Extraits du Flotoir du jeudi 19 août 2021 au dimanche 12 septembre 2021.
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photo ©florence trocmé - 2021
Pyrocumulonimbus
J’apprends ce terme concernant les nuages de la bouche de Jean Jouzel. Le pyrocumulus, « cumulus flammagenitus selon le nouvel Atlas international des nuages de 2017, est un nuage de la famille des cumulus qui se forment au-dessus d’une source de chaleur intense. Il se forme en général lors de feux de forêts ou d’éruptions volcaniques mais peut également se développer au-dessus de cheminées industrielles ou autres sources de chaleur et de particules fines. La dynamique de formation n’est pas différente des autres nuages convectifs, la source de chaleur servant à déstabiliser l’atmosphère. Selon les conditions de stabilité et d’humidité disponibles, on peut retrouver des pyrocumulus humilis, mediocris, congestus ou même des pyrocumulonimbus. »
Des occurrences
Lisant le livre d’Yves Citton sur l’écologie de l’attention, j’apprends l’existence d’un outil que je ne connaissais pas, le « Google Books Ngram Viewer », qui permet de repérer l’occurrence d’un mot ou d’une notion dans tout le corpus numérisé par Google. L’auteur a effectué une recherche portant sur l’économie de l’attention, en français et en anglais et c’est très intéressant. Il montre ainsi que l’attention à l’attention (!) n’est pas du tout une nouveauté des dernières décennies. Et il cite de manière amusante Charles Tiphaigne de la Roche qui déjà en 1760 disait : « Tout le monde s’est mis à écrire et vous trouverez plus aisément un auteur qu’un lecteur » (Cité in Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, p. 37)
Trois niveaux
Yves Citton va se pencher sur la question de l’attention à trois niveaux, l’attention collective, l’attention conjointe et l’attention individuante. Cette distinction articule la construction du livre en différentes parties.
L’attention individuante
Concernant cette attention individuante, ces mots : « Les enseignements passionnants délivrés par la neurobiologie de l’attention méritent d’être resitués dans le millefeuille des régimes superposés qui structurent nos sensibilités et nos désensibilisations. La nano-économie intracérébrale de l’attention, modélisée en termes de zones, de synapses, d’influx et de neurotransmetteurs, ne prend son sens que recadrée à l’intérieur de la microéconomie des petits groupes au sein desquels nous évoluons quotidiennement (famille, bureau, entreprise) et de la macroéconomie des grands flux médiatiques emportant nos consciences dans leurs envoûtements. Au sein du double cadre fourni, d’abord, par ce à quoi nous prêtons attention collectivement, ensuite, par ce à quoi tu prêtes une attention conjointe à la mienne, il importe au plus haut point de comprendre dans quelle mesure – et surtout comment – je peux réorienter l’attention qui dirige mon devenir.
Voilà l’objet de l’attention individuante, telle que nos expériences esthétiques en fournissent à la fois un modèle réduit et une épreuve grandeur nature, une occasion d’exercice pratique et de réflexion critique. Savoir choisir ses aliénations et ses envoûtements, savoir construire des vacuoles de silence capables de nous protéger de la communication incessante qui nous surcharge d’informations écrasantes, savoir habiter l’intermittence entre hyper-focalisation et hypo-focalisation – voilà ce que les expériences esthétiques (musicales, cinéphiliques, théâtrales, littéraires ou vidéoludiques) peuvent nous aider à faire de notre attention, puisque l’attention est tout autant quelque chose que l’on fait (par soi-même) que quelque chose que l’on prête (à autrui). (p. 48)
Une ligne inerte
Déployant le beau terme d’écologie de l’attention, Yves Citton interroge Ngram Viewer, en 2014 (date de la rédaction du livre) et il n’y a pas une seule occurrence. Je m’amuse à refaire le test en 2021 et découvre une occurrence unique. « Faire décoller cette ligne encore inerte, écrivait-il en 2014, relève pourtant d’une nécessité urgente et constitue l’une des ambitions de ce bref essai ». Il y a donc encore du chemin à parcourir. En revanche, autre test, une recherche Google, en ce jour, renvoie 22 700 résultats. Ça bouge, Yves Citton ! Il s’agit de sortir d’une économisation de l’attention, que l’on peut synthétiser dans la fameuse formule d’un ancien patron de télévision « vendre du temps de cerveau » à une célèbre marque de soda.
Reconnaissance de dette
Magnifique relevé de la photographe Jacqueline Salmon de tout ce qu’elle doit à tant d’artistes. Ma liste serait forcément très différente, mais je ne résiste pas au plaisir de transcrire ici la sienne, pour ce qu’elle est, une véritable, humaine et profonde reconnaissance de dette : « Ainsi je dois, affirme Jacqueline Salmon, à Jean Louis Schefer de tenter des photographies ouvertes à fort contenu sémantique, à Andreï Tarkovski une obsession pour les miroirs de l’eau dans les lieux construits, à Kazimir Malevitch une jouissance à capter un carré noir ou un carré blanc sur fond blanc, à Pina Bausch de voir les animaux dans des espaces improbables, à Giorgio De Chirico la prise en compte des perspectives et de leur symbolisme, à John Cage des compositions par touches minimales, à Antoni Tapies de barrer de signes noirs des premiers plans, à François Morrelet d’affiner l’adjacence de formes, à John Constable et à Eugène Boudin mon intérêt pour les nuages, à Hubert Damisch les sols en damier et à Johannes Vermeer les perspectives emboîtées, aux costumes de la Rome antique l’esthétique des drapés, à Lawrence Wiener les installations d’objets alignés, à Goethe une fascination pour les réalisations des apprentis sorciers du nucléaire, à Jean-Louis Garnell les photographies de désordres, à Edgar Poe la vie propre des ombres, à Bachelard la poétique des espaces, à la peinture chinoise l’intérêt du vide et des flux et à l’histoire de ma vie peut-être un intérêt pour ce qui est cassé… » (source, une fois encore le site de Fabien Ribery !)
Je note cela aussi, auquel je suis très sensible : « Jacqueline Salmon questionne à la façon d’un herbier expérimental géant la notion de choses vues, mais aussi celle de feuilles, au sens botanique comme au sens littéraire, tout en évoquant par elles l’origine végétale de la photographie (The Pencil of Nature). »
Parler allemand
Laurent Margantin dans ses Carnets : « Tout seul, je parle allemand à voix haute, et j’ai aussitôt le sentiment de ‘parler vraiment’, comme si, parlant français, j’étais loin de toute véritable parole. En un instant, je retrouve une langue qui n’est pas celle de l’enfance, de la famille, du passé le plus lointain et le plus enfoui, une langue où aucun mot n’est hérité, chargé de tant d’émotions et de pensées fantomatiques. Ai-je le sentiment de retrouver ainsi la parole parce que je parle en toute liberté, parce que cette langue est, pour moi, celle de la liberté (liberté aussi d’hésiter, de buter sur des mots, d’en découvrir de nouveaux, et même de ne pas savoir dire, de chercher et chercher encore, toujours en terre inconnue) ?
→ L’allemand est sa langue d’apprentissage, sa langue de travail (enseignement et traduction), ce n’est pas le cas pour moi, mais c’est une langue avec laquelle j’ai toute une histoire, bien particulière et que je devrais peut-être plus souvent parler dans mon for intérieur ! Et pourquoi ce qui soudain s’impose est « Ich bin der Schneider Kakadu », en fait un thème tiré d’une sorte de jeu chanté comique mais dont Beethoven a repris le thème pour des variations pour piano. Que j’écoute par trois ensembles qui ont bercé mes jours de jeunesse : Barenboïm/Du Pré/Zukerman puis Stern/Istomin/Rose.
Comme des portraits de lecteur !
« Dans le métro, ils sont tous plongés / dans leurs journaux ; / étudiants de l’actualité, à coup sûr : / La guerre du Vietnam, la crise au Moyen-Orient, les conflits entre les Russes et les Chinois / Mais quand la rame arrive à la station du champ de courses, / jeunes et vieux se précipitent au-dehors ; / ils étudiaient juste les pronostics du tiercé, visiblement // Mais pas tous : / un homme reste assis, /crayon en main, / plongé dans ses réflexions - / il fait des mots croisés. »
Charles Reznikoff, A la source du vivre et du voir, traduction André Markowicz, Editions Unes, 2021, p. 20.
Le terrible
Retour aux Cahiers de Malte et ces mots qui résonnent dur dans le terrible contexte actuel : « L’existence du terrible dans chaque parcelle de l’air. Tu le respires avec sa transparence ; et il se condense en toi, durcit, prend des formes pointues et géométriques entre tes organes ; car tous les tourments et toutes les tortures accomplis sur les places de grève, dans les chambres de la question, dans les maisons de fous, dans les salles d’opération, sous les arcs des ponts en arrière-automne : tous et toutes sont d’une opiniâtre indélébilité, tous subsistent et s’accrochent, jaloux de tout ce qui est, à leur effrayante réalité. Les hommes voudraient pouvoir en oublier beaucoup ; leur sommeil lime doucement ces sillons du cerveau, mais des rêves le repoussent et en retracent le dessin. » (op. cit. p. 70)
→ ce qui est très curieux c’est qu’ailleurs dans le récit, le narrateur fait part d’une terrible phobie de sa mère pour les épingles.
Beethoven
À verser au dossier « Rilke et la musique » (qui n’existe pas encore en réalité !), le passage des Cahiers de Malte sur les deux masques, celui dit de l’inconnue de la Seine et le masque mortuaire de Beethoven : « L’autre visage qui sait. Ce dur nœud de sens tendus à se rompre. Cette implacable condensation d’une musique qui sans cesse voudrait s’échapper. » Et là on pense à la lutte presque corps à corps de Rilke lui-même avec ses Élégies.... « Le visage de celui à qui Dieu a fermé l’ouïe pour qu’il n’y ait plus de sons hors les siens ; pour qu’il ne soit pas égaré par le trouble éphémère des bruits ». Puis cette critique qui elle aussi résonne fort alors que je suis en train de lire, effarée, les démonstrations d’Yves Citton dans son livre sur l’attention, je vais y revenir. « Car à présent qui te retirera des oreilles cupides ? Qui les chassera hors des salles de concert, ces vénaux dont l’ouïe stérile se prostitue et ne reçoit jamais (...) Mais si jamais, maître, un chaste à l’oreille vierge était étendu contre ton son : il mourrait de félicité, ou il concevrait l’infini, et son cerveau fécondé éclaterait de trop de naissance. » N’était-ce pas cela que redoutait Rilke et qui l’a tenu loin de la musique, dont on a pourtant l’intuition qu’elle eût été un art essentiel pour lui. Il avait une très juste perception des effets de la perception, tout Malte le crie dans chacun de ses tableaux. Je crains que les 500 romans de la rentrée fassent toujours bien pâle figure auprès de cette prose-là. Qui n’a pas pris une ride en plus de cent ans et qui plus est, semble d’une modernité étonnante.
