Extraits du Flotoir du 2 janvier au 2 février 2022
Image : encre de Chine, ©florence trocmé
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Laurent Margantin et ses erres
Toujours de fructueux échanges aussi avec Laurent Margantin dont j’ai lu d’une traite le très beau Erres, livre dont les poèmes datent de différentes époques, axé principalement sur les voyages, les paysages, les lieux, ceux de l’enfance (Morvan, Vosges), ceux de la jeunesse (Allemagne & Tübingen) avec les voyages (Mexique, Iles Lofoten). Une vraie réflexion poétique où l’on sent passer les présences de Peter Handke (pages magnifiques sur l’Oise et Conflans), voire de Kenneth White, où l’on croise Van Gogh et Nietzsche et bien d’autres, nommés ou en « bruit de fond de l’univers margantinien ». (Erres, éditions Tarmac).
Michèle Métail
Je trouve dans Madame tout le monde, l’anthologie composée par Marie de Quatrebarbes pour le Corridor bleu un bel entretien mené par Emmanuèle Jawad avec Michèle Métail.
Michèle Métail : « La question de la forme est très importante dans mon travail. Elle est indissociable du contenu car elle est par elle-même signifiante. Plusieurs années sont parfois nécessaires avant de trouver la forme juste qui déclenche l'écriture du texte. Ce fut le cas avec La route de Cinq pieds, journal de mes voyages en Chine, qui fit l'objet de plusieurs versions, dont de la prose. Au final ce long poème est écrit en vers de cinq syllabes, une métrique de la poésie chinoise classique que j'ai souvent traduite. Cette métrique permettait de rendre le caractère heurté des images qui se télescopaient durant les longs trajets à travers le pays. Quelque chose d'analogue s'est produit avec la découverte de la ville de Berlin, d'abord photographiée dans les reflets visibles sur les parois vitrées des immeubles modernes. Les poèmes qui dialoguent avec les images reprennent le format photo des tirages : 10 x 15, transposé en dix vers de quinze lettres chacun. Cette mesure impose une syntaxe particulière avec ruptures, cassures, de même que la ville voit ses lignes continues brisées, déformées dans les reflets. Dans ces deux cas, la forme, parfois contraignante, permet d'inventer sa langue propre. » (p. 222)
Langue et musique électro-acoustique
Belle question d’Emmanuèle Jawad : « Les langues étrangères ont une fonction essentielle dans votre travail. La langue allemande et en particulier une enseigne en langue allemande est à l'origine de Compléments de noms. On y note d'ailleurs une séquence en langue allemande. D'autre part, la musique électroacoustique occupe aussi un rôle déterminant. »
Magnifique réponse de Michèle Métail qui me comble : « L'influence de la musique électroacoustique est fondatrice. À Vienne je l’étudiais à la Hochschule für Musik alors même que j’alignais mes premiers compléments de noms. Ma méthode de travail est très proche de celle d'un compositeur ou de celle d'un documentariste : rassembler des rushes à partir desquels une construction peut s'ébaucher. Dans Compléments de noms, ce peut être un corpus de substantifs issus d'un dialecte, d'une langue technique, ancienne ou inventée, et qui seront ensuite introduits dans le cours du texte. Ce sont aussi les longues listes de termes portant sur une partie du corps pour les Portraits-Robots, qu'il suffit d'assembler selon un critère donné. À l'époque en composition électroacoustique, on coupait dans la bande magnétique pour isoler des fragments que l'on assemblait ou mixait entre eux. Quant au goût des langues, il a sans doute affaire avec la sonorité, le rythme et n'est donc pas éloigné de la musique. Le langage nous est inculqué par l'oralité, le désir d'explorer tous les substantifs dans Compléments de noms traduit aussi cette jubilation à passer en bouche les mots existants, à les prononcer au moins une fois dans sa vie. Les langues, au même titre que les villes, sont des constructions humaines fascinantes. Entrer dans une langue étrangère, c'est pénétrer dans une mégalopole avec ses réseaux, ses correspondances, ses dédales, ses particularités. Dans Compléments de noms, le passage d'une langue à l'autre se caractérise par un changement de timbre, par la prédominance d'une coloration due par exemple aux voyelles (italien) ou aux consonnes (allemand). L'accumulation exacerbée d'un phénomène sonore déclenche une autre perception de la langue, ce qui est proche d'une orchestration musicale. » (p. 223)
Nombreuses techniques
Une autre remarque intéressante d’Emmanuèle Jawad : « De nombreuses recherches et procédés sont mis en œuvre dans votre travail, une écriture que vous qualifiez de ‘documentée’, différentes opérations (prélèvements, montages, listes, etc.). Vous faites usage également d'une multiplicité de supports (rouleaux de papiers à dessin, photographies, expositions). Votre travail dans le livre et dans la performance établit des correspondances texte/image. Dans Pierres de rêve avec paysage opposé, des photographies de Taïwan s'immiscent dans le texte, des photographies de miroirs de rue qui se connectent avec le texte dans son aspect également formel (alternance de textes en miroir). »
→ Il a d’ailleurs été question du livre Pierres de rêve dans ce Flotoir ! Et dans Poezibao !
Le travail du montage
À propos du montage, Michèle Métail explique : « C'est tout le travail du montage. À cet égard j'aime me référer à Chris Marker qui parlait de montage dialectique, ou citer cette phrase de Godard qui déclare que ‘le scénario s'écrit au montage’. On accumule une somme parfois considérable de matériaux, dans laquelle il faut choisir l'information qui fera sens, la mettre en relation avec une autre, multiplier les approches, aspect très artisanal de l'écriture. Un livre écrit après un voyage effectué à travers la Chine en 1998, Voyage au pays de Shu, sur les traces du poète Lu You qui vécut au douzième siècle, est un exemple de ce type de montage. Le livre est à double entrée, un journal de voyage et une anthologie poétique. Il entrecroise des extraits du journal de voyage de Lu You écrit en 1170 et celui que j’ai écrit en parcourant le même trajet sur 3000 km durant trois mois. Le titre s’articule autour de 26 lieux, et donc 26 chapitres, au sujet desquels j’ai recueilli les poèmes composés depuis des siècles, parfois recopiés d’après des stèles. Trois approches se conjuguent pour évoquer la poésie, la Chine ancienne et contemporaine, la question du Paysage et son évolution à travers les siècles
→ bien sûr, mutatis mutandis, je me reconnais dans ce travail de montage.
Michèle Métail et le cours du Danube
(Extrait du Flotoir de 2018, que j’ai eu envie de monter ici, à la suite de ces notes autour de Michèle Métail) ? :
Pour l’anthologie permanente de Poezibao, choix de l’incipit du livre Le Cours du Danube de Michèle Métail. Le poème, présenté comme infini, est construit sur un vers de 6 mots (arithmonymie ?) complément de mots les uns des autres et dont un est changé à chaque vers.
Exemple sur 4 mots
le chat de la voisine de l’étage
la queue du chat de la voisine
la couleur de la queue du chat
l’étrangeté de la couleur de la queue
C’est infini, c’est le marabout, bout de ficelle, ce serait bien l’acte d’écriture qui crée de la pensée…
Zanzotto
Très belle évocation par Christian Travaux d’un Zanzotto quasi aphasique à la fin de sa vie, mais émettant des sortes de haïkus récemment publiés par Philippe Di Meo (La Barque). Il évoque ce chantonnement, ce bercement liés à l’enfance et qui ne sont pas sans me faire penser à la question de la ritournelle, que j’explore un peu en lisant la thèse de Maël Guesdon : « Un poète privé de voix, un poète qui ne parle pas et ne communique plus guère, touche soudain à ce qui est, alors, à la source de toute poésie, à ce chantonnement qui nous berce dans l’enfance, qui nous manque tant lorsque nous devenons adultes, et que nous retrouvons enfin à l’écoute chantante d’un seul vers, d’un seul poème. Le haïku est ainsi du vent, du vent tissé, où l’essentiel d’une vie se joue. Tout y doit être condensé, serré, contraint, en 3 vers, 5/7/5 syllabes, schéma qu’allonge ou que bouleverse, parfois, le poète du Piave. Et tout doit, pourtant, s’y ouvrir vers l’extérieur, vers ce dehors, que conservent en eux, submergé, retenu, caché, les haïkus. Zanzotto les perçoit dès lors – dans des métaphores magnifiques – comme des « soupiraux d’où filtre quelque chose d’aveuglant » (p.100), comme une « syrinx à trois tuyaux » (p.102), dont le noyau est de silence. » (source)
Etel Adnan
Lu hier soir Déplacer le silence d’Etel Adnan. Touchée par l’évocation de la mer à Erquy où elle semble avoir habité plusieurs années ! Ses observations sur la marée me font penser au texte envoyé à Nadine Agostini pour sa revue Bébé.
