Extraits du Flotoir du 14 septembre au 10 octobre 2021
On peut lire aussi ces extraits au format PDF, à ouvrir d'un simple clic sur ce lien.
photo ©florence trocmé - 2021
Pierre Vinclair
Extrait d’un article d’Auxeméry pour Poezibao : « Pierre Vinclair est en effet ce marcheur qui parcourt le monde et se pose le temps de réfléchir. Le mot est à prendre au sens propre : renvoyer les rayons qu’envoie une source lumineuse, ce qui implique intégration et donc méditation, puis rétablissement des ondes reçues, et devenir ainsi source à son tour. Pierre Vinclair se pose pour inspection là où le réel l’invite, et le réel l’invite toujours : il y a complicité entre ce marcheur & les lieux qu’il investit. Pierre Vinclair marche donc en ces lieux d’élection, là où la vie l’a fait se rendre : ce verbe aussi fait déjà signe – on se rend lorsqu’on part, & l’on se rend aussi lorsqu’on devient, & qu’on accepte ce qui advient là où l’on s’est rendu. Il marche, en main le carnet jaune, orange ou de toute autre couleur pourvu qu’il soit ouvert à la traversée du réel, le temps, bref, de la pause, & des mots alors traversent l’espace où Pierre Vinclair pose ses pas, l’œil en éveil permanent, la pensée attentive à sa propre naissance, mais encore peu soucieuse de ses suites. «
Passions
Parcouru la préface de Jean-Pierre Lemaire à Représentation de la Croix de Giovannoni Raboni (le Bruit du temps), préface où il évoque les drames du Moyen-Âge, et dit qu’à part les textes lus lors des Rameaux et de la Semaine Sainte, nous ne sommes plus confrontés à cette histoire-là. C’est faire l’impasse sur l’essentiel ! Pour moi cela qui, seul, suscite l’émotion la plus intense, en dehors de toute croyance : les deux Passions de Bach, la St Matthieu et la St Jean. Là s’anime le peuple, sa versatilité, sa vindicte, là les attitudes des apôtres tellement incarnées dans la musique dans toute leur subtilité.
Les mots, oui
« Cherche des livres où le sol du langage aux racines infiniment ramifiées est creusé, exploré – non pas ‘l’arbre’ en général mais telle espèce contenant un univers de mots méconnus ou oubliés – l’arbre, non cet arbre te parle alors, riche en sensations véhiculées, exprimées par les mots – et ainsi les oiseaux, les fleurs, les roches, etc. – un univers infini de mots et donc de formes, de rythme, créant des images » (Laurent Margantin, Carnets du nouveau jour, n°595)
Et dans le n° 600 : « Encore une fois, ces lignes de Peter Handke, essentielles à mes yeux : ‘Il me semble que c’est aujourd’hui seulement, alors que la fin du monde nous menace, que nous sommes libres de parler la langue du monde, du soleil, des fleurs, des oiseaux, de l’air (c’est ça, la littérature).’ »
Utopies
Lu hier soir deux livres portant Utopie dans leur titre, celui de Wolowiec et celui de Bonfanti. Emballée par le premier, je n’ai su entrer dans le second. Ces univers me sont trop étrangers. Une des constatations que je fais, signe à la fois de maturité et de vieillissement, c’est que je ne peux plus embrasser de nouveaux champs. Et cela même alors que me taraude sans cesse mon insatiable curiosité du monde. Tout le système référentiel de Bonfanti, très universaliste dans le temps et l’espace, me dépasse. Il me faudrait un trop gros effort d’adaptation et tout un travail d’appropriation. Or, je suis centrée sur autre chose.
Revue Incise
Je lis la Revue Incise, le numéro 8 (Revue fait partie du titre). Je la trouve passionnante, très diverse, intelligente et stimulante. J’y découvre en premier lieu une réflexion de William Carlos Williams sur Gertrude Stein (un extrait publié dans les notes sur la création de Poezibao). Ce texte est accompagné de « Miss Furr et Miss Skeene » de Gertrude Stein elle-même, qui fait comprendre en profondeur le propos de Williams.
Sur la bande dessinée
Un autre article m’a retenue, pourtant sur un sujet qui est très éloigné de mes préoccupations et de mon champ d’exploration habituels et il a su m’y ouvrir. Il propose d’abord une sorte de vue générale sur la chaîne du livre, très utile pour moi. Et de sa logique, très capitalistique. J’y découvre cette règle du 7 / 2/ 1 (pour dix livres produits, sept sont déficitaires, deux atteignent l’équilibre, un seul génère des bénéfices suffisants pour amortir le déficit cumulé des sept premiers). C’est un peu terrible mais cela fait comprendre bien des choses. L’auteur de l’article, Alexandre Balcaen, précise d’ailleurs qu’aujourd’hui les éditeurs appliquent plutôt le ratio de 15 / 4 / 1 qui nécessite un raccourcissement de la durée de représentation d’une nouveauté en librairie. Bref, tout cela pour en arriver au domaine de la bande dessinée, pour dénoncer son grand conservatisme et pour proposer une alternative, la création d’une maison d’édition baptisée Adverse. « Probablement du fait d’un refoulement, en résistance à l’indécidabilité de son caractère, la bande dessinée est l’un des champs artistiques les plus réactionnaires qui soient », assène Balcaen qui dénonce la vision « terriblement contractée, réductrice » de la plupart de ses acteurs. « Alors que d’innombrables réalisations artistiques indéterminées mobilisent précisément l’outillage de la fabrique d’effets sensibles et cognitifs de la bande dessinée – association, voire confusion, du texte et de l’image, recours à la suite visuelle, figuration d’éléments multipolarisés, agencement de cadres en abîme, engagement corporel et sensoriel du ‘lecteur’ dans l’acte de compulsation, etc. -, la bande dessinée, en tant que secteur éditorial, reste impuissante à admettre tout autre régime d’articulations que la sainte-trinité ‘case-planche-récit’. » (Revue Incise n°8, p. 37)
Architecture
Toujours dans la Revue Incise, un grand article sur l’architecture, un peu longuet, mais qui attire l’attention sur le phénomène de la résille. Revue Incise s’est créée autour de la notion de critique avec l’ambition de susciter une écriture soucieuse d’éclairer l’époque, de la provoquer. Ici elle a sollicité Clara Baudy, architecte qui a intitulé son texte « dessiner une fenêtre, un tourment conceptuel ». Elle se concentre donc sur la résille en architecture, précisant qu’elle « pense à ces formes d’emballage du bâtiment, ouvrages souvent métalliques et à mailles perforées ou tressées, qui recouvrent un bâtiment en entier – comme une sorte de manteau de moucharabieh mais ostentatoirement ‘contemporain’. Chacun en a forcément déjà croisé sur sa route, du Mucem à Marseille au ministère de la Culture à Paris ». (p. 52) Eh oui, en effet et c’est toujours formidable quand un texte, livre ou article, vient focaliser l’attention sur quelque chose qui a eu une effet quasi subliminal sur la conscience, sans qu’on l’élabore !