De la célébrité
Pages aussi importantes sur la célébrité et sa capacité de tuer toute création véritable. Là aussi, après avoir lu les longues descriptions d’Yves Citton sur le fait qu’aujourd’hui « exister c’est être perçu », comment ne pas être impressionnée par les remarques presque prophétiques de Rilke : « La gloire, cette démolition publique d’un qui devient et dans le chantier duquel la foule fait irruption en déplaçant les pierres. (...) Ne demande à personne de parler de toi, même pas avec dédain. Et si le temps passe et que tu t’aperçois que ton nom circule parmi les hommes, n’en fais pas plus de cas que de tout ce que tu trouves dans leur bouche. » (p. 75-76)
→ je pense aussi à l’autre envers de la célébrité, qui fait que certains s’approprient tel ou tel artiste et tendent à en déposséder les autres. Gardiens du temple, exécuteurs testamentaires symboliques, ils empêchent les autres d’approcher. Soit en leur faisant sentir leur illégitimité à le faire, soit en excluant toute vue autre que la leur. Je pense ici à Celan, à Walter Benjamin. Et avec bonheur à Rilke, qui est si peu à la mode parmi les grands « intellectuels ».
Vue très dure du cirque littéraire, en une page qui semble être un portrait d’Ibsen : « Ô toi le plus solitaire, à l’écart de tous, combien vite ils t’ont rejoint, en se servant de ta gloire ! Eux qui, si récemment encore, étaient contre toi de fond en comble, voici qu’ils te traitent comme leur égal. Et ils portent tes mots avec eux, dans les cages de leur présomption, et ils les montrent sur les places, et les excitent un peu, du haut de leur sécurité : tous tes fauves enchaînés. Que t’importait qu’une femme restât ou partît, que le vertige saisît quelqu’un et la folie quelque autre, que les morts fussent vivants et que les vivants pussent sembler morts ; que t’importait tout cela ? Tout cela était si naturel pour toi ; tu le franchissais comme on traverse un vestibule, sans s’arrêter. Mais tu t’attardais et te baissais, là où notre devenir bout, se précipite et change de couleur : au dedans. En un tréfonds où personne n’avait jamais pénétré, une porte s’était ouverte devant toi, et voici que tu étais près des cornues, sous les reflets de la flamme. Là où tu n’emmenas jamais personne, méfiant, c’est là que tu t’assis et que tu discernas des différences. Et c’est là – parce que c’était la force de ton sang de révéler, et non pas de former ni de dire – que tu pris cette décision inouïe de grossir à toi seul ce fait tout menu, et que tu ne distinguais d’abord qu’au fond de tes éprouvettes, de telle sorte qu’il apparût à des milliers d’hommes, immense devant nous. Et ton théâtre fut. » (ibid., p. 76)
De la lecture
« Mademoiselle était assise à côté de moi, un peu en retrait et elle lisait. Elle était très loin quand elle lisait, et je ne sais pas si c’était dans son livre ; elle pouvait lire, de longues heures durant, elle tournait rarement les pages et j’avais l’impression que sous ses yeux les pages devenaient sans cesse plus pleines, comme si son regard y faisait naître des mots nouveaux, certains mots dont elle avait besoin et qui n’étaient pas là. » (ibid., p. 84)
Destinées à un seul
« Je me revois couché dans mon petit lit-cage, ne dormant pas, pressentant confusément qu’ainsi serait la vie : pleine de choses tout étranges, destinées à un seul et qui ne se laissent pas dire. » (p. 87)
En une poignée de mots, résurrection de cette expérience enfantine si profonde et si vite enfouie du pourquoi ? Rilke a pensé, écrit, vécu le pourquoi jusqu’au bout. Presque tous nous l’oublions dès que possible pour arriver à vivre, tant mal que bien.
Sur la digitalisation
Preuve de la modernité de Rilke, je ne sens aucun hiatus en ouvrant, quelques minutes après avoir fermé les Cahiers de Malte, Pour une écologie de l’attention, ce livre d’Yves Citton pourtant consacré en partie à des faits qui n’ont aujourd’hui que quelques années de vie, voire moins.
Il conduit toute une réflexion pour moi très féconde sur la digitalisation. « Aussi haute que soit la définition d’une image numérique, aussi raffinée que soit la carte son d’un ordinateur, couleurs et sons se réduisent aujourd’hui à des unités d’échantillonnages, standardisées, prédéterminées, par le système de digitalisation sur lequel repose le fonctionnement de l’appareil utilisé. On peut parler de grammatisation, avec Sylvain Auroux et Bernard Stiegler pour désigner cette réduction du continuum sensoriel sur lequel porte notre attention à des unités discrètes susceptibles de manipulations logiques. »
Ce qui force à s’interroger d’un peu plus près et pas forcément sous l’angle technique sur ce que l’on fait avec les images que nous prenons, avec les sons enregistrés. D’où peut-être ce besoin de prendre les photos au format RAW, c’est-à-dire brut, même si ce ne sont que des « unités discrètes ». Mais celles-là, il me revient à moi de les manipuler et pas à l’instance qui a décidé qu’on pouvait se passer de cette énième nuance de rouge ou de cet harmonique à la limite de l’audible.
La source du vivre et du voir
Très beau livre que celui de Charles Reznikoff, A la source du vivre et du voir, dans une traduction d’André Markowicz, paru chez Unes. Une longue traversée de la vie de Reznikoff, les années d’enfance dans les quartiers juifs de New York, l’antisémitisme terrible qui régnait et s’exprimait sans contraintes là-bas à l’époque, y compris par des agressions physiques, les années de formation, les parents, les grands-parents. Tout coule de source, fluide et puissant en même temps, en un beau vers libre. Il y a d’ailleurs toute une séquence où Reznikoff s’exprime sur ce vers : « j’étais rongé par une lassitude secrète / du mètre et des strophes régulières / qui m’étaient devenues trop fades. Les rimes et lignes lisses / me semblaient affectées, un accent faux sur les mots et les syllabes - / ». Il parle ensuite du « tout nouveau vers que certains Américains commençaient à écrire – / après le ‘vers libre’ français peut-être, / ou les rythmes irréguliers de Walt Whitman, /la traduction anglaise de la Bible hébraïque / et, bien avant encore, le vers brut des Anglo-Saxons – / m’avaient paru, comme je les avais découverts / justes : / pas découpés selon un modèle, aussi brillant soit-il / pas destinés à remplir des moules tout prêts ; / mais des mots et des phrases qui coulent comme la pensée. » (p. 126). Il se met donc à écrire selon ce nouveau modèle mais est confronté au jugement très dur d’un ami et consent qu’il écrit « des vers à la va comme je te pousse. ». Or à présent, dit-il « je voyais que je pouvais utiliser la machinerie très coûteuse / qui m’avait demandé quatre ans de labeur sur le droit / et dont je pensais qu’elle était inutile pour mon écriture : décortiquer les phrases pour voir leur sens exact, / soupeser les mots pour ne garder que ceux qui avaient de l’importance pour mon propos / et rejeter les autres comme des coquilles vides. »
En allemand, trois mots pour l’attention
Poursuite de la lecture de l’édifiant Pour une écologie de l’attention d’Yves Citton : « Ces inégalités opposent des riches et des pauvres qui ne sont plus (seulement) définis en termes de revenus monétaires mais d’attention, déclinée selon les trois nuances qu’en propose l’allemand – Zuwendung : dans quelle direction s’oriente notre regard ? Aufmerksamkeit : de qui remarque-t-on la présence et l’existence ? Beachtung : aux besoins et aux prises de parole de qui accorde-t-on de la considération ?
→ et je me souviens de l’insistance sur « les attentions » dans les propos de m. Et son art des attentions, le tout petit geste au bon moment qui atteste d’une vraie considération pour la personne et d’une vraie prise en compte de ce qu’elle vit, joyeux ou surtout triste, à ce moment-là. Avec tout ce vocabulaire, les petites attentions qui touchent. Et qui sont en général tellement liées au préalable de faire attention à la personne en question. Si je ne sais rien d’elle, par indifférence, si ses désirs et ses habitudes me sont inconnues, comment avoir une juste attention pour elle ?
Un véritable écrasement des nuances
« La numérisation n’opère donc pas seulement une grammatisation du continuum sensoriel (réduit à des échantillons plus ou moins nuancés de la réalité représentée). Elle participe aussi toujours d’une procédure de PROGRAMMATION, c’est-à-dire d’un protocole qui, en régissant la saisie du continuum concret en données abstraites, pré-paramètre matériellement (et non seulement culturellement) notre perception de la réalité. Autrement dit : toute grammatisation implique une certaine grammaire qui s’impose à travers elle. Telle est l’intuition fondamentale qui anime toute la pensée de Vilém Flusser, dont nous commençons à peine à prendre la mesure : la programmation de nos perceptions par nos appareillages techniques induit nécessairement la programmation de nos comportements, du fait du pré-paramétrage de notre attention. La numérisation de notre attention soumet celle-ci à des effets de programmation inhérents aux vecteurs qui lui permettent de circuler plus rapidement, plus largement, plus intensément que jamais. Le passage par ces vecteurs impose – de façon rigidement mécanique et non plus seulement de façon souplement culturelle – la soumission à certains protocoles qui en sont la condition d’accès. (...) La sélection d’un certain taux d’échantillonnage (généralement conditionné par des calculs économiques orientés par le profit marchand) induit mécaniquement l’effacement de certaines nuances considérées comme négligeables – par qui ? au nom de quoi ? en fonction de quelles pertinences ? de quelles sensibilités ? » (p. 128)
Tout sur Page Rank
Très fine et édifiante analyse du fonctionnement du système Page Rank du célèbre moteur de recherche, qui permet de sortir en premier d’une liste parfois très longue les résultats soi-disant les plus pertinents en regard de la recherche effectuée. En fait le système « ne trouve ce que nous cherchons que parce qu’il aligne notre attention individuelle sur les orientations dominantes de notre attention collective. » De sorte que ce « formidable condensateur d’attention collective repose sur une dynamique de convergence des regards qui répandue de façon monopolistique sur toute la surface du globe risque fort de ressembler au grégarisme mimétique d’un banc de poissons » ! (p. 134 et 135).