Cela aussi : « je veux faire du rafting, pas seulement sur des rivières mais sur toutes les expériences, les mentales en particulier, ressentir la joie des concepts frénétiques, de leur liberté surtout. C’est fatigant d’analyser, de couper la pensée en morceaux, de scruter les évènements, tant de labeur pour des résultats médiocres. Sautons et plongeons, allons avec les vents, mouillons-nous et jusqu’à nous faire mal, donnons à la rivière Yellowstone la chance de nous malmener comme elle le fait avec les troncs d’arbres et les saumons, utilisons sa technique sur nos cerveaux endormis. » (p. 59)
Le temps, Handke, Wolowiec
Boris Wolowiec me signale nombre de nouvelles mises en ligne sur son espace d’écriture personnel, « Bleu nuit ». Notamment, me dit-il, un texte sur Handke. Handke que j’ai eu l’impression de croiser ce matin en recopiant des textes du livre Erres de Laurent Margantin pour l’anthologie permanente.
Très belles notes de Wolowiec donc, sur Handke : « ‘Que je me dise : ‘j’ai le temps’, les choses prennent forme sur le champ.’ ‘Le travail comme temps libre : un idéal que j’ai vécu malgré tout quelque fois. Maintenant enfin dans mon travail, je suis à ma place, libre, et j’ai tout le temps du monde, je suis travaillant ainsi maitre de mon temps.’
Handke écrit afin d’avoir lieu comme d’avoir le temps. Handke écrit afin d’avoir le temps du lieu comme d’avoir le lieu du temps. Pour Handke, l’écriture affirme ainsi la coïncidence de l’espace et du temps à savoir la forme par laquelle le temps vient autour de l’espace, le temps survient autour de l’espace, le temps survient comme aura de l’espace. ‘Je ne peux retenir les lieux que dans leur aura : dans leur manière de temps, dans leur ‘aura’ de temps.’ »
Écrire pour Handke, c’est tenir la langue
Wolowiec encore :
« Écrire pour Handke c’est tenir la langue, c’est tenir la langue debout, c’est maintenir la langue en équilibre, c’est maintenir la langue en équilibre par la lenteur. Écrire pour Handke c’est architecturer la langue par la lenteur de l’imagination. ‘Une architecture (construction) des phrases qui donnerait le vrai retentissement (accumulation, apaisement de la conscience) ce serait la véritable littérature (en me retentissant par la construction je trouve la mesure de ce temps qui fait naitre l’imagination.’ » (source)
Le bien il faut le dire calmement
« ‘On peut écrire de façon saccadée sur le mal (à la ‘jazz’), par lui-même il est suggestif. Le bien, il faut le dire calmement.’
L’écriture de Handke se tient ainsi aux antipodes de celle de Céline (ou de celle de Bernhard). Plutôt que d’exciter la langue, que d’exciter musicalement la langue pour dire le mal, Handke préfère apaiser la pensée pour donner à sentir la banalité du bien, la banalité éblouissante du bien. »
« Je me retentis », Handke toujours lu par Wolowiec
On voudrait tout citer : Et autant pour Peter Handke que pour Boris Wolowiec. Wolowiec ouvre Handke tout en étant complètement lui-même. C’est rare et assez fascinant.
« … ’en écrivant je me retentis (le retentissement est un déploiement).’
Pour Handke, l’écriture fait retentir l’hésitation, fait retentir l’hésitation même de la pensée. Chaque phrase de Handke survient comme le carillon de l’hésitation de la pensée. Pour Handke, l’écriture apparait ainsi comme une manière de donner un rythme à la pensée. Pour Handke écrire c’est déployer le rythme d’une hésitation, c’est déployer l’hésitation de la pensée, c’est déployer le rythme d’hésitation de la pensée et par ce déploiement essayer de sanctifier l’hésitation de la pensée comme lenteur, comme ‘sainte lenteur’. ‘Ses gestes ne deviennent vraiment les siens que lorsqu’il se met à les accomplir avec lenteur. Alors il se laisse porter par la lenteur des choses.’ »
→ lenteur et douceur, ne seraient-ce pas de merveilleuses résolutions, dans les différents sens du mot résolution.
Déflagrations poétiques
Dans une note d’Alexis Pelletier sur vous m’avez fait chercher de Dominique Fourcade, Hadrien France-Lanord et Sophie Pailloux-Riggi :
« Ces rapprochements sont donc des poèmes. Et ils donnent d’ailleurs naissance à une écriture nouvelle pour Fourcade, celle des légendes de ces poèmes d’images.
Un exemple peut faire comprendre ce dont il s’agit. Une double page fait voir à droite le Platane de Matisse à la villa Tériade, la légende à gauche situe ce Platane-Tériade, en rappelle la découverte avec Dominique Bozo et Brigitte Monod-Fontaine et en tire une énergie qui rejaillit sur la manière de voir l’œuvre : « Une dilatation à l’infini, une période qui n’a plus rien à voir avec la métrique, l’étau de l’existence se desserre, la distinction entre la vie et la mort n’a plus de sens, j’ai un appétit inextinguible pour de tels moments. Seul l’art me les procure. » Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on est loin d’un simple cartel. La légende profite de l’image, elle en tire son énergie et donne à son tour une nouvelle énergie pour voir l’image. C’est une déflagration du sens et des sens. »
Trois choses pensées à propos de Dominique Fourcade
Trois choses pensées à la suite de la lecture approfondie et de la mise en ligne des trois notes de lecture publiées dans Poezibao, à la suite de la parution de vous m’avez fait chercher
Première pensée, nous avons affaire dans ce livre à des « déflagrations poétiques »
Deuxième pensée, le livre est conçu comme Dominique Fourcade a, dit-on, toujours conçu les expositions qu’il a montées, « comme un poème ».
Troisième pensée : il a constitué ainsi son atlas mnémosyne mais celui-ci est poétique plus qu’historique (merci à André Hirt qui m’a aidée à préciser ma pensée sur cette intuition mienne d’un rapprochement avec l’œuvre d’Aby Warburg.
Anéantir
Eh oui, j’ai acquis et commencé le livre de Houellebecq. Aperçu hier à la TV (C à vous) Jean Birnbaum qui en parle plutôt bien (auteur aussi d’un fort dossier, avec long entretien, rarissime, dans le dernier Monde des livres).
J’ai lu une petite centaine de pages, peut-être et je note deux choses. La première est que je le trouve extrêmement drôle, avec un humour plutôt fin et assez corrosif qui repose surtout, c’est la deuxième chose que je retiens pour l’instant sur un sens très poussé de l’observation. Les lieux, les comportements en particulier sont décrits avec beaucoup de précision et sonnent très justes. L’intrigue m’amuse mais sans plus, encore que la description du milieu de la haute administration, ici le ministère de l’économie et la personne de Bruno Juge (aka Bruno le Maire, en partie) et son conseiller Paul Raison) renvoie à toutes sortes d’impressions, de ces impressions subliminales qu’on laisse passer sans les penser ou les formuler. On a affaire ici à une écriture qui semble dénuée d’affects, globalement plate, blanche mais avec des grumeaux d’émotion ?