Assez exemplaire
De plus Revue incise prend la peine d’introduire chaque contribution et d’en justifier le choix. Ce n’est pas si fréquent, trop de revues juxtaposant des propositions sans articulation et même parfois sans identification bien claire de l’auteur. Donnant l’impression d’un grand fourre-tout où l’on a copié/monté à la queue-leu-leu les propositions, sollicitées ou non, au fur et à mesure de leur arrivée. Or il me semble qu’une bonne revue c’est aussi un vrai projet éditorial, assumé.
Longueur d’onde
Au risque de m’attirer des foudres, je trouve comme une longueur d’onde commune à trois textes traversés aujourd’hui : Boris Wolowiec, Gertrude Stein et Milène Tournier.
Leur quatre mains, les Kurtág
André Bernold (in J’écris à quelqu’un, éditions Fage) sur György et Marta Kurtág jouant à quatre mains des transcriptions de Bach. Eux dont j’ai eu, longtemps (mais pourquoi l’ai-je désépinglé ??? !!!!) un tirage photocopié d’une photo où on les voit de dos, à un petit piano droit. Ces transcriptions, souvent mêlées aux Játékok du compositeur que j’ai tant écouté, subjuguée. C’est dire si cette page me touche et pourquoi je la serre ici.
An Györgi und Márta Kurtág,
aus der Tiefe – auferstanden
aus tiefer Not : überwunden
in ewiger Dankbarkeit...
Jamais personne d’autre ne m’a donné à ce point, lorsque Kurtág joue l’une de ses transcriptions d’un choral de Bach à quatre mains avec sa femme aussi vieille que lui* sans presque bouger les doigts, à la zen, le sentiment d’être en présence de la musique faite homme ; personne sauf Pandit Ram Narayan, qui avait cette même présence puissamment démonique, et sans doute Glenn Gould. Quand Márta et György Kurtág jouent Bach, ce qui arrive à peu près tous les deux, trois ans, à guichets fermés, à Carnegie Hall ou dernièrement, le 12 septembre 2012, à la Cité de la Musique, un concert in memoriam pour l’amie que nous avions en commun (Haydée Charbagi, celle dont il m’a annoncé la mort par téléphone) – alors, quand Márta et György Kurtág jouent Bach, leurs mains conjointes bougent à peine, comme dit, mais c’est un chant qui s’élève d’une telle puissance, qui parle si clair le refus absolu de la mort, avec une netteté contrapunctique, un défi résolu à tout ce qui dans le monde est informe, grotesque, mauvais, à perte de vue infiniment salopé ; un chant qui donne tellement l’idée de ce que c’est vraiment que la ‘souveraineté’ selon Bataille, mais seulement lorsqu’on est un très grand artiste ; alors, à ce point, Bach est lui-même présent physiquement et confondu dans les humbles quatre mains de ces deux-là vieillis ensemble dans l’ascèse et la plus inflexible discipline ; alors les larmes montent aux yeux de tous ceux qui sont là ; alors on pleure, on ne peut que pleurer. Des profondeurs – ressuscité ; de la détresse profonde : surmontée...** » (p. 50)
*[Marta est morte en 2019)
**[Ces mots traduisent la dédicace]
Une courte vidéo, Budapest, 2015 - Vidéo des Kurtág jouant une transcription de György de l’Actus tragicus de Bach– ou celle-ci, plus complète : György Kurtág: Játékok and Bach transcriptions - selection (György & Márta Kurtág, 1993)
Que sont les Játékok
Une présentation par Kurtág lui-même :
« L’idée de composer Játékok a été suggérée par des enfants jouant spontanément, des enfants pour qui le piano signifie encore un jouet. Ils l’expérimentent, le caressent, l’attaquent et y passent leurs doigts. Ils accumulent des sons apparemment déconnectés, et si cela arrive pour éveiller leur instinct musical, ils recherchent consciemment certaines des harmonies trouvées par hasard et les répètent sans cesse. Ainsi, cette série ne fournit pas de tuteur, et ne constitue pas non plus un simple recueil de morceaux. Elle est peut-être destinée à l’expérimentation et non à l’apprentissage du "piano". Le plaisir de jouer, la joie du mouvement - un mouvement audacieux et si nécessaire rapide sur tout le clavier dès les premières leçons au lieu du tâtonnement maladroit pour les touches et du comptage des rythmes - toutes ces idées assez vagues sont à l’origine de la création de cette collection. Jouer, c’est juste jouer. »
Giuseppe Penone
Dans le beau magazine de la BnF, Chroniques, la présentation d’une future exposition de l’artiste Giuseppe Penone et un court entretien avec lui et Jean-Christophe Bailly. (On peut télécharger ce très beau numéro)
Présentation de l’exposition : « La BnF accueille Giuseppe Penone, figure majeure de l’art contemporain dont le travail interroge la relation de l’homme avec la nature depuis ses premières œuvres dans les années 1960. Carte blanche a été donnée à l’artiste italien pour une exposition qui invite à découvrir un aspect peu connu de ses créations, autour du temps, de l’empreinte et de la mémoire, en écho aux collections patrimoniales et aux missions de la BnF. Des pièces inédites et monumentales côtoient dessins, photographies, livres de bibliophilie et livres d’artistes, ainsi qu’une série de dix-huit gravures récemment créées par l’artiste, qui en a fait don à la Bibliothèque. L’occasion pour le visiteur d’appréhender les liens intimes que Giuseppe Penone a tissés avec l’écriture et l’imaginaire du livre. »
L’imaginaire du livre
« Plongée dans l’intimité de la pensée et de la création, l’exposition met en lumière l’importance, dans la démarche de Penone, de l’écriture et de l’imaginaire du livre saisi dans ses dimensions tant matérielle qu’intellectuelle. Avec des œuvres telles que Propagazione et Verde del Bosco, elle propose une lecture vivifiée de son travail historique autour du toucher, de l’empreinte digitale ou encore du frottage. Elle présente aussi un ensemble de pièces inédites issues de sa recherche récente autour de l’empreinte et de la lecture : les saisissantes peintures-sculptures de la série Leaves of grass, inspirées par la couverture de percaline verte de la première édition du recueil de poèmes de Walt Whitman. Au moyen de milliers d’empreintes de ses doigts trempés dans la peinture à l’huile, l’artiste convoque le souvenir du poète et de tous les lecteurs qui ont tenu le livre entre leurs mains. » (Chroniques, n° 92, p. 7)
La Dormance
Même source, cette belle remarque de Jean-Christophe Bailly : « Cela me fait penser à ce que les botanistes appellent la dormance, cet état des semences qui peuvent être à la fois vivantes et non-actives, parfois pendant des siècles ! toutes leurs actions, leurs développements futurs sont déjà là et leur inertie n’en est pas une, c’est en fait un devenir. Une graine, c’est même, d’une certaine façon, une explosion en devenir ! C’est la même chose pour le cerveau. Il est en sommeil et soudain quelque chose l’atteint et le réveille, exactement comme la lumière pour la graine. Cette similarité n’est pas allégorique, c’est un mode de fonctionnement. » (p. 9).