Du rating au ranking
Bien désolée de devoir utiliser ces mots dans ce Flotoir ! Je regrette d’ailleurs un peu qu’ici Yves Citton qui est professeur de littérature et média à Paris 8 adopte si massivement le langage très économique, bourré de mots anglais, de ses sources. J’eus aimé qu’il surplombe son sujet d’un cran de plus (excellente synthèse, très claire et puissante) en la traduisant dans une langue plus agréable à lire. Il citera d’ailleurs un peu plus loin mon cher et indispensable Paul Valéry. Qui en ses Cahiers n’est pas toujours très clair et limpide, mais qui n’utilise pas d’anglicismes, à ma connaissance.
Mais allons-y pour le rating et le ranking ! Il y aurait quatre modèles de valorisation : l’économie des références bibliographiques régissant le monde universitaire, l’économie de l’attention reconfigurée par internet, l’économie du prestige organisant le monde de l’art et l’économie du crédit qu’administrent les agences de notation : « Ces quatre modèles sont le lieu d’une rivalité entre deux types d’opérations qu’il convient de distinguer soigneusement. Au sein des mondes universitaires, artistiques et financiers, c’est encore la pratique du rating (notation) qui semble dominer, c’est-à-dire ‘la position le long d’une échelle de valeurs déterminée par un système d’évaluations subjectives, basées sur la reconnaissance, la confiance et le soutien de personnes avec qui un complexe réseau de relations a été établi ».
Disons, pour donner un exemple que si Poezibao établit par des notes de lecture que tel livre est important ou de qualité, on est dans une logique de rating.
En revanche « PageRank illustre au contraire une logique de ranking (classement), c’est-à-dire une position dans une certaine hiérarchie, attribuée selon une procédure objective, une méthode, un algorithme. Dans la plupart des domaines, l’attention machinisée -électrifiée, numérisée- tend à se substituer à l’attention humaine, essentiellement pour des raisons de coûts : tout est fait pour nous pousser du rating vers le ranking. »
Si je comprends bien et si je reprends mon exemple d’un choix de lecture, au lieu de suivre le conseil de quelqu’un en qui j’ai confiance, je vais me voir suggérer fortement, pour des raisons souvent très matérialistes, tel ou tel ouvrage, dont l’éditeur aura éventuellement payé le moteur de recherche pour qu’il apparaisse dans les premiers résultats. Il y a classement à la fois par une logique globalisante et matérialiste mais aussi potentiellement orientée vers un profit.
L’attention est vecteur
Un peu d’air avec Paul Valéry cité p. 143 : « l’attention est vecteur et potentiel ». C’est nous dit Yves Citton une poussée, un prolongement, une direction de l’effort, elle est « bien moins une réalité (comptable) qu’un ‘potentiel’ (imprédictible). (...) l’attention tend vers quelque chose, elle appelle à une sortie de soi, à un élargissement des horizons. » (p. 144)
→ Recopiant, non sans difficulté, ces extraits du livre d’Yves Citton, je me demande ce que je « fish » là ! Mais en réalité je pense que c’est essentiel d’essayer de se rendre compte de ce que les puissances économiques, voire politiques, sont susceptibles d’utiliser, dans les outils contemporains, pour infléchir, gauchir, manipuler notre pensée, nos désirs, nos choix. C’est la recherche d’une forme de lucidité, difficile, complexe, mais nécessaire, même à peine formée et informée.
Des rencontres
« Ce furent, certes, des heures qu’on ne saurait dire perdues, enrichies qu’elles étaient par la sollicitude de ces êtres de grande qualité ; manquait seulement cette vibration qui se prolonge au-delà de l’instant vécu ».
→ Toujours cette acuité de Rilke à sentir puis exprimer ce qu’il peut ressentir. Et elle est tellement juste cette remarque sur le sillage, l’impression que peut laisser toute rencontre. La plupart d’entre nous captons très bien ces ondes mais la plupart du temps nous les ignorons, par manque d’attention à nous-mêmes ou parce qu’il serait gênant d’explorer véritablement ces ressentis. Alors même qu’ils nous informent en profondeur sur la nature de nos relations. Acuité de Rilke déjà toute formée alors qu’il est encore tout jeune puisque cette remarque est tirée du journal florentin, écrit à la toute fin du siècle, entre 1898 et 1900 alors donc que le poète, né en 1875, n’a pas encore 25 ans. (Journaux de jeunesse, Seuil, 1989, traduction de Philippe Jaccottet, p. 13)
Sur la musique
Encore un extrait à verser au dossier des relations complexes de Rilke et la musique. Toujours dans ce journal florentin, il note : « Celui qui parle d’art entend par là, nécessairement, les arts ; car ils sont les modes d’expression d’une seule et même langue. Seule la musique refuse de s’inscrire dans cette réflexion d’ensemble. Je n’ai jamais trouvé le chemin pour l’approcher. Je crois néanmoins que sa situation est essentiellement différente de celle des autres arts. Le compositeur n’a pas à intégrer ses aveux dans le quotidien. Il dispense, dans la délivrance des sons, des possibilités endormies, que seul celui qui détient la formule magique peut réveiller pour en tirer de la joie et une fête. Il y a pourtant, dans cet art-là précisément, une foule de révélations complémentaires. Je pense souvent qu’il est présent dans tous les autres arts, dont les œuvres nous l’offrent de façon plus secrète. De fait : l’état d’âme que suscite un tableau ou un poème ressemble à plus d’un égard à un lied. Le temps viendra où je pourrai parler de cela aussi. Car je chercherai la musique. Mais je le sens : il faut se laisser mûrir, ne rien précipiter, ne pas rêvasser. Toute clarté succède à toute nuit comme une aube. » (ibid. p. 32)
→ ici en revanche on sent que la pensée est encore peu affermie, peu précise. On a le sentiment que Rilke tâtonne, alors qu’il écrit ce journal florentin lors d’un séjour à Florence essentiellement pour Lou Andreas-Salomé qu’il avait connue très peu de temps auparavant
Méthode
Il tâtonne peut-être mais dès le début, il creuse : « Le chemin qui mène à la vraie valeur de tout œuvre passe par la solitude. S’enfermer avec un livre, un tableau, un lied, deux à trois jours, étudier son style de vie et observer ses singularités, entrer dans sa familiarité, mériter sa foi et vivre avec lui quelque chose : une souffrance, un rêve, un désir. » (ibid. p. 36)
Les irremplaçables résonances affectives
Yves Citton, dans la seconde grande partie de son livre Pour une écologie de l’attention se penche sur ce qu’il appelle l’attention conjointe. On change donc de focale, après le champ large, qu’il imagine « depuis Saturne » de toute la première partie consacrée à l’attention collective. Il étudie notamment cette action conjointe par le biais de deux situations particulières, la situation d’enseignement et le spectacle vivant. Et il s’attache à démontrer à quel point, dans un cas comme dans l’autre, la présence des protagonistes est déterminante pour la vraie transmission. Belle étude des Mooc, ces cours en ligne, présentés parfois comme la panacée pour l’enseignement, puisqu’ils permettant à un grand professeur d’université de faire cours pour un jeune étudiant africain plus ou moins isolé. Oui mais ! Conclusion de Citton : « seule l’interaction présentielle unissant en direct des corps résonnants peut optimiser la pratique pédagogique ». C’est sans appel, comme la démonstration qui est faite. « Les meilleurs Moocs peuvent donc rendre des services admirables : s’ils sont bien réalisés, ils peuvent contribuer à donner à certains savoirs et à certains gestes de recherche une diffusion absolument inédite et proprement réjouissante. Ils ne sauraient toutefois pas davantage se substituer à l’enseignement présentiel qu’une photographie ou une vidéo de pizza ne peuvent se substituer à la pizza elle-même aux yeux d’un affamé. En plus d’informations et de méthodes de recherche, nous avons tous faim des irremplaçables résonances affectives que seul peut apporter un écosystème d’attention réciproque vécu dans l’immédiateté de la co-présence. » (p. 175)
Comme un arpent de terre
La correspondance de Lou Andreas-Salomé et Rilke commence par les lettres d’amour qu’ils échangèrent lors de leur rencontre. Il y aurait ensuite un grand blanc dans la correspondance, de leur fait. Des lettres détruites. Mais après leur séparation amoureuse une nouvelle ère s’ouvre, celle d’une profonde relation. Elle lui écrit ainsi en 1903 : « Cette chose ‘la plus réelle’ dont tu écrivais récemment que tu aimerais t’y raccrocher quand tes angoisses intérieures te vident de toute autre impression et semblent te livrer à l’inconnu – cette unique chose réelle, tu l’as déjà en toi, cachée comme une graine, et c’est pourquoi tu ne t’en rends pas compte encore. Tu la possèdes, parce que tu es devenu comme un arpent de terre où tout ce qui tombe, seraient-ce les moindres débris, les pires échecs, la laideur et les déchets, doit subir l’élaboration unifiante qui en fera l’aliment de cette graine. » (p. 71)
Tout créateur n’est-il pas d’abord un arpent de terre, à préparer, à amender, à travailler, bref tous les verbes qui caractérisent le travail de la terre pour la rendre plus propice à recevoir les graines et il est bon ici de voir qu’au fond Lou, qui était psychanalyste il ne faut pas l’oublier, ne sépare pas le bon grain de l’ivraie. Écologiste avant l’heure !
Comme un oiseau dans le désert
Et elles sont reçues et lues et relues les lettres de Lou. Rilke : « Depuis je l’ai relue souvent, tout en marchant dans le jardin, et chaque fois je l’ai ressentie comme quelque chose de nouveau, d’inespéré, d’extraordinairement généreux. C’est ainsi que les oiseaux venaient apporter du pain à ceux qui vivaient au désert ; peut-être se nourrissaient-ils d’eux-mêmes, de la profondeur de leur détresse et de leur solitude, mais ils ne le savaient pas jusqu’à ce que l’oiseau survînt avec ce petit pain, tel le signe extérieur de la nourriture intérieure dont ils vivaient... » (p. 72)
Trop profond ?
« Il me semble que ce que je ressens réellement tombe trop profond, tombe, tombe pendant des années en moi, au point qu’à la fin je n’ai plus la force de l’en extraire : j’erre, anxieux, avec mes profondeurs surchargées, sans jamais les atteindre. Je sais bien que l’impatience est préjudiciable à tous les processus de transformations qui s’accomplissent dans l’ombre, comme dans le trésor des cœurs ; et que la patience contient tout : humilité, force et mesure. » (p. 72)
→ Il faut ici se souvenir qu’à la fin de sa vie, traduisant Valéry et son patience, patience, patience... il écrira, lui, quatre fois le mot Gedulden !
