait autour de la technique. »
Rilke, la solitude
Extraits des Lettres à un jeune poète, dans la traduction de Gustave Roud, ce merveilleux petit livre relié par M. « Il n’y a que l’homme solitaire pour être soumis, comme une chose, aux lois profondes, et si l’un d’eux s’en va dans le matin qui s’éveille, ou s’il regarde au loin dans le soir tout chargé d’évènements et ressent en soi ce qui s’y passe, alors toute condition se détache de lui comme d’un mort, bien qu’à cette heure il soit debout au plus pur, au centre même de la vie. » (p. 73)
Rilke, la femme
« Les femmes, en qui réside une vie plus immédiate, plus féconde, plus confiante, n’ont pu ne pas devenir des êtres plus mûris, plus riches d’humanité que l’homme léger que le poids de nul fruit de chair n’entraîne sous la surface de la vie et qui, dans son impatience et sa présomption n’estime pas à sa vraie valeur ce qu’il croit aimer. Cette humanité de la femme, qui a passé par la longue épreuve de la souffrance et de l’humiliation, éclatera en pleine lumière lorsqu’elle aura dépouillé, grâce aux changements de sa condition extérieure, tout le conventionnel d’une exclusive féminité. « (p. 89)
Rilke, la tristesse
« Vous avez éprouvé de nombreuses et grandes tristesses ; elles sont passées. Et vous me dites que ce passage, lui aussi, fut pour vous douloureux et déconcertant. Mais, je vous prie, voyez si ces grandes tristesses n’ont pas plutôt traversé tout votre être. Si bien des choses en vous n’ont pas changé, si quelque part, en quelque lieu de vous-même, vous ne vous êtes pas transformé, pendant que vous étiez triste. Les seules tristesses dangereuses et funestes sont celles que l’on traîne parmi la foule pour les étouffer sous le bruit. Comme ces maladies qu’on traite à la légère et à rebours du bon sens, elles ne cèdent du terrain que pour éclater d’autant plus redoutables après un court répit. Elles se concentrent au-dedans de vous, elles sont de la vie, une vie invécue, dédaignée, perdue et dont on peut mourir. Si nous pouvions voir au-delà des limites de notre connaissance, au-delà même de la pointe extrême de notre pressentiment, peut-être supporterions nous nos tristesses avec plus de confiance que nos joies. Car elles sont les instants où quelque chose de nouveau, d’inconnu vient de pénétrer en nous. Notre âme apeurée se trouble et perd sa voix, et dans ce repli, ce suspens silencieux de tout notre être, debout au centre de nous-mêmes, il y a cette présence nouvelle que nul ne peut connaître encore – et qui se tait. Je crois que presque toutes nos tristesses sont des moments de cette tension intérieure que nous ressentons comme une paralysie, parce que nous n’entendons plus vivre notre âme frappée d’étonnement. Parce que nous sommes seuls avec cet inconnu qui est entré en nous ; parce que nous avons été dépouillés pour un instant de notre personnage intime et coutumier ; parce que nous sommes debout en plein passage — là où tout arrêt nous est interdit. C’est pourquoi la tristesse passe, elle aussi : cette chose nouvelle en nous, cet hôte soudain a pénétré dans notre cœur, jusque dans sa chambre la plus secrète, et déjà il n’y est plus — il est dans notre sang. Et nous ne savons pas qui c’était. On pourrait aisément nous convaincre que rien ne s’est passé, et pourtant nous avons changé, comme une maison change, où vient d’entrer un hôte. Nous ne pouvons dire qui est venu, peut-être l’ignorerons-nous toujours, mais de nombreux indices nous prouvent que si l’avenir pénètre en nous de cette manière, c’est pour pouvoir se changer en nous-mêmes, bien avant de se réaliser. Et voilà pourquoi il importe tant, lorsqu’on est triste, de vivre dans une vigilante solitude, car cet instant comme figé, vide d’événement dirait-on, dans lequel notre avenir pénètre en nous, est bien plus près de la vie que cet autre moment bruyant, né du hasard, où il nous arrive comme du dehors. Plus nous nous montrons calmes, ouverts, patients dans notre tristesse, et plus l’hôte nouveau pénètre droit au fond de nous-mêmes, plus nous en faisons notre bien, plus il va devenir notre destinée. » (p. 94-96)
Et un peu plus loin : « L’angoisse devant l’inexplicable n’a pas seulement appauvri l’existence de l’individu, elle a restreint aussi les relations entre les hommes en les faisant échouer hors du flot des possibilités infinies sur un coin de rive inculte où rien ne se produit. » (p. 100)
Du bruit
J’aime beaucoup ces remarques sur le bruit, relevées dans une belle note de lecture que Jean-Marc Pontier m’a proposé, pour Poezibao, autour du Manscrit d’Olivier Domerg :
« Mais Manse est aussi une fuite, un hors-monde où le bruit n’est jamais très loin, cette “rature ininterrompue de la circulation, dont le bruit pollue l’alentour autant que l’allant”, une “prédation du silence” qui “tue l’intelligence du lieu, viole notre intériorité” ».