→ et bien sûr, se souvenir du Dormans de Marie Etienne, retrouver ce que j’en écrivais en 2017 dans ce Flotoir mais aussi cette note de lecture que j’écrivis en 2006 : « Alors on va vers le livre, on franchit le seuil, bleu - importants les mots seuil et bleu - et on se perd. On avance à tâtons, il y a de l’étrange là, on est saisi de vertige, où suis-je, qui me parle, d’où, de quoi au juste, le sens apparaît/disparaît, il y a une sorte de fantôme en permanence qui erre autour de la lecture, fantôme d’un autre monde, fantômes sans doute des morts, présence chimérique de l’enfant qu’on fut, que fut l’auteur, figures spectrales du rêve, des rêves, qui s’emboîtent et se déboîtent. »
→ note ultérieure : Le palmier dattier (Phoenix dactylifera) est l’un des plus anciens arbres fruitiers cultivés au monde. Selon certaines études, la plante aurait été travaillée pour la première fois en Mésopotamie et dans le golfe Arabe supérieur il y a environ 7 000 ans. Une fois la région dominée par les Romains, les dattes de Judée prisées pour leur douceur et leurs propriétés médicinales se sont ensuite rapidement exportées dans tout l’empire.
La culture des palmiers dattiers s’est ensuite poursuivie pendant les périodes de domination byzantine et arabe avant de finalement s’éteindre au cours du 19e siècle d’après les récits historiques. Néanmoins, c’était sans compter sur la science !
Entre les années 1963 et 1991, plusieurs graines ont en effet été découvertes dans des grottes et dans un ancien palais construit par le roi Hérode le Grand, au 1er siècle av. J.-C.. Les datations au radiocarbone ont alors permis de constater que la grande majorité de ces graines étaient vieilles d’environ 2 000 ans. Les conditions chaudes et sèches du désert de Judée ont probablement favorisé leur conservation.
En 2005, la chercheuse Sarah Sallon et son équipe du Centre de recherche en médecine naturelle Louis L Borick, à Jérusalem, ont alors entrepris de faire germer l’une de ces graines, vieille de 1 900 ans. Ce fut un succès. » (source)
Le toucher
Giuseppe Penone : « Mon intérêt pour le toucher trouve ses racines dans les débuts de mon travail, au cours des années 1960. Cette époque a été marquée par le désir de beaucoup de créateurs de remettre en cause les conventions de l’expression artistique. Le toucher était pour moi le sens qui pouvait adhérer le plus fortement à la réalité, annuler les conventions. » Et Jean-Christophe Bailly d’ajouter : « Ce point de vue sur le toucher incite à repenser l’importance de la surface. Pour le sens commun, la surface est considérée comme ce qui masque la profondeur. Or, pour Giuseppe Penone, la surface constitue, bien au contraire, le mode d’apparition de la profondeur. Ainsi la peau est avant tout une interface entre le dedans et le dehors. Grâce au toucher, notre sens le plus matériel, longtemps méprisé comme un peu vulgaire, nous avons un contact direct avec le monde.
Sur le livre
« Le livre, c’est d’abord pour moi un objet physique, proche de notre corps, qui ressemble à une main qui se ferme et qui s’ouvre. Lorsque nous touchons un livre, nous laissons sur lui une empreinte, et des parcelles de sa matière se déposent sur nos mains, puis se disséminent dans l’espace. » (p. 10)
Novalis
En conclusion de ce bel article, Bailly cite Novalis : « J’appelle nature la communauté merveilleuse où nous introduit notre corps. »
Flacons de sel
Cette dame qui s’appelait Évêque de son nom de naissance et qui a épousé un Mr Goupillon – cet ami du quartier qui ressemble de plus en plus au Baudelaire de la photo de 1862 de Nadar – cet habitant de l’immeuble, parti depuis longtemps, -était-il syrien ?- qui ressemblait tant à Kafka – penser que j’aimerais cohabiter avec un sosie de Valéry ou de Rilke, pour le bonheur de les voir surgir à l’improviste au hasard d’une rencontre – imaginer qu’en fait ils surgissent bel et bien, spectralement.
Baudelaire, photo
Toujours dans Chroniques un bel article sur « Baudelaire, la modernité mélancolique » avec des remarques intéressantes sur sa conception de la photographie. « A rebours d’une conception classique qui fait d’elle ce qui donne présence aux choses absentes, ce qui en tient lieu, l’image est ce qui avive le sentiment de l’absence des choses : fugitive, spectrale, fantomatique, elle est l’apparence de la disparition.
→ magnifique formule que cette apparence de la disparition.
« L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuit » a écrit Baudelaire dans « Crépuscule du matin. »
C’est le régime spectral de l’image.
Je note aussi cela : « L’exercice de l’autoportrait est sans doute l’exercice mélancolique par excellence : le moi s’y dédouble entre sujet et objet et éprouve, dans le mouvement même par lequel il cherche à se saisir, la distance insurmontable de l’un à l’autre, leur impossible coïncidence dans une identité stable, fatalement compromise par cette tension mélancolique essentielle qu’est celle ‘de la vaporisation et de la centralisation du Moi’ (Mon cœur mis à nu). Article de Jean-Marc Chatelain, Chroniques n° 92 page 14.
