Notes du Flotoir du 30 novembre au 28 décembre 2021
image ©florence trocmé : dialogues
Flacon de sels
ouvrir un nouveau flacon sans présumer de ce qu’il contiendra – tant aimer regarder passer : les avions, les bateaux sur le rhin, les trains et les si bien nommés passants : regarder passer le temps ? – penser qu’il ne faut pas venir quelque part avec les habits du déjà venu -
Statistiques des sites
Poezibao, le 30 novembre 2004 (17 ans aujourd’hui) – 244 pages de notes – 12 000 articles – 1000 pages vues par jour
Muzibao, le 7 décembre 2016, 4 pages de notes, 184 articles – 15 pages vues par jour
Le Flotoir, le 14 décembre 2004, 30 pages notes – 1469 articles – 51 pages vues par jour
Jean Marc Luisada
Ecouté les entretiens de France Musique avec Jean-Marc Luisada. Passionnants et atypiques.Très étonnée par sa personnalité (il parle constamment de maman et papa)... c’est très troublant, m’a fait penser à certains égards à l’élève de Nadia Boulanger, Emile Naoumoff. Nombreux points communs dans l’enfance, le rapport aux parents et aux maîtres, Mademoiselle pour Emile Naoumoff, Denise Rivière (et Marcel Ciampi) pour Luisada. Denise Rivière dont il nous apprend qu’elle appartenait à la famille des Martin du Gard. Heureuse de l’entendre parler des Thibaut, livre que j’ai tant aimé. Très beaux moments aussi autour de Paul Badura-Skoda.
Ceux qui vivent cachés dans leur monde
J’aime le point de vue du photographe Alain Keler, rapporté par Fabien Ribery dans son blog l’intervalle : « Je ne me suis jamais considéré comme un artiste, écrit l’auteur du livre Un voyage en hiver (Les Editions de Juillet, 2021), relatant une errance de la Slovaquie à Venise. Ma conception de la photographie est différente. Elle doit être au service de ceux qui vivent cachés dans leur monde, ignorés des pouvoirs, ceux dont le quotidien est difficile, qui souffrent et luttent pour exister décemment. Un peu comme mes parents, timides acteurs de ce monde qui, par leur travail acharné, parvinrent à être respectés pour ce qu’ils étaient, de modestes artisans talentueux et honnêtes. »
Les livres, tous les livres
Bien aimé aussi cette note de Christian Rosset, dans un article sur le Marché de la poésie, sur le site Diacritik : « Avoir le goût des formes brèves, des livres peu épais – on dit parfois “plaquettes”, sans que l’on sache si c’est en lien avec le beurre ou avec le sang. Aimer les pages envahies de blanc, pas nécessairement de poésie – mais c’est en ce domaine qu’on en trouve le plus. Avoir le goût d’accumuler ces petits ouvrages, parfois délicatement fabriqués à la main jusqu’à former de sacrées piles, devenues “monstres” (n’oublions pas ce titre trouvé par Jean-Pierre Faye en 1975 pour le n°23 de Change : Monstre poésie). Adorer aussi les “pavés” débordant de matière que l’on a du mal à refermer avant de les avoir finis. Rêver que toute bibliothèque contienne des livres de formats et d’épaisseurs différents : certains ne pesant que quelques grammes, d’autres, au contraire, intransportables – dont on demande quelle machine a bien pu les imprimer. »
Les songlines
Cet extrait des Carnets de Laurent Margantin : « Bruce Chatwin ‘Dans le centre de l’Australie, je m’intéresse à ce qu’on appelle les ‘songlines’ ou chant des pistes. Les aborigènes australiens pensent que toute la terre est couverte de chants. C’est quelque chose que je trouve tout à fait fascinant parce que ça permet d’entrevoir comment la langue, le chant, la pensée et la poésie sont apparus à l’origine.’ »
Un descendant d’aborigènes : « Lorsqu’ils chantent, nos anciens régénèrent des lieux, tout en se régénérant eux-mêmes… Je pense que nos songlines maintiennent la terre de façon mystérieuse. »
Quelle richesse
Sur un grand fond de mélancolie, ce matin, ce bonheur en basse continue de penser à l’immense richesse qui est, en permanence, à ma portée. Celle des livres, celle de la musique et ce que je peux ramasser, comme je ramasse des brindilles ou des petites pierres, comme je photographie des lichens ou des écorces, autres trésors, dans tous les livres, même médiocres et dans toutes les musiques, même pas essentielles. Exactement comme dans une friche, un endroit laid ou abimé, on peut soudain trouver une merveille bien cachée, un caillou, une graine, un insecte.
Tous les jours
Tant de choses tous les jours. Cela par exemple : tous les jours lire deux quotidiens, et parcourir trois newsletters, deux en anglais (NY Times et Washington Post) et une en allemande (FAZ). Changer d’angle de vue, toujours. Changer de langue, aussi, le plus souvent possible. Décentrement. Décalement. Déconditionnement.