Cela encore :
« Le Manscrit est bien plus qu’un simple relevé géomorphologique : c’est avant tout une “poétique à l’œuvre”, c’est à dire une écriture qui conte sa propre recherche, un cheminement intellectuel autant que pédestre et contemplatif. Là où un Cézanne choisit un versant définitif, Olivier Domerg prend sa montagne par tous les bouts afin d’en établir “une autre vérité”. Jamais trop près cependant. Il s’agit de trouver la bonne distance de Manse (“plus l’on s’approche d’un motif, plus il se dématérialise en se matérialisant”). Tout le paradoxe de l’écriture est là, être dans le sujet tout en le tenant à distance. Montagne plurielle et changeante, comme cette langue qui joue sans cesse avec les registres : de la description scrupuleuse et énumérative à l’humour sans cesse sous-jacent, en passant par un travail sur les mots entre rigueur étymologique et inventivité, il émane de cette écriture quelque chose qui tient du bonheur simple du randonneur. Entre chant et chantier, Le Manscrit donne à voir sa propre écriture pour reformuler, en définitive, l’essence même du poème : “Poésie est l’autre façon d’aller et venir, de ventiler, de préciser tant et plus ; ou bien de survoler ; ou encore de flotter, flatter, horripiler ; et parfois même, au moment où toute tentative semble vaine, ou d’avance condamnée, où l’on n’attend plus rien, d’ouvrir la voie et trouver la sienne ; à l’évidence, hors-piste” ».
Photographie
Du site de Fabien Ribery à propos du photographe Ian Dykmans : « La photographie est véritablement pour lui un médium, une porte ouverte sur l’inconnu, mais sans angoisse »
→ Pour moi qui viens de photographier des paysages de mer, d’eau, de ciels et de lichens, elle est aussi un médium, une porte ouverte sur le petit, ce à quoi on ne fait pas attention, un éclairage extrêmement fugace, une ombre, de grosses gouttes sur des feuilles de magnolia, etc. « Devenir miroir est un livre transmuant la tristesse du départ et de l’égarement, la difficulté à grandir sans perdre ses rêves et son énergie, en apaisement et visions de tendresse. »
Notes de passage
Le parallèle écouter et lire.
Écouter la musique comme on écoute une voix qui raconte.
Tant de fois j’ai posé la question aux uns ou aux autres « comment écoutez-vous la musique », personne ne m’a jamais répondu. Ici, peut-être une idée, pour moi.
Pourquoi lire
Les propos d’Harmut Rosa dans Pourquoi lire, 13 bonnes raisons (au moins) : « La vie – leben- et la lecture – Lesen, ne se distingue, en allemand que par une lettre : toutes deux sont en tout premier lieu des phénomènes de résonance. Leur essence repose sur une interaction vivante et dynamique d’attitudes consistant à écouter et à répondre (...) peut-être la vie entière se résume-t-elle à cela : le fait que quelque chose puisse être touché permet de déterminer s’il vit. On vérifie que quelque chose vit en le touchant – lorsqu’il réagit par un mouvement, c’est qu’il vit. » (Pourquoi lire, op. cité, p. 177).