Flacon de sels
reconnaissance toujours à Françoise Héritier pour cette belle idée : les sels de la vie et dieu sait s’il y en a ! – trouver une si belle analogie entre une citation que fait Claude Minière d’un poème de Keats et l’adorable petit tableau de Greuze qui représente un enfant qui sort son sur son livre, appuyé sur son bras droit – laisser les lecteurs chercher la citation – s’amuser de ne pas toujours leur macher le boulot – ne pas voir la vilaine tour parisienne toute enveloppée qu’elle est de brouillard – recevoir des nouvelles sinon bonnes du moins encourageantes du séminaire d’Hélène Cixous – prendre un vrai grand plaisir à s’immerger trois jours durant dans Anéantir de Houellebecq – marcher dans son appartement, bien tranquille, sans masque mais avec casque, en écoutant des podcasts – se souvenir de l’époque où il n’y avait pas de Cd, pas de podcasts, que la radio avec ses horaires imposés – entendre Bruno Mantovani, compositeur expliquer que le bouddhisme en mangeant du quinoa c’est pas son truc !
Houellebecq, donc
Je suis au trois quarts de ma lecture. Je ne sais pas qu’en penser, mais dois-je en penser ? Qui me le demande, personne. Ce que je sais c’est que je prends un vrai plaisir à ma lecture, plaisir simple du lire qui vous absorbe et que j’oublie trop avec mes lectures habituelles. Ah ce petit appel du livre, pendant la journée ! À quoi est-ce lié, au seul fait qu’il y a une intrigue et que la curiosité est piquée, que va-t-il se passer ? Mais j’irai plus loin en disant que la lecture de Houellebecq semble me faire quelque chose. Entendu cela dans une série bien faite de trois podcasts de France Inter, un hors-série du « Masque et la plum »e, confiés à Nelly Kaprièlian, une journaliste des Inrockuptibles, qui revient sur toutes les émissions du Masque et la plume où un temps fut consacré à des livres de « Michel », et cela depuis les années 90 ; entendu une critique dire qu’elle était sortie de la lecture d’un de ses livres, changée, différente. C’est assez passionnant, à la fois pour l’œuvre de Houellebecq mais aussi pour observer la critique s’énoncer, se faire, évoluer. Me dire que peut-être c’était cela le vrai critère, est-ce qu’un livre vous fait quelque chose et si oui, quoi ?
Les émissions soulignent bien le paradoxe Houellebecq entre une description très lucide, sans pitié, parfois quasi prophétique de notre monde et une sorte de romantisme. Quelles histoires d’amour formidables dans ce livre !
Ce que je cherche
« Ce que je cherche ? Ni découvrir, ni cartographier, ni expliquer l’espace. À sauver quelque chose. Pas le gros monde et pas ma petite vie. Pas des idées, des sensations, des ratiocinations : j’enregistre dans l’écriture le miracle d’une pensée en forme, improvisée dans son commerce avec les autres. Il dit que pour chacun ce qui compte peut avoir lieu. Ou qu’on peut le faire avoir lieu. L’écriture est cette liturgie. » (Pierre Vinclair, in l’Espace géographique).
Houellebecq et la mort du héros
Terminé hier soir Anéantir. Profondément secouée par toute la fin, qui relate les soins reçus puis la mort du héros principal, le jeune conseiller de Bruno Juge le ministre, Paul Raison. J’ai aimé dans ce livre la description de son milieu familial, la résurrection de sa relation amoureuse avec sa femme, après des années de silence et de vies parallèles et donc toute cette dernière partie. Paul apprend qu’il a un cancer de la mâchoire, le livre relate les différents RDV avec les spécialistes, tout ce qui est envisagé, le refus de Paul de l’opération, la chimiothérapie, la radiothérapie. Il y a même une allusion à Philippe Lançon. Quoique l’on pense par ailleurs de ce livre, il est difficile de lire ces cent dernières pages sans sortir très marqué par elles. Pour l’heure je suis encore sous leur coup. Je crois n’avoir jamais lu quelque chose qui confronte aussi brutalement et clairement à l’idée de la finitude et de la mort. C’est très impressionnant.
Mantovani
Écoute d’entretiens avec Bruno Mantovani, compositeur contemporain. Je note « quand vous avez des problèmes dans la vie, vous vous rapprochez instantanément des gens qui vous sont chers, eh bien les quatuors de Beethoven, c’est ça pour moi, c’est le refuge (...) C’est un peu la maison maternelle le quatuor à cordes (ajoute-t-il, après avoir cité Beethoven, Bartók, Ligeti, Schumann, Schubert, Mendelssohn). (émission Les Grands entretiens de France Musique, 1ère émission, à 13’08).
Des thrènes en forme de stèle
Intéressée par cet entretien que mène Sébastien Rongier avec Etienne Vaunac qui publie Le Monde naturel aux éditions Le Lierre embrassant la muraille : « Le Monde naturel se présente comme un ensemble de textes à la forme, effectivement, granitique. Chaque poème est une pierre tombale : on y procède à différents services funéraires (d’êtres naturels ou humains), c’est-à-dire à des célébrations de la vie. Le choix de donner à lire, et à voir, chaque poème comme un bloc minéral, littéralement lithographique, est tout à fait délibéré et participe pleinement du projet du recueil. J’en profite pour saluer le travail remarquable réalisé par mon patient éditeur, Merlin Jacquet-Makowka, et son associé Constant Candelara. Je dirai que je n’écris pas une poésie stellaire, qui cherche à idéaliser l’univers matériel, mais une poésie stélaire, une poésie de stèles. Je tourne résolument mon regard du côté du bas, de la terre, de ce dont notre regard d’animal debout, projectif et rationnel, ne cesse de se reculer. Étymologiquement, c’est exactement aussi cela une stèle (stáo) : ce qui est debout, dressé. Erectus, le corps humain est la première stèle. C’est en gardant les yeux tournés vers le sol, vers de plus en plus des détails du réel inamical (souvenons-nous de Lacan : le réel c’est contre quoi l’on se cogne) ; c’est en laissant tomber notre regard, en ayant un regard tombal, que le monde s’élargit. Il s’agit par la poésie de se dresser aussi haut sur la pointe des pieds qu’il est possible pour se baisser vers les lieux et les êtres archaïques qui nous justifient. C’est tout le sujet de ces thrènes : la disparition d’un monde et de ses habitants. Notre époque ne le sait que le trop bien. Pour moi, ce monde qui n’en finit pas de mourir prend la forme de la zoologie et de la botanique mais également des occupations humaines du Massif central de mon enfance, et qui sont mon monde, l’horizon chu à partir de quoi l’existence qui est la mienne aujourd’hui fait sens, ou non. »
→ nous ne sommes pas loin de bien de mes univers de lecture, de photographies, mes univers à relevés et de relevés. Voire la note écrite sur le livre de Frédérique Guétat-Liviani et Christian Désagulier.
Je suis très sensible à la question de « conservatoire », non pas de musique (même si j’aurais adoré faire des études dans un conservatoire de musique !) mais de lieu où l’on conserve, où l’on protège de la destruction, voire de la disparition : conservatoire de formes, de langue et de langues, de graines, de variétés de pommes ou de tomates, etc. etc.
Projet vraiment pensé donc que celui d’Etienne Vaunac : « Dans la mesure où l’un des plus hauts sujets de la poésie est la langue, il n’est pas anodin non plus que plusieurs poèmes contiennent des références précises au vocabulaire de la typographie, renvoyant le contenu et le sens du texte à l’exercice de la présentation visuelle rectangulaire du paragraphe. Quand je parle, par exemple, des ‘découpes du monde’, il s’agit tout à la fois des marges d’un lieu géographique, des chutes d’un territoire imaginaire et des opérations de la mise en page et de la fabrication du livre (en dehors de quoi ni les premières ni les secondes n’existent vraiment). En botanique, la stèle désigne la partie centrale de la tige et des racines, celle qui irrigue la plante de sève et de vie. »
Voilà qui n’est pas sans me rappeler le projet de mon P’tit Bonhomme de chemin.