Boris Wolowiec
Oui il y avait ces deux livres qui portaient Utopie dans leur titre, mais c’est dans celui de Boris Wolowiec que je glisse ou me glisse littéralement, avec le sentiment très étrange d’entrer dans un monde connu, mien déjà en quelque sorte, un lieu familier. Avec un sentiment de plaisir et de reconnaissance, dans les deux sens du mot. Tournures de l’utopie, chez Laurent Albarracin, de plus en plus magnifique éditeur, avec des livres importants et une très belle qualité éditoriale. « Avant de m’asseoir à ma table de travail, je me lave le visage à l’eau froide, j’ouvre et ferme quelques portes de la maison afin que les trajectoires de l’air et les flux de la poussière soient favorables à mon âme. Pour travailler, je m’habille presque toujours avec les mêmes vêtements, un short beige très léger, un tee-shirt blanc et un pull vert bouteille avec un liseré rouge autour du cou. Avant de m’asseoir, j’ajuste toujours mon slip et mon short sur mes hanches et je commence à travailler. »
→ dans ce texte, je vais rencontrer l’auteur, plus directement que dans ses livres précédemment lus. Non pas qu’il se mette en scène, mais il est partie intégrante, concrètement, de son texte. Et j’aime beaucoup cette présence, car c’en est une : « Se mettre au travail. Attendre son tour. Se mettre au travail comme attendre son tour. Se mettre au tour comme attendre son travail ». Ici on reconnait plus sans doute la patte et la pâte de Wolowiec. Un peu plus loin « Avoir un cœur d’escalier c’est-à-dire se mettre au travail. Avoir un cœur d’escalier c’est-à-dire commencer à travailler. Avoir un cœur d’escalier c’est-à-dire souder l’usage du ciel comme commencer à travailler, comme commencer à travailler comme quoi ». (p. 12)
La chair a lieu, mais la pensée ?
« La chair a lieu. Le problème reste de savoir si la pensée a lieu. Le problème reste de savoir si le sentiment a lieu. Le problème reste de savoir si la pensée a lieu uniquement à l’instant où elle n’est pas ma pensée, ou si elle a lieu uniquement quand elle est ma pensée. Et savoir si la pensée a le même lieu lorsqu’elle est dite ou non, lorsque je dis la pensée ou je ne dis pas la pensée, lorsque l’autre dit la pensée ou l’autre ne dit pas la pensée, lorsque je sens la pensée ou je ne sens pas la pensée, lorsque je dis la pensée et je sens la pensée, lorsque je dis la pensée sans la sentir, lorsque je sens la pensée sans la dire, lorsque je ne dis pas la pensée et je ne sens pas la pensée. Et savoir encore si la pensée a des lieux différents selon qu’elle montre l’âme ou qu’elle révèle l’esprit, selon qu’elle déclare un sentiment ou qu’elle détruit un sentiment. Où se trouve la pensée ? Où se trouve le sentiment ? La pensée se trouve-t-elle à l’intérieur du sentiment ? Le sentiment se trouve-t-il à l’intérieur de la pensée ? La pensée se trouve-t-elle à l’intérieur du sentiment qui se trouve à l’intérieur du corps ? La pensée se trouve-t-elle à l’intérieur du sentiment qui se trouve entre les corps ? Le sentiment se trouve-t-il à l’intérieur de la pensée qui se trouve à l’intérieur du corps ? Le sentiment se trouve-t-il à l’intérieur de la pensée qui se trouve entre les corps ? La pensée se trouve-t-elle à l’intérieur des corps qui se trouvent à l’intérieur des sentiments ? La pensée se trouve-t-elle à l’intérieur des corps qui se trouvent entre les sentiments ? Où se trouve la pensée ? Une seule chose apparaît certaine, une seule chose apparaît évidente : le corps ne se trouve pas à l’intérieur de la pensée. » (p. 14)
Rester seul
« Il apparaît bienfaisant de rester seul. Apparaître seul apaise. Apparaître seul pendant plusieurs jours apaise. Apparaître seul pendant plusieurs jours apaise l’âme. Apparaître seul pendant plusieurs jours apaise la mosaïque de l’âme, la mosaïque de sentiments de l’âme. » (p. 18)
→ la réitération de la formulation est comme un foret qui s’enfonce, qui creuse. Elle permet d’éprouver la formule, de lui faire rendre gorge et parfois l’âme. C’est sans concessions mais parfois il sort de l’inédit, de l’inouï du fait de cette reprise comme martelée, rythmée. Un peu comme les coups que l’on donne sur une conduite pour savoir s’il y a encore quelqu’un de vivant en dessous, en bas, de l’autre côté. C’est en tous cas l’impression que cela produit et la lecture de Wolowiec est sans doute beaucoup une affaire d’impression sur soi, d’effet du texte, une fois qu’on a admis qu’il ne fallait pas l’aborder, la plupart du temps, avec les critères habituels ou avec les seuls critères habituels.
Sur le livre
Ce paragraphe très important à mon sens, qu’il faudrait longuement ressasser (il faut ressasser Wolowiec) : « Où se trouve un livre ? Où le livre a-t-il lieu ? Le livre a-t-il lieu devant celui qui l’écrit ou devant celui qui le lit ? Le livre a-t-il lieu derrière celui qui l’écrit ou derrière celui qui le lit ? Le livre a-t-il lieu autour de celui qui l’écrit ou autour celui qui le lit ? Le livre a lieu où il se trouve. Le livre a lieu où celui qui l’écrit le trouve. Le livre a lieu où celui qui le lit le trouve. Le livre a lieu où il se perd. Le livre a lieu où celui qui l’écrit le perd. Le livre a lieu où celui qui le lit le perd. Le livre a lieu où il se trouve comme il se perd. Le livre a lieu où celui qui l’écrit le trouve et celui qui le lit le perd. Le livre a lieu où celui qui l’écrit le perd et où celui qui le lit le trouve. » (p. 20)
De la clandestinité
« Il y a une volupté étrange à exister comme un écrivain clandestin. Il y a une volupté étrange à écrire de manière clandestine. Il y a une volupté étrange à écrire chaque jour une œuvre sans jamais être reconnu en tant qu’écrivain. Il y a une volupté étrange à écrire une œuvre sans jamais vendre le moindre livre. Il y a une volupté étrange à écrire sans jamais recevoir d’argent en échange de ce geste d’écrire. Il y a une volupté étrange à écrire à destination du vide, à destination du vide qui attend à l’intérieur des autres hommes, à destination des multiples formes du vide qui dorment à l’intérieur des autres hommes, à destination du magma de vide qui dort abstrait à l’intérieur des autres hommes. » (p. 21)
→ Oserais-je dire que je ressens cette volupté, que j’ai cette expérience. Depuis toujours. Écrire chaque jour une œuvre sans jamais être reconnu en tant qu’écrivain...
La nature et l’art
Chez Fabien Ribery, note sur l’artiste Fabrice Gygi et son livre au beau titre, Ubique fabrica.
« Il n’y a surtout pas concurrence entre l’art et la nature naturante, mais complémentarité, propositions de dialogues, échanges de formes.
L’un connaît la ligne droite, l’autre non, c’est la démocratie du vivant, la rencontre de l’esprit humain et du génie de la matière.
L’un connaît les tables d’étude, l’autre invente spontanément son organisation sensible.