Et aussi cela : « Nous, humains, n’avons pas à observer une action directement pour l’éprouver intérieurement ; nous faisons aussi l’expérience d’une résonance en écoutant ou en lisant des histoires. »
Du Talmud, mais surtout des marges et de la lecture
Étonnantes résonances d’un chapitre de Pourquoi lire, un autre chapitre, signé Joëlle Szac, qui est la belle-fille d’Henri Meschonnic. « Des écrits qui deviennent des marges ? c’est ainsi qu’est composé le Talmud, lui aurait-il enseigné. « Chaque page est unique. Chacune est une mosaïque. Une bande blanche sépare les passages, comme un espace creux. Elle dessine une sorte de labyrinthe qui invite à faire une pause et à méditer. Vers le milieu de la page, généralement dans sa partie la plus haute, figure un extrait de la Michna – un recueil des lois juives orales qui ont été compilées au début du Ille siècle. Il est suivi d’un extrait de la Guémara, qui en est un commentaire. Les autres passages sont les commentaires des commentaires. Leurs auteurs s’échelonnent sur des siècles. Le texte de la Michna n’est pas central, au sens où il aurait été posé là, le reste venant après coup, comme une cour se masse auprès de son chef et lui fait allégeance. Il est entouré. Aucun texte n’est subordonné, tous sont à égalité. Je l’ai dit, la Michna et la Guémara sont elles-mêmes des commentaires. » (204)
Et cela : « Chaque texte est donc accompagné de marges dont on peut penser qu’elles sont susceptibles de s’étendre indéfiniment. La Torah comme le Talmud, qui sont des livres composés de plusieurs livres, sont régis par un principe d’inachèvement. Lire reviendrait ainsi à dégager des marges et à les peupler de pensées. Mais tout texte ne s’y prête pas. S’il y a du sens à lire, c’est en vertu des capacités conjointes d’un texte à générer des marges et d’un sujet à inventer du sens, à augmenter le texte qu’il lit. La première évidence, c’est qu’on ne saurait avancer comme raison de lire le fait de transvaser tel discours dans l’esprit de telle personne. Si les écrits pouvaient être réduits à des espaces de stockage des connaissances acquises, comme cela a été traditionnellement affirmé, ils pourraient alors profitablement être digitalisés et opérer d’eux-mêmes, indépendamment de toute intervention humaine, sans perdre leurs caractéristiques principes. Or ce n’est pas le cas. Pourquoi ? La réponse (...) était aussi dans notre conversation : il faut distinguer m’avait dit Henri Meschonnic, ‘lire la lecture’ de ‘lire l’écriture’. Ce sont deux attitudes fondamentalement différentes. Deux manières de lire diamétralement opposées.
Puis d’expliquer que « lire l’écriture », consiste à faire acte d’allégeance. L’écriture est première, la lecture seconde. Dogmatisme potentiel d’un côté, docilité de l’autre. Le lecteur est toujours plus petit que le texte. Tandis qu’en « lisant la lecture », je peux convertir l’écriture en lecture : « je retrouve, écrit encore Joëlle Szac, le discours d’un individu situé qui se cherche en même temps qu’il cherche à me rencontrer (...) ce que je lis, je le perçois comme une proposition en attente d’ajouts dont l’apport dépend de moi. » (PL, pp. 206 à 211).
Trois cercles
Extrait d’une note de lecture de Bruno Fern sur Chino au jardin de Christian Prigent : « À en croire Philippe Boutibonnes, tout artiste ou écrivain “ne peut s’abstraire ou s’exclure de trois cercles ou histoires qui le sur-déterminent et qui, quelquefois, l’emprisonnent : 1. son histoire ‘propre’ – pas seulement chronologie d’événements mais suite mal cernée ou mal comprise de dépits, de souffrance, de goûts et de dégoûts, qui l’accaparent dès la prime enfance et dont la plupart lui échappent. 2. l’Histoire (civique, idéologique et sociale) dont il est une des infimes composantes. 3. l’histoire de l’art, à la fois enseignement et apprentissage d’une techné” »
L’appareil photo est un ange
« L’appareil photographique est un ange observant les humains, les objets, les jeux de lumière, comme s’ils étaient à la fois ici et ailleurs, en vie et déjà disparus. À chaque battement d’aile, à chaque clignotement d’yeux, correspond la révélation d’un fragment de réalité, d’une scène, d’un tableau, d’une possibilité d’existence pleine, irréductible, unique. La puissance de chaque vue, pourtant précaire, comme provenant d’un sténopé, se soutient de la solidité d’un silence créant autour de lui le vide favorable à la venue d’un inouï. »
Blog de Fabien Ribéry, à propos de photos de Noémi Pujol.
Le rythme
Relevé chez Laurent Margantin, cette citation de Novalis : « si on perd le rythme, on perd le monde ».