Mais il est loin d’être tiré d’affaire ! « Que doit faire quelqu’un qui comprend si mal la vie, qui est obligé de subir, de constater que sa volonté propre est toujours plus faible qu’une autre grande volonté dans le courant de laquelle il lui arrive d’être entraîné comme un objet ? Que doit faire quelqu’un, Lou, devant qui les livres qu’il voudrait lire ne s’ouvrent pas autrement que de lourdes portes que la première rafale referme ? Que doit faire quelqu’un pour qui les êtres sont aussi pesants que les livres, aussi étrangers et superflus, parce qu’il ne peut trouver en eux ce dont il a besoin, parce qu’incapable de choisir en eux, il accueille à la fois ce qu’ils ont d’essentiel et de fortuit, dont il lui faut aussi porter la charge Que doit-il faire Lou ? Doit-il rester absolument solitaire et s’habituer à vivre avec les choses, qui lui sont plus semblables et ne lui imposent aucun fardeau ? » (p. 73).
L’importance du Rodin
« Désormais, je comprends tout. Grâce à ton Rodin. » lui écrit-elle un peu plus tard. « Pendant cette ‘période Rodin’ où tu t’es senti ‘un peu préservé par cette immense rencontre’, tu as consacré tes forces de créateur à reconstituer la création d’un autre. Une fois sorti de là, tu es resté imprégné des suggestions reçues et rendues par toi si bien qu’elles semblent tiennes ; tu as tout regardé, étrangement, avec les yeux de Rodin, braqués sur le détail à la fois physique et psychique, en concentrant toute ton énergie sur l’éloquence de la ‘physis’, alors que rien de tout cela ne pouvait trouver son moyen d’expression parfaitement adéquat dans ton instrument, la poésie (...) ce travail sur Rodin (...) son dévouement même comportait une part de refoulement et un constant brassage d’éléments personnels qui, ne pouvant épuiser leur résonnance dans ce livre, devaient continuer à vibrer dans une sorte de vide, du fait qu’ils étaient sous l’emprise de ce thème tout en lui restant extérieurs. »
Quelle superbe exégèse et quel encouragement aussi pour tous ceux qui font un détour par l’œuvre des autres pour tenter de découvrir leur propre chemin ! A tout créateur, ne faudrait-il pas suggérer de lire, outre les Lettres à un jeune poète, de lui, Rainer, ces lettres de Lou, dans leur correspondance.
Se dévouer à son contraire
Et elle revient à la charge, Lou, disant que la force du Rodin de Rilke tient aussi « au fait que tu t’es dévoué à ton contraire, à ton complément, à la personnification d’un rêve, que tu t’es donné comme une épouse. Je ne puis l’exprimer autrement, ce livre a quelque chose d’un mariage-, d’un saint dialogue, une façon d’être accueilli dans ce que l’on n’était pas, mais que l’on est, mystérieusement, devenu. (...) Ta suggestibilité (qui comporte à la fois ta puissance et ton impuissance) apparaît ici comme une force qui s’est dépassée elle-même en te subordonnant profondément, longuement, patiemment, à ce qui t’était difficile et opposé (...) je crois que de telles expériences font toucher du doigt les limites des possibilités humaines : on fait alors, pour soi, l’épreuve ce que l’on est. »
Et de façon très prémonitoire, quand on pense à la genèse des Élégies de Duino, elle ajoute : « Il faudra peut-être des années avant que ne s’élèvent en toi, tels des souvenirs et grâce à ces heures, ces réalisations suprêmes de ton être où se manifestera la profonde logique qui lie l’homme et l’artiste, la vie et le rêve. »
Et sa bouleversante conclusion : « Quant à moi, je suis certaine désormais de ce que tu es ; et c’est bien ce que ce livre comporte de plus personnel pour moi : que je nous crois alliés dans les graves mystères de la vie et de la mort, unis dans l’élément éternel qui lie les humains entre eux. Désormais, tu peux compter sur moi. » (pp. 81 et 82)
Curieuse transition
Ou pas tant que cela ? Oui si l’on considère que je quitte la belle langue de Jaccottet en sa traduction pour la langue si lourde et difficile d’Yves Citton dans Pour une écologie de l’attention, bourrée de références et d’anglicismes. Mais il dit des choses bien importantes ! À propos du care, par exemple dont il analyse les trois injonctions. « L’éthique du care suggère au moins trois injonctions (...) Le souci relationnel débouche d’abord sur un effort concret d’écoute attentionnée (...) en tant que sollicitude, le care assure le passage de la sensibilité attentive à l’action attentionnée. Il s’agit de suspendre tout jugement surplombant sur la valeur (la légitimité, la rationalité, l’insignifiance ou la mièvrerie) d’un souci, d’une demande ou d’une récrimination. (...) Le souci relationnel invite ensuite à valoriser un soin pluraliste : tu t’efforceras d’autant plus de valoriser une sensibilité qu’elle t’est étrangère et originellement incompréhensible. (...) Les deux injonctions précédentes reposent en réalité sur une troisième, plus fondamentale, qui exige de la part de chaque membre actif d’un collectif, envers tous les autres, une certaine avance de confiance. » pp. 199 et 200)
L’attention flottante
De belles pages dans ce livre sur l’attention flottante, avec évocation bien sûr de l’origine de ce concept dans la psychanalyse mais soulignant qu’il est « d’une portée considérable bien au-delà des divans ». Car partout « des désirs inconscients hantent nos paroles à l’état spectral ». « L’attention flottante consiste essentiellement à suspendre les contraintes traditionnelles du raisonnement pour se laisser porter par des effets de résonance ».
C’est pourquoi aussi je prône la possibilité d’une lecture flottante, qui ne s’attache pas au strict contenu du texte, mais laisse la pensée errer à sa surface, pour entendre ce qu’il dit au-delà ou en -dessous de lui-même apparent.
Le flâneur
Dans ce livre encore une belle citation sur le flâneur, empruntée à André Carpentier et qui me fait songer, sans doute à tort me diraient les spécialistes, à Walter Benjamin : « L’approche du flâneur consiste ainsi à se présenter en être parmi les êtres tout en maintenant une vigilance flottante quant aux choses du quotidien. J’entends un genre de vigilance qui suspend la pensée programmée et qui rend le flâneur disponible au monde ambiant, généralement sans les ressources de l’analyse spécialisée, juste en se mettant en présence des choses et en laissant œuvrer la sensation. »
→ se mettre en présence des choses, des paysages et laisser œuvrer la sensation, c’est aussi un magnifique conseil au photographe.
« Cela exige une forme de détachement proche du lâcher-prise, doublée d’une mise à nu des sens, ordinairement la vue et l’ouïe en premier. Certes, le flâneur n’est jamais parfaitement détaché de toute visée exploratoire, mais il refuse d’y sacrifier sa liberté de musarder. » (cité p. 204)
Renaud Ego
J’ouvre Vous êtes ici, livre pour lequel Véronique Pittolo m’avait donné une belle note de lecture. J’avais aussi à l’époque sondé le livre et choisi de substantiels extraits pour l’anthologie permanente.
Suis-je obsédée par Rilke (oui, c’est évident !) mais il me semble trouver dans le propos liminaire et dans le premier poème des échos de Rilke et notamment du Weltinnenraum qui suppose de très profondes et singulières interactions entre le monde intérieur et l’univers extérieur. « Parler, écrire sont des actes traversés par cette conscience originaire d’un dehors que chacun de nos sens inspire pour en faire la touffeur de ce que nous appelons une intériorité. Nous sommes à l’intérieur de l’extérieur sans que nous abandonne l’intuition que nous pourrions être la source de ce dehors, ou encore, que nous pourrions le mettre au-dedans de nous au terme d’un renversement prodigieux » (Renaud Ego, Vous êtes ici, 2021, Le Castor astral).
Je constate au demeurant que Rilke est l’un de ceux qu’Ego cite en fin de livre.
« Aussi, du dedans dévêtus / rejaillir dans ce don de la pensée : / le possible même impossible / – car divaguer est sans limites / Aussi, infimes et aptes à l’infini / je suis, nous sommes plus vastes / d’imaginer, de nous imaginer, / de bondir hors des faits (p. 12)
Bondir hors des faits, convoquer la terre entière, aucune tour d’ivoire ni aucun solipsisme, ici mais une traversée permanente des frontières entre dedans et dehors. « Si je suis une personne c’est dans ce corps / qui se disperse et se dépose ailleurs, / que je sois le passant pour un autre passant / ou la pensée de qui me pense et ne m’en dit rien. (p. 13)
Le ballet d’étourneaux
Superbes images aussi en cette errance intime : « ce ballet d’étourneaux /dans le ciel du Néguev au crépuscule / voiles voltes et volutes d’une exactitude folle / à se voler ainsi dans les plumes // un rêve de vagues parcourant ce froissement d’ailes / qui a tant d’un babil qu’on l’appelle murmure » (p. 17)
Être personne
Formule qui me fait songer au début de P’tit Bonhomme de chemin (Né de personne, fils de rien et de rienne) : « être personne, défendre / ce qu’il nous reste de secret / et sur lui faire la nuit. »
Être personne au deux sens du mot absence et présence pour mieux percevoir peut-être « cette magie des voix fantômes à travers le temps ». Tout cet été solitaire, avec Rilke et Schubert, à les écouter.
Espace et temps
Aimer aussi les relations de balades de Renaud Ego via Google Earth. Je me sers souvent de G. Maps, mais oublie G. Earth qui est au fond plus poétique, avec sa manière de partir de l’espace pour pointer le lieu demandé, manière très bien relatée par Ego : « J’entre dans la barre de menus les mots / ‘Brandberg Moutain Erongo Namibia’/ je presse la touche Enter / et la terre se met en branle / une folle vitesse je survole / la Méditerranée le Sahel l’Afrique noire / puis nouvelle chute à travers le ciel / et dans une nuée de pixels / éclats soudain d’un cristal / la montagne brûlée.
Tant de voix
« Tant de voix font toute voix / chaque mot finement / et depuis si longtemps tressé / de souffles chargés de tant de vies / sinon ne serait pas son esprit, / spectre d’où venu vers où volant / serait-ce cela le sens du mot / ‘âme’ ou son idée / pour désigner ce qui perdure / de l’un à l’autre va, / car prendre la parole / est prendre le large / qui en elle est sans fin » (p. 27).