Lire
Je lis la belle introduction à une compilation des articles que Michèle Cohen-Halimi a écrit à la demande de Claude Royet-Journoud pour L’anagnoste et qui parait chez Eric Pesty.
Je note : « Lire a toujours été pour moi une autorisation d'absence hors du temps, hors de soi – exil, ex illum. Pendant des années je suis allée à la Bibliothèque nationale pour chercher ‘dehors’ un refuge ou pour entrer dans ma propre invisibilité. ‘Tu vois, aujourd'hui, il n'y a que des livres, des livres et des livres. C'est un peu une fuite – je n'ose pas beaucoup penser au monde extérieur.’ (Walter Benjamin à Gretel Karplus, 10 septembre 1935.)
« Ne se pourrait-il pas que la lecture touche ce point où l'espace-temps est à la fois intimité et dehors, de sorte que nous sommes en nous au-dehors, dans l'intimité et l'horizon intérieur de ce dehors ? »
Pour mémoire (ou pas, d’ailleurs, je vais y revenir), l’anagnoste était un esclave chargé de la lecture, au temps des Romains. Belle citation de Nodier dans le TLFI : ‘Il est vrai qu'à la dernière lecture, l'anagnoste accablé s'endormit si profondément, qu'avant qu'il pût s'en apercevoir, le manuscrit était consumé par la flamme. Ch. Nodier (1866)’
Pour en revenir à cette préface, c’est une préface de philosophe, difficile d’accès pour le lecteur ordinaire même pas tout à fait naïf, et un peu surplombante. Va-t-il de soi que Theodor Wiesengrund n’est autre qu’Adorno, certaines lettres apparemment portent encore cette seule signature, d’autres plus tardives celles d’Adorno. Il me semble qu’une petite note eut été une politesse.
J’ai relevé aussi cela, qui bien sûr m’intéresse dans mon projet sur la lecture : « Il fallait donc expulser les significations obscures et fantasmatiques de l’auteur et de l’adresse pour accéder à la lecture comme abandon actif au langage, pour entrer dans cet état intermédiaire qui met aux aguets et livre à la pleine flottaison. Il fallait se guérir des pèlerinages narcissiques (...) Il fallait enfin larguer les amarres, s’abandonner à la déambulation, au voyage, à l’exil, au jeu des trajectoires imprévues, au roulement de dés, il fallait tendre les cordages (...) Il fallait laisser le hasard et le vent prendre les voiles et ne plus garder un seul ‘je’ comme vivre de réserve. La chute complète de la pensée dans la langue était l’opération commandée. » (p. 12).
Marie-Christine Barrault
Beaucoup aimé un entretien avec Marie-Christine Barrault, dans Le Monde, dans la série, « je ne serais pas arrivée là, si... »
Enfance douloureuse, séparation des parents, une mère apparemment très peu mère et un père qui meurt quand elle a 14 ans, ce dont on la prévient brutalement « refusant de me prévenir qu'il agonisait dans un hôpital de province. C'est fou quand j'y repense. On m'a simplement dit au téléphone : ton père est mort, l'enterrement est jeudi. Personne n'a songé à me demander si j'avais du chagrin, alors que j'étais anéantie. Cette première confrontation avec la mort m'a instantanément donné un sens de la gravité et de la profondeur de notre condition. ». Elle trouve alors refuge auprès d’une religieuse de son institution scolaire : « Mon réflexe, après une nuit de sanglots, a été de me précipiter à mon collège, où je suis tombée dans les bras de ma professeure de maths, une religieuse d'une extrême bienveillance. C'est la première personne avec qui j'ai pu parler de ce décès et du mystère de la mort qui me cueillait par surprise et ne m'a d'ailleurs plus quittée. Pourquoi la mort ? Comment la mort ? Jusqu'où la mort ? Encore aujourd'hui, je reste d'une curiosité folle sur ce sujet. Il m'obsède mais ne m'angoisse pas. Car la religieuse, ce matin de novembre 1958, m'a fait cadeau d'une réflexion qui est devenue MA phrase : ‘Les vivants ferment les yeux des morts. Les morts ouvrent les yeux des vivants.’ »
Elle évoque ensuite la mort de Vadim : « J'étais là à l'instant où Roger Vadim [1928-2000], le grand amour de ma vie, a rendu son dernier souffle, et malgré l'extrême chagrin, c'était une espèce de grâce. (...) il a dit cette phrase extraordinaire : ‘Je pars en te laissant des devoirs de vacance.’ C'était, bien sûr, jouer sur le mot ‘vacance(s)’, mais pour moi c'était clair : il parlait des devoirs que m'imposerait sa ‘vacance’ et le vide sidéral dans lequel il me laissait. Il m'enjoignait d'être digne de cet amour fou que nous avions partagé pendant douze ans. Et il me mettait au défi de vivre, travailler deux fois plus, ne jamais baisser les bras. »
Et une belle petite pique pour Jean-Louis Barrault, son oncle et surtout Madeleine Renaud, à qui elle s’ouvre, tardivement, de sa vocation théâtrale. Lui : « tu es faite pour le théâtre comme moi pour être notaire ! » et elle, bien pire : « ma petite, avec le physique que tu as, ne compte pas faire du cinéma ». Note de Marie-Christine Barrault au sujet de cette dernière : « systématiquement jalouse des autres actrices, elle me voyait mieux en étalagiste aux Galeries Lafayette. »
Doux monde, n’est-ce pas ! Et ce qui m’enchante, c’est que devant ce double « encouragement », elle se dit qu’elle a Rilke, elle se souvenait de la « nécessité » que Rilke pointait devant le « jeune poète », comme le seul impératif de la vocation. « Oui, dit-elle, c’est une nécessité. Oui je préfèrerais mourir que de ne pas faire ce métier. Ça fait cinquante-cinq ans que je l’exerce et chaque jour c’est une nécessité ». (Le Monde, dimanche 16 – lundi 17 janvier 2022, p. 27)
La capacité de narration
Besoin de récit, de fiction.
Capacité de narration, je relève ces propos de Marc Blanchet, dans Poezibao, dans un entretien autour de Ajours de Gérard Titus-Carmel : « Il y a quelque chose d’étonnant dans la lecture d’une image photographique, (...) c’est la capacité de narration qu’elle déploie chez un individu. »
→ Pour avoir passé un long moment, tout récemment dans des photos de famille anciennes (génération de mes arrière-grands-parents maternels), je me sens très en phase avec ce mouvement qui se crée, une tentative de narration : qui étaient-ils, que faisaient-ils à cet endroit, quel est cette scène, qui sont ces personnes secondaires non identifiés ? Tant de questions en amorce d’une narration.
Et contrepoint de Michaël Bishop : « L’image photographique, en effet, nous fait tourner en rond. ‘Petite mort’, déclare Denis Roche, disparition, semblance d’être, impossible vérité car laissant au regardeur son devenir, son implacable mouvance. Et pourtant puits de rêverie, de représentation, de re-semblance, de réflexion sur les sans doute infinis indicibles que cache toute icône. »
Flotoir
Pensé au Flotoir avec beaucoup de tendresse. Sa nécessité. C’est une sorte de maison pour moi et je peux m’y réfugier. Il y a la partie publique mais il y aussi la partie secrète.
Il est désormais couplé avec le journal-agenda, plus factuel. Je lutte certainement contre l’oubli, je l’ai toujours fait depuis que je me suis aperçue, toute jeune, qu’on pouvait tout oublier d’un livre ou d’un film. Début des listes et des enregistrements de lectures.