(...) En son petit livre de photographies d’ateliers, de paysages, d’objets et de peintures, Fabrice Gygi nous fait pénétrer dans son beau bricolage existentiel fait de tissages et d’échappées. »
A propos de Fabrice Gygi, Ubique fabrica, texte de Viviane Vandelli, conception graphique Schaffer Sahli (Genève), Editions Macula, 2021, 208 pages
→ bien aimé ses petites boîtes et pochettes zip en plastique qui m’ont fait penser au matériel de mes collectes. Tenté hier une nature morte à même le sol du square, faute d’avoir eu avec moi une petite pochette, et ce fut raté, malgré une tentative de disposition.
Malherbologie
Longtemps que j’avais envie de suivre un MOOC (cours en ligne gratuit) mais c’est celui de Tela Botanica qui a emporté le morceau, je me suis inscrite. 5 séquences de deux vidéos chacune, environ 2 heures de travail par semaine. Sur le thème des herbes folles, celles du champ cultivé, celles des rues, un sujet qui m’a toujours intéressée. J’ai suivi les vidéos proposées pour cette première semaine, imprimé le cours et les fiches des 5 plantes en vedette dans cette première série, la véronique de Perse, le Gaillet gratteron, la stellaire intermédiaire, la fausse roquette (j’adore la vraie !) et la renoncule des champs. Rien que pour le vocabulaire, la botanique et l’entomologie me font rêver. Et quand on pense que la discipline qui s’occupe de ces « mauvaises herbes » s’appelle la malherbologie.
Les phrases
Je reviens aux Tournures de l’utopie de B. Wolowiec.
« Heureusement que ça a une bouche délicate.
Heureusement que ça a une bouche délicate, des millions d’années perdues.
Heureusement que ça a une bouche délicate, les phrases viennent comme j’entends le bruit du vent.
Heureusement que ça a une bouche délicate, les phrases viennent comme j’entends le bruit du vent des millions d’années perdues.
Heureusement que ça a une bouche délicate, le ciel abrupt est allé prendre un bain.
Heureusement que ça a une bouche délicate, les phrases viennent comme j’entends le bruit du vent, le ciel abrupt est allé prendre un bain.
Heureusement que ça a une bouche délicate, les phrases viennent comme j’entends le bruit du vent des millions d’années perdues (...)
→ et continue le texte sur deux ou trois pages, longueur plutôt importante chez l’auteur et dans ce livre. J’aime cette conjonction de phrases, bruit du vent et années perdues.
Lire des livres en même temps
Cette séquence, choisie pour l’anthologie permanente de Poezibao et que je vais aussi inscrire dans mon projet « Lire ». Boris Wolowiec :
« Je me souviens avec précision qu’il y a des livres que j’ai lus en même temps et qui composent ainsi un livre unique. Par exemple Jacques le Fataliste de Diderot et Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, La caverne céleste de Patrick Grainville et Molloy de Samuel Beckett, Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick et Le Mythe d’Icare d’André Comte-Sponville. Il y a aussi des livres que nous lisons en des temps différents et qui provoquent cependant en nous l’impression d’être des jumeaux ou des sosies. Par exemple Madame Bovary de Flaubert et Lolita de Nabokov. Il y a enfin des écrivains aux caractéristiques physiques semblables et qui ont malgré tout des styles intégralement différents. Par exemple Gombrowicz et Proust asthmatiques l’un et l’autre – Gombrowicz qui étrangle les métaphores dans l’œuf, qui assassine les métaphores à mains nues et Proust qui noue, loue et love les métaphores avec des gants.
*
Les jours comme les nuits où je lisais en même temps Jacques le Fataliste et Alice au pays des merveilles, je ne dormais quasiment pas, seulement une à deux heures par nuit. J’avais la sensation d’évoluer à l’intérieur d’un espace d’anamorphose semblable au rêve. Je me souviens qu’un matin en arrivant au lycée Douanier Rousseau à Laval, je marchais dans la cour et j’ai vu au loin deux jeunes filles qui étaient mes élèves. Elles se trouvaient à plusieurs dizaines de mètres. Ce matin-là il y avait beaucoup de vent. Pendant qu’elles se tenaient ainsi au loin j’entendais malgré tout avec une netteté incroyable chacune de leurs paroles. Je marchais vers elles et elles marchaient vers moi et plus nous nous rapprochions ainsi moins j’entendais ce qu’elles disaient. Ce matin-là le vent avait métamorphosé une conversation de Diderot en une scénographie paradoxale de Lewis Carroll. Et à l’instant où nous nous sommes croisés, je les ai vues me dire bonjour sans les entendre. » (p. 37)
Le hasard
« Il est inutile de nier le hasard. Il est inutile de transgresser le hasard à travers le sens. Il apparaît simplement nécessaire de répondre au hasard, de répondre au hasard par l’affirmation d’une règle du jeu c’est-à-dire par l’affirmation d’une forme. » (p. 47)
→ Ce petit paragraphe me semble dire l’approche, la démarche (et je pense aussi fortement ici à Philippe Jaffeux et à son hasart). Il y a les récurrences : « souder le ciel », « avoir besoin de l’herbe des coïncidences ». Quelles rôles jouent-elles dans la dynamique interne du texte et/ou de la pensée ? Leitmotiv. ? Tirent et poussent, conduisent l’électricité, ressassement en forme de pierre de gué pour relancer le mouvement (il y a du ricochet chez Wolowiec jusque dans son nom, le W est une forme à ricochet par excellence).
Le spin
« Celui qui écrit sait le spin de chaque phrase et le spin de chaque lettre, malgré tout celui qui écrit méprise le spin des mots. Celui qui écrit sait combien de fois une phrase tourne sur elle-même avant de reposer à l’intérieur d’une forme exacte. Celui qui écrit sait combien de fois il apparaît nécessaire de répéter une phrase afin qu’elle donne à sentir une forme de sommeil exact, afin qu’elle donne à sentir une forme de sommeil exact à la chute immortelle du destin. » (p. 50)
→ petite recherche sur le spin : « Le spin (/spin/) est, en physique quantique, une des propriétés internes des particules, au même titre que la masse ou la charge électrique. Comme d’autres observables quantiques, sa mesure donne des valeurs discrètes et est soumise au principe d’incertitude. C’est la seule observable quantique qui ne présente pas d’équivalent classique, contrairement, par exemple, à la position, l’impulsion ou l’énergie d’une particule. » (source)
Et comme j’ai l’idée de quelque chose qui tourne, je poursuis ma recherche et trouve en effet : « Mise en évidence au cours des années 1920 pour l’électron, cette grandeur a reçu en anglais la dénomination de spin, exprimant le tournoiement et provenant de la désignation anglaise de la quenouille d’une fileuse au rouet. Ce mot provient en fait du latin spina, « épine », en raison de la forme de la quenouille. Il est dommage qu’aucun équivalent français n’ait été proposé. Les possibilités ne manquaient pourtant pas : le tournis, la volte ou la pirouette de l’électron... Voilà qui aurait eu du charme ! » (Pour la Science)
Pour Wolowiec, je me propose de lire le texte en lui imprimant mentalement un mouvement de rotation. Est-ce possible ? « Les phrases se trouvent à l’instant où les hommes tournent sur eux-mêmes autour d’eux-mêmes. Les phrases se trouvent à l’instant où la maison tourne à l’intérieur d’elle-même autour d’elle-même. Les phrases se trouvent et reposent comme ça à l’instant où l’homme tourne autour de la maison comme la maison tourne autour de l’homme. » (p. 55)
Et voilà des chansons
Grande surprise à trouver dans ce livre de Boris Wolowiec, après les titres de livres, une longue, longue liste de chansons. Il y en a qu’il connaît intégralement par cœur, quelques-unes et celles dont il sait des fragments seulement. Brel, Brassens, Ferré, Montand, Barbara, Nougaro, Gainsbourg et bien d’autres, la liste est longue.