Brice Bonfanti
Recevant une magnifique lettre de lui, je reprends la lecture de son Encyclopédie du bricoleur qui complète ce qu’il me dit dans sa lettre sur la genèse du projet des Chants d’Utopie. Je pensais avoir fait quelques relevés dans ce texte, mais non. Alors voici : « Je suis un bricoleur, ramasse ce qui passe, et dans ce que je vis, et dans ce que je lis, je retiens ce qui pourrait toujours servir le mieux : une idée poétique, une physique, une métaphysique, et une biologique, une alchimique, et une botanique, une théologique, et une politique, et cetera. Dans mon armoire corporelle s’entrepose, s’entremêle, s’entretient : un bric à brac de mots, d’images et d’idées, qui parfois et soudain s’agglutinent en Chant, autour d’un centre. Et tout peut être recyclé. Le centré est inclus, l’excentré est exclu – ou inclus mais montré excentré. Je veux écrire de petites Épopées, une Encyclopédie de bricoleur. Y rassembler toutes les perles de ce monde, dont j’aurai eu la connaissance. »
Et un peu plus loin : « Je ne sais pas, heureusement, vers où je vais précisément. Il y a une chose ou trois choses que je sais, et que je ne sais dire en une phrase, autour desquelles, comme des pots, je tourne. Rien de programmatique, malgré un fil obsessionnel, éternel, diversifié en mille fils obsessionnels, temporaires. L’Utopie ne peut être un système à plaquer. Elle est Réel, plus réel que des faits dits réels, qu’il faut faire advenir, les yeux sérieux d’enfant qui joue. »
Ce beau texte est ponctué par les photos des papiers et carnets de l’auteur. Un grand vrac d’écriture manuscrite magnifique. Comme utopique, cette survivance d’une écriture manuscrite.
Un salutaire avertissement peut-être
Et voici, de nouveau dans l’entretien avec Arno Bertina (pour en attendant Nadeau), ce qui pourrait être un bon avertissement : « En règle générale, moins j’en sais, plus je suis libre. Quand je me documente trop, comme par exemple pour le chant du Mexique zapatiste, je suis accablé et je dois lutter pour me délivrer du savoir. L’écriture du chant XI de Sergueï ou, récemment, du chant XXVII de Dihya (nommée la Kahina par ses envahisseurs) a été fluide, jubilatoire et libre, car j’ai volontairement réduit la documentation. »
Lettre de Liliane Giraudon
Hier soir très beau mail de Liliane Giraudon, qui me parle d’endurance passionnelle pour le poème et la musique. Oui, énorme travail, mais immenses joies !
Nicole Lapierre, « la recherche doit être libidinale »
Écouté avec grand intérêt une série de « A voie nue », de France Culture avec Nicole Lapierre, philosophe et anthropologue, juive, qui a beaucoup travaillé avec Edgar Morin.
Je retrouve dans le Flotoir de 2017 que j’ai lu d’elle Sauve qui peut la vie. Il y est question du double suicide de sa mère et de sa sœur. Et du fait qu’elle a voulu casser cette transmission tragique.
Fidèle à ma technique qui est sans doute aussi une méthode de collecte, j’ai relevé cette remarque que lui fait un jour Edgar Morin : « la recherche doit être libidinale ». Et l’allusion à cette collection de rêve faite par Charlotte Beradt.
Les rêves sous la dictature nazie
Je retrouve assez rapidement la trace de Charlotte Beradt sur internet, notamment dans un article de Françoise Hurstel : « On est au début de 1933, lorsque Charlotte Beradt fait, une fois de plus, ce rêve traumatique. Elle décide alors de recueillir des rêves qu’elle appelle ‘dictés par la dictature’. Véritables ‘sismographes’, ils sont, selon ses termes, des surfaces d’enregistrement des événements politiques. Son objectif est clair : contribuer à l’histoire politique de la dictature en renseignant sur la manière dont les sujets sont insérés ‘comme des petites roues’ dans le mécanisme totalitaire. Pour nous, psychanalystes, mais aussi pour les historiens, ces rêves permettent de saisir de façon exemplaire dans son émergence l’entreprise d’assujettissement. »
Je pense bien sûr à Victor Klemperer en lisant : « Témoigner de ce que fut pour elle cette période (dont elle ne dit jamais rien de personnel) qu’elle a vécue difficilement. Restée de 1933 à 1939 en Allemagne, opposante au régime et juive, elle risquait doublement sa vie ; elle était de plus consciente de faire un travail politique interdit en recueillant des rêves, car participant par là à la critique du régime. C’est pourquoi elle les codait, puis les cachait et enfin les envoyait par paquets à l’étranger. »
N'y point penser
Titre pascalien pour le livre d’Yves Boudier. Magnifique titre. N’y point penser, citation de Pascal : Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance / ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser.