Warburg et Oraibi
Sans G. Earth, cette fois, je quitte la Namibie et Renaud Ego et survole l’Atlantique pour retrouver Pierre Parlant, dans l’ouest américain, sur les traces d’Aby Warburg qui s’est rendu chez les Hopis au printemps 1896. Troisième volet d’une trilogie commencée avec Nietzsche à Nice, poursuivie avec Pontormo en Toscane.
Pierre Parlant, ou son narrateur, suit les traces de Warburg en séjournant au Nouveau Mexique et en Arizona à l’été 2010 et il va traverser d’interminables paysages à bord d’une voiture louée à Santa Fé. « Se rêvant au service d’un sismographe intime, l’œil mien, œil du présent, n’accroche rien ni n’enregistre ; organe encore, il ne procède pas, ne se rebiffe pas, s’égare donc, s’en tient à ce qui le frappe – sténopé ordinaire de la boîte à sujet – et qui se perd déjà. » (Pierre Parlant, Une cause dansée, Warburg à Oraibi, Nous, 2021, p. 18)
Terrible question : « à qui cet usufruit du vide ? », vide tangible, tellement éprouvé qu’il suinte de ces pages : « Intéressant la pluie, autrement dit la vie elle-même dans son projet de parvenir et de persévérer, cette question-là complique mon affaire en retardant un ciel dont l’apparence me semble jeune comme jamais ; – vous avez tort de vous tracasser, chuchote Warburg, soyez tranquille, la mesa vous attend, tout va bien. » (p. 27)
Du message, de ce que l’on envoie, à qui que ce soit
« On ne sait jamais ce que ça donne lorsqu’on envoie quoi que ce soit à qui que ce soit ; déposé, engourdi, pacifié sous l’action accroupie, le message se ramasse, sera lu, telle est mon hypothèse, mais reçu ? qui le sait ? fatigué de jouer la montre, il finira sûrement par se laisser approcher, cils privés, yeux fendus, luisant orvet de cotonnade posé à même le sol : maïs, pêches, piments – oh, le vide dans la main ! » (p. 33)
Lire
Dans le livre d’Yves Citton (Pour une écologie de l’attention), je relève cette citation d’un article de Frédéric Kaplan, dans un livre qui s’appelle Le lecteur à l’œuvre (Michel Jeanneret et Frédéric Kaplan (dir.), Genève, Infolio, 2013) : « Il y a une famille de comportements qui extérieurement ressemblent à ce que communément nous appelons ‘lire’, mais qui en fait, lorsqu’on les analyse du point de vue du geste attentionnel, se révèlent extrêmement différents. Nous ne ‘lisons’ pas un magazine comme nous ‘lisons’ un roman, un mode d’emploi comme un dictionnaire ou, en l’occurrence ici, un manuel de cours et les annotations qui l’entourent. Dans chacun des cas, nos yeux font des danses bien différentes. »
→ Il y a aussi les manières de lire propres à chacun. Une telle me dit commencer par lire tout le hors texte, la table des matières, les préfaces et postfaces. Tel autre au contraire se plonge directement dans le texte, se gardant de toute impression préalable quitte à éplucher ensuite tout le hors-texte. Et on peut lire un magazine comme on lit un cours, tout dépend de l’intention qui préside à la lecture. Le chercheur en sciences politiques lit le magazine sans doute comme il lit les mémoires de tel ministre ou député ! Et le sociologue des romans comme il lit des études scientifiques
Flaubert
« Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps » écrivait-il dans une lettre de 1845 à Alfred Poitevin (cité par Y. Citton p. 240).
→ je me souviens de mon expérience à Maison & Jardin où mon patron mettait un malin plaisir à me refiler les sujets d’enquête les plus rébarbatifs, voilages ou pompes à chaleur. Mais chaque fois, à bien étudier ces sujets et à faire les bonnes rencontres, je finissais par les trouver passionnants.
Rilke, Rodin, Lou Andreas-Salomé
Les lettres de 1903 continuent de tourner autour de Rodin et du Rodin de Rilke (que j’ai cherché hier sans succès chez un libraire d’occasion rencontré sur mon chemin, après être allée acheter dans une librairie un peu éloignée de chez moi cette Correspondance que je lis pour l’instant dans un exemplaire de bibliothèque. J’entends encore le libraire antiquaire quand je lui ai demandé s’il avait des livres de Rilke « Ah, Rainer Maria Rilke » me répondit-il d’un air entendu. Il n’avait que Malte dans une édition de poche (pas si mal, car il avait assez peu de livres).
De Lou à Rainer, le 10 août 1903 : « Rodin a pu devoir se battre avec telle ou telle difficulté quand son matériau lui résistait. Si étrange que cela paraisse : pour le poète, la réussite technique, entendue comme la maîtrise des choses, dépend avant tout de l’état de son âme, autrement dit de l’état de son atelier et de ses outils. S’il donne vraiment, loyalement sa vie à l’art – alors pour l’amour de son art, il aura donné vie à des œuvres nombreuses. Il aura travaillé, jour et nuit, pour que cessent d’errer en lui des fantômes agités et despotiques, pour que le silence s’y fasse, accueillant la présence de ses choses. » (p. 91)
Renaud Ego et la grande chaîne humaine
Belle « utopie » dans Vous êtes ici de Renaud Ego, qui lui fait imaginer et conduire dans ses pages une immense chaîne humaine, partie d’une banale conversation à Lisbonne, en 2027, entre deux jeunes hommes, dans le café même où se rendait Pessoa. « Un cordon d’hommes et de femmes / d’on on ne sait combien de milliers de kilomètres / un phénomène qui enroula sa traîne / de poudre d’artifice autour de la terre (...) « Elle traversa le Portugal et l’Espagne par des routes / de poussière et d’oliviers / remonta jusqu’à Port-Bou / et de là, sortilège des seuils, déclamation pyrénéenne / en avant ! en avant route ! elle bifurqua (...) (p. 64-65)
« L’imaginaire est irréfutable et cela suffit à mon espoir » écrit un peu plus loin Renaud Ego. Et c’est bien une sorte d’imaginaire utopique qui s’ose et qui se lève petit à petit au fil des pages.
Baladine et les livres
Écouté hier la quatrième et dernière émission de Qwert, l’émission littéraire de la RTS, consacré à Rilke et titré « Baladine et les livres ». Entretien avec le patron de la fondation Bodmer, Jacques Berchtold, la fondation ayant reçu tout un fond Baladine Klossowka, alias Merline, alias Mouky, mère de Pierre Klossowski et de Balthus, que Rilke rencontre en 1919. Ils échangèrent une belle correspondance en français. Cette correspondance a duré de 1919 à 1926 et comporte environ 270 lettres d’elle et 230 de lui. Ces lettres étaient souvent accompagnées de livres. C’est Pierre Klossowski qui a pensé à la fondation Bodmer et qui lui a fait don des livres et des lettres. Ce fond a été complété ensuite notamment via des items ayant appartenu à Stefan Zweig, notamment les manuscrits autographes des Sonnets à Orphée et des Élégies. Un livre est à signaler particulièrement, le n° 1 du tirage de tête des Élégies que Rilke offre à Baladine, avec un poème autographe, une 11ème Élégie en somme, « Balançoire du cœur... » qui est magnifiquement lue dans l’émission « Tendre c’est cela qui compte entre les extrémités de la forme qui s’inverse. »
Ils lisaient aussi ensemble à haute voix, il en a déjà été question dans ce Flotoir. Et nombre de livre portent des annotations qui se réfèrent à un moment, à un lieu où se firent ces lectures. Il semblerait qu’ils éprouvaient une vraie complicité à lire ensemble et à conforter les sentiments qui naissaient de la lecture en commun. Rilke joignait souvent quelque chose de végétal à ses lettres, une feuille, une fleur, séchée ou en train de sécher, « message amoureux non-linguistique soigneusement conservés » dit encore Jacques Berchtold. Qui laisse entendre qu’il pourrait y avoir en Suisse une très grande exposition pour le centenaire de la mort de Rilke, en décembre 1926.
Un récit
Rilke dans les Cahiers de Malte conte l’histoire de la mort de Félix Arvers : Il était à l’hôpital et mourait et la religieuse croyant que tout était fini ‘cria très fort un ordre quelconque (...) C’était une nonne illettrée et assez simple ; elle n’avait jamais écrit le mot ‘corridor’ qu’à cet instant elle ne put éviter ; il arriva ainsi qu’elle dit ‘collidor’ par qu’elle croyait qu’il fallait prononcer ainsi. Alors Arvers repoussa la mort. Il lui semblait nécessaire d’éclaircir d’abord ceci. Il devint tout à fait lucide et lui expliqua qu’il fallait dire ‘corridor’. Puis il mourut. C’était un poète, et il haïssait l’à peu près ; ou, peut-être, la vérité lui importait-elle seule ; ou encore il était fâché de devoir emporter comme dernière impression que le monde continuait à vivre si négligemment. »
→ curieusement tout ce passage me semble avoir embarrassé le traducteur, Maurice Betz, un peu maladroit alors qu’il ne l’est pratiquement jamais ! Il faudrait aller voir comment d’autres traducteurs s’en tirent. (p. 148)
Autour de Denis Roche et aussi bien au-delà
J’ouvre un des derniers envois de l’Atelier contemporain, Marabout de Roche de Karine Miermont. Magnifique boulot de cet éditeur, François-Marie Deyrolle, jusqu’en ses envois de service de presse, un paquet impeccable, des livres bien emballés, respectés de facto depuis le début jusqu’à la fin de la chaîne.
Je vais prendre un plaisir intense à cette lecture et y faire de nombreuses découvertes.
Un lieu d’abord
Je découvre un lieu extraordinaire d’abord, dont j’ignorais tout, la Fabrique. Jacques Henric écrit sur le site d’Artpress : « 1980. Aventure de la Fabrique. Une ancienne marbrerie dans le 12e arrondissement de Paris, où nous nous installons, Catherine Millet et moi, avec un groupe d’amis, dont Paule Thévenin, Claire Paulhan, Bernard et Martine Dufour. Denis Roche et Françoise Peyrot sont, avec Catherine et moi, les premiers à occuper les lieux. » Jacques Henric qui conclue ainsi « Ce mardi 2015, de retour du Père Lachaise, j’ouvre au hasard un livre de Denis. Je lis : ‘Je frappais sur les touches sans savoir où les mots atterrissaient. J’étais le vent et j’étais le soleil : ce que j’écrivais, c’était le bruit et c’était la lumière.’ ». Mots que je vais retrouver dans le livre de Karine Miermont.