La voix de Quignard et son personnage, le graveur Meaume
Hier en effectuant des recherches sur le personnage de Meaume (qui fait des apparitions dans le nouveau livre de Pascal Quignard, L’Amour, la mer, je suis tombée sur un très bel article de Pierre Lepape, dans Le Monde, en février 2000, à propos de Terrasse à Rome mettant en scène ce Meaume, graveur célèbre (et fictif) du XVIIème brûlé au visage à l’acide par un rival jaloux.
Réhabilitation peut-être du roman en premier lieu : « Le roman, comme la musique, est un art du temps. Quelle que soit la manière, naïve ou savante, dont il joue avec les ressources de la temporalité, avec le temps des horloges et avec le temps des corps, il s'agit toujours pour lui de construire du continu avec le discontinu fondamental de nos existences. Là où la vie n'offre que des instants, infiniment séparés les uns des autres - comme le sont les notes de la gamme ou les couleurs de l'arc-en-ciel - le roman invente du continu, de l'ininterrompu, du tissé, de la liaison. Et donc la possibilité d'un sens. »
Meaume donc : « La vie dont il est question ici, celle du graveur Geoffroy Meaume (1617-1667), est imaginaire, ce qui n'a guère d'importance. Les trois siècles qui nous séparent de cette période creusent une telle distance, un espace si vaste que les images qui nous en viennent, réelles ou inventées, possèdent une ancienneté et une patine semblables. Elles nous parviennent voilées, un peu perdues. Leur présence est lointaine. »
Un peu plus loin : « Voilà l'argument du roman, sa ligne mélodique, sa coulée profonde, son romanesque. Ils sont soulignés et appuyés par la constante présence d'une voix, unique, reconnaissable entre toutes. Je dis bien une voix et pas seulement un style. Il y a des écrivains qui ont un style et qu'on n'entend pas. Leur parole aussi, si intéressante et prenante soit-elle, demeure au niveau des yeux qui la déroulent, aux lèvres qui la prononcent. D'autres au contraire, si nombreux depuis Céline, confondent les cris, les hurlements, les véhémences, les soupirs et les pâmoisons avec le grain et la tessiture de la voix, cette marque enfouie de l'identité, comme une âme dans le corps. Ils font du bruit. Quignard possède une voix ; chacune de ses lignes la fait entendre dans le silence de la lecture. Il est évidemment impossible de dire de quoi elle est faite tant elle se donne d'un bloc et résonne en nous avant toute analyse. On l'entend, on perçoit le souffle qui la pousse, la respiration qui la rythme, le jeu des graves et celui des aigus qui parfois se superposent et se fondent. »
Je reprends encore cela qui me semble convenir aussi très bien à L’Amour, la mer : « Dans Terrasse à Rome, on trouvera des plages de narration traditionnelle, des descriptions de tableaux et de gravures, des dialogues érotiques, d'incessants sauts chronologiques, des réflexions, des proverbes, des énumérations, des aphorismes. Mais aussi des énigmes, des obscurités, des contes, des images, des thèmes qui se faufilent entre les chapitres, comme des obsessions sourdes, des pages qui paraissent arrachées à un autre livre et qui pourtant, sans abandonner leur part de mystère, s'intègrent à l'harmonie de l'ensemble. (...) Chacun des quarante-sept chapitres de ce roman bref et intense se présente ainsi comme une image, une eau-forte ayant sa propre composition, sa lumière qui ronge les formes, sa part d'ombre et de noir d'où jaillissent les modelés et les contours, sa leçon de choses, son histoire. C'est le plus souvent très beau, comme une histoire dont on ne connaît ni le début ni la fin, comme un morceau de peinture détaché d'un temple en ruine et dont on imagine les parties manquantes. Comme un album de gravures dont les feuillets désassemblés raconteraient certains épisodes d'une vie ».
Du fragment
Dans cet article Pierre Lepape en profitait pour régler son fait, à la suite de Quignard d’ailleurs, au fragment. « Mais aucun de ces chapitres n'est un fragment. Aucune de ces images, si forte, si violente ou si tendre soit-elle, ne vaut seulement pour elle-même. Il y a quelques années, Pascal Quignard a publié un petit livre qui s'intitulait Une gêne technique à l'égard des fragments. Le titre était volontairement trompeur, ou ambigu. La gêne de Quignard vis-à-vis de l'écriture fragmentaire, blanche, creusée jusqu'au vide de l'absence de sens, est moins ‘technique’ qu'elle n'est esthétique - morale et philosophique, littéraire. La passion moderne pour le fragment, pour le discontinu, pour les espaces de vide laissés autour d'archipels de parole est la marque d'un abandon et d'un renoncement : celui, pour l'écriture, de retrouver la pulsion même de la vie, son énergie, sa cohérence mystérieuse et profonde, la suite liée de ses interrogations, le soc fondamental et comme immuable de nos peurs, de nos effrois, de nos passions. »
→ ce qui permet de souligner quel magnifique critique était Pierre Lepape, disparu dans le silence tout récemment, le 18 décembre 2021. Je le cite largement dans ce Flotoir, car cette note qui a plus de vingt ans autour de Terrasse à Rome me semble parfaitement d’actualité pour évoquer L’Amour la mer.
Dictionnaire
Je ne sais s’il existe déjà, une sorte de Dictionnaire amoureux de Pascal Quignard serait le bienvenu et il serait sans doute énorme. On y trouverait tous ces personnes, notamment du XVIIème siècle qu’il tire de l’oubli ou qu’il crée.
Le silence de Hatten
Hatten, copiste réputé, musicien silencieux, est un des principaux personnages du roman de Pascal Quignard, notamment au travers de son histoire amoureuse avec une certaine Thullyn.
« Monsieur Hatten n’a plus jamais joué en public les œuvres qu’il composait lui-même après qu’il eut passé l’âge de trente ans. Il est vrai qu’il était farouche. Il ne souffrait plus d’être blessé et n’entendait plus courir le risque de l’être. Il fallait le compter au nombre de ces enfants dont la parole ne parvient pas à sortir et à pénétrer l’air. Ils restent en retrait, se méfiant de tous, ne s’exposant à aucune blessure. La parole s’est résorbée en eux. Ces enfants comptent parmi les plus beaux : ils ont un regard immense, comme les animaux, un regard que toute la nature envahit mais point le monde. Un regard où n’affleure point le langage articulé par les groupes et suivant lequel les sexes ou les genres ou les classes ou les nations ou les règnes s’affrontent dès que la bouche s’ouvre. » (p. 15)
La Rochefoucauld
« Le duc de La Rochefoucauld est blessé à l’œil dans les combats de rue, enclos pour six mois dans une chambre entièrement obscure, les vantaux de bois des fenêtres tenus fermés et recouverts d’épais et opaques velours. Il songe dans le noir à des phrases qui sont autant d’attaca qui forent l’âme. Il ramasse le secret de l’univers. Il est peut-être plus musicien encore que tous les musiciens d’alors. C’est l’oreille la plus sûre qui se soit trouvée dans la langue qu’il parle. » (p. 42)
De la virtuosité
Tout le livre est une profonde méditation sur la musique. Sur la virtuosité par exemple : « On peut définir le corps virtuose : le corps qui a oublié tout écart avec lui-même ; il exprime ce qu’il sent ; le corps qui s’évade de lui-même et s’invente un double merveilleux ; le corps qui a oublié en toute bonne foi l’extrême contention que chacun de ses muscles a consentie ; il n’en a plus la mémoire ; il ne saurait même pas en rappeler les différents rouages ; tout le système des relations, des transmissions, a cessé d’être volontaire ; toute l’attention à laquelle l’âme s’était assidûment appliquée s’est résorbée sans laisser le moindre vestige ni dans le sang, ni dans les os. Ce n’est plus une masse, ni un poids, ni un mouvement ; c’est une élation pure. » (p. 66)
→ La pianiste ô combien amateur ne peut qu’imaginer, faiblement, de quoi il est question au travers des quelques rarissimes moments où, à force de travail et pour quelques mesures, le contrôle cesse et où seule demeure la musique.