Les pouvoirs du récit
Extrait d’un article de la revue Esprit : « À la question de savoir qui l’on est, ou comment l’on peut agir, Ricœur a montré que seule la mise en récit pouvait apporter des réponses. Pluralité des points de vue, accès à une vie autre que la sienne, empathie et imagination morale : dans un monde complexe, le travail d’analyse fin de la littérature, sa capacité à nous outiller d’exemples et d’interprétations, et sa propension à saisir des cas équipent notre réflexion éthique autant que politique. Revenue de l’impasse formaliste depuis le tournant du XXe siècle, la littérature est redevenue le lieu privilégié où peut être pensée une expérience humaine partageable. Si l’on pense à la littérature de terrain, résidence et ateliers, et à ses projets relationnels, elle est parfois même le lieu où s’expérimentent des utopies. »
Mary Oppen
Je lis avec plaisir le livre de Mary Oppen, l’épouse de George Oppen, Du sens, de la vie, publié par Corti dans une traduction de Philippe Mikriammos. C’est amusant, vivant, un peu pénible à lire du fait très vraisemblablement du style original de Mary Oppen. Elle conte d’abord son enfance, de petite fille pauvre, dans la partie Nord-Ouest des États-Unis, Montana, Orégon. Son amour pour son père, le rôle de ses frères, son désir absolu de quitter la maison familiale. Puis sa rencontre avec George Oppen, alors qu’ils ont quelque chose comme 18 ans tous les deux, George Oppen qu’elle ne quittera plus. Ils feront un long périple en voilier au travers des grands lacs, partiront pour la France où ils tenteront d’éditer quelques livres, se lieront avec Louis Zukofsky et Charles Reznikoff. C’est intéressant peut-être plus sur un plan anecdotique que sur celui de la réflexion, en dépit du titre. Mais cela se lit avec plaisir.
Carus et White
Belle lecture donc de ce tout petit livre magnifique Voyage à l’île de Rügen, sur les traces de C.D. Friedrich, de Carl Gustav Carus. Traduction de l’allemand de Nicole Taubes, avec une formidable préface de Kenneth White.
Voiles, Cixous, Derrida
Je retrouve ce livre dans mes affaires et l’ouvre sur le texte de Cixous, car Siegfried Plümper-Hüttenbrink m’a parlé de ce texte consacré par Cixous à sa très grande myopie puis au fait qu’elle en fut débarrassée et ce qu’il advint alors.
« Ne pas voir c’est défaut pénurie assoiffement, mais ne-pas-se-voir-vue c’est virginité force indépendance. Ne voyant pas, elle ne se voyait pas vue, c’est ce qui lui avait donné sa légèreté d’aveugle, la grande liberté de l’effacement de soi. Jamais elle n’avait été jetée dans la guerre des faces, elle vivait dans l’au-dessus sans images où courent les grands nuages indistincts. Et aussi ne-pas-se-voir-soi-même est chose de paix. Elle n’avait jamais eu à subir son propre visage. Elle se mettait le visage aimé pour visage, non qu’elle n’en ait pas un mais elle ne le voyait pas ».
Or voilà que « bientôt auraient disparu le flou, la chaos avant genèse, l’intervalle, l’étape, l’amortissement, l’appartenance à la non-voyance, la silencieuse pesanteur, le passage quotidien de frontière, l’errance dans les limbes » (Hélène Cixous, Jacques Derrida, Voiles, Galilée, 1998, p. 18).
Derrida et les tricoteuses
Derrida dans le même livre parle des tricoteuses de sa famille et des « diminutions ». Je pense au jeu incroyablement rapide et régulier des doigts maternels (elle ne regardait pas) qui disait « tricoter à l’allemande ». Où avait-elle appris cela ? Cela consistait, me semble-t-il à passer la laine par-dessus alors qu’en général on la passe en dessous, ou l’inverse. Et je me souviens du silence qui nous était intimé quand elle faisait ses diminutions ! Y avait-il aussi des augmentation ?
De la prière
De Rav Avraham Yosua Eschel (1907-1972). « La prière n’apporte pas de l’eau dans les champs arides et ne répare point les ponts brisés. Elle ne reconstruit pas non plus les villes effondrées. Mais la prière abreuve une âme aride, elle répare un cœur brisé et elle permet à un homme de se reconstruire à nouveau. »
Le Traité du Corail
Assez stupéfiant livre, énorme, publié par Frédérique Guétat-Liviani chez fidel anthelme X. En partant d’un véritable Traité du corail d’un savant du XVIIIème siècle, François Bizet invente une forme étonnante, mêlant des poèmes comme dessinés sur la page par la longueur des vers, avec beaucoup de répétitions, de coupures, un rythme et un souffle soutenus et des grandes plages de dialogues à voix multiples, pas plus caractérisées que par « une voix ». Il est question d’histoire botanique et zoologique, de corail, d’écologie, ça bourgeonne dans tous les sens. L’éditrice a offert à Poezibao la possibilité d’en publier tout le début, soit plus de 20 grandes pages en PDF, dans le cadre de l’anthologie permanente.