Car il se trouve que Karine Miermont et son compagnon emménagent à leur tour à la Fabrique. En 1996, alors que les autres habitants sont donc présents depuis seize ans. Elle décrit les lieux et cette grande cour où souvent se rencontrent et se parlent les uns et les autres. « Le voisinage incite à l’échange, prêt, don, troc, attention » et l’on verra que si elle ne fut pas intime de Denis Roche et de Françoise, ni des cinq fils de la maison, elle eut de nombreux échanges avec eux. Et tout le livre, qui va procéder par éclats et aperçus, selon le modèle du Marabout (marabout, bout de ficelle, selle de cheval, etc.) est parcouru, traversé par les livres, étayé sur les livres de Denis Roche, ses photos et ses textes.
L’esperluette
« Denis & Françoise comme une entité, deux êtres liés comme la ligature & que Denis a souvent utilisée dans ses textes et jusque dans sa collection, l’esperluette ou ampersand ‘in english’ mais c’est la même chose, pas tout à fait une lettre pas tout à fait une image, une sorte d’idéogramme, une lettre-signe dont se servaient les copistes au Moyen-Âge, dont se sert beaucoup le poète William Blake » (Karine Miermont, Marabout de roche, l’Atelier contemporain, 2021, p. 19)
→ L’esperluette qui fit sa vraie apparition dans ma vie du temps de Maison & Jardin, il y a des décennies. Signe dont je ne connaissais alors pas le nom, et je me souviens de nos conversations autour de lui. Belle remarque de Karine Miermont qu’il ne s’agit ni vraiment d’une lettre, ni vraiment d’une image. Et cela correspondait bien au magazine Maison & Jardin qui publiait des reportages sur des intérieurs ou des jardins somptueux en général. & moi, à Maison & Jardin, je m’occupais essentiellement des textes !
Les boîtes
Elle évoque plusieurs fois ce qu’elle distinguait dans l’appartement de Denis Roche, à la Fabrique, toutes sortes de boîtes. Il s’agissait en fait de petites boites, toutes semblables, achetées chez... Deyrolle (nom et famille de l’éditeur du livre !) qui étaient comme des petits tombeaux pour chaque année, collection de menus objets en tous genres qui avaient eu une histoire cette année-là, un ticket de cinéma, un menu objet, etc. : « Lui accroche sur les murs de sa maison ces boîtes au format similaire, longues de cinquante centimètres, large de quarante et profonde de cinq. Il ne chasse ni les papillons ni les scarabées. Il chasse des choses pour les retenir et retenir en elles des moments ou des êtres et ainsi qu’il en reste quelque chose : des fragments de vie en forme de choses agencées en une composition étudiée pour être regardée. Quelques choses plutôt que rien. » (p. 22)
→ c’est une très belle idée qui me fait songer à celle que j’ai eue, récente : composer de temps à autre des petites natures mortes après une balade : une mini branche avec des lichens, des feuilles séchées, une petite pierre, un peu de terre ou de sable, des herbes...
Les merles
Beau passage sur les merles, qui me fait songer à Franck Venaille, avec qui j’eus peut-être cet unique échange, Franck Venaille mon voisin, à quelques centaines de mètres et qui déplorait ne plus entendre les merles dans notre quartier. Pourtant bien revenus ces dernières années dans le dit quartier. Profonde justesse de ce passage sur l’effet très particulier du chant du merle : « Quand nous arrivâmes au printemps 1996, les merles chantaient le matin au lever du jour, ce chant qui module en de multiples notes et rythmes, ce chant sublime que les merles produisent malgré tout, malgré tout le tintamarre des voitures, des autobus, de tous les engins à moteur qui parcourent les rues de la ville au moins dix-huit sur vingt-quatre. Ce chant qui tout à coup se détache quand presqu’aucun bruit de la ville ne le noie, très tôt le matin, ou dans une pause de la circulation des véhicules, ou bien au fond d’un passage ou au bout de l’enfilade de plusieurs immeubles comme à la Fabrique. » (p. 43)
→ ce chant du merle, têtu et comme évident, en dépit de tout le vacarme. Si puissant alors qu’il est émis par un si petit corps. Turdus merula pèse en moyenne 100 grammes.
Poète non merci, écriture et écrivain
C’est aussi l’émouvante histoire d’une rencontre et d’une sorte de cohabitation que conte ici Karine Miermont. « ‘Il n’y a pas de raison de s’appesantir quand le monde est en perpétuel devenir : des têtes de mort et des cœurs...’ écrit-il toujours dans Le Boîtier de mélancolie, je me rends compte en le disant et en l’écrivant que sa phrase avant les deux points non seulement fait rimer devenir et appesantir, mais fait balancer deux fois douze temps, deux fois un alexandrin, je souris, je pense à Denis qui n’aimait pas les vers académiques, le carcan, toute cette poésie trop cadrée et policée, tout ce rythme prévisible bien agencé bien rangé rassurant, tous ces mots et ces images attendus beaux, non merci. De la poésie, il voulait conserver le chant, les rythmes, les syncopes, la vitesse, les contrastes de vitesse, la recherche de l’aventure et de la beauté malgré la mort voire à cause d’elle. Mais poète non merci, écriture et écrivain. Pourtant ici ou là, des phrases versifiées, je souris, je pleure aussi (à cause de ce sourire, parce que le sourire convoque la présence de Denis, parce que je suis en train d’écrire à mon petit bureau dans un coin tout en haut sous le toit de la Fabrique, en face du toit de sa maison et qu’il est encore difficile de comprendre que Denis n’est vraiment plus là et plus jamais ne le sera). » (p. 47)
Irving Penn et Denis Roche
Belle évocation encore autour d’un texte de Roche, une monographie des natures mortes d’Irving Penn. Roche y parle de l’atelier d’Irving Penn et du sien « de la recherche d’Irving Penn et de la sienne qui sont très différentes, opposées même, mais il ne le dit pas comme ça. Il le dit doucement, à sa manière, par démonstrative, pas critique littéraire ou photographique, pas grand photographe parlant d’un grand photographe, il le dit en marchant, en regardant le ciel, tel jour, tel temps, tel ciel, en s’asseyant sur un banc ou à son bureau mais toujours en regardant dehors, l’inverse du lieu clos de l’atelier de Penn où celui-ci peut certes déployer ‘une vision somptueuse et magique pour tous, bienfaisante et ludique’ mais dont Denis Roche n’oublie pas qu’elle est au service d’une société qui glorifie les objets pour les vendre, et que cette glorification exclue tout ce qui est sale et mortel, autrement dit une bonne partie de l’atelier du réel, si l’on peut dire, studio naturel écrit Denis Roche, atelier ou studio dans lequel mélancolie, équivoque, sexe, absurdité, vieillissement, douleur, agonie et mort sont inlassablement convoqués. Denis Roche se souvient tout le temps qu’il va mourir, Irving Penn fait tout pour l’oublier. » (p. 48)
→ ce qui me fait penser à une photographe entraperçue hier à la TV qui photographie... le compost. « “ma première idée tournait autour de la cosmologie, le compost comme univers. Mais les premières photos n’étaient guère concluantes : tout était sombre et triste, manquant de contraste et de lumière. Je tente alors une nouvelle approche, comme si les débris organiques du jardin avaient été déposés sur une table lumineuse. J’inverse simplement les noirs et blancs, tout en défendant les couleurs”. Le résultat se révèle très graphique, presque onirique. On ne réalise pas immédiatement que ces entrelacs de végétaux sont des débris jonchant un sol originellement noir, et non des buissons lumineux, à la fois étranges et familiers. Rachel Lévy raconte que “l’inversion de l’ombre et la lumière évoque le renouveau (la lumière, c’est la vie) et l’essence-même du compost : ce qui va se décomposer est aussi nourriture et source de renaissance. »
→ et voilà comme quelques minutes à peine d’un travail intéressant sont sauvegardés grâce à un autre travail, comment celui de Rachel Lévy dont j’ignorais même le nom que j’ai trouvé très vite en ligne avec la requête « personne qui photographie le compost » ! m’est revenu à l’esprit et se trouve ainsi sauvegardé dans ce lieu de toutes mes sauvegardes, le Flotoir, grâce à Karine Miermont et Denis Roche parlant du travail d’Irving Penn qui exclut le sale et la mort. « Les choses de la vie nous laissent des traces sur le visage. Les fleurs, c’est pareil », dit-elle.
Autre chose que de la littérature j’espère
Une petite phrase de Denis Roche à Karine Miermont : « que lis-tu en ce moment ? Autre chose que de la littérature j’espère. »
Elle est comme un leitmotiv, ou un fil conducteur (petite variante entre fil et motif à mon avis) qui réapparait régulièrement dans le livre Marabout de Roche. Une question que Karine Miermont ne comprend pas bien, pendant des années, mais elle a toujours eu une attitude très discrète vis-à-vis de Denis Roche, elle ne veut pas lui poser de questions. Alors elle la reprend régulièrement cette question, à la lumière de ce qu’elle découvre aussi dans l’œuvre de Roche qu’elle explore très à fond, lit et relit, dont elle retranscrit des pages entières....
Et p. 114, un début de réponse : « Pas que de la littérature : écho peut-être à une façon de voix et de faire, en décloisonnant les disciplines, en considérant l’art comme la question centrale et donc le fait d’écrire ou de photographier comme exactement la même chose. Mais oui, pas que de la littérature, c’est ça aussi : désacralisation et ouverture maximale des yeux et des oreille, décloisonnement, décrassage constant. Mon voisin est un artiste, et un révolutionnaire. »
→Comme je souscris à ce point de vue et notamment sur la question du décrassage. Ne pas s’enfermer dans un champ clos, celui de la littérature, pire celui d’une certaine littérature, d’une partie bien délimitée de la poésie. Je ne sais pas lire des BD, c’est dommage, mais je sais lire de la science, de la botanique, des biographies, des essais, des correspondances, des langues étrangères, un peu...
