Extraits du Flotoir du 11 octobre au 21 novembre 2011
photo : chien perdu sans collier, ©florence trocmé
Portraits de lecteurs
Hier belle cueillette au square St Lambert ! Underground Railroad de Whitehead (Pulitzer), deux lecteurs différents, mais aussi un livre sur les quanta, Helgoland, un livre d’Edith Wharton, Été et un d’Echenoz, Ravel, La nuit du temps de Barjavel et Les Impatientes de Djaïli Amadou Amal. Pas mal non ? j’ai fait chou blanc sur deux livres. Il me faudra rédiger ces portraits.
Deux lectures atypiques
Hier soir beaucoup de plaisir avec deux livres assez atypiques. Sappho, « racontée par » Stéphane Bouquet et Rosaire Appel, une édition de la Philharmonie de Paris et Brecht & Brecht de Laurent Marissal.
Sappho
La collection Supersoniques de la Philharmonie met en récit et en images des personnalités qui par le pouvoir des sons ont donné forme à une œuvre, un monde, une théorie, une utopie. L’évocation de Sappho a été confiée donc à Stéphane Bouquet et à l’artiste new-yorkaise Rosaire Appel. Stéphane Bouquet entraîne dans un récit très vivant, avec simplicité, faisant part de ses doutes, de ses questions, soulignant que de Sappho, on ne sait presque rien, que notre vue est sans doute faussée par le fait que nous n’avons que des fragments... etc. Très beaux dessins de Rosaire Appel. Elle explore, dit le communiqué de presse, les corrélations entre la lecture, le regard et l’écoute et dessine l’écriture et le son. Ses images sont étonnantes, on pourrait croire à des manuscrits anciens, plus ou moins marqués par le temps.
Brecht & Brecht
Eh oui il y a bien ici deux Brecht. Bertolt et George dont l’auteur Laurent Marissal tire le portrait (l’expression un peu familière est utilisée en toute connaissance de cause) en 22 tableaux dans un livre pour le moins atypique. Bertolt c’est bien sûr le dramaturge, metteur en scène, écrivain et poète allemand (1898-1956) – mais l’autre Brecht, George (1926-2008) est un artiste d'avant-garde américain faisant partie de l’art conceptuel, mais aussi chimiste travaillant comme chercheur pour des laboratoires pharmaceutiques et comme consultant. Tout l’art de Marissal va être d’en dresser, pas à pas, des portraits conjoints, à grand renfort de citations et d’illustrations. C’est un travail hybride, peut-être un de ceux auxquels faisait allusion Alexandre Balcaen, dans cet article sur la bande dessinée, article de la revue incise, commenté dans le précédent Flotoir.
Lecture et rythme cardiaque
Passionnant article : La réponse cardiaque à l’écoute d’un récit serait prédictive de l’état de conscience.
Quelques extraits de cet article. Il porte essentiellement sur la problématique de l’évaluation des états de coma, mais une partie s’intéresse aux réactions cardiaques à une lecture, chez des sujets sains.
« Face à un patient atteint de troubles aigus de la conscience comme le coma, les cliniciens ont besoin d’outils d’évaluation pour prédire ses chances de récupération. En étudiant l’impact sur le corps de récits écoutés, une équipe Inserm a constaté une association entre synchronisation de la fréquence cardiaque et compréhension du texte entendu. Cette synchronisation pourrait devenir un marqueur du niveau de conscience de certains patients. »
En lien avec cela : « En premier lieu, la fréquence cardiaque de plusieurs volontaires en bonne santé a été enregistrée pendant qu’ils écoutaient un passage de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne. Les chercheurs ont constaté la synchronisation du rythme cardiaque de tous les participants : la fréquence des battements de leur cœur montait ou baissait aux mêmes moments du récit. Si les participants écoutent des histoires différentes, cette synchronisation n’apparaît pas : « Ce phénomène semble se produire uniquement quand des individus comprennent une histoire de la même façon, probablement parce que le cerveau fait des prédictions, et que cela génère des signaux similaires qui se répercutent sur la fonction cardiaque des personnes qui écoutent la même chose », explique Jacobo Sitt. »
Brice Bonfanti et ses chants d’utopie
Bel échange avec lui. Hier matin je reçois une annonce assez détaillée concernant Chants d’Utopie, un mail collectif mais envoyé sur deux adresses, l’Orange et la vieille Wanadoo. Compte tenu de l’allusion, pas très positive, à son livre la veille dans le Flotoir publié, je m’imagine un lien. Et je lui écris un petit mot. Il me répond très courtoisement et surtout agréablement, pas du tout courroucé que je n’ai pu entrer dans son livre. Me proposant aussi quelques liens de lecture vidéo pour m’aider, si j’en ai envie. Je regarde une de ces vidéos, très belle. Il lit magnifiquement et la mise en image, quasi abstraite, comme un flux, ne vient en rien contrarier la lecture. Du coup, je ressors le livre et j’entreprends la lecture. J’ai l’impression qu’il a inventé là une sorte de forme, ce narrat d’utopies en quelque sorte, un ou des personnages, un ou des lieux, une histoire brève, utopique. Ce qui fait du bien dans ce temps où ce sont surtout les dystopies qui dominent. Je constate que j’entre plus ou moins dans les récits en fonction de la forme qu’il choisit à chaque fois, de l’écriture qu’il adopte pour chaque chant et aussi bien sûr du « sujet ». Avec toujours ma prédilection pour les pays du nord, ou de l’ouest.
J’ai pensé mais peut-être que ce rapprochement n’est pas justifié à Volodine et ses narrats, mais je connais trop mal pour affirmer quoi que ce soit mais aussi plus curieusement à Patrick Beurard-Valdoye qui conduit aussi à sa manière des chants d’utopie. Et peut-être que P’tit Bonhomme de chemin est aussi un chant d’utopie.