Christophe Lamiot-Enos, dont nous nous tenons
C’est un livre qui n’est pas très facile à lire, la phrase de Lamiot-Enos est complexe, parfois tortueuse, mais elle semble épouser le fil de sa pensée et le fil de sa plume, avec beaucoup de sincérité et de justesse. Il parle bien de « passer par des vécus d’écriture ». Il me semble que souvent je collecte des vécus de lecture, les miens et ceux d’autrui, multiples (ceux qui lisent au square par exemple lors d’une toute récente séance impromptue de photos). « Ce ne sont pas tant les ambitions – les grandes idées ou même les idées tout court, qui me paraissent les plus importantes, ici, que la mise en quelque relief de vécus d’écriture les plus personnels possible, les plus précisément évoqués » (Christophe Lamiot-Enos, dont nous nous tenons, PURH, 2021, p. 17).
Passer par une langue étrangère
« Passer par une langue étrangère (...) se révèle bien moyen de retour à la situation de l’infans, dans laquelle les mots rencontrés, parfois, où ils pourraient ne dire que l’ordinaire ou l’attendu, trouvent soudain une dynamique incomparable, un pouvoir d’émerveillement, d’expression nette d’un vécu en propre jusqu’ici mis sous le boisseau du silence ».
→ Très juste intuition. La découverte étymologique peut aussi procurer une telle sensation. Pour cela il faut sans doute « écrire directement, sans détour : pour avoir une chance de pouvoir passer, derrière les apparences, à ce qui importe véritablement ne saurait s’écrire autrement. » (,18). Car « Écrire permet de procéder à l’archéologie des images qui nous constituent (notre seul trésor) (ibid, 21)
Travaux sans rétribution
A propos de son travail pour les Presses Universitaires de Rouen et du Havre : « Travaux sans rétribution monétaire – Aucune – Travail à l’œil. Même pas pour la gloire (il n’y en a pas), même pas pour une reconnaissance (il n’y en a pas non plus). (Ibid, 31
→ curieux comme cela résonne en moi (sourire).
Sa voie
« petit à petit, de moins en moins inconsciemment, je prends la décision de creuser ce que je sais faire – ce qui m’appelle. Je m’y aiguise, je m’y renforce. » (Ibid, 39)
Écrire, lire, sans cesse
Toujours Lamiot-Enos : « De même que je ne cesse d’écrire, qu’avoir organisé mon existence à partir d’écriture me procure en tout cas ce sentiment de n’avoir de cesse, d’une contribution en continu de mon être, à poésie, de même je lis à longueur de temps. Ce veut dire que tout, chaque instant, quelque événement que ce soit, du plus apparemment futile au plus lourd en significations immédiatement évidentes, peut attirer mon attention. La vie quotidienne est le poète que je lis le plus, avec mon activité onirique nocturne. Les poètes que je lis le plus : la vie quotidienne et mon activité onirique nocturne, oui. À chacune des écritures qui me retiennent, correspond un fichier spécifique dans mon ordinateur, ou encore un carnet de poche (que je tiens le plus souvent avec moi, dans mes déplacements), ou encore un cahier particulier que je renseigne régulièrement. Mon travail premier consiste à prendre des notes, composer plusieurs dossiers simultanés, recueillir la parole de tel ou tel, témoigner de mon attention (attention à laquelle je fais fort attention). Dans un second temps se dégage comme un récit, ici ou là, à ma conscience – récit que j’assemble alors, ordonne, toujours suivant une chronologie repérable et dans un espace précis ; ce peut faire appel à plusieurs dossiers à la fois. Peut-être devenir un livre. »
→ C’est au fond la méthode que j’ai mis aussi au point. Avec des dossiers proliférants que l’on tente ensuite d’organiser en un tout sinon cohérent du moins tenant debout, oui, peut-être en forme de récit. De cette matière, faire quelque chose qui peut se raconter à autrui ?