Trois termes ici, la mort, la misère, l’ignorance qui vont déterminer la construction du livre en trois parties. Ponctuées magnifiquement par les monotypes et dessins de Léa Gerchounouw. Si bien souvent on se demande le rapport entre texte et image, ici il s’agit d’un véritable duo, en particulier dans une dimension qui semble importante dans tout le livre, l’entaille, la césure. On est frappé de la récurrence des mots évoquant la coupure, la blessure, la morsure : mordue (28), scarifiée (29), fers (30), épines (32), lames (33) affilé, pinces, griffes (34), voici quelques relevés faits dans la première séquence [mort]. Les poèmes sont très noirs, comme les images, et comportent très peu de mots. Variation autour de la mort, ou autour de n’y point penser, à la mort ? On ne sait. Plutôt creusement du thème, du double thème, la mort et le déni de la mort. « Rampant-creusant dans la nasse » (30). N’y point penser, croyez-vous ? semble dire Yves Boudier. On sait le grand thème du divertissement chez Pascal, on connaît ses remarques sur l’homme incapable de rester seul dans une chambre. Pas de divertissement possible ici et la solitude, assez terrifiante, assumée. Même si dans les images, on perçoit comme des percées, des ouvertures, des failles vers la lumière. « La nuit sangle les cœurs ».
Parfaite économie de moyens, on n’est pas ici dans un registre de la danse macabre, ni dans une évocation baroque de la mort, ni même sur le thème des vanités (cher à Yves Boudier). Peu de mots, répartis le plus souvent en distiques distribués fer à droite et fer à gauche, peu de verbes, des images, des constats. Cette note peut-être : « L’intention si / fragile /// de durer / seul // quand le corps / trahit ///suspend le drame // au fil de / l’âge. (37) Les poèmes comme « chambres / d’anoxie » (39), où il ne reste que peu pour respirer, peu à respirer. N’y point penser, vraiment ?
Après la [mort]°, la (Misère] : peut-on fuir « l’acide du /jour » ? Se détourner de « L’agenda du / vide » ? On remarque les coupures du vers entre le nom et son complément, comme une toute petite place, vite refusée, au n’y point penser ? Tout cela est-il la faute de la « langue primitive / perte native » ? Alors quid de l’ [ignorance] : « se plie se fronce / la pensée ». De nouveau, constat de l’» Echo trahison / de l’étreinte verbale ». Y compris donc du n’y point penser ? Yves Boudier met le lecteur devant « L’éclosion désormais / stérile //// d’une parole / vivante » (67). Avec ici en filigrane une réflexion presque politique sur le temps présent.
C’est un livre sombre que donne ici celui qui pourtant agit, construit, défend à longueur d’année la parole vivante, celle de la poésie, celle des écrivains, au travers de toutes les missions qu’il assume bénévolement la plupart du temps. Si l’on voulait situer les échos entendus en le lisant, ce serait peut-être un peu de Claude Minière et un peu de Cédric Demongeot. Mais c’est surtout la belle voix, forte et sans concessions d’Yves Boudier.
Il faut souligner le très beau travail éditorial des Éditions du Paquebot, reproductions remarquables des noirs des monotypes et dessins, très belle typographie, choix des papiers. Détail concret : le côté un peu rugueux de la couverture lorsqu’on a le livre en main et qu’on le lit, comme un rappel que n’y point penser, vraiment ?
De la copie
Ces derniers temps, nouvelles réflexions sur la copie et la recopie. Cela fait plusieurs « anthologies permanentes » que je ne cède pas à la tentation du logiciel d’OCR, pour plutôt recopier à la main. Et force est, mais cela ne va-t-il pas de soi, de constater que cela permet d’entrer dans le texte d’une façon très différente. Recopier n’est pas lire, recopier peut aussi faire du bien, c’est ce que je découvre en lisant un article de Maël Guesdon à propos de la thérapie d’un patient de Guattari : « Face à la ‘ritournelle’ angoissée du patient qui répète sa mésestime vis-à-vis de lui-même, Guattari propose une autre forme de répétition fondée sur la copie. L’échelle de vitesse n’est plus la même : à la boucle de la plainte, se substitue la prise en copie d’un livre entier, travail de longue haleine intégrant dans le processus un motif exogène. ‘Il fallait trouver un troisième terme : un contrôle qui, provisoirement, serait extérieur à lui’. Le Château de Kafka tient ce rôle de décentrage, sortie temporaire permettant d’inscrire la répétition dans un nouvel espace dont il ne s’agit pas en priorité d’habiter le sens, mais de reproduire la forme : pour contrer les plaintes de R.A. qui répète ne rien comprendre à ce qu’il lit, Guattari affirme que ce qui importe est l’acte de copie lui-même et non le contenu du livre. Cette stratégie est, selon l’expression du thérapeute, ‘une feinte’ puisque le choix du texte, mêlant déterminations discursives et éléments non-discursifs, se fonde sur des ‘ressemblances entreR.A.et Kafka, tant du point de vue psychopathologique, religieux, que de l’apparence extérieure’. Le premier temps de la copie est donc mis sous le signe de la rupture, passage hors signification, pour inventer ensuite, à travers la lente progression du décalque d’un roman choisi sur des motifs analogiques, un nouveau saisissement de soi. » (source)
Et voilà de quoi justifier mon travail de copie, digne d’une moinesse ! « Le dédoublement du texte induit par la copie a plusieurs fonctions : il permet tout d’abord pour celui qui recopie de vivre non pas l’acte même de création, mais le déploiement du texte simultanément dans la subvocalisation et dans le geste qui l’inscrit, accentuant ainsi la processualité du livre qui s’écrit en même temps qu’il se lit. À travers son effet de ralentissement et de répétition, la copie permet une appropriation multiple du texte, la lecture s’inscrivant, par le geste, tout autant dans la pensée que dans le corps du lecteur-recopieur. »
→ J’ai si souvent pensé aux musiciens comme Bach ou Mozart qui ont tant recopié d’œuvres musicales de leurs prédécesseurs, à une époque où l’idée même de « reproductibilité technique » n'existait pas ! A tout ce qu’ils ont ainsi appris, en entrant intimement dans le processus de composition.