Extrait d’une lettre reçue hier soir : « Je comprends tout à fait ce que vous dites sur les univers que vous voulez connaître si d'abord vous les méconnaissez. Quand je commence un chant, je ne connais pas moi-même l'univers à explorer, ou alors suis en train de le connaître ; c'est souvent ce désir qui crée le chant, lequel témoigne alors de l'enthousiasme de la découverte. J'écris peu sur ce que je connais, mais plutôt à partir de ce que je suis en train de connaître. Je retrouve l'état quand, enfant, et abonné à Astrapi, je courais vers la boîte aux lettres dès son arrivée, pour aussitôt le lire, gourmand des nouveaux œufs de Pâques à trouver dessous les fleurs.
Dans votre note vous parlez de "référentiels", et j'ai conscience (surtout depuis qu'Arno Bertina a soulevé la question de l'érudition dans un entretien) de ce que cela peut produire, alors que mon rêve serait que le lecteur découvre comme moi sans référence, dans un dépaysement propre à l'utopie. Je suis naïf peut-être d'espérer cela. En tout cas, ce que vous dites de votre lecture de Dunand me fait comprendre que vous êtes une lectrice idéale, soigneuse ! »
Le Klavierpodcast d’Igor Levit
« 32 x Beethoven », c’est le titre de cette remarquable série de podcasts de la radio allemande, BR Klassik, qui par le biais d’un dialogue entre le pianiste Igor Levit et le musicologue Anselm Cybinski, fortement appuyé sur les exemples au piano, permet de pénétrer dans les Sonates de Beethoven, une à la fois. Le podcast est en allemand.
J’écoute cela avec passion même si une bonne moitié m’échappe à cause de la langue. Ils parlent très vite tous les deux, font des plaisanteries. Mais c’est une très belle manière d’entrer pas à pas dans chaque sonate, et quelle admiration pour la capacité d’Igor Levit de jouer quasi n’importe quoi, sur simple suggestion ou demande de son interlocuteur (ou de lui-même quand il fait une association, une comparaison). Un peu tous les soirs, j’en suis à la « Clair de Lune »... je vais sortir mes partitions et je pense que je ferai une réécoute, peut-être comprendrais-je des choses que je n’ai pas comprises. J’aime beaucoup sa façon, par moments, de parler en jouant... mon éternelle question, qui pourrait d’ailleurs faire l’objet d’une sorte de disputaison (autre mot à trouver) dans Muzibao : « comment, concrètement, écoutez-vous la musique ? ».
Érudition, connaissance, pulsio sciendi
Brice Bonfanti, dans un entretien avec Arno Bertina, pour En attendant Nadeau, en décembre 2019.
« C’est depuis que la vie me bouscule – l’adolescence – que je lis pour tenter de comprendre. L’érudition est un effet collatéral de mon désir. C’est le désir qui est premier et me conduit vers des lectures. Et je ne fais aucun effort pour retenir quoi que ce soit : je laisse Kalliópê, ma seule Muse, retenir ce qui lui chante, la fait chanter, et que sa volonté soit faite. C’est une érudition d’autodidacte, avec des îles, peuplées ou non, de grands déserts, des jungles riches, des jardins – à l’anglaise, jamais à la française. Je ne suis spécialiste de rien en particulier, pour ne pas m’ennuyer. Toute lecture contrainte – même par moi –, pas soutenue par le désir, la libido sciendi, m’est impossible. »
Et cela magnifique ! :
« J’ai des périodes d’enthousiasme obsessionnel pour un thème, un domaine, un maître, pendant des semaines, des mois. Puis l’obsession me lasse, j’en change. Je suis fidèle à tous mes maîtres, mais je les multiplie. Mes maîtres me servent, mes maîtres me servent à déployer ce que je porte en moi : mes maîtres me libèrent. Pour être libre, asymptotiquement, je veux, non pas ne pas avoir de maître, mais les multiplier, tout en gardant mon propre cap qui, lui, provient d’on ne sait où.
Mes lectures sont des nourritures secondaires qui à leur tour deviennent les enzymes digestives pour assimiler la nourriture première qu’est le vivre. Elles sont des morceaux de vie et de savoir humains à rassembler comme les membres d’Osiris éparpillés. Je veux tout mettre dans mes chants qui sont une Arche, ou un ogre affamé. »
Cela aussi :
« J’ai trouvé pour l’instant plusieurs sources livresques de transformation du regard : l’histoire la plus ancienne possible, l’anthropologie anarchiste, la biologie, la métaphysique, l’alchimie, entre autres. Et je ne parle pas du livre du monde, qui est hors des livres : la nature, l’amour, la souffrance, la joie, l’angoisse, la méditation, la prière, la psychédélie, et j’en passe. Tout cela me déroute, et met à mal les habitudes des sillons toujours creusés, les circuits neuronaux toujours empruntés. »
Sur sa pratique de la lecture :
Et en effet, je lis peu de poésie contemporaine, mais j’en lis. Comme je lis un peu de tout, je lis peu de tout – le tout est infini. (...) il cite Manon, Ch'Vavar, Albarracin, Ferdinande, Rozier, Hello, Beck, Beurard-Valdoye et ajoute « Ça n’est pas que je néglige la poésie contemporaine, que je m’en désintéresse. C’est que j’ai le désir de me nourrir le plus possible de temps et de lieux. Et comme en utopie tous les temps sont contemporains, je n’ai pas l’impression de lire moins de poésie contemporaine que de poésie sumérienne. Pour amplifier mon moi restreint comme un moi – jusqu’à le faire éclater comme une bulle de savon –, je cherche la vision la plus ample et la plus exaltée possible. La littérature mésopotamienne date de la fin du IVe millénaire av. J.-C. J’ai donc 6 000 ans de textes à explorer, ou 300 000 de traces, que je ne peux pas sacrifier pour le seul demi-siècle dernier. »
On peut écouter des « psalmodies » sur soundcloud.
Madame
Lu d’une traite l’étonnant roman de Gisèle Berkman, Madame, (Arléa), portrait d’une vieille femme juive riche et de sa déchéance, brossé par une figure étrange, dont on ne sait vraiment qui elle est pour cette vieille femme, hors sa cuisinière et femme de chambre. Beaucoup aimé notamment toutes les expressions qu’elle met dans la bouche de Madame et qui sont pour moi autant de réminiscences de choses entendues dans l’enfance mais que j’utilise encore volontiers aujourd’hui.