Un extraordinaire rituel
Et puis il y a Mille retours, le dernier texte, prévu pour le catalogue de l’exposition de Montpellier, Photolalies, en novembre 2015, texte lu une bonne dizaine de fois, écrit Karine Miermont durant les cinq années qui la séparent de 2015. « Alors je l’écoute, le flux du texte, les voix des uns et des autres, Denis Roche ou les dix-huit autres noms, regarder et parler du temps comme un espace, des flux et des rythmes mouvementés de l’eau, de la succession des générations qui se transmettent des signes comme des serrures et des clés, des fées et de la solitude, des cris des êtres ou des choses, du sommeil, de la mort, du corps des femmes, d’un rêve d’une écriture idéale, du poète et du peintre qui se reconnaissent, du ‘squelette chanteur de la phrase’, du son et de la vibration d’une femme, du temps enfui des enfants, du cri des vaches et de celui de l’engoulevent, d’un cercueil, du monde comme amour comme peau comme litanie et mort, d’un endroit en Chine, de ‘survivre est un triomphe suffisant’, d’un homme qui entreprend sa mort comme le bourdon à l’automne, d’un faiseur de métaphores imprudent, des ‘pensées qui sécrètent de la chaux’, de l’écriture comme ‘fracas’ et ‘venue’ et ‘beauté’ dans le silence, de l’allusion comme jeu, de l’attente et de la contemplation, des couleurs inattendues, du sexe comme le lien le plus complet, de la musique et de la mort, d’une marche saccadée, de la peinture et la musique encore, de la lumière ‘au cœur de la nuit’, de se souvenir. / Une sorte d’autoportrait. » (p. 123)
→ et c’est bien pourquoi j’ai tenu à la serrer dans son intégralité cette belle évocation dans mon Flotoir, ma réserve générale.
Une litanie
Dans ces pages aussi, l’évocation de ce rite Dogon pour célébrer un mort « Dans ce but, l’officiant (...) chante une longue litanie, sous forme psalmodiée, qui consiste à énumérer en boucle tous les lieux qui ont vu passer le mort pendant sa vie (...) comme un lent, magnifique et interminable piétinement. » (p. 125)
→ et cela m’a fait penser à une autre litanie, celle qui court tout le long des pages de mon P’tit Bonhomme de chemin et qui égrène tous les lieux que traverse le tout jeune héros du livre de Jules Verne.
Mille retours et photolalie
Ce texte, écrit encore Karine Miermont, introduction donc au catalogue de l’exposition « Photolalies », « il le nomme Mille retours en pensant peut-être d’abord aux photographies dont il est question dans cette exposition et son catalogue, et pas seulement comme des endroits ou en référence au chant dogon pour le mort qu’il va devenir, il le titre mille retours aussi sûrement parce que de retour il est question dans son expérience de la photographie, dans ses autoportraits au déclencheur à retardement qu’il décrit comme un ‘aller-retour dans la chambre blanche’ parce qu’il va et vient dans l’espace et le temps de la photographie. Retour aussi, peut-être, parce qu’il conçoit la photographie comme du réel pris et repris, capturé, redoublé, répété, reflété, réfléchi, pensé. Retour comme sa façon très particulière de faire de la photographie, une façon littéraire, plusieurs couches, plusieurs plans, plusieurs sens, ça parle et ça se tait, ça se regarde et ça se lit. Retour comme revenir parce que la photographie a capturé du temps, et qu’ainsi on peut y revenir. (...) C’est Photolalies, 1964-2010 qui a été choisi pour titre de l’exposition et du catalogue. Photolalie, mot inventé par Denis Roche, composé comme un mot savant, comme écholalie, glossolalie, dactylolalie. (...) L’autre texte d’introduction, celui écrit par Gilles Mora qui est le commissaire de l’exposition, définit photolalie comme répétition des lieux et des personnages, comme variations multiples du temps. » (p. 126)
Et Denis Roche écrit : « J’appelle photolalie cet écho muet, ce murmure de conversation tue qui surgit entre deux photographies, très au-delà du simple vis-à-vis thématique ou graphique. »
Un très beau livre.
Une note sur le livre de Karine Miermont
Et du coup, j’ai écrit une note pour Poezibao, que l’on peut lire ici.
Jean-Luc Nancy
Dans les Carnets de Laurent Margantin une très belle citation de Jean-Luc Nancy qui vient de disparaître. Ce pourrait être mon hommage à cet écrivain que je connais peu : « Jean-Luc Nancy : ‘Il y a une action qui certes est toujours ‘véritable’ et que nous méprisons souvent : c’est l’action d’exister, simplement de sortir de l’eau, de la terre ou du ventre, simplement de vivre d’une vie disons plus que végétative (mais le végétal lui-même vit en sortant de sa propre immédiateté, de sa graine ou de son spore). Tous les humains le savent et le désirent. Tous veulent trouver pour chacun et tous non pas la signification mais la saveur (le ‘sens’) d’exister. Qui comporte essentiellement un élan, une tension, une avancée – bien sûr vers des saveurs, senteurs, sentiments qui peuvent être d’une extraordinaire complexité et dont toujours s’éloigne ce qui serait un état, une satisfaction (‘assez’, c’est fini, c’est fait). Nous savons très bien cela, sans quoi nous ne vivrions même pas. Nous ne dépasserions pas quelques mois, une année au plus. Car déjà pour marcher, puis pour parler – et je ne prends que des manifestations très visibles – il faut un désir et un effort, il faut s’ex-poser, exister. Ça, ça se passe tout le temps. Et toujours à plusieurs. Et ces plusieurs sont eux-mêmes toujours déjà dans un ensemble plus vaste, dans une ou plusieurs ‘communes’ : ils ont des représentations, des sensations, des émotions toujours au moins en partie partagées. Et des idées, des visées, des modèles. Là-dedans, il y a de tout. Il peut y avoir du destructeur, du crédule, du borné autant que de l’aimant, du désirant, du pensant. Si nous tentions de repartir de là ? qu’est-ce donc qui donne ‘sens’ aux vies sans avoir forme de Dieu, de Savoir ou de Gloire ? Et pourquoi, et comment tant d’existences existent sans exiger de grandes et grosses références ? Ce n’est pas absence d’ambition, c’est aussi bien absence d’illusion. Si on travaillait un peu à partir de là ?’ » (Cité in Carnets de Laurent Margantin, n° 587)
Rodin vu par Rilke
Rodin a donc eu une importance décisive pour Rilke, qui l’a fréquenté et bien connu puisqu’il a occupé quelque temps une fonction de secrétaire auprès de lui, en charge surtout de sa correspondance. Dans une lettre d’août 1903 à Lou, il écrit : « Il est un des vivants majeurs, un signe qui dépasse son époque, un exemple exceptionnel, un miracle de loin visible – et pourtant ce n’est qu’un vieil homme indiciblement seul, seul au sein d’une grande vieillesse. Vois : il n’ a rien perdu, il a rassemblé et accumulé autour de lui une longue vie durant, il n’a rien laissé dans le vague, il a tout réalisé : de la fuite d’un sentiment effrayé, des décombres d’un rêve, d’un simple germe d’intuition, il a fait des choses et les a dressées autour de lui, des choses et des choses ; ainsi a grandi autour de lui une réalité, une immense famille silencieuse de choses qui l’ont lié à d’autres et de plus anciennes, au point que lui-même semble issu d’une dynastie de grandes choses : de là son calme et sa patience, son âge stable, sans angoisse, sa supériorité sur les autres hommes qui sont beaucoup trop mobiles, trop chancelants, trop occupés à jouer avec les équilibres au sein desquels, presqu’inconsciemment, il repose. » (p. 92)
La leçon de Rodin
En 1903, Rilke est encore très jeune (28 ans) et se cherche. Dans cette même lettre il précise la portée de sa rencontre avec Rodin « il m’apparaît manifeste que je dois effectivement suivre Rodin : non pas en transformant mon travail dans l’esprit de la sculpture, mais en organisant de l’intérieur le processus de la création. Je dois apprendre de lui non pas à modeler des formes, mais à me concentrer profondément en vue de ces formes. C’est à travailler que je dois apprendre, à travailler, Lou, cela me manque tant. Il faut toujours travailler – toujours m’a-t-il dit une fois que je lui parlais des abîmes d’angoisse qui se creusent entre mes bons jours. (p. 93)
Et il a bien conscience Rilke de l’importance de ce travail de concentration : « Et qu’il m’en coûte de m’accrocher à l’essentiel ! Toutes les petites choses de la vie de tous les jours interviennent aussitôt, les soucis d’argent, des ennuis et des incidents insignifiants, les portes, les odeurs, les heures qui sonnent toujours pour vous donner des ordres – tout cela prend la parole sans le moindre égard, avec l’indiscrète volubilité du quotidien (...) tout me traverse au galop, l’essentiel et le plus accessoire, sans que se forme jamais en moi un noyau, un point fixe : je ne suis que le lieu d’une succession de rencontres intérieures, simple passage et non maison ! Et j’aimerais me retirer d’une manière ou d’une autre plus profondément en moi, dans ce cloître en moi où pendent les grandes cloches. (p. 94)
Et toujours dans cette même lettre essentielle, sur laquelle on pourrait méditer pendant des heures : « D’une façon ou d’une autre, je dois moi aussi découvrir le plus petit élément, la cellule de mon art, le moyen tangible, immatériel, de tout représenter. Alors, la conscience forte et claire de l’énorme travail me courberait de force sur lui ».
Les petites choses
Belle remarque sur l’importance des petites choses. Elles me sont si chères ces petites choses, pour une double raison sans doute : elles ne m’écrasent pas et personne ne les remarque. Ce fut tout le bonheur de ces natures mortes photographiques toutes simples faites en Bretagne. Ramasser quelques « petites choses » dans le jardin, une feuille, un petit lichen arraché à un tronc de bouleau, une touffe de mousse, une herbe, puis les disposer sur une simple feuille de papier blanc. Ne rien conserver de tout cela, sauf la trace photographique. « C’est pourquoi je me propose toujours de voir, de regarder mieux, plus patiemment, d’apprendre à m’absorber dans la contemplation des petites choses que j’ai souvent négligées, comme autant de spectacles. Dans l’inapparent, les lois jouent plus naïvement, parce qu’elles se croient inobservées, seules avec les choses. Dans les petites choses, la loi est grande, elle en déborde et en jaillit de toutes parts. » (p. 96)
→ oui, toute cette lettre d’août 1923 est essentielle, c’est un véritable vadémécum pour qui tente à sa petite mesure de créer quelque petite chose
Pierre Vinclair et la vie du poème
Le livre de Pierre Vinclair, Vie du poème, est passionnant. C’est une sorte de retour en arrière, très concret, très vivant, sur sa pratique de la poésie. Et pour avoir suivi un peu son parcours depuis nos premiers contacts autour de Poezibao et de son livre Barbares en 2005, j’ai aimé le voir retracer ces grandes étapes, ponctuées souvent de parution de textes dans le site, repris ensuite dans des livres.