Le refuge de la nuit
« Jamais il n’entrait à l’intérieur des murailles des villes une fois la nuit tombée. Il avançait comme les chauves-souris volent dans le noir, qui ne se fient qu’aux murs vides où elles rebondissent sans émettre de son perceptible. Il attendait que le noir eût envahi la terre. La substance apaisante du noir, qui est tellement plus ancienne que la lumière solaire, dont la nature est uniquement audible, tranquillisait son âme. » (p. 85)
Les guerres religieuses
Tout le livre bruit de leur tragédie, de leurs horreurs : « En France, la nuit de la Saint-Barthélemy faisait encore trembler les songes au bout d’un siècle. En Allemagne, en Finlande, la guerre de Trente Ans avait laissé dans les collines, dans les genêts des collines, dans toutes les vignes si bien alignées sur les versants des collines, dans les forêts de pins qui les surmontent, aussi loin que les côtes des îles de la Baltique ou les campements des Samoyèdes, des anciens Saam, une odeur de fumée, d’inhumanité, qui serrait encore la gorge. Comment envisager l’art dans le chaos ? Ce qui n’est pas sublimé reste toujours aussi intense. Tel est le sauvage. » (p. 95)
Oui la musique
La musique est omniprésente à travers l’histoire de Hatten et Thullyn, lui musicien secret et copiste adulé par tous les musiciens, elle joueuse de viole, à travers Froberger, à travers d’autres noms, certains ayant bien existé, d’autres fictifs et c’est toujours jeu et délices chez Quignard de démêler la part de vérité historique et la part de reconstitution romanesque, de fiction, tant elles sont nourries d’une très intime connaissance de ce XVIIème siècle.
« La musique ne parle ni elle ne signifie. Elle crypte et elle retrouve. Elle ressuscite le perdu au fond de l’ombre du crâne. Elle revient en arrière et s’élance, elle regagne, mouvement par mouvement, lentement, et brusquement rapide, tout ce qui a ému. (...) La musique comme reconnaissance folle, extraordinairement émouvante. Comme retrouvaille bouleversante avec ce qu’on n’attendait plus de récupérer du monde d’avant le monde. » (p. 108)
La musique comme reconnaissance folle, extraordinairement émouvante. Comme retrouvaille bouleversante avec ce qu’on n’attendait plus de récupérer du monde d’avant le monde. »
→ En écho, pour la énième fois dans ce Flotoir, la citation de Jean- Luc Sarré : « La musique ressuscite ce qui n’a jamais été ».
Babellutes
Soudain, le choc d’un livre de poésie autre, d’un livre qui m’apporte vraiment quelque chose et pas la énième mouture des mêmes obsessions égotistes. Un livre d’Aurélia Bécuwe, Babeluttes, qui entremêle sa propre histoire sous forme de fragments de nature poétique et des récits liés pour la plupart à ses élèves très défavorisés d’école élémentaire. Le livre est intéressant poétiquement, dans sa composition, dans cet entremêlement. Il est aussi passionnant sur le plan sociologique, le prière d’insérer évoque un livre de Bourdieu, mais c’est tellement vivant, tellement juste que l’on sent s’ouvrir tout un pan de compréhension d’un monde qu’on ignore. C’est profondément émouvant et ça laisse des traces. C’est cela que je demande aux livres.
J’écris une note que je publie dans Poezibao.
Svevo et l’écriture : écrivailler quotidiennement
Une forte citation d’Italo Svevo, donnée par Jean-Pascal Dubost dans sa lettre à Jacques-Henri Michot : « Je crois, sincèrement, qu’il n’y a pas de meilleure voie pour arriver à écrire sérieusement que d’écrivailler quotidiennement. On doit tenter de porter à la surface, du fond de son propre être, chaque jour un son, un accent, un résidu fossile ou végétal de quelque chose, qui soit ou non la pensée pure, qui soit ou non sentiment, mais bizarrerie, regret, une douleur, quelque chose de sincère, disséqué, et c’est tout, et rien de plus. Autrement on tombe facilement – le jour où on se croit autorisé à prendre la plume – dans des lieux communs, ou bien l’on déforme ce lieu propre à soi qui n’a pas été assez minutieusement examiné. En somme, hors de la plume, point de salut », qu’on lira dans la « Chronologie » de Dernières cigarettes, traduction de Dominique Férault, aux éditions Rivages. »
Pascal Quignard et la mort de son frère
Je l’avais entendu dans les matins de France Culture, Pascal Quignard, évoquer les circonstances de l’écriture de son livre L’Amour, la mer. Elles furent précisées dans cette autre émission :« Par les temps qui courent » : « Dans le livre, il y a cette atmosphère triste au début, qui était celle au moment où je l’ai écrit. Mon petit frère violoncelliste et chef d’orchestre est mort pendant l’épidémie et c’est une séparation incompréhensible que la mort, lorsqu’elle touche une personne de plus jeune que soi. Toute mon enfance, j’ai joué de la musique avec lui, et il y a quelque chose qui m’a manqué dans le fait de jouer ensemble. Quand on jouait ensemble, malgré la pudeur de l’enfance, il y avait une gravité qui s’installait immédiatement. Il y a une harmonie à faire de la musique ensemble qui est une vraie grâce. Il y aussi un instant merveilleux dans la musique, celui où tout le monde se regarde, compte la musique en silence, et se prépare à attaquer. Il y a là un unisson silencieux qui est l’un mystère de la musique et qui en fait la beauté. » (source)
Les rêves et les poches
Autre extrait de l’entretien : « Pour guider mes jours et guider l’avenir, je préfère mille fois les rêves aux vœux. Quand les rêves sont absents, c’est très mauvais signe. La peur, et les images des rêves sont de bons conducteurs. Pour moi les livres ne sont pas des vœux, ni des désirs, et d’ailleurs, je ne sais pas comment ils commencent. Ce sont des poches, ce ne sont pas des œuvres, des choses que je fabrique, ce sont des choses qui enflent en moi et qui me saturent, comme un chant peut se saturer. Écrire, ce n’est pas un commencement, c’est plutôt une façon d’habiter. ».
Et cela encore : « La mort est une séparation incompréhensible, tout comme l’amour est une séparation incompréhensible qui réside dans la différence sexuelle : c’est une chose à la fois difficile et merveilleuse. Le thème du livre c’est d’aimer l’incompréhensible, de ne pas en faire quelque chose d’hostile, et le besoin de sens du langage n’est pas très utile. C’est beaucoup mieux si le langage permet de déboucher sur un incompréhensible plus riche. Je crois vraiment que l’incompréhensible peut être une source de joie. Il faut aussi apprendre que ce qui fait peur, c’est ce qu’il faut suivre : la peur n’est pas une malchance, c’est un bon signe. ».
Flacon de sels
Bach, Bach et encore Bach véritable transfert d’énergie matinale -l’art de la fugue, les suites pour violoncelle- – l’ouverture du Flotoir, retour à soi et consolation, prise dans l’orbe, cocon – penser le Flotoir comme mon livre des livres, pour demain et pour le chemin vers la fin – faire un merveilleux lapsus calami à propos d’un livre sur les mathématiques, je suis sujbuguée ! -
Monk et Wolowiec
Boris Wolowiec m’envoie un texte sublime autour de Thelonius Monk.
Grand vrac d’extraits (considérable dans le vrai Flotoir, coupé ici et on verra pourquoi un peu plus loin) :
« Monk joue du temps. Monk ne joue pas de la musique à l’intérieur du temps. Monk joue du temps par le geste de taire la musique, par le geste de taire la musique avec le piano, par le geste de taire la musique avec le piédestal de gravitation du piano, avec le toboggan de gravitation de piano, avec le toboggan de lave du piano, avec le toboggan de gel du piano, avec le toboggan de lave gelée du piano ».