→ Découverte d’un autre Wolowiec, plus proche peut-être, un peu facétieux. Je n’aurais jamais pensé que BW me ferait écouter Vincent Delerm et c’est pourtant ce que j’ai fait avec Les Filles de 1973, dont j’ignorais tout !!!! (Ah Katia Bocage et Fabienne Lesage !
Wolowiec : « je me souviens de mon émotion la première fois que j’ai entendu la chanson de Vincent Delerm Les Filles de 1973 à l’intérieur du kiosque à journaux de la gare de Troyes. Ce que je trouve beau surtout à l’intérieur de cette chanson c’est le jeu avec les nombres. La chanson de V. Delerm révèle en effet qu’il y a une forme allusive de l’âge. Elias Canetti avait eu l’idée d’un monde où les hommes ont deux âges, un âge naturel et un âge rituel. (...) Delerm révèle un monde où les femmes ont trois âges, voire même quatre. (...) A l’intérieur de la voix d’un homme se mélangent les âges du temps. »
Et Rilke
Eh bien j’y retourne, en ouvrant le volumineux volume de la Correspondance, des extraits traduits là aussi par Philippe Jaccottet (avec Blaise Briod et Pierre Klossowski), qui a donc fait un immense travail de traduction autour de l’œuvre de Rilke. Extraits de différentes correspondances, présentés en ordre chronologique. Avec un exergue une belle remarque, un peu précieuse, d’Éric Kassner : « On dirait volontiers qu’ici, l’œuvre et la correspondance sont comme le vêtement et sa doublure ; mais celle-ci est d’une étoffe si précieuse que quelqu’un pourrait être tenté, un jour, de porter le vêtement retourné. ». Cela commence en fanfare avec la relation d’une des deux visites à Tolstoï (en compagnie de Lou) : « Nous parlons de tout. Mais les mots, au lieu de passer devant les choses, à leur surface, pénètrent derrière elles, dans l’obscur. La valeur profonde de chacun d’eux n’est pas sa couleur dans la lumière, mais le sentiment qu’il provient des sombres secrets dont nous vivons tous. » (Rainer Maria Rilke, œuvre 3, Correspondance, Seuil, 1976, p 13)
La plupart des gens
« La plupart des gens ignorent que le monde est beau et que les plus petites choses, la moindre fleur, une pierre, une écorce, une feuille de bouleau, manifestent une splendeur. (...) Le petit est aussi peu petit que le grand est grande. Une grande beauté éternelle imprègne le monde tout entier, équitablement répartie sur les petites choses et les grandes. (p. 18)
La main à plumes
Cela arrive parfois ! Rainer écrit à Clara, sa femme : « Aujourd’hui je n’ai pas la main à plume ». Comment dirions-nous, les doigts à clavier. Plus matérialiste ! (p. 23)
André Bernold et la musique
Comme les grands mélancoliques, André Bernold aime profondément la musique, en vit même semble-t-il parfois. « Mélancolie est le nom divin sur l’autel duquel – car un simple nom peut s’être vu dresser des autels, c’est le cas de celui-là – ma vie entière, toute entière, a été consumée en holocauste (brûle-tout) (...) Il n’existe plus ou moins qu’un remède empirique connu. Il s’agit d’une recette de bonne femme dont la qualité de la préparation varie selon la saison. ça s’appelle musique. Et personnellement, je recommande tout particulièrement la musique ‘religieuse’, messes, requiems, motets, cantates, etc. Sans fausse honte, c’est celle dont l’action est la plus efficace. Vieux secrets de fabrication. Millénaires. Dans la musique religieuse, j’isolerais encore celle des XVIe et XVIIe siècle
Je dois à André Bernold trois découvertes, le disque Zeichen in Himmel d’Erlebach dont il a été question plus haut, des pièces de Louis Couperin jouées au piano par Pierre Chalmeau et enfin Meslanges pour la chapelle d’un prince d’Etienne Moulinié (1599-1676). En revanche, je n’ai pas aimé particulièrement le Diluvio de Falvetti. Même (ou peut-être parce que !) Bernold dit « qu’il peut tutoyer Haendel ».
Étranges calculs (Boris Wolowiec)
Étranges calculs auxquels se livre Boris Wolowiec, cherchant à définir le « quantum d’un individu ». Il propose avec Gombrowicz que « si je suis un parmi deux milliards ce n’est pas la même chose que si je suis un parmi deux cent-mille ». Il s’interroge aussi sur le nombre d’autres êtres humains à qui il adresse des sentiments, « le nombre d’autres êtres humains qui comptent pour lui comme le dit bizarrement la langue française ». (p. 74)
Le cinéma (Boris Wolowiec)
« Le cinéma affirme une manière de tourner le monde, une manière de tourner la présence du monde, une manière de tourner le silence du monde. Le cinéma s’exclame silence, ça tourne ! Les phrases apparaissent aussi comme une manière de tourner le monde. Le style invente des figures qui surviennent comme des tournures de langage, des tournures de langage en notre faveur. Le tour du monde, la tournure des choses, la tournure des évènements, la tournure des phrases. Montrer le tour du monde par la tournure des phrases. Montrer le tour des phrases par la tournure du monde. » (p. 78).