Le musicien en comédien
Je relève cette remarque dans un très bel article d’André Hirt (Muzibao) consacré à un livre de Jean-Yves Clément sur Chopin et Liszt : « À ce propos, Nietzsche ne s’y est pas trompé (...) le musicien est devenu un comédien : ‘L’avènement du comédien dans la musique. C’est là un événement capital, qui donne à réfléchir – et peut-être aussi à craindre… Ramené à une formule : “Wagner et Liszt” – Jamais la sincérité des musiciens, leur “pureté” n’avait été soumise à si périlleuse épreuve. Cela crève les yeux, le grand succès, le succès de masse, n’est plus du côté des purs, il faut être comédien pour l’obtenir ! (…) Ainsi, pour le comédien, c’est l’avènement de l’âge d’or…’ (Le Cas Wagner, § 11). Vérité du temps, inauguration de notre temps. »
L’ensemble de la note d’André est exceptionnel et nous dialoguons sur la teneur des articles de Muzibao. Nous sommes bien d’accord, je crois que nous ne sommes pas Diapason ou Res musica, mais que nous avons une approche spécifique de la musique, sous un angle philosophique (ou littéraire parfois) et civilisationnel. Ce que montre bien l’extrait que j’ai recopié ici, dans le Flotoir, mais qui concerne au fond un aspect peut-être plus superficiel évoqué dans l’article qui pose des questions très importantes. Qu’il faut lire et relire donc !
La gravité du Flotoir
Curieux ce sentiment d’une gravité du Flotoir, au moment même où je l’ouvre, ce que je fais un peu moins en ce moment, sans savoir pourquoi.
Jean-Luc Sarré et André Hirt
Très belle note d’André Hirt sur « comment l’écoutez-vous »
Je relève en particulier cela : « la musique parvient à percer là où non seulement le langage verbal mais aussi la vision sont réduits à l’impuissance, au mensonge ou encore à l’idolâtrie) comme l’avait fait Vinteuil chez Proust en rouvrant, donc en enroulant le temps sur soi, ce qui en l’occurrence est la même chose. On dira que la musique et l’intériorité se nouent ensemble dans la profondeur du temps »
Et je le rapproche de cette note de Jean-Luc Sarré qui m’avait tant frappé :
« Schubert. Quintette pour deux violoncelles. “La musique ressuscite ce qui n’a jamais été”
Est-ce la première fois qu’on enfonce mot pour mot cette porte ouverte ? Je l’ignore et comme je n’aime pas usurper, je m’offre prudemment des guillemets. » (Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, p. 39)
Claudio Abbado
J’ai fouillé dans mes textes pour retrouver les mentions d’Abbado, cherchant une image pour l’article d’André. J’ai retrouvé ce moment très émouvant où je tenais ma deuxième petite-fille qui avait alors un an et qui s’était endormie dans mes bras (une des sensations les plus fortes de toute mon existence que de très jeunes enfants s’endormant dans mes bras) tandis que je regardais sur une chaîne musicale un film où Claudio Abbado dirigeait la VIIe symphonie de Bruckner.
Et un peu plus tard, Flotoir de 2014 ces mots : Hier vu un magnifique documentaire d’Arte sur Mahler (co-écrit par Catherine Sauvat, réalisation d’Andy Sommer). Avec interventions nombreuses d’Henry Louis de la Grange et de Claudio Abbado (mais aussi de Thomas Hampson, de Daniel Harding, de Boulez, qui n’est pas le plus intéressant d’ailleurs). Le plus magnifique est Abbado et le film se clôt d’une façon bouleversante qui met au bord des larmes, la fin de l’adagio de la IXe symphonie, suivie d’un long moment de silence, et où on voit le visage et les mains d’Abbado comme suspendus dans le vide, comme entre la vie et la mort. Aujourd’hui, alors qu’il a disparu il y a si peu de temps (ce 20 janvier 2014), ces images n’en sont que plus émouvantes.
Il a aussi cette expression extraordinaire pour parler d’une sonorité donnée chez Mahler : le bruit de la neige tombant sur la neige. »
On ne peut plus voir ce film sur Arte, en revanche quelques minutes de la fin de la IXeme symphonie de Mahler avec ce visage extraordinaire, complètement ailleurs d’Abbado qui n’en a plus pour très longtemps à vivre.
Tenter de démêler : Kiefer et Celan
Je suis aux prises avec une problématique complexe. Je ne parviens pas à poser un jugement, c’est toujours très difficile pour moi, ici un jugement qui serait à la fois esthétique et éthique sur les travaux d’Anselm Kiefer autour de Paul Celan.