Écouter
« J’écris pour écouter ‘directement et sans détour’. J’écris pour lire ‘directement et sans détour’. Besoin de temps libre, de loisir. Besoin de calme, sinon de silence. Besoin d’une certaine sorte de sérénité. Besoin de sérieux. Besoin de solitude. Avoir besoin de beaucoup de solitude. Besoin de ne pas avoir besoin sans cesse de manifester pour se faire entendre, de pouvoir relire, se relire, se corriger, s’effacer ici pour mieux apparaître là. » (ibid. 70)
Si j’écris, si je lis
« Si j’écris, si je lis, c’est pour me rapprocher d’un état des lettres en moindre inadéquation avec ce dont j’ai l’intuition. Avec ce dont j’ai l’intuition – ou bien encore avec ce que je rapporte, avec moi, de cette sorte d’au-delà du vécu, que représente mon expérience de coma prolongé. Pour commencer, il s’agit de donner une visibilité à ce qui n’en a pas encore –soit que des pans entiers de notre vécu sont tombés en déshérence du point de vue de l’expression, refusent celle-ci, lui opposent de la résistance, lui ont toujours opposé cette résistance, soit les mœurs, les us et coutumes, évoluant, incluent désormais ce qui ne pouvait même, auparavant, prétendre à mise en forme et désormais réclament leurs lettres, aussi. Tout à la fois, tout à fait simultanément, c’est également une façon de rapport entre langage et monde, qu’il me semble devoir porter à l’attention, suggérer à l’étude. » (C. Lamiot-Enos, 85)
Paréidolie
Beau texte sur la paréidolie dans le livre de Stéphane Lambert, Paul Klee jusqu’au fond de l’avenir : « Il existe en français un mot pour dire le don de reconnaître un visage familier dans le tracé d’une montagne, d’imaginer un bestiaire dans la patine d’un vieux meuble ou un ange dans une moisissure. La paréidolie est de ces vocations qui font entendre des voix dans le désert : elle assemble dans un furtif langage les fils éparpillés du réel. Prodigieuse noyade dans l’inconscient des apparences comme si créer consistait à sombrer dans les profondeurs insoupçonnées du sol qui nous porte, à en faire remonter les ferments originels. (Stéphane Lambert, Paul Klee jusqu’au fond de l’avenir, Arléa, 2021, p. 48)
Lectures
Drôle comme les livres souvent commencent très bien et ne tiennent pas leur promesse.
Pas faits pour ce nombre
Ce matin je réfléchissais à cela : nous sommes de toutes petites consciences, très locales et datées et nous ne sommes finalement pas en mesure d’être confrontés à l’immensité et à l’infinie complexité du monde contemporain, avec ses nombres démesurés, sa connaissance effrayante de l’infiniment grand et de l’infiniment petit (plus « infinis », si on peut dire cette bêtise, sans doute que Pascal l’avait envisagé). Et surtout dans un contexte où nous sommes exposés, très brutalement et en permanence, à cette confrontation
Lire, conseil
« Le seul conseil que l’on puisse donner à propos de la lecture est de ne demander aucun conseil, de se fier à son intuition, de penser par soi-même, d’en arriver à ses propres conclusions », écrivait Virginia Woolf dans Les livres tiennent tout seuls sur leurs pieds. »
Marie Etienne dans la présentation par Hermann de L’inaccessible est toujours bleu.
Le point de bascule
Importante notion du point de bascule. C’est ici Sonia Wieder-Atherton qui en parle dans son dialogue avec David Christoffel (podcast Métaclassique). Le sujet du podcast, la cadence, autour du verbe cadencer. La violoncelliste montre comme parfois ce temps, ce moment très particulier de la cadence, cet espace non écrit par le musicien pour laisser au soliste le loisir de s’exprimer en quelque sorte sur ce qu’il est en train de jouer, peut fonctionner comme un vrai point de bascule.
→ Dans l’écriture, mais aussi dans une conversation, ce moment très particulier où l’on quitte le courant principal pour s’engager dans une bifurcation, qui pourra être féconde ou voie de garage, cul-de-sac le si bien nommé.