Du début j’ai surtout retenu ce jeu entre le carnet et ce qu’il appelle le travail de dressage, ce va et vient entre la notation sur le vif, permanente, omniprésente, vrai réflexe conditionné, quelques lignes ou mots, germes d’un futur poème. « La plupart des gens ont de leur langue une connaissance, grammaire, lexique, qui le rendrait plus proches (du seul point de vue technique) de Balzac que n’importe quel musicien du dimanche de Beethoven. Eh bien, ils n’écrivent pas : ils laissent leurs sensations, leurs jeux de mots, leurs troubles – tout ce qu’ils ont de plus précieux assurément – se dissoudre dans le néant. (...) Car écrire signifie d’abord noter ce qui nous vient. (p. 13)
De la poésie, disponibilité au dehors et à la langue
Tout simplement au fond : « Quant à la poésie, on ne comprend pas je crois ce que c’est si l’on a en tête une seule chose. Car c’en est deux : deux formes de disponibilité. La première, au réel, implique déjà un luxe (car il ne faut avoir ni faim, ni froid (...)) pour s’intéresser aux images que déclenchent en nous les mots de la dictée (...), mais sa difficulté est nulle : la pensée c’est tout-à-l’égout, suffit de collecter les eaux usées des mots. La seconde, aux possibilités de langue, distingue un poème de la prose du monde. Toutes les postures et toutes les querelles de postures, les mythes (l’inspiration ou le génie) et les forfanteries, les expérimentations vides et la poésie du dimanche, naissent de l’oubli de l’une de ces deux composantes : la poésie est disponibilité au dehors, et à la langue. » (p. 13)
« Un poète est un homme, une femme, faisant usage de carnets. » (p. 14) : pas besoin de compétence, dit Pierre Vinclair, pour cela : « le dispositif main-carnet n’est qu’une sorte de transistor à même de capter les voix qui parlent, en permanence, dans notre esprit, ou d’aider à les décoller de la surface des choses comme des lichens qu’on aurait arrachés aux arbres. »
« Alors qu’on écrit n’importe où (...) des flèches de vers soudain volent à toute vitesse, décochées depuis la jungle du réel pour exiger qu’on les décharge à la surface du carnet ». Origine du futur poème. Et voilà donc l’écrivain à la tête d’un « tas de notes brouillonnes qu’il faut laver, retourner, réduire et augmenter, dresser – et c’est cela qu’on fait à sa table de travail. »
→ Pierre Vinclair donne ici l’impression d’inviter le lecteur dans son atelier. J’ai souvent pensé en le lisant à la rubrique de Poezibao, « Chantier de poèmes », où quelques-uns, rares, se sont essayés à montrer comment ils travaillent un poème (Claude Minière, Ariane Dreyfus et... Pierre Vinclair en particulier).
Alors, certes, quand on passe ex abrupto de la lettre à Lou de Rilke, en 1903, à toute cette cuisine ouverte en toute honnêteté et simplicité par Pierre Vinclair, on peut avoir l’impression d’une déperdition. Je crois qu’il faut aller au-delà et comprendre que tous deux, à leur manière, parlent de la même chose et notamment de l’indispensable lien (atomique fort !) entre une certaine appréhension du réel même si ce dernier est si difficile pour ne pas dire impossible à définir et un travail technique et artistique sur le matériau.
N’importe quoi ?
« Alors le poème est-il le lieu où l’on peut noter n’importe quoi ? La seule chose qui transmue cette contingence radicale de l’expérience en nécessité, c’est le projet, je veux dire une idée (de séquences, de livre ou de cycle) qui, orientant la prise anarchique des notes, finit par les prédéterminer suffisamment pour qu’elles éclosent comme déjà-achevées (...)La ‘nécessité’, c’est le projet qui taraude la notation. » (p. 26)
Tout cela ancré profondément, avec justesse, dans l’expérience de Pierre Vinclair et notamment ses très nombreuses séjours à l’étranger (Japon, Chine, Singapour, Angleterre et aujourd’hui Suisse). Qui lui permettent un contact direct avec un réel différent, troublant et incompréhensible parfois, qui appelle la saisie, un peu sans doute comme on photographie plus spontanément ce qui nous semble ‘exotique’ que notre très banal quotidien.
Photographie et poésie
Et curieusement, lisant Pierre Vinclair, m’est souvent venue l’idée de la photographie. Il est vrai que je suis dans l’aura de la lecture du livre de Karine Miermont sur Denis Roche, photographe-écrivain s’il en est et qui a beaucoup réfléchi et écrit sur poésie et photographie.
Dressage
Sous ce titre un peu étrange, en ce qu’il évoque à la fois le monde animal et le monde culinaire, Pierre Vinclair analyse la suite de son travail poétique, à partir du carnet, de son brouillamini foisonnant et informel. Et à l’inverse de cette écriture dans le carnet, « le dressage du texte demande une longue plage calme de temps devant soi. Il se déroule dans le silence, en pleine concentration, dans un état d’attention aiguë, d’extrême disponibilité aux propriétés de la langue et aux évènements de langage que l’on traite comme s’ils avaient lieu dans une espèce d’espace à l’intérieur duquel on pourrait aussi se promener, s’approcher, observer– tordre, couper, tirer la langue » ? (p. 36)
Le narratif, l’épopée
Vient ensuite toute une analyse de la recherche et du travail de très nombreuses années, fondés en quelque sorte sur une double lecture, en 2006 de l’Odyssée d’Homère et du Paterson de William Carlos Williams. Il s’agissait là, de manière bien sûr très différente « d’articuler le lyrique au prosaïque, le vers au récit et le quotidien à l’épiphanie ». D’où ce projet d’écrire une épopée de l’absence de monde. »
Il faut lire tout le développement de Pierre Vinclair autour de ce projet un peu fou, la reprise des études, la rédaction d’une thèse, la traduction du Kojiki japonais.... toutes étapes relayées en partie au demeurant dans Poezibao. Le livre est construit sur le principe des âges de la vie, Enfance, Adolescence, Maturité (il manque bien sûr la Vieillesse ! petite saillie qui me permet aussi de dire que le livre ne se prend pas au sérieux, il est très concret, très honnête, me semble très juste comme ton avec de nombreux traits d’humour qui allègent le propos qui n’est jamais lourd ni pédant, même s’il est précis et parfois technique). La vieillesse quand même un peu ? (Pierre Vinclair n’a pas encore quarante ans !) :« Le poème enfant (né dans le carnet, dressé, intégré à un ensemble), adolescent (se retournant contre un modèle, piquant sa crise, se demandant à quoi il sert), adulte (ayant fait l’expérience du corps à corps, ayant eu des enfants) entre maintenant dans le grand âge. Il est très fatigué. Ne va-t-il pas bientôt mourir ? (p. 173).
Sincérité
Et je ne referme pas le livre de Pierre Vinclair sans relever cette superbe citation de Louis Zukofsky, donnée page 120 : « Lorsqu’il y a sincérité les formes apparaissent concomitamment aux combinaisons verbales, et juste avant (s’il y a continuité) une figure musicale achevée, une structure, une mélodie ou une forme. L’écriture a alors lieu. Elle consiste dans le fait de voir en détail, non d’avoir un mirage, de penser en détail avec les choses telles qu’elles existent, et de les diriger au long d’une ligne de mélodie. »
Je relève aussi cette petite leçon d’histoire bienvenue : « Si le modernisme peut apparaître comme un courant, avec son histoire, française (de Mallarmé à Apollinaire et Reverdy, puis la deuxième vague qui fait l’objet d’Un nouveau monde. Poésies en France 1960¬2010, l’anthologie monumentale d’Yves di Manno et Isabelle Garron) ou américaine — celle des poètes nés dans les années 1870 à 1890 (Gertrude Stein, Wallace Stevens, Ezra Pound, William Carlos Wil¬liams, Marianne Moore, T. S. Eliot, e. e. cummings), puis une bataille de succession parmi ceux nés dans la génération suivante : les objectivistes (Oppen et Zukofsky), les confessionnalistes (Robert Lowell, John Berryman, Anne Sexton, Sylvia Plath), la San Francisco Renaissance (Rexroth, Spicer), les Beat (Ginsberg, Kerouac, Corso), Black Moutain College (Olson, Creeley), enfin l’école de New York (O’hara, Ashbery, Berrigan) – son héritage consiste essentiellement en un point, qui empêche de le restreindre à un courant, à savoir : le refus de faire du poème une activité séparée de la vie, qui consisterait, comme de la broderie, à orner par un recours à une rhétorique traditionnelle élaborée (avec ses rimes, ses strophes, etc.) des discours idéalistes ou édifiants. Mis à l’endroit, cette définition négative devient : le modernisme est une tentative de rendre compte de la vie par l’exploration formelle. » (p. 178)
Rilke et le calme travail quotidien
Plus tard, mais toujours en 1903, Rilke s’installe à Rome et il écrit à Lou : « Ainsi commence mon hiver romain : j’essaierai de voir beaucoup, j’irai lire dans les bibliothèques ; puis, quand il commencera à faire un peu plus clair en moi, je bougerai le moins possible de la maison, me rassemblant autour du meilleur de ce que je n’ai pas encore perdu. Car mon temps et mes forces, dans mon état, ne peuvent se fixer qu’une tâche, une seule : découvrir le chemin du calme travail quotidien où je trouverai un logis plus sûr et plus stable que dans le monde incertain, maladif, qui, derrière moi, s’écroule et, devant moi, n’est pas » (p. 108)
Terrible combat que le sien comme il lui écrit encore un peu plus tard : « Mon combat, Lou, et mon risque consistent en ceci que je ne puis devenir réel, qu’il y a toujours d’autres choses pour me nier, d’autres évènements plus réels que moi pour me traverser, comme si je n’avais pas d’existence. (...) C’est dans mes jours de travail seulement (si rares) que je deviens réel, que j’existe, que j’occupe de la place comme une chose, pesant, m’étendant et tombant jusqu’à ce qu’une main vienne me recueillir » (p. 112 et 113))
« M’en tenir à mon travail et lui réserver, à lui, seul, toute ma confiance, voilà ce que m’enseigne, avec la patience, son grand et généreux exemple. » (p. 143) dira encore en 1904 Rilke à Lou, à propos de Rodin.
La vie
« Apprendre comment naît la vie, comment elle agit dans les plus petits organismes, comment elle se ramifie et se déploie, comment elle fleurit et porte : tel est mon désir. Me lier plus étroitement par une telle participation, à la réalité qui si souvent me nie, - être là, non seulement selon une sensibilité, mais selon un savoir, inlassablement, voilà, je crois, ce dont j’ai besoin pour me sentir plus sûr, moins apatride. » (p. 145)
L’absolue loyauté
« L’absolue loyauté humaine est encore plus importante en art qu’à l’égard du prochain : sans elle, on perdrait ce refuge intérieur » écrit Lou, en juin 1909, après avoir lu les poèmes de Rilke.
©florence trocmé, 2021