André Hirt, la dernière Sonate
Très belle opposition de l’éblouissement et de la fascination : « L’éblouissement n’est pas la fascination ! Certes dans l’éblouissement, cette Blendung aurait dit Canetti, il y a un aveuglement, une vraie brûlure des yeux comme lorsqu’on se risque à regarder le soleil en face, mais il a lieu essentiellement parce que quelque chose se fait voir avec tellement d’intensité que nous nous sentons requis (...) A l’inverse de l’éblouissement qui impose une vision absolue, qui ne se laisse pas voir, la fascination impose une vision en se faisant absolument voir, en forçant et en fixant, tout en l’épuisant, la vision. L’éblouissement provoque toujours un détournement du regard, une complexité et un élargissement de ce dernier, un espace par conséquent et une temporalité, tout comme il ouvre des perspectives en somme là où la fascination réduit le regard, le canalise (le commande) et surtout l’écrase sur deux dimensions, en soustrayant toute profondeur et tout volume à la pensée. » André Hirt, La Dernière sonate, (De l’extrême à l’humain), Kimé, 2021, p. 39)
La terrible question de la stérilité artistique
André Hirt : « Ainsi la musique a cru pouvoir opérer la ‘percée’ grâce à un retour à l'archaïque et-même au primitif. Le roman Le Docteur Faustus dresse, on le sait, un portrait à charge du ‘cercle de Kridwiss’, cette réunion d’‘artistes’ pré-fascistes. Ou bien cette manière de contourner la difficulté de l'inspiration, c'est bien le mot, comble et satisfait le vide et l'écran blanc de la représentation. Ou bien, ne pourrait-on pas trouver en matière musicale cet autre substitut de la création inspirée grâce au calcul de l’œuvre, illustré comme on sait dans le roman par le dodécaphonisme ? (À la décharge de ce dernier, il est vrai que l'aspect romancé et la réalité de cette technique se superposent et parviennent dans une certaine mesure à dégager pour la musique des possibilités expressives.) Il reste que la stérilité artistique, qui est ici le sujet véritable et la question qui engage bien davantage que la seule musique, s'avère être la face la plus paradoxale du désespoir. En effet, si la civilisation, la culture et en fin de compte la politique doivent faire état de leur point d'aboutissement désastreux et de leur impuissance, tout ‘avenir’ étant devenu irreprésentable, n'est-ce pas le propre de l'art de pouvoir, pour ainsi dire à volonté, produire et créer en brisant précisément les contraintes données de la représentation ? On sait qu’il n’en fut et qu’il n’en est toujours rien. C’est pourquoi la question de l’art, ce dernier étant devenu très sérieusement problématique, ce dont tout le roman atteste, condense désormais les autres difficultés et apories et en constitue de fait la manifestation. » (p. 43)
L’obstination du perce-neige
J’ai beaucoup aimé ce journal de Françoise Ascal, L’obstination du perce-neige. Titre non abusif puisqu’elle supporte depuis des années de très lourdes contraintes (dialyses en particulier) dues à un grave dysfonctionnement de ses reins, d’origine héréditaire.
Beau jugement sur Pascal Quignard
Je relève dans ces pages, cette note qui correspond tant à ce que je ressens moi-même : « Lecture de Quignard : des pages entières à rester à l’extérieur et de soudaines zébrures qui déchirent le texte et émerveillent. Un mélange unique de froid et de feu, toujours stimulant. »
Un peu plus loin elle l’épingle gentiment mais avec raison : « Les dernières pages du Quignard (Critique du jugement) me laissent perplexe. Comment peut-il se décrire en Saint Sébastien couvert de flèches par la critique, lui qui est si médiatisé et dont les inconditionnels sont nombreux, et surtout pourquoi tant de pages mettant en question la notion de jugement pour aboutir à l’impossibilité de supporter celui d’autrui sur son œuvre ? Pourquoi en être à ce point blessé ? Il revendique sa solitude, méprise la société mais s’en montre dépendant. » (p. 62 et 63)
Il est utile d’être paisible
13 mars [2016]. Conviction qu’il est utile d’être paisible, rassérénée, non seulement pour soi mais pour la communauté. Être en paix ‘profite’ à une paix plus grande. Illusion ou intuition ? principe de non-séparabilité comme en écologie ? En ce sens, malgré mon athéisme, j’ai toujours cru à l’intérêt des ordres religieux qui vivent dans le retrait. Le temps du silence contemplatif doit irriguer la terre comme l’eau de source chemine à travers des failles invisibles. Sans lui, la situation sur terre serait peut-être encore pire. Le fracas, la violence auraient le champ libre. Les îlots de calme et de silence, qu’ils soient soutenus par une foi ou non, sont des bastions de résistance, des ‘non’ à l’ordre dominant, au déferlement du rentable, du productif, du bruit et de la fureur omniprésents. » (p. 79)
Quelque part elle compare la vision de la prairie, chez elle et la musique de Bach, qui l’une comme l’autre mettent de l’ordre en elle. J’écoute L’Art de la Fugue de Bach sous les doigts de Daniil Trifonov, une des manières les plus fortes de mettre de l’ordre dans le chaos. Françoise Ascal : « La paix de la prairie entre dans chacune de mes cellules. Elle met de l’ordre en moi comme le fait la musique de Bach. » (p. 125)
On ressemble à ce qu’on contemple
« 6 août [2017]. Lecture de Joël Cornuault, Ce qui fait oiseau. Beaucoup aimé cette notion chez lui ‘d’écarter les branches’. Oui il suffit parfois ‘d’écarter les branches’. Et aussi ‘Nos dialogue, engagés par hasard, avec des oiseaux de petite taille se prêtent admirablement à cette allègement du monde par allègement de soi. Plotin dit que l’on ressemble à ce que l’on contemple. » (p. 127) – relire ave cette idée les propos d’André Hirt sur éblouissement et fascination.