→ Variation, méditation, divagation, ce serait au fond cela pour moi, Boris Wolowiec, ici autour de « tourner », via les films mais auparavant les chansons, le football, avec la notion de spin. L’axe c’est tourner, l’axe tourne. Et les objets et sujets s’y agglutinent. Il est aussi un fin analyste de cinéma, pas critique, analyste. Belle note sur Melville par exemple : « Un des problèmes fondamentaux des films de Melville, c’est en effet de savoir comment transformer l’espace fermé en espace ouvert – comment s’évader – et de savoir aussi comment transformer un espace ouvert en espace fermé – comment se cacher. » (p. 84) ?
Ces tournures de l’utopie
Très intéressant de voir comment Wolowiec progresse, par sa phrase foret, sa phrase qui tourne, à la fois creusant (foret), à la fois tournant (tour de potier). Elle évide et elle sculpte-dresse.
De la déduction
« Comment une pensée en suit-elle une autre ? Comment une chose en suit-elle une autre ? Comment une phrase en suit-elle une autre ? La suite des choses, des évènements, des sentiments, des phrases n’a aucun sens. Malgré tout la suite des choses des évènements, des sentiments, des phrases a une forme. » (p. 91)
Pas de sens (n’en suis pas sûre, pas de sens apparent, sans doute, souvent, mais beaucoup de sens latent, subliminal, caché, refoulé. Mais ici me retient surtout l’idée « pas de sens, mais une forme ». Une forme qui elle a un sens. C’est tout le jeu des associations, un des fondements de toutes les thérapies contemporaines.
Pour Philippe Grand
Pensé à lui en lisant chez Boris Wolowiec : « Le crâne phrase » (p. 93) et un peu plus loin, « devenir le derviche tourneur de l’évidence » (p. 95). De nouveau cette notion de tourner, ici à la limite de la transe.
Du voyage... autour de sa chambre !
« Je n’ai jamais mis les pieds en Pologne, cependant j’y ai souvent posé la tête. La Pologne c’est le pays où j’ai souvent posé la tête sans y avoir jamais mis les pieds. La Pologne c’est mon oreiller. La Pologne c’est mon oreiller d’utopie. La Pologne c’est le trempoline de ma tête (...) » (p. 100)
→ quel est, quels sont, les pays où je n’ai jamais mis les pieds, où je ne les mettrai jamais pour certains en tous cas mais où je pose souvent ma tête. Sans dommage, ce qui ne serait pas le cas si j’y posais le pied, puisqu’il s’agit souvent de contrées très septentrionales. L’Islande, le Cap Nord, le cercle polaire, les pôles.
Françoise Ascal
En exergue de la semaine et de la journée, ces mots de Françoise Ascal, que je viens de recopier pour l’anthologie permanente de Poezibao :
« Maison grande ouverte sur la chaleur de l’après-midi. Exactement ce que j’attendais, espérais. La petite table violette dans la prairie. Je lis Brouillons de l’américaine Rachel Blau du Plessis. Excitant.
Une écriture « dans l’alarme », écrit Auxeméry. Elle use d’un néologisme : ‘l’angage », un compose de langage frappé du sceau de l’angoisse.
Je penche de plus en plus souvent du côté de la contemplation. Regarder la beauté encore possible du monde, l’énigme du phénomène vie. Je suis en vie. La vie coule dans mon corps et je la loue, je l’accepte avec son lot de douleurs. J’entends la rivière. Les oiseaux. Les insectes. L’herbe est haute. La lumière joue différemment qu’en été après les foins. Écouter / voir du fond de « l’âme ». J’ose ce mot malgré ce qu’il traîne. Je ne trouve aucun équivalent. Ces journées me lavent. Je ne cherche pas l’enfant que je fus ici. Je cherche le suspend. L’abandon de moi-même. Une forme de dissolution ?
Je rejoins une place à ma mesure, une place qu’on reconnaît, dans l’empreinte de laquelle on peut se glisser, se laisser désarmer. Ici cesse le combat. Et les ombres s’allongent vers la terre qui les boit. Les ombres elles-mêmes se reposent dans le bercement du soir, couleur lilas.
Inutile de chercher les raisons qui produisent cet état. Vivre, aimer, suffisent.
Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige, encres de Jérôme Vinçon, coll. Approches & Rencontres, Al Manar, 2020, 140 p., 17€, p. 45
J’ai beaucoup aimé aussi le dernier poème de son tout récent livre, Brumes, chez Aencrages & Co
« adore la surface mouvante des choses
adore les formes les sons les mots
le ruissellement sans fin
tout ce qui court
sur la peau fine du monde //
lieu de la plus grande profondeur »
De la lecture
Début d’une note de lecture d’Anne Malaprade
« Marie Étienne emprunte à Clarice Lispector le titre magnifique de son dernier ouvrage. Cet ‘inaccessible’ polysémique, il peut renvoyer à la littérature, à la langue, à l’émotion, ou encore à l’écriture, à l’autre, à l’humain. Soit à tout ce que le critique écrivain, l’ami lecteur, l’écouteur amoureux cherchent et n’atteignent jamais lorsque, réfugiés depuis un ‘abri’ abstrait qui est ici le fait même de lire, ils tentent d’entrer dans un livre qui les emporte parfois au-delà d’eux-mêmes, loin de leurs propres représentations. ‘Inaccessible’ qualifié de ‘bleu’, parce que toute lecture est un déplacement vers un ailleurs qui nous rapproche du ciel aussi bien que de la peinture. Espace coloré et insaisissable, matériel et spirituel tout à la fois, horizon lointain dans lequel on est pourtant toujours déjà plus ou moins enveloppé. Moi, lecteur, je participe du même ‘bleu’ que de celui du livre dans lequel je vis et respire. Et ce bleu est un souffle autant qu’un climat, un lieu autant qu’un espace, un ici et déjà un ailleurs. »
Novalis
Alors même que je m’apprêtais à me consacrer au Flotoir, relire, publier ce que je peux publier, je découvre cette communication de Bernard Umbrecht en son « Saute-Rhin ». Il cite ce poème de Novalis :
Wenn nicht mehr Zahlen und Figuren
Sind Schlüssel aller Kreaturen,
Wenn die so singen, oder küssen,
Mehr als die Tiefgelehrten wissen,
Wenn sich die Welt ins freie Leben
Und in die Welt wird zurückbegeben,
Wenn dann sich wieder Licht und Schatten
Zu echter Klarheit wieder gatten,
Und man in Märchen und Gedichten
Erkennt die wahren Weltgeschichten,
Dann fliegt vor einem geheimen Wort
Das ganze verkehrte Wesen fort.