Historique des faits : je me rends mercredi dernier (15 décembre 2021) à l’inauguration de l’exposition « Anselm Kiefer pour Paul Celan » au Grand Palais Éphémère à Paris. Je suis en avance comme d’habitude, mais on me laisse entrer, je suis seule avec les vigiles et quelques équipes de journalistes qui tournent des reportages. Je suis saisie d’emblée par le côté très impressionnant de cet immense espace où se dressent des toiles gigantesques, très sombres, très travaillées sur le plan de la matière picturale, toiles très hautes ou larges posées sur des sortes de chariots à roulettes, parfois dos à dos, deux par deux mais qui luttent avec l’environnement, la voûte du Grand Palais Éphémère, parsemée de spots lui donnant un faux air de ciel nocturne. Il y a là aussi un avion en carton ou papier maché, je ne sais, avec des pavots et des liasses de papiers brûlés, une sorte de petit blockhaus dont sortent de grandes tiges sèches de pavot, et « L’Arsenal », à savoir une série de hautes étagères déglinguées remplies d’objets sombres, poussiéreux et notamment de grands tiroirs remplis de cendres, de terre, de gravats, de fleurs séchées, bris de verre, une antenne de télévision, etc. Dans l’article écrit pour Poezibao, j’ai dit que ces étranges et assez sinistres rayonnages me rappelaient ceux vus au pied de la Frauenkirche à Dresde où étaient entreposées les pierres calcinées récupérées dans les ruines de l’église après les terribles bombardements de février 1945.
L’ensemble est photogénique et je fais un reportage photos avec mon petit compact expert Sony. Mais je ne peux me résigner à attendre l’entretien que doivent mener Anselm Kiefer et Chris Dercon, le commissaire de l’exposition. Je redoute à la fois que des mots soient mis sur mes impressions et un soupçon de « mondanité » qui me parait ici bien peu approprié.
Je rentre à la maison, je sors et traite mes photos et je rédige à chaud un article, plutôt élogieux, pour Poezibao.
À partir de là deux réactions contrastées : les uns me remerciement chaudement pour cet article, les autres à demi-mots ou plus franchement m’exposent leurs réticences à propos du travail de Kiefer en général et autour de Celan en particulier. Notamment Christian Bernard et je ne trahis là aucun secret puisqu’il s’exprimera rapidement sur le site Sitaudis. Titre explicite : « Libérons Paul Celan de l’emphase autoritaire d’Anselm Kiefer ». Christian Bernard y explique qu’il ne partage pas l’adulation des milieux artistiques pour l’artiste, qu’il range du côté des pompiers. « Kiefer a fait son fonds de commerce de l’évocation de l’Allemagne nazie, cette Allemagne ivre de rêves de grandeur millénaire. Les tableaux de Kiefer sont hantés par ce passé ineffaçable, ils sont fascinés par les ruines incendiées de ces rêves. Et à leur tour ils usent des moyens de la fascination par la ‘grandeur’ pour imposer le respect aux regardeurs. » Mais le nœud du problème n’est pas tout à fait là : « Car non content de ressasser les paysages mortifères de nos mémoires meurtries, il s’approprie benoîtement Paul Celan dont il parsème ses œuvres de vers choisis. Je n’y vois qu’une prise d’otage qui lui rallie les poètes ébaubis et les génuflecteurs de la pensée. », ajoutant : « Comment ne pas voir tout ce qui oppose l’écriture de Celan à la boursouflure pathétique de Kiefer ? »
Donc voilà établi le double aspect de la problématique : il en va du jugement esthétique (art pompier, boursouflures, emphase, etc.) et du jugement éthique, concernant ce que Christian Bernard appelle « l’indécent citationnisme » de Kiefer.
Il m’est pour l’heure impossible de me déterminer. Il faudrait analyser en profondeur les impressions produites par l’exposition, reconnaître peut-être avoir été fascinée par cette emphase, ce climat. Se souvenir alors des mots d’André Hirt dans La dernière sonate sur l’opposition entre éblouissement et fascination. « L’éblouissement provoque toujours un détournement du regard, une complexité et un élargissement de ce dernier, un espace par conséquent et une temporalité, tout comme il ouvre des perspectives en somme là où la fascination réduit le regard, le canalise (le commande) et surtout l’écrase sur deux dimensions, en soustrayant toute profondeur et tout volume à la pensée. »
Il en va aussi du jugement éthique, moral. Qui est celui, tellement complexe et par lequel je me sens parfois tellement concernée, de l’appropriation. S’agit-il de donner à voir, à lire, de transmettre l’œuvre de Paul Celan ? Ou bien est-elle instrumentalisée dans le projet de Kiefer ? Il semblerait que sa sincérité ne soit en aucune façon en doute, il lit Celan depuis des décennies, vit avec son œuvre en quelque sorte. Mais fait-il un juste usage de son œuvre en l’incorporant, de force, dans ses tableaux. Dans un univers, dit Christian Bernard, qui est à l’opposé même de la démarche de Celan. En contresens.