Conscience et présence
« Beaucoup de vent. Quelques éclaircies. Suis au jardin, ouverte à ce que je reçois. Il y a toujours un don à portée de cœur (...) Ce n’est pas la conscience qu’il me faut développer, c’est la présence. Ce que je sais en conscience ne m’est pas toujours utile, tandis que la jouissance de se sentir vivant dans l’instant s’oppose aux forces négatives.
Tenue du journal : ce long processus à travers une quarantaine d’années m’a permis d’en finir avec la narcissisme ‘vital’ de l’origine. Recherche qui atteste davantage des manques que d’une propension à la complaisance. Se mettre au centre parce qu’on n’existe pas, qu’on doute, qu’on n’a pas de contour, est alors manière de survivre. D’écarter la mort. » (p. 131)
→ Quelle tendresse dans cette manière de voir. Regard qu’il faudrait savoir porter quand le narcissisme des autres devient insupportable. Et surtout tellement peu fécond pour la relation et l’échange en profondeur.
Une belle conjonction
Et à la toute fin de cette Obstination du perce-neige, conjonction de deux auteurs qui m’importent particulièrement, Billeter et Valéry. + 1, Wittgenstein. « Lecture de Jean François Billeter. ‘Le langage envoie tout de suite l’esprit dans la mauvaise direction, non celle de l’observation mais celle des mots. La difficulté est d’observer ce qui est avant le langage et de s’y tenir’ (Leçons sur Tchouang Tseu). C’est exactement ce qui me paralyse en ce moment, poursuit Françoise Ascal. Conscience des mots qui trahissent l’amont des mots. Rien de plus difficile que d’atteindre l’observation sans lui donner forme par les mots. Penser à Wittgenstein, cité par Billeter, qui voulait se libérer de ‘l’ensorcèlement du langage’. Penser aussi à Paul Valéry qui dans ses Cahiers note : ‘Ce que je pense gêne ce que je vois et réciproquement. » (p. 135)
Portait de lectrice quantique
Blonde et mince – jean et tee-shirt blanc – sont-ce des portées musicales le motif que l’on distingue sur sa poitrine ? – elle a plié le bras gauche, levé la tête un instant – lunettes de soleil bleues, bordées de vert clair en partie inférieure – petite veste nouée autour de la taille : un assemblage de particules élémentaires, peu de matière, une immensité de vide - suis-je particules insaisissables dansant sur le vide ? se pose-t-elle la question en lisant Helgoland de Carlo Rovelli, sous-titre ‘le sens de la mécanique quantique’. ‘Les propriétés des objets physiques ne décrivent pas l’état d’un objet isolé : elles décrivent uniquement la manière dont il affecte d’autres objets » (Carlo Rovelli, dans un entretien avec Giovanni Collot, Le Grand continent, 5 août 2021).
Portait de lecteur
Jean et tee-shirt gris curieusement rouleauté au niveau des épaules – grandes baskets noires à longues semelles grises, mini chaussettes blanches – les cheveux sont blonds et bouclés et un petit fil d’écouteur pend de l’oreille droite – la quarantaine ? Les jambes sont croisées – le grand pied à chaussure noire bouge-t-il sur un rythme de boléro ? Il lit Ravel de Jean Echenoz.
Brice Bonfanti
Je continue ma lecture des Chants d’Utopie. Et je reviens sur ce que j’écrivais en septembre : « Ces univers me sont trop étrangers. Une des constatations que je fais, un signe à la fois de maturité et de vieillissement, c’est que je ne peux plus embrasser de nouveaux champs. Tout le système référentiel de Bonfanti, très universaliste dans le temps et l’espace, je ne peux plus absorber cela. Il me faudrait un trop gros effort d’adaptation et tout un travail d’appropriation. »
Soudain il me semble que c’est une grave erreur et que cette vue est un signe de vieillissement et qu’il n’est sans doute pas encore l’heure de cela, si cette heure doit jamais venir. Ce redoutable rétrécissement du champ que j’ai observé de près sur plusieurs personnes âgées de mon entourage. Mais pas chez mon père par exemple qui est resté curieux de tant de choses jusqu’à la fin.
Renoncer à entrer dans un univers sous prétexte qu’on ne serait plus capable de le connaître, d’en acquérir un savoir, de se familiariser avec ce monde-là, c’est une fausse piste ! Je ne suis pas obligée d’accumuler du savoir, des savoirs, mais je peux en revanche me laisser « étranger » par de l’inconnu. Comme dit Françoise Ascal, « il y a toujours un don à portée de cœur », à portée des yeux, à portée de lecture ou de parole aussi.
Jelinek, Walser, Handke, Margantin
Une très belle citation d’Elfried Jelinek dans les Carnets de Laurent Margantin : « Elfriede Jelinek : ‘Walser est un de ces auteurs qui savent que tout est sombre, mais qui tentent désespérément d’orienter les choses dans un sens positif. Étrangement, il me rappelle un peu Handke à cet égard, ou plutôt c’est Handke qui me rappelle Walser. Ce sont des écrivains qui connaissent la terreur mais qui tentent désespérément de déconstruire cet effroi en positivité. C’est du moins ainsi que je comprends tous ces qualificatifs positifs chez Walser, comme quelque chose qui relève de l’autosuggestion. Tout est émouvant, agréable, merveilleux, splendide, limpide, clair… Une manière de s’assurer que le monde existe en affirmant qu’il est beau.’ » (cité dans le Carnet n°626).
→ Cette citation convoque chez Laurent Margantin trois grands auteurs, mais permet aussi de comprendre sa propre démarche et éclaire la mienne. Chez chacun, je note un don d’observation qui les tient à l’abri d’une conceptualisation excessive, si présente chez tant de contemporains. Une conceptualisation qui loin d’éclairer ce qu’il nous est donné à voir, à percevoir, le prend dans la glace, voire dans l’ambre, mais l’effet est le même : mort, comme cet insecte découvert ces derniers jours je ne sais plus où, figé dans l’ambre depuis des centaines de milliers d’années. Terrifiant destin.