*
« Entre les deux mains de Monk il y a le temps. Entre les deux mains de Monk il y a la déchirure du temps, la démesure du temps, la déchirure de démesure du temps. »
*
« Monk joue du piano hébété par le dehors d’immensité de temps, par le dehors de préhistoire du temps, par le dehors de préhistoire immense du temps qui le possède entre ses mains, qui le possède entre la pulsation d’aimants de ses mains. »
*
« Monk a le commencement du temps à l’intérieur d’une main et à l’intérieur de l’autre main la fin du monde. Monk a le commencement du monde à l’intérieur d’une main et à l’intérieur de l’autre main la fin du temps. »
*
« Il y a ce geste prodigieux de Monk pour marquer le tempo. Monk ne frappe jamais le sol avec le pied, il préfère à la fois projeter, plonger et patiner la lévitation même de son pied au-dessus du sol. Pour Monk, marquer le tempo, c’est quelque chose comme révéler le tellurisme du vide, le séisme du vide, l’imminence de séisme du vide, l’imminence de séisme du vide entre la terre et son pied, l’imminence de séisme du vide au-dessus du sol comme au-dessous de son pied. Monk marque le tempo par le geste de patiner à la surface du vide. Pour Monk, marquer le tempo, c’est révéler la patinoire du temps, la patinoire de temps du vide même, la patinoire de vide entre la terre et son pied, c’est montrer la patinoire de lave du temps entre la terre et son pied, la patinoire de feu comme le volcan de glace entre la terre et son pied. »
*
Chaque note de Monk apparait comme une planète. Monk ne pianote pas. Monk planète. Monk planète des notes. Monk planète des pianos de notes. »
Ce texte sur Thélonius Monk
Je suis subjuguée par le texte de Boris Wolowiec que je tiens pour une des choses les plus profondes que j’ai lues sur la musique. Ce que j’ai tant souhaité lire dans l’enquête menée par Muzibao, « Comment l’écoutez-vous » !
J’ai tenu à lui ouvrir très largement les pages du Flotoir même si dans le Flotoir mis en ligne ne figureront que quelques-unes de ces notes. Mais je suis la grande lectrice présente et à venir du Flotoir où je serre mes gloses, certes, mais surtout mes trésors.
Et curieusement lisant ce texte fleuve ou partition sur Monk, je me dis qu’on pourrait souvent remplacer Monk par Gould !
*Malheureusement je découvre, tardivement, que le texte est en fait en ligne sur le site de Boris Wolowiec depuis déjà au moins deux ans. Je ne le publierai donc pas dans Muzibao. Dommage.
Mathematica
J’ai commencé le livre de David Bessis, Mathematica. Très bel exergue : « Prêter oreille au Rêveur en nous, c’est communiquer avec nous-mêmes, à l’encontre des barrages puissants qui voudraient à tout prix nous l’interdire. » Alexander Grothendieck
Ce désir de mathématiques qui m’habite depuis si longtemps, dont je sais bien maintenant qu’il ne sera jamais comblé, ne recevra même jamais un embryon de réponse, qui m’est venu sans doute à la fois de la frustration de cet échec enfantin et adolescent et de la lecture de Jacques Roubaud. Et quand je lis ces mots : « Cette expérience n’a pas grand-chose à voir avec ce que l’école nous enseigne. Par certains aspects, elle est une forme de voyance, de pensée extralucide. Par d’autres, elle prolonge le processus mystérieux qui, dans notre petite enfance, nous a permis d’apprendre à parler. Comprendre les mathématiques, c’est parcourir un chemin secret qui mène à notre plasticité mentale enfantine. C’est apprendre à la réactiver et à la domestiquer. » (p. 10), je suis forcément sujbuguée. (sic).
Alors je m’accroche à la phrase d’Einstein disant « « Je n’ai aucun don particulier, je suis juste passionnément curieux. »
Einstein
Commentaires de Bessis : 1. nous voulons savoir ce qui se passait dans la tête d’Einstein ; 2. Pour comprendre les travaux d’Einstein, le principal obstacle est le formalisme mathématique.
Et un peu plus loin, bien savoureux : « Le même réflexe qui nous fait refuser de prendre au sérieux la phrase d’Einstein nous fait refuser d’entendre ce que ce mathématicien (René Descartes) essaye de nous dire, et nous fait refuser de ranger son livre (le Discours de la méthode) au rayon où il aurait dû être rangé : développement personnel. » (p. 14)
Or, dit-il un peu plus loin, « le pouvoir magique des mathématiciens ce n’est pas la logique, c’est l’intuition » ce qui me donne un peu d’espoir, car la logique n’est pas mon fort, l’intuition sans doute un peu plus !
Langage mathématique et solfège.
Un rapprochement intéressant : « Pour transcrire leurs idées, les mathématiciens ont dû inventer ce langage hermétique et ces symboles indéchiffrables, tout comme les musiciens ont dû inventer cette notation musicale hermétique pour transcrire leurs compositions. Sauf que les musiciens disposent d’un énorme avantage pratique : il leur suffit de jouer leur musique pour que tout le monde comprenne immédiatement de quoi il s’agit, sans avoir besoin de déchiffrer la partition. » (p. 16)
Secrets des mathématiciens
On est d’autant plus avide de les connaître que ce monde nous est totalement fermé et qu’on ne s’en fiche pas du tout, bien au contraire :
« La pratique des mathématiques est une activité physique. Pour comprendre ce qu’on ne comprend pas, il faut effectuer dans sa tête les gestes silencieux, invisibles mais indispensables, qui permettront d’enrichir son intuition et de développer de nouvelles représentations mentales, plus profondes et plus puissantes. C’est une activité qui nous renforce et nous épanouit. Apprendre à faire des mathématiques, c’est apprendre à se servir de son corps. C’est comme apprendre à marcher, nager, danser ou faire du vélo. Ces gestes ne sont pas innés mais nous avons tous la faculté de les apprendre. » p. 17)
→ Il va donc s’agir de reprogrammer notre intuition, ce qui ne concerne pas seulement les mathématiques mais toute notre intelligence (chic !)
David Bessis lui-même a reçu un enseignement tout à fait traditionnel des mathématiques et n’a compris que tardivement que s’il réussissait dans ce domaine, c’est en raison de facultés propres qu’il avait développées et qui n’avaient pas grand-chose à voir avec cet enseignement formel qui en a exclu plus d’une et d’un ! « Je fais partie de ces autodidactes paradoxaux. J’ai appris à l’école les bases des mathématiques officielles. Dans le même temps, sans personne pour me les enseigner, j’ai découvert les rudiments des mathématiques secrètes. Pendant très longtemps, je n’ai pas eu conscience du rapport entre les gestes invisibles que je faisais dans ma tête, cette habitude d’utiliser mon imagination d’une façon très particulière, et mes facilités en mathématiques. » (p. 19)
Ars grammatica
Du même David Bessis, je vais chercher à la librairie Ars grammatica (Allia). Déconcertée par ces pages, qui ne sont que des diagrammes, à la manière du mind mapping...
Paresseuse, je vais voir sur le site de l’éditeur et comprend déjà un peu mieux : « Ars grammatica est la géographie mentale d'un homme, de ses joies, de ses peurs, de ses amours. En quelques mots essentiels, David Bessis démontre la puissance évocatrice de notre langue réduite à son expression la plus pure, en amont de toute grammaire et de toute logique. Il entraîne son lecteur dans un jeu de construction intuitif et enfantin, où le sens surgit comme une évidence. Entre atlas sentimental et manuel d'alchimie, Ars grammatica est un journal intime en kit dont le lecteur assemble lui-même les différents éléments. »
Et surtout je me dis qu’il doit y avoir un rapport entre ce que je commence à entrevoir dans son livre Mathematica et ces diagrammes.
L’importance des œuvres et de leur pratique
J’ai failli écrire de leur commerce, mais peut-on encore employer, naïvement, ce mot sans risquer le malentendu ?