Kiefer, Celan, encore
Je transcris ici, avec son accord bien sûr, la très belle réponse qu’Anne Bernou, historienne et historienne d’art, qui a bien connu Miklos Bokor et travaillé sur son œuvre, a apportée à mon questionnement sur l’exposition d’Anselm Kiefer à Paris : « Je continue à penser que l'exposition de Kiefer est très belle, servie certes par une scénographie impressionnante (que certains trouvent à lui reprocher), mais aussi que la plupart des toiles sont parmi les meilleures qu'il ait peintes (j'ai adoré "Pour Mme de Staël" avec comme arrière-plan l'aéroport de Tempelhof). À quoi bon comme certains le font lui reprocher sa monumentalité (il a fait pire chez Gagosian et là c'était vraiment du mauvais Kiefer !) sa composition stéréotypée, sa peinture matiériste. N'a-t-il pas droit à la démesure, à la récurrence dans l'organisation de ses toiles, à la quête et à l'emploi de matériaux d'emprunt si c'est là son style ? Faut-il lui reprocher d'être entré au Panthéon avec ses vitrines à la mémoire de Genevoix et de Ceux de 1914 (je ne les ai toujours pas vues du reste) ? Ce serait là bien mesquin.
Bien sûr je comprends les réserves /tes réserves concernant l'utilisation des poèmes de Celan. J'avoue ne pas avoir volontairement cherché à les traduire mais ai tenu à les considérer comme un matériau faisant intrinsèquement partie du langage plastique de Kiefer, comme le sont aussi comme l'on sait les séphiroths ou les composants de l'alchimie. J'ai tendance à penser que Kiefer vit en intimité absolue avec la poésie de Paul Celan, qu'il l'a "assimilée" de façon quasi-organique et qu'il est de son droit de nous la restituer dans cette symbiose plastique qui est la sienne.
Je pense que le fait qu'il soit un artiste allemand n'est pas sans lien avec les critiques qui lui sont faites en France à propos de la soi-disant utilisation de Celan, et plus encore de la Shoah. Est-ce que ce ne sont pas les artistes allemands à s'être précisément – les premiers et avec le plus d'intensité – confrontés à cette page de l'histoire ? Doit-on leur reprocher le courage inouï qu'ils ont eu en leur temps (je pense à Baselitz et à Schoenbeck dès le tout début des années soixante) alors que l'Europe entière – et ses artistes – se complaisait dans le silence ? Bien sûr ils utilisent comme moyen d'expression une forme de démesure (expressionniste) mais peut-on vraiment affronter la démesure par autre chose que la démesure ?
L'in-représentable ? Miklos [Bokor] s'est toujours élevé sur une représentation littérale de la Shoah ou du moins des sévices extrêmes des camps de la mort lente, ce qui est le cas chez Music. C'est tout à fait vrai. Mais la peinture de Kiefer n'a rien de littéral. Avec lui, on est complètement dans le symbolique. Par ailleurs, les contradictions de Miklos (et d'autres) ne sont pas à taire ; à partir de 1987, ses toiles tendront à devenir d'année en année plus figuratives, de telle sorte que l'in-représentable est devenu vraiment – chez lui aussi – représentable. En fait pour lui, ce qui avait été inacceptable, intolérable, c'était d'avoir "croqué sur le vif" les montagnes de cadavres de Dachau. Cela, il ne le pardonnait pas à Music. »
Bonheur de publier
Vrai bonheur avec mes publications poézibaiennes en ces temps parfois si lourds. Par exemple bonheur de publier en feuilleton un Chant d’Utopie inédit de Brice Bonfanti – L’utopie remède au désespoir. Ou la très belle note d’Isabelle Howald sur Vous m’avez fait chercher de Dominique Fourcade, Hadrien France-Lanord et Sophie Pailloux-Riggi (il me semble indispensable, même si c’est long, de citer entièrement leurs trois noms à chaque fois).
Je ne laisserai pas qu’on me rive
Je ne laisserai pas qu’on me rive : corps, sang, clan, race, classe, sexe, secte. Ce qui sépare, je
m’en sépare, et me répare par : la coupure de toute coupure, la division des divisions. Je
me sépare de ma pente qui est même que la leur, de gauchaille et droitaille et bassaille et
hautaille des rives unilatérales, la valetaille des coupures divisions séparations, valetaille
coupée divisée séparée. Je me sépare de ma pente qui est leurre qui rive : corps, sang,
clan, race, classe, sexe, secte. Je me répare : par la dérive de tout ce qui rive, travaille à me
centrer, m’ouvrir, m’illimiter ; et détravaille à m’excentrer sur moi, me fermer, me limiter.
(Source)
Flotoir
Je me demande si ma pratique du Flotoir n’est pas en train d’évoluer ? Ou bien est-ce un passage temporaire ? Je n’écris quasi plus dans le carnet, en lisant, le soir, ce qui était la principale source du Flotoir. Plutôt dans la journée, au croisement d’un fait, d’un texte, d’une œuvre qui me parlent. Ou bien pour tenter d’y voir plus clair dans une question, comme celle posée par l’exposition Anselm Kiefer pour Paul Celan. Ou bien encore sous forme de rêverie à distance autour d’un livre. Ce qu’il m’a fait et éventuellement ce qu’il me fait encore, autrement dit la trace qu’il laisse, ce qui ne va pas de soi. Beaucoup de livres, même appréciés, ne laissent pas de traces apparentes, je le constate souvent en relisant (c’est rare) de vieux Flotoirs ! Ah bon j’ai lu ce livre, j’en ai pensé cela, j’avais complètement oublié ! Comme je le disais sur un mode ironique à un ami l’autre jour, je m’écris le Flotoir. Je me le garde pour une lecture, éventuellement audio, si je n’ai plus d’yeux vaillants pour mes très vieux jours. Plus de vingt ans déjà de Flotoir, j’aurais le temps de voir venir la fin.