Voyelles
Recopiant dans le listing des livres reçus, le nom de Cees Nooteboom, je me dis qu’il a de la chance d’avoir autant d’o, d’eau, dans son nom.
Liberté
Gagner toujours plus en liberté intérieure, c’est-à-dire non seulement psychologique mais aussi liberté de penser. Commencer par prendre conscience de l’effroyable formatage quotidien en tout. Fais pas ci fais pas ça, chantait déjà Dutronc il y a un bail ! Aujourd’hui c’est aussi beaucoup fais comme ci, fais comme ça, fais comme moi, pense comme ça, ne dis pas ça, ne pense pas ça, sois propre sur toi, etc.
Photo
Magnifique histoire rapportée par Antoine Bertot à qui j’ai fait part de la perte de mon appareil photo : « En matière de relation à l'appareil photo, je pense souvent à Garry Winogrand qui, à la fin de sa vie, continuait de déclencher comme il l'avait toujours fait, énormément, mais sans plus mettre de pellicule dans l'appareil. Porter l'objet, mettre l'œil dans le viseur, déclencher. »
→ très important pour moi dans ma réflexion en cours sur mon rapport à la photographie, les usages que j’en fais, ce qu’elle signifie pour moi, etc.
Souvenir et image
Cette note extraite d’une lecture d’un livre de Stéphane Lambert sur Paul Klée : « La chaîne montagneuse est cachée sous la brume matinale. Mon esprit la devine, force l'opacité du paysage. J'arrive de Zurich. La Suisse habite mon inconscient depuis mon premier souvenir. Un déjeuner sur l'herbe en famille au bord de la route. Je n'avais pas deux ans. L'image est tenace. Y domine le vert. Le vert de la végétation au début de l'été. Un écran de verdure où la présence de mes parents provient d'une reconstitution de la scène après consultation de vieux albums de vacances. Au fil des années, l'image originelle s'est viciée de multiples débris que le temps a charriés avec lui comme une eau sale. Le souvenir est un agglomérat de souvenirs. Ce que je date d'un instant précis de ma prime enfance est un matériau composite sans âge, fils emmêlés d'autres fils, formant une pelote indénouable. Ces montagnes que je ne vois pas, je sais leur présence. Ce que l'on nomme ‘vue’ est une reconstitution infidèle d'un fragment de réalité à partir de sa perception incomplète – une production de l'imaginaire et de la pensée. Pessoa : ce que nous voyons est fait de ce que nous sommes. Un reflet déformé. L'image de mon premier souvenir ne me quitte pas car celui que je suis la réanime en refusant de s'en défaire – l'action de voir émet autant qu'elle reçoit, des informations. Qui sait si ce déjeuner dans la nature n'est pas une parfaite invention de ma mémoire, alimentée par une légende familiale ? Qu'aurait entrevu mon esprit si aucun atlas n'avait référencé des montagnes derrière la masse nuageuse ? » (Stéphane Lambert, Paul Klee jusqu'au fond de l'avenir, Arléa, p.11-12).
Écriture documentée
Je relève les explications que donne Michèle Métail dans le livre d’elle que j’aborde, Le paysage après Wan Wei. Elle y parle d’écriture documentée, ce qui bien sûr ne peut que me parler, mais fait naître aussi l’idée d’une lecture documentée.
La lecture documentée
Elle est tellement facilitée par Internet depuis une vingtaine d’années ! Exemple très concret : hier soir, dans une critique de cinéma, dans Le Monde, il est fait allusion aux Yéniches. Je n’avais jamais entendu parler de ce peuple semi-nomade d’Europe et en quelques minutes j’ai pu les situer à peu près et entendre parler de leur langue, qui emprunte à l’allemand.
Morts & vivants
Dans un beau livre, Le poète est sous l’escalier, Jacques Lèbre cède largement la parole à ses auteurs aimés. Il cite par exemple Jean Roudaut, in Dans le temps (réédité par Fario en 2016) : « Ce qu'il y a en nous, et que nous tenons illusoirement pour nous, ce sont des voix. Les vivants sont les urnes des morts. Nos paroles sont pleines de leurs murmures. Un jour, par distraction, les vivants n'entendent plus parler les morts en eux, et les tuent ainsi allègrement une nouvelle fois, plus efficacement encore que la première. Mais ils ne savent pas que c'est eux-mêmes qu'ainsi ils mettent en ruine. »
L’oubli de soi
Magnifique ouverture du très modeste mais fort livre de Jacques Lèbre, chez Corti, un livre qui repose sur la recherche des correspondances. En quelques lignes, sur le thème de l’oubli de soi, condition nécessaire à l’ouverture sur la vie, Philippe Jaccottet, Roberto Juarroz, Ossip Mandelstam, Jean-Pierre Richard et David Gascoyne. Mais aussi Ludwig Hohl. Magnifique relevé chez Jaccottet, dans la Semaison, en 1984 : « L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. Un moment de vrai oubli, et tous les écrans les uns derrière les autres deviennent transparents, de sorte qu’on voit la clarté jusqu’au fond, aussi loin que la vue porte. Et du coup plus rien ne pèse. Ainsi l’âme est vraiment changée en oiseau. »
→ J’ai toujours rêvé de composer un grand opus de correspondances. Ce qu’est peut-être à sa manière le Flotoir, mais le jeu des correspondances n’y est pas souligné, il est latent, il est à développer, sans doute, comme un négatif. Elles s’établissent au fil du temps et je suis toujours frappée, relisant de « vieux » flotoirs (sans doute pas loin de 5000 pages aujourd’hui), de la récurrence des thèmes, des idées, des obsessions. Certaines que je crois toutes récentes, attestées déjà il y a près de vingt ans.
En écho à Jaccottet, Jacques Lèbre cite Roberto Juarroz, en sa Neuvième poésie verticale : « trop s’attacher à soi-même / c’est gaspiller la substance du monde ».
Le livre est de peu de pages, mais en quelques paragraphes à peine, quelle densité de réflexion et aussi, ce qui m’importe toujours tant, en tant que lectrice et en tant que passeuse, tant de pistes ouvertes, de livres à lire ou relire.