/
Quand ce ne seront plus les nombres et les figures
Qui fourniront la clef de toutes créatures,
Quand ceux-là qui chantent ou embrassent
Seront plus savants que les grands docteurs,
Quand le monde sera revenu
Dans la vie libre et rendu dans le monde,
Et que s’épouseront, pour éclairer vraiment,
De nouveau la lumière et l’ombre,
Et que l’on connaîtra dans contes et poèmes
Les éternelles histoires du monde
Alors il suffira d’un seul mot mystérieux
Pour que s’envole tout le faux ordre des choses
(Traduit de l’allemand par Jean- Pierre Lefebvre . Anthologie bilingue de la poésie allemande. Éditions Gallimard. La Pléiade. 1993)
Il propose aussi deux autres traductions que je laisse découvrir dans son article.
Je relève cette autre citation :
« Le monde antique inclinait sur sa fin. Les jardins de délices de la jeune lignée défleurissaient ; – plus haut, cet espace vacant désert, les hommes qui grandissaient loin de l’esprit d’enfance aspiraient à l’atteindre. Les dieux et leur cortège s’en étaient allés.
La Nature était là, solitaire et sans vie. Par des chaînes de fer, le nombre aride et la mesure austère la tenaient entravée. En ruine, poussière et vent au creux des mots obscurs, avait déchu l’immense épanouissement de la vie »
(Novalis : Hymnes à la nuit dans Novalis, les Disciples de Saïs, Hymnes à la nuit, Chants religieux. NRF Gallimard. Pp 132-133)
L’article s’appuie aussi sur une bien intéressante communication de Laurent Margantin : « La poésie et l’art en général ne sont pas la négation de la raison, mais plutôt ce que les romantiques aiment appeler sa « potentialisation », son ouverture infinie à ce qui, dans la nature même, la dépasse en force et en ingéniosité. Comme le roman suppose le savoir scientifique, l’art romantique englobe toutes les autres disciplines, dont les sciences, car la connaissance de l’infinie complexité de l’esprit et du monde ne peut être qu’une connaissance symbolique. Loin de vouloir opposer les différentes facultés humaines, ce qui le distingue à la fois des Lumières et du surréalisme, le romantisme allemand et Novalis en son cœur affirment leur possible harmonisation. »
(Laurent Margantin : Des galets du Lot à la pierre infinie / André Breton et la « minéralogie visionnaire » de Novalis)
Un espace Schengen poétique
Dans ce remarquable article, Bernard Umbrecht cite encore Alexander Kluge et cette idée à laquelle je ne peux que souscrire ! (mais que lui discute en partie) :
« Le monde comme construction abstraite mathématisée doit être rendu à la vie, à l’intuition, à l’imaginaire, au désir. Réouvert face à sa fermeture dans la globalisation immonde de la gouvernementalité algorithmique. Cette dernière est définie par Antoinette Rouvroy et Thomas Berns comme une forme de totalisation, de clôture du ‘réel’ statistique sur lui-même . ‘J’ai souvent pensé qu’il serait conforme à l’esprit européen et plausible aux yeux d’Ulysse, le héros de l’Odyssée, que la société française et celle de l’Allemagne, ancrée dans la Mitteleuropa, mettent en commun leur expérience des trois cents dernières années pour former ensemble un anti-algorithme à opposer aux algorithmes de la Silicon Valley. L’avenir, je crois, pourrait en prendre la belle habitude en permettant aux histoires d’aller et venir entre les deux rives du Rhin : un espace Schengen poétique’. » (Alexander Kluge)
Claudel, le calcul et au-delà du calcul
Toujours dans ce même article, dont la complexité me dépasse, mais qui m’accroche tout au long de mon parcours de lecture, je relève encore cela : « Lors de son audition au Sénat en mars 2020, Bernard Stiegler avait déclaré : ‘Je m’intéresse de près à l’intelligence artificielle. Parfois, ce qu’on appelle ainsi n’est que de l’algorithmique ou de la data économie. La question fondamentale est celle du rôle des calculs. Comment inscrire l’expérience de l’incalculable en calculant ? Je cite souvent Paul Claudel : ‘Il faut qu’il y ait dans le poème un nombre tel qu’il empêche de compter’. Les grands artistes ou grands penseurs savent toujours calculer au-delà du calcul. Tous les compositeurs font du calcul, mais si leur musique est musicale, c’est parce que quelque chose va au-delà du calcul. C’est vrai aussi pour le médecin’ ». (Source)
Ce qui fabrique, compte et conte
« Stiegler fait remarquer que même dans le don et le potlatch, il y a du calcul. Et que : ‘le problème est de préserver, au-delà de ces calculs, la part du feu, et ce que Bataille appelle le somptuaire, qui est aussi ce que j’ai appelé, dans un livre dont c’est le titre, ce qui fait que la vie mérite d’être vécue. Ce qui fait que la vie mérite d’être vécue, c’est ce qui n’a pas de prix et n’est pas calculable. Si l’entreprise et la société industrielle ne sont pas capables de sacrifier à cette valeur inestimable, elles s’effondreront.’ Le Maître, dans Les disciples à Saïs de Novalis, dit que la poiesis de la nature telle qu’il la concevait devait se réaliser ‘dans l’atelier de l’ouvrier [ou de l’artisan] et de l’artiste, et là où les hommes sont en relations et ont à lutter de mille manières avec la Nature, dans les travaux des champs, des mines et ceux de la navigation, dans l’élevage des bestiaux et dans beaucoup d’autres métiers’. Mais l’atelier a disparu avec l’industrialisation, l’automatisation et la prolétarisation. Et la perte des savoir-faire transférés à la machine. Bernard Stiegler, dans Le nouveau conflit des facultés et des fonctions dans l’Anthropocène, propose de nouer autour des doigts (digits) de l’exosomatisation digitale « ce qui fabrique, compte et conte ». (source)
→ Magnifique formule qui prend en compte tous les aspects. Notamment dans la poésie, sans doute.
Parle, une fois par jour, avec un inconnu
Et justement Laurent Margantin et l’envoi, chaque semaine, des feuillets de son carnet. Ce matin : « Encore une fois : se taire – laisser venir les mots – les mots du silence (aujourd’hui et tous les jours de vie restants).
Cesare Pavese : ‘La poésie consiste à donner à la page ce très simple frémissement que donne la réalité.’
Les feuilles de bananier penchées, couchées sur d’autres feuilles qui, elles, sont dressées : la communauté des feuilles de bananier.
Toujours cette recherche du coin secret ; de l’abri, du refuge (ce carnet en est un). »
Et chez lui aussi, cette idée : « parle, une fois par jour, avec un inconnu ». L’autre jour, je me suis adressée à cette femme qui avait pris dans la petite boîte à livre près de l’école d’une petite fille très aimée, un livre que je venais d’y déposer. Le dialogue ne s’est pas vraiment établi, elle avait l’air gêné. Je ne dis pas ici le titre du livre, qui était un excellent livre, mais dont j’ai la version originale et que par conséquent je ne pouvais pas garder.