Francis Hallé, la canopée
Écouté une émission de France Inter (La Terre au carré) avec Francis Hallé relatant quelques-unes des extraordinaires expériences de son radeau des cimes, cette installation incroyable posée sur le faîte des grands arbres sous les Tropiques, pour étudier la faune et la flore et la biodiversité, là-haut, qui dépasse l’entendement. A un moment donné il explique que vivre là-haut donne le sentiment de repartir loin en arrière dans la destinée humaine, à la limite de l’hominisation. Il précise qu’il n’est pas le seul à ressentir cela, même si d’autres l’expriment différemment.
Politique et poétique
Profondément étonnée et touchée d’entendre dans une autre émission de la Terre au carré une femme énoncer clairement que la pensée politique peut évoluer sous l’influence de la pensée poétique. Je ne sais pas si Novalis aurait formulé les choses de la même manière, mais dans le contexte c’était frappant : je pensais qu’il s’agissait d’un groupe de militants défendant une île dans l’estuaire de la Loire, l’île de Carnet, qui doit être transformée en zone industrielle, ‘éco-technologique’. Mais je n’ai pas retrouvé la citation, donc c’est sans doute un autre intervenant de l’émission qui a émis cette forte pensée. L’ensemble de l’émission était intéressant, avec plusieurs intervenants tous militants de la défense des écosystèmes, les uns à cause d’un projet de pont, du côté de Tours, les autres documentant la radioactivité des eaux de la Loire au pied des centrales nucléaires, etc. « Nul n’est censé ignorer la Loire » !
De quoi parle-t-on
Question essentielle posée par un article de Philippe Choulet pour Muzibao, autour de la IIIème symphonie de Schumann : « Cette IIIe Symphonie pose trois problèmes au philosophe.
D’abord, le problème souligné par Marcel Proust : « Nous sentons dans un monde, nous pensons, nous parlons dans un autre, nous pouvons entre les deux établir une concordance mais non combler l’intervalle » (Le Côté de Guermantes). C’est-à-dire : s’il n’y a pas de “pont” possible, s’il y a toujours discontinuité entre le monde de la sensation et de la perception, et le monde de la parole et de la pensée, comment établir la liaison : de quoi parle-t- on, que pense-t-on quand on parle (de musique), quand on pense musique ou sur la musique ? »
Pouls et cœur
Grand bonheur à publier en feuilleton un des Chants d’utopie de Brice Bonfanti. Me semble une œuvre vraiment importante à moult égards.
« Le pouls pulse. Courageux pulse, cordial, cardiaque pulse, car du coeur le pouls pulse – pas
du cerveau, serf automate, machine aux mots. Le pouls pulse de son. Le pouls de terre
pulse à fond, le pouls de feu pulse d’éclairs, et le pouls d’air et d’eau pulse en l’air. Le
pouls du ciel pulse au tréfonds, ciel du ciel au sans-fond. Coeur et poumons sont très
amis, un et deux, trois amis : tu inspires, ton pouls pulse ; tu expires, ton pouls pulse ;
respire et ton pouls pulse. »
Et cela aussi, les poèmes médiévaux
de Jean-Pascal Dubost, ce sont les joies du boulotbao ces découvertes de textes qui soudain éclairent un petit pan de sombre. « Méziga, natif de Rabelaisie sans frontières et venu par momeries et par villons, qui se worry about ça, désirant compagnie françoise avec l’anglishe, ne cèderai-je pièce à ces watchdogs ni à leur compliance allumant les warnings dès que dès que, et ne serai leur follower. D’or en avant, ainsi comme tousjours jel fis, je dirai de la languenostre qu’elle est moult faite pour être switchée et mixée et molestée afin de se mouver le cul comme d’être décodée à donf autant qu’updatée par ce faire, et ce si tant et bellement. Dirai-je que dès huy, et comme onc mais nel fis, sans spoiler quoi que ce soit, je parsuivrai le job de tout mélanger, avec e-respect pour Mistress Langue, que je like, because convaincu suis que la lingua franca peut être hôte des langues barbariennes, migrantes et passagères. C’est un mien challenge. Tout est bon dans la langue. Yes ! »
Ce qui n’est pas sans me faire songer à cet intérêt que je pris jadis à l’europanto de Diego Marani.