La poésie, éconduite, égarée
Autre formidable citation, cette fois de Jacques Dupin, reprise par Jacques Lèbre dans ce beau jeu de ping-pong d’associations auquel il se livre (avec une érudition formidable, mais toujours discrète, comme l’homme lui-même) : c’était dans la revue Le Débat : « La poésie, telle qu’elle est reçue, ou plutôt éconduite, égarée, perdue de vue, me suffit et me comble. Elle n’est pas, et refuse d’être, un genre littéraire, un produit culturel, une marchandise éditoriale. Elle est, par bonheur, déficitaire dans les calculs du marketing. Elle est irrécupérable par l’ordinateur de la diffusion et la herse médiatique. Elle n’a pas de rayonnement au sens où vous l’entendez car elle a renoncé, depuis le premier jour, à l’éclat public, pour l’irradiation dans le corps obscur, la déflagration invisible et les transmutations souterraines. » (cité par Jacques Lèbre, p. 17).
Et Lèbre d’ajouter : « voilà comment des correspondance vous font entrer définitivement dans la caboche des notes, des vers, des fragments de journal ou de roman tout aussi bien. Voilà comment une lecture actuelle peut toujours vous ramener à une lecture ancienne ».
→ et sans doute que c’est pour moi la grande fonction du Flotoir, éviter l’engloutissement des lectures, des écoutes... souvent je m’imagine, très vieille, ne pouvant plus lire, écoutant le Flotoir, quelque voix plus ou moins synthétique déchiffrant pour moi le fichier numérique devenu inaccessible. Revisitant 20 ou 30 ans de lectures, de notes, de rencontres.
Rêvoir
Beau chapeau d’un article de Marie Etienne dans En attendant Nadeau autour du livre d’Hélène Cixous Rêvoir : « Rêvoir : rêv(e)oir, revoir, ré(ser)voir. Comme toujours, avec Hélène Cixous, on est à la frontière des mots, ce qui fait qu’ils communiquent. Comme des vases surréalistes, ils entretiennent des relations d’êtres parlants, vivants, ils échangent leurs pouvoirs, ils sont puissants et agissants sur la réalité. »
Marie Etienne qui poursuit : « Les moments de la vie ne sont pas séparés, le temps n’existe pas, du moins tel qu’on l’entend, qu’on le conçoit par habitude. ‘Il n’est pas impossible d’exister sans temps.’ Les morts et les vivants continuent à se voir et même à se rêvoir, dans ce pays juste à côté, qui flotte fortement quand on le croit possible et qu’on a des antennes, un ascenseur particulier pour y descendre ou y monter. ‘L’amour garde en vie les morts, à condition bien entendu que l’amour soit de bonne qualité – surtout les chats.’»
Michèle Métail
Je lis Le Paysage après Wang Wei et suis très intéressée par ces sortes de tableaux que construit Michèle Métail. Vers cours écrits en majuscules, peut-être à l’image des caractères chinois ? Étonnante puissance d’évocation qui pousse à s’interroger sur le rapport entre ce qu’on lit et ce qu’on projette, également sur ce que suscite ou non une « description ». Pourquoi certaines laissent les images totalement plates, prisonnières du livre, pourquoi d’autres, et ce serait le cas de celles de Michèle Métail, si tant est qu’on puisse parler de descriptions, font littéralement lever le paysage du livre, de manière presque hallucinatoire. Presque comme des pop-up !
Cette remarque de Michèle Métail sans doute déterminante pour la compréhension de sa démarche : « en lisant un poème de Wang Wei / on voit une peinture / en regardant une peinture de Wang Wei / on lit un poème (Le paysage après Wang Wei, p. 38).
Langue et langues
J’aime beaucoup cette note de Laurent Margantin : « Tu luttes. Tu luttes au quotidien. Tu luttes au quotidien contre toutes les langues du monde : langue des journaux, langue des administrations, langue de la communication, langue de la technique, langue du savoir, langue du travail, langue de l’hyper-commerce, langue de la médecine, langue de la politique, langues pour dresser et pour contrôler, langue-vidéos, langue pour faire peur, langue des couteaux tirés, langue de la guerre, langue de l’exotisme touristique, langue de la séduction, langue de tous les narcissismes, langue de l’argent, langue des finances mondiales, langue de la vitesse et de l’aveuglement, langue du désespoir universel. Tu luttes : en n’écoutant pas, en n’allumant pas la radio et la télévision, en éteignant l’ordinateur, en t’éloignant de tous les canaux de langues maléfiques, en faisant silence, en cherchant d’autres mots, EN ÉCRIVANT, EN ÉCRIVANT DANS TA LANGUE. » (carnet 642)
Croire que, s’attendre à ce que
Hélène Cixous dans Rêvoir écrit : « Encore cette question de croyance qui revient, comme à chaque occasion, toujours aussi scintillante, mobile, vive, élégante, brasillant de toutes ses écailles, pour remonter à la source, c’est un poisson mental qui ne connaît pas le repos, qui remonte par définition à l’origine en lançant ses petits éclairs malicieux dans le courant opaque. » (Rêvoir, p. 15).
Il est tant de poissons mais aussi de poisons mentaux. Exogènes et endogènes, aspirés à l’extérieur, couvant depuis l’intérieur, l’inconscient. Les identifier, une nécessité, une avancée. Tâche sans fin. Voir la citation, ci-dessus de Laurent Margantin. Exogènes : il y a une pollution mentale et langagière qui vient de partout. Je suis frappée par la propagation en tsunami de certains thèmes, des ravages qu’ils causent à la subtilité, à la nuance, à l’intelligence. Tout sens de la relativité spatiale et temporelle disparu.