Que dit André Hirt : que nous pouvons nous « appuyer sur quelques certitudes, celle des œuvres, en suivant les indications des grands musiciens qui sont aussi, on l’oublie presque toujours et partout, de très grand penseurs. Sans ces œuvres, Nietzsche y insistait, la vie et l’existence ne vaudraient guère la peine et nous n’aurions en vérité d’autre activité que celle de plaquer notre nez sur la surface des choses, comme sur une vitre. »
Les traces mnésiques inconscientes
A mettre en rapport, ô combien, avec ce que j’écoutais tout récemment, les propos de Catherine Dolto interrogée sur sa pratique de l’haptonomie dans une série d’émission sur le bébé, dans l’émission philosophique du matin sur France Culture. Catherine Dolto qui a parlé de traces mnésiques inconscientes, en rapport avec la naissance, les premiers temps de l’existence.
Que dit André Hirt : « On emporte avec soi ce qui a marqué, et ce qui a marqué dans ce qui était marquant, ce qui suppose une appropriation subjective, une façon d’être modelé et formé par cette entaille en nous, alors que nous n’étions rien, parce que jusque-là notre conformation ne tenait qu’à l’hérédité, à une sorte de champ impersonnel qui forme notre fond. Or, il n’y a de subjectivité réelle que heurtée, modifiée, détournée, blessée. »
Tomber en enfance
Proche aussi de mes élucubrations et rêveries plus ou moins pensantes du moment, ces mots sur l’enfant, non pas retomber en enfance mais tomber en enfance, dit encore André Hirt dans ce beau texte sur Robert Wyatt et sur sa voix que j’écoute en le lisant : « On dit qu’elle chante faux, que c’est faux, insupportablement faux… On comprend, mais c’est précisément tellement faux. Robert Wyatt tombe en enfance, ce qui n’est pas la même chose que retomber en enfance. Retomber est précisément le propre des hommes, des névrosés, de nous tous, par infantilisme, si moche, si désastreux. On le voit dans la colère, plus que jamais aujourd’hui, la dernière fois ce fut dans le nazisme, la rage, l’immaturité. Tout à l’inverse, tomber en enfance appartient à l’avenir, c’est rouvrir le langage, l’existence, c’est comme dit Deleuze, ‘se refaire une naissance’. Au fond, c’est ce que font tous les grands musiciens et écrivains. Cette enfance-là, devant, en avant, est elle-même un ‘monde’ vers lequel toutefois peu se dirigent. Il y faut du courage. Baudelaire : ‘l’artiste est une enfant’. Cela sonne comme un impératif ou une condition plutôt que comme un constat. »
Du chantonnement
Celui qui hante mon enfance et me suit jusqu’à aujourd’hui.
André Hirt, lui encore, écrit en parlant de Robert Wyatt toujours : « C’est que le chantonnement est bien une sorte d’invocation, c’est la modalité musicale du regard vers le haut, c’est ce vers quoi la musique tend avec toutes ses forces. Et même, il figure, disons esquisse ce que la musique devrait rejoindre. C’est pourquoi, sous cet angle, rien n’est jamais aussi exact qu’un chantonnement, car il touche au dictamen, à ce qui cherche à se dire dans la modalité impérative qui est la sienne. D’où provient-il si ce n’est d’avant le sujet constitué. Il est la voix avant qu’elle n’exprime son désir, elle forme sa raison si l’on veut, sa tension et la pulsion qui lui a donné à la fois sa consistance et son grain. »
Cela aussi, toujours à propos de cette voix, qui me touche beaucoup, car moi aussi j’ai subi le terrible jugement du chanter faux : « elle est la voix restée dans la voix, qui y est restée bloquée et qui parvient à s’en échapper malgré tout d’une certaine manière, très fluette. »
Karine Miermont et Vies de forêt
Je poursuis ma lecture enchantée (le mot est approprié au livre, il y a quelque chose d’une sorte de conte intemporel ici) du livre de Karine Miermont, Vies de forêt. Une suite de chapitre autour d’expériences vécues dans la forêt ou tout près dans la maison des Vosges qui la jouxte. Histoire d’un chat perdu puis retrouvé, histoire de sources, histoires d’animaux sauvages et notamment magnifiques évocations de visites de cerfs (qui m’ont très fortement fait penser à M et à la forêt d’Halatte !).
Chant des sources !
Karine Miermont demande à sa fille qui a l’oreille absolue ce qu’elle entend dans le ruisseau ; voici la réponse de la jeune fille : « la cascade est plus aiguë, et sonne en do ou do dièse en haut, en bas de la cascade ça sonne en sol ou sol dièse. Le ruisseau c’est sol si ré do, graves, aiguës, plein de notes selon que tu marches, que tu t’arrêtes, que tu te concentres sur le ruisseau plus bas ou exactement là où tu te tiens. Beaucoup de sonorités qui changent selon la distance et l’attention que tu portes à chaque endroit, comme une symphonie méga riche en sons, Wagner devait écouter les ruisseaux ! » (p. 30)
Prise de conscience
Celle de David Bessis, vers qui je reviens (Mathematica), la mienne peut-être aussi : « Pendant très longtemps, je n’ai pas eu conscience du rapport entre les gestes invisibles que je faisais dans ma tête, cette habitude d’utiliser mon imagination d’une façon très particulière, et mes facilités en mathématiques. » (p. 19)
La prise de conscience porte sur notre propre façon de penser, de réfléchir. Et sur le fait que de beaucoup de choses nous nous faisons une image mentale. Difficile de décrire cette image, de dire ce qu’elle est. Appliquant déjà la méthode de Bessis, j’ai pu l’autre jour trouver par moi-même la formule du volume du cylindre en observant ma pomme de douche (elle est cylindrique) : surface de la base multipliée par la hauteur. En revanche, malgré de nombreux efforts, j’ai calé sur la formule du volume de la sphère, même si je me suis fait des images de l’intérieur de la boule, de l’empilement de la surface centrale. Il me faut donc, démonstration !, avancer dans la lecture du livre.
La seule ressource intellectuelle
David Bessis encore, réfléchissant à l’enseignement des mathématiques : « La seconde erreur que l’école a commise était de vous parler des faiblesses de l’intuition en oubliant de vous rappeler ses forces. Le message que vous avez retenu est que votre intuition est imparfaite. C’est un message important. Mais l’école a oublié de vous transmettre un message plus important encore : votre intuition est votre plus puissante ressource intellectuelle. En un sens, elle est même votre seule ressource intellectuelle. » (p. 36)
Origine de ma fascination
« Avant que l’école ne vienne se mêler de tout ça, avant que nos inhibitions et notre peur du jugement ne viennent s’interposer, nous avons tous connu de grandes joies mathématiques. Entre l’humanité et les mathématiques, c’est une très longue et très profonde histoire d’amour. » (p. 50)
→ Elle n’est donc pas étrange cette fascination que les mathématiques exercent sur moi ! Ce pourrait être une forme de nostalgie ?
Il corrèle cela à la découverte des formes. Et pendant de longues pages s’amuse à réfléchir à ce qui se passe avec le bébé qui essaie d’introduire des formes dans une boîte à trous.
« Comprendre une notion mathématique, c’est apprendre à voir des choses que, jusqu’alors, on ne voyait pas. C’est apprendre à les trouver évidentes. C’est élever son état de conscience. » (p. 51)
Sur Schubert
Dans Diapason, un bel article de Brigitte François-Sappey, dont j’extrais quelques passages :
« Cet ouvrage sera dédié à personne, sauf à ceux qui y prendront plaisir » décida Schubert à propos de son Trio op. 100. Peut-on imaginer plus fine dédicace ? Mais ne suppose-t-elle pas aussi beaucoup d’amertume quant à la réception des œuvres, quand on sait que celle de Schubert de son vivant fut très limitée et surtout partielle, portant surtout sur les pièces de divertissement, certains lieder