Glanes
« On ne peut pas faire / abstraction du nom des plantes / et des règles de la graminaire, / de leurs innombrables / déclinaisons, au premier rang / desquelles, essentielles et / tangible / il y a l’inventif et le / contemplatif »
Oui glane, presque de hasard, en écoutant le Clavier bien tempéré, la énième version que je possède, une nouvelle, récemment offerte, celle de Barenboïm. Il s’agit ici d’un très beau livre de Frédérique Guétat-Liviani et de Christian Désagulier, Vherbier. Textes de Christian Désagulier, compositions de Frédérique Guétat-Liviani. Magnifiques compositions, si simples et si élaborées, quelques filaments de végétaux, quelques feuilles, du papier, des traits de crayons de couleur ? Hymne à l’herbe, aux herbes : « il y a ‘herbe’ et « herbe’ / aux gaines elliptiques ou / convolutées, limbes et ligules, / oreillettes variées, épis, épillet, / fleur et fleur d’herbe et des / graines qui sont des grains / contre la faim et parfois pour / la folie comme il se raconte / dans les livres d’histoire / naturelle » Très belles « planches » à la manière des herbiers d’autrefois (fait-on encore des herbiers, de vrais herbiers, avec de vraies plantes collées sur du vrai papier ?). Christian Désagulier poursuit sa pensée et sa poésie de nature encyclopédique pour le plus grand bonheur du lecteur. Cette ouverture sur le monde semble plus riche et plus propice à conduire au rêve mais aussi à la pensée que les éternelles divagations égocentrées comme nous en servent trop de poésies.
« Botanophyle devenu, hâte-toi / alors d’oublier comment elles / se nomment, c’est ainsi que /les feuilles d’herbe se laissent / observer et ausculter depuis / toujours avec pudicité » (p. 9)
Il est significatif d’ailleurs que Fidel Anthelme X, c’est-à-dire Frédérique Guétat-Liviani, publie en même une anthologie très émouvante et superbe de quelques textes de Pierre Garnier, sous le titre La Beauté du Monde.
Jacques Roubaud
Menant une petite recherche sur la notion d’image-souvenir chez Roubaud, je tombe sur un bel essai de Mireille Séguy et Nathalie Koble, dont j’extrais cela : « Jacques Roubaud, qui se dit affecté de ‘bibliothécomanie’, se définit dans ‘le grand incendie de londres’ par le néologisme homo bibliothecus. La bibliothèque roubaldienne est immense, polyglotte et polymorphe. Telle qu’elle s’inscrit dans son œuvre, elle est aussi, le plus souvent, insaisissable : si les livres qu’il a lus affleurent partout, dans tous ses textes – essais, poésies, théâtre, fictions, proses de mémoire – c’est la plupart du temps de manière instable et comme brouillée, les références d’ ‘origine’ se perdant constamment dans des effets de réécriture, de diffraction et de recyclage où le lecteur perçoit la présence insistante d’autres textes (y compris ceux de Roubaud lui-même) sans pouvoir pleinement la saisir. Cette pratique d’une intertextualité à la fois obsessionnelle et désinvolte provoque, à la lecture, une impression de ‘déjà-lu’ qui fait vaciller le texte lu, le rendant comme absent à lui-même pour être constamment hanté par d’autres. Mais l’ ‘effet de spectralité’ – pour reprendre l’expression derridienne – qui caractérise l’œuvre de Roubaud ne se résume pas à la présence-absence d’une intertextualité évanescente, aussi obsédante soit-elle. Il se fonde d’abord sur la théorie et la mise en œuvre d’une poétique mémorielle, où ce qui a disparu (ou qui est envisagé comme tel) est systématiquement réélaboré d’après mémoire. » (source)
Homo bibliothecus et homo lisens
Un peu plus loin : « Homo bibliothecus : cette définition rencontre immédiatement, lorsqu’elle apparaît, une thématique qui se trouve chez Roubaud obsessionnellement associée à la bibliothèque et aux livres qu’elle contient, celle de la disparition : ‘je suis un spécimen de l’homo bibliothecus, écrit-il, dont on nous annonce la disparition, sous les assauts de la “réalité virtuelle” ; l’homo lisens comme l’homo bibliothecus, l’une de ses races, devant rejoindre l’homo neandertalis dans le cimetière des espèces.’ Cette disparition annoncée du livre et du lecteur serait banale si elle ne se trouvait pas associée à une réflexion d’une portée plus large et plus profonde sur la bibliothèque comme lieu d’accueil privilégié des fantômes et de leur mode de présence particulier : une présence en absence, incertaine, évanescente ou mieux encore évanouissante, pour employer un néologisme cher à l’auteur. Les diverses descriptions – insistantes et répétées – qu’il fait des bibliothèques qui ont compté dans sa vie, dont il lui arrive de dresser des listes (toujours incomplètes), déclinent systématiquement les variantes de cette présence spectrale. » (ibid.)
Héritiers de millions de scribes
D’un fort entretien mené par Daniel Baric avec Marie Vrinat-Nikolov, lors de la remise du Prix de Traduction Etienne-Dolet de la Sorbonne, je retiens cette citation de Borges, qui me semble tellement en phase, mutatis mutandis, avec ce Flotoir : « Je n'écris pas, je réécris. C'est ma mémoire qui produit mes phrases. J'ai tellement lu et tant entendu. Je l'avoue : je me répète. Je le confirme : je plagie. Nous sommes tous les héritiers de millions de scribes qui ont déjà écrit, longtemps avant nous, tout ce qui est essentiel. Nous sommes tous des copistes, et les histoires que nous racontons ont déjà été racontées. Il n'y a dorénavant plus d'idées originales. » (Jorge Luis Borges. Radioscopie, dialogues avec Jacques Chancel, 1999, p. 74-76).