Weiterkommen
« J’avancerai avec Rêves et Animaux, mes maitres d’écriture. Weiterkommen. » (p. 37)
Mes maîtres d’écriture ne sont pas les rêves, dont je peine tant à me souvenir, pas les animaux. Plutôt les plantes parfois et surtout les livres, la forêt de pages, le bruissement qui s’en échappe. Et la musique, encore plus subtile, plus importante pour moi que tout. Quand plus rien ne me parle, elle oui, encore. Bach, toujours et encore, nochmal, nochmal comme dit Igor Levit. Hier des extraits du Clavier bien tempéré par Piotr Anderszewski. Si souvent ces derniers temps, tentative d’écouter un podcast, tenir quelques minutes, même avec les plus intéressants, puis être envahie de la sensation du bla-bla-bla mis en avant à juste titre par l’emblématique jeune militante de l’environnement. Et me tourner vers la musique. Bach en particulier. Sensation souvent qu’il faut produire de la parole. Payé pour ça.
L’oubli
« L’Oubli nous suit comme une ombre, il est sur nos traces, attendant sa proie, avec son sourire de Loup à peine dissimulé ». (p. 67)
Toutes mes entreprises me semblent parfois n’être qu’un pauvre mur dérisoire contre l’oubli. Elles sont autant de « traversées esperrantes ».
Je note qu’Hélène Cixous, il est mieux de la lire en ouvrant le livre, un peu au hasard, par petites doses. Et pas dans la continuité. Les paragraphes sont souvent chargés à bloc et éveillent tant d’échos, de pensées, de souvenirs, qu’il faut les laisser vivre en soi, ou ici dans ce Flotoir (pour après, pour plus tard, pour demain peut-être, me dis-je, pensant que je me laisse faire par sa manière d’écrire à elle !).
Lirelire
« Tous les livres que j’aurai voulu relire, c’est-à-dire lirelire compulsivement tant et tant de fois, dans lesquels je me serais jetée, précipitée irrésistiblement, comme attirée par un gouffre plein de trésors et de mauvais sorts (...) Naturellement je suis attirée par les livres qui résistent, défient impitoyablement le désir déchirant de la Lecture (...) » et cet espoir dont elle parle que « le radeau aura tenu sur les eaux », ce qui ne peut que me faire penser au bien nommé Flotoir. (p. 125)
Dernière lettre
« On le sait, dis-je à ma fille
Ceux qui vont tomber dans le tonneau du néant écrivent toujours une lettre, brève ou longue, (...) ce qui est plus fort que tout c’est le courant du récit » (p. 130)
Le sillon fermé
Dans le livre Les Annales de Métaclassique (Métaclassique est un podcast créé par David Christoffel), évocation du phénomène du sillon fermé (sur un disque vinyle, le fait qu’un sillon soit fermé par une rayure, une saleté, un défaut, ce qui fait buter indéfiniment la tête de lecture à cet endroit). Ces seuls deux mots ont fait surgir un monde de souvenirs, le plus prégnant étant sans doute ce « dans le grand ascenseur, dans le grand ascenseur, dans le grand ascenseur », répétition vertigineuse et tellement drôle en même temps, alliage de tragique et d’humour. Qui est dans le grand ascenseur, c’est Babar, dans le grand magasin qui va s’acheter un beau costume vert, vert bien entendu, ça va de soi. Première expérience d’une sorte de répétition inattendue, mais en boucle, dont on ne peut sortir que par une action volontaire et un peu brutale, déplacer le bras du pick-up (vocabulaire de l’époque) au sillon suivant, sauter hors du grand ascenseur qui monte et descend sans cesse. Cela sans doute associé dès lors et à jamais à un autre phénomène répétitif, une personne très aimée et dépressive, qui chantonnait pendant des heures sur deux notes, en boucle. Là aussi à la fois enfermement et dispositif de secours, au bord de l’abîme.
Coïncidence
Deux fois deux, dans des champs magnétiques tout proches !
La première : dans ce même livre, première transcription, l’émission initiale autour du verbe « attaquer ». L’attaque en musique, sujet complexe et passionnant autour duquel D. Christoffel avait invité un musicien contemporain, Gilbert Nouno et un chef d’orchestre et pianiste, Clément Mao-Takacs. Dont les propos me retiennent par leur intelligence, leur ouverture et leur profondeur. Pas techniques, plutôt philosophiques et semble-t-il très informés de littérature.
Le lendemain, je suis en ligne le séminaire d’Hélène Cixous, à la Maison Heinrich Heine, à Paris. Derrière elle, sur l’estrade, un grand piano à queue ouvert et un jeune géant, petit catogan blond et pull rouge. Qui s’assied, esquisse le début d’une Etude de Chopin. Hélène Cixous commence son séminaire en parlant de cet « ange musicien », différant un peu le moment de l’appeler par son nom. Stupéfaction, il s’agit de Clément Mao-Takacs. Avec qui je prends d’ailleurs contact et espère, peut-être, de fructueux dialogues pour Muzibao. Il suffit de lire sa biographie pour voir quel homme passionnant il est, tellement ouvert sur tous les champs de la création, pas cantonné dans ses spécialités.
L’autre coïncidence est aussi liée à la musique. J’entends évoquer (mais par qui, était-ce précisément Clément Mao-Takacs lors du séminaire d’Hélène Cixous ?) ce livre, Le Roman du piano de Dieter Hildebrandt, que m’avait offert, il y a longtemps, Matthieu Gosztola. Que je n’avais pas encore lu.
Puis je me rends ce 19 novembre chez mon libraire, chercher Schubert, l’ami Franz, d’André Tubeuf qui vient de paraître. Discussion avec le libraire, à qui je dis « c’est aujourd’hui l’anniversaire de la mort de Schubert ». Et lui de me répondre « oui, à 31 ans ». Merveilleuse surprise ! Et il ajoute qu’il a appris récemment une anecdote concernant Schubert. Que dans les deux dernières années de sa vie, il s’était passionné pour Fenimore Cooper. Comme je lui demande d’où il tient cela, il me sort un livre... Le Roman du piano. Fenimore Cooper qui figure bien dans la bibliographie du livre, mais sans mention de page de la citation. Il ne me reste plus qu’à lire tranquillement l’ouvrage et à chercher.