Rilke, Europe
Je me suis procuré cet ancien numéro de 1989 d’Europe consacré à Rilke. Il ouvre par la republication d’un beau texte de celui qui fut un des premiers traducteurs de Rilke en français, Maurice Betz. « Où Rilke a-t-il pris la singulière audace de déformer si fidèlement tous les rapports du monde, et la force inattendue qui lui a permis de plier à l’expression comme un fer chaud les mots les plus résistants ? On a invoqué – lui-même a confessé – l’influence de Rodin, l’importance de son séjour en Russie ; et tout cela est fort bien. Mais la vérité c’est qu’il a puisé dans les instants où il se sentait le plus lui-même, toute la matière merveilleuse dont est composée son œuvre. Que la vie intime y soit tenue pour plus importante que les rapports des hommes entre eux, et le souci même de notre apparence, et la place qu’ils nous assignent dans leur image superficielle, c’est en cela que je vois le caractère essentiel de l’œuvre de Rilke, en même temps que l’explication de l’accueil tout personnel auquel il nous oblige. » (revue Europe, n° 719, mars 1989, p. 5). Jean-Patrice Courtois, un peu plus loin, cite Rilke : « pour rythmer la prose, il faut s’approfondir en soi-même et trouver le rythme anonyme et multiple du sang. La prose veut être bâtie comme une cathédrale ; là on est vraiment sans nom, sans ambition, sans secours : dans des échafaudages, avec la seule conscience. » (cité ibid. p. 13, extrait d’une lettre à Rodin).
Le principe de moindre action
Je découvre ce principe de la physique qui s’appelle « Le principe de moindre action » et celui qui l’a le mieux formulé, Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759) : « « Lorsqu’il arrive quelque changement dans la nature, la quantité d’action, nécessaire pour ce changement, est la plus petite qui soit possible. »
→ c’est un principe de la physique, très précis, mais il a ici une résonance quasi métaphysique, en tous cas ontologique. Non pas le moindre effort, si souvent entendu péjorativement mais plutôt la façon la plus économe de moyens pour résoudre un problème, pour arriver à une fin. Exemple trivial pour moi : est-il plus simple d’opter pour cette place de parking un peu plus éloigné de ma destination mais ne requérant aucune manœuvre, ou celle-là beaucoup plus difficile à occuper mais plus près du but ?
Et les arcs-en-ciel
Je crois me souvenir que c’est dans un podcast Pilpoul (qui est une méthode d’interrogation du Talmud), où Marc Welinski recevait Etienne Klein que j’ai entendu parler de cette notion. Et aussi dans cette émission une allusion au dédoublement des arcs-en-ciel, principe démontré par Newton : « La plupart du temps on observe un seul arc-en-ciel, appelé arc primaire, qui se forme sur un cercle dont le centre correspond au point anti-solaire (un point à l’opposé du Soleil par rapport à l’observateur). Mais il arrive que cet arc primaire, s’il est très lumineux, s’accompagne d’un arc secondaire dont l’ordre des couleurs est inversé. Plus étalé et moins brillant (son éclat correspond à environ 40% de celui de l’arc primaire), l’arc secondaire est provoqué par la double réflexion des rayons lumineux à travers les gouttes de pluie qui se comportent comme des prismes. » Des arcs tertiaires et quaternaires prédits par Newton ont été photographiés pour la première fois en 2011 !
Ersatz instagrammé
« Choisir le monde au lieu de son ersatz instagrammé », c’est à peu près en ces termes qu’Aurélien Barrau terminait une passionnante mais aussi très inquiétante conférence à des élèves de l’école Polytechnique, démontrant qu’en fait l’effondrement du monde, du aux multiples atteintes à son organisation à tous les niveaux, avait déjà commencé. Où l’on comprend aussi pourquoi les élites raisonnent aussi mal et de façon aussi inquiétante, car voir les choses autrement que celle qu’ils préconisent signifient tout simplement leur éradication à eux !
Lectures
J’ai reçu et entrepris la lecture des Carnets du nouveau jour /3, de Laurent Margantin. J’aime décidément beaucoup ces Carnets, que je lis aussi parfois au jour le jour ou bien chaque semaine quand j’en reçois la version PDF. Ici pas d’images, mais la suite de ces textes qui alternent des croquis pris sur le vif, choses vues, choses entendues, des réflexions, des citations. Cela se renouvelle constamment.