Senza attacca
Belle discussion aussi dans Les Annales de Métaclassique. Clément Mao-Takacs : « Dans certaines œuvres qui commencent senza attacca – comme le premier volet de La Mer de Debussy, le premier mouvement de la Quatrième symphonie de Bruckner, le début de L’Oiseau de feu de Stravinsky –, l’auditeur est entraîné dans une sorte de spirale, il se détache peu à peu du temps et de l’espace dans lequel il a commencé à écouter, il assiste à la naissance progressive de la musique ; il écoute la musique sans pouvoir identifier ou se souvenir de l’attaque. Ici le geste de l’attaque ne s’objective pas : il est infinitésimal au point de se confondre avec le silence. (Les Annales de Métaclassique, p. 18)
Il s’agirait de décrire très finement les sensations provoquées par la musique, comme on explore une sensation en méditant. « Comment l’écoutez-vous », le thème de l’enquête de Muzibao, serait alors le compte rendu d’une expérience. Ce que fait Anne Malaprade mais d’une façon générale et non pas en écoutant une œuvre en particulier.
Oui en musique, comment ça commence ? Et en littérature, quel incipit, comment ça commence, comment ça démarre, ça tranche vif dans le temps et l’espace informe d’avant l’ouverture ? Et la question liée : les débuts sont souvent très travaillés et soignés par les musiciens et les auteurs, ils sont encore exempts de toute redite et parfois participe du phénomène déceptif généré par la suite de l’œuvre.
La timbale chez Sibelius
A relever, tant j’aime Sibelius... et les percussions. C. Mao Takacs dit qu’il a toujours « été frappé par son usage de la timbale : elle peut être un transitoire d’attaque, avec une note soulignant l’irruption d’un accord ; mais très souvent, il la fait entrer légèrement avant ou légèrement après un évènement musical. C’est dans ce léger décalage qu’il attire notre oreille, et qu’il nous fait entendre autre chose. »
C'est dire aussi l’importance d’écouter la musique de manière concrète, non pas avec des idées, mais avec des remarques sur l’apparition d’une voix, la récurrence d’un thème, l’entrée d’un instrument quasi soliste quelques instants, etc. Il est à mon sens très fécond en ce sens d’écouter des fugues et d’y guetter et d’en suivre le retour du ou des thèmes.
Celan
Et quel bonheur à voir Clément Mao-Takacs citer Paul Celan. Il raconte que dirigeant le Prélude de Tristan et Isolde de Wagner, il pense toujours à un poème de Celan : « Cello einsatz, von hinter dem Schmerz », c’est-à-dire « attaque de violoncelle, de[puis] derrière la douleur. » Il poursuit « Il y a de cela chez Wagner : il attaque dans le silence, il fend le silence, en fait, par une attaque d’une extrême douceur, mais qui va chercher tellement loin dans le processus, peut-être mémoriel, qu’elle n’attaque pas pour commencer quelque chose chronologiquement, ni pour commencer une action, mais semble plutôt, comme chez Tristan Murail ou chez Marcel Proust, la mise en branle d’un processus où l’on commence quelque chose, une quête mémorielle, pour aller vers quelque chose qui a été, qui a eu lieu avant le moment de l’attaque. » (p. 25)
Piano-forte
Toujours dans Les Annales de Métaclassique une très belle intervention de la pianiste Shani Diluka, dans une séquence autour du verbe « Revitaliser ». David Christoffel l’interroge sur le fait qu’elle a enregistré la Fantaisie en ré mineur de Mozart sur un piano-forte Walter de 1790, dont Mozart lui-même possédait probablement un exemplaire et il lui demande ce que cela lui a appris de « changer de clavier ».
Shani Diluka : « Je suis partie en quête des instruments de cette époque et cela a vraiment été un bouleversement. J'en avais déjà eu une idée à travers les cours de maître de Paul Badura-Skoda et d'Andreas Staier. La Fondation Royaumont a fait venir des instruments de Stein et de Walter de Prague, des fac-similés. À l’époque je n’avais pas prévu d'enregistrer sur un piano-forte. Mais j'ai changé d'avis quand j'en ai découvert la richesse sonore, la sensibilité de l'échappement, la beauté des matières, et la présence de genouillères – puisqu'il n'y a pas de pédales mais des genouillères, ce qui ajoute à l'approche de l'instrument quelque chose de sensuel. Cela a été pour moi un monde sonore inouï de richesses, beaucoup plus évocateur que le piano moderne. Ceux-ci ont une sorte de brillance, d'efficacité, ils sont faits pour de grandes salles. Mais à l'époque de Mozart, il s'agissait de salons intimes, où la moindre inflexion parvenait à l'auditeur. Je me suis rendu compte aussi que sur le pianoforte, les graves étaient plus mystérieux, plus profonds, car ils sont liés à une matière vivante, le bois. Les aigus sont plus confidentiels, avec parfois des sonorités qui peuvent rappeler celles de la musique contemporaine.
Ce qui m'a frappée, c'est ce paradoxe entre une certaine matité du son, et la résonance quand même présente. Car l'échappement n'est pas automatiquement étouffé par les marteaux, comme c'est le cas sur les pianos modernes. Cet équilibre délicat m'a troublée, puisque j'avais l'habitude de prolonger le son par l'usage de la pédale. Le son est mat et court, mais il y a une sorte de sympathie des cordes, qui crée un halo sonore – halo qui nous emmène dans des mondes mystérieux. Je me suis dit que ce serait merveilleux de partager tout cela avec les auditeurs, et que l'on entende ce qu'entendaient Mozart, Haydn et Beethoven. » (p. 112)
Poèmes
Particulièrement sensible aux poèmes de Cees Nooteboom et à ceux de Aïgui Gennadi, choisis pour l’anthologie poétique de Poezibao. D’Aiguï notamment, un poème qui m’a fait tellement penser au Voyageur d’hiver de Schubert :
« vous commencez à chanter – et moi je m’éloigne
peu à peu dans les neiges (comme jadis : silhouette
qui se fond quelque part dans le crépuscule
et s’éloigne sans cesse) – et se dresse
là-bas – au milieu des ruines »