Les Carnets du nouveau jour/3
« Une existence poétique sans validation sociale d’aucune sorte » (13) et « Écrire pour agir sur soi »
« Regarder les choses autour de soi – les regarder ensuite en soi (par le langage). » (22)
Sur l’image
« L’image – associée à l’imaginaire, à un monde qui n’existe pas et que l’esprit aurait créé de toutes pièces. Or l’image est ce qu’il y a de plus originel, de plus naturel dans nos vies et naît de notre rapport au réel » (Carnets de Laurent Margantin, 36)
Une description
Une description dans le journal de Kafka, qui semble très factuelle, comme les siennes. « Journal de Kafka : ‘En bas sur la rivière il y avait plusieurs barques, des pêcheurs avaient jeté leurs lignes, c’était un jour maussade. Jambes croisées, quelques garçons étaient adossés à la rampe du quai.’ » (ibid. 39)
Et plus loin « couleur orangée du tronc de filao sous l’écorce défaite – rappelle l’eucalyptus ». (42)
Magris sur Rilke
Je poursuis ma lecture tranquille du numéro qu’Europe a consacré en 1989 à Rilke, avec une contribution de Claudio Magris. Et sur la crise du langage qu’a traversé le poète : « aussi longtemps qu’on pense avec des phrases qui se terminent par un point, trop de choses ne se laissent pas dire » (Europe, n° 719, p. 27)
« Baudelaire disait que le monde est une forêt de symboles, mais dans le monde moderne le signe n’évoque plus l’être, il se réduit à une ‘fiche manipulable’ (Paolo Zellini). Le monde moderne ne connaît pas l’identité entre l’être et le mot, sur laquelle à l’origine se fonde toute connaissance, et aussi toute religion, toute poésie : le réseau de ressemblances et d’analogies, qui permettait de saisir l’être à travers le mot, s’est relâché et défait, abandonnant les choses à une essence énigmatique et insondable et les mots à une fonction prétentieuse et tautologique de pure et simple référence à eux-mêmes. (...) Rilke est une des grandes voix de ce monde qui ne connaît plus cette correspondance. Mais à la différence de bien des interprètes de la modernité, qui saluent avec un enthousiasme servile l’autonomie du langage et son détachement de la vie, il sent bien, lui, qu’avec l’éclipse de cette correspondance le monde est devenu un désert. ‘Le monde défini’ est celui que les signes dominent, celui dans lequel le langage n’est plus l’expression de la vérité, mais bien un instrument de domination. Mais dans ce monde ‘on n’est plus chez soi’ : Rilke découvre les raisons historiques du déclin de la métaphysique, mais loin de le saluer comme une libération, il le ressent comme une douloureuse privation » (ibid. 27)
Ce qui s’en va irrémédiablement
« ’Nous sommes peut-être les derniers à avoir encore connu de telles choses’ écrit Rilke ; de telles choses, c’est tout simplement la vie : - la fontaine, la vigne, la maison – qui sombre dans l’invisible. Cette transformation dont nous sommes tous responsables – les poètes autant et même plus que les autres – c’est la grande aliénation de l’Occident, ce destin nihiliste qui le voue à l’oubli du sens et des valeurs – Heidegger dirait à l’oubli de l’être. Une telle transformation est ‘terrible’, comme l’ange des Élégies qui l’annonce, mais Rilke, conscient que ‘ces transformateurs de la terre, c’est nous’ considère comme un devoir d’accepter l’effrayant et de faire front à ce devoir de transformation, auquel l’existence ‘habilite’ désormais l’intellectuel et le poète. Rilke consacrera entièrement la dernière phase de sa vie, comme le montrent tout particulièrement les lettres de Muzot, à un dévouement héroïque à cet unique but, de réduire la vie et de la transformer en travail. » (28/29)
Aucune herse verbale
« Le héros de Rilke est au contraire l’enfant prodigue qui ne revient pas à la maison du père mais continue sa route, en ligne droite vers l’infini ; c’est l’individu nouveau, qui n’apprend pas à se connaître lui-même – c’est-à-dire à connaître une identité qui constituerait son essence propre – mais plutôt à se transformer lui-même, en découvrant qu’il ne possède aucune unité essentielle, mais qu’il n’est en fait qu’un processus de mutation. L’individu rilkéen est cette phase de transition et de déclin dont parlait Nietzsche, c’est un individu qui est en train de changer de nature et de devenir radicalement autre. Son cheminement en ligne droite, c’est justement sa transformation. Le travail, grâce auquel il transforme la vieille terre, le transforme lui aussi, avec un acharnement que Rilke contemple partagé entre un regret mélancolique et l’acquiescement opiniâtre à un processus considéré comme inéluctable (...) dans l’insaisissable flux de la vie, qu’aucune herse verbale ne retient définitivement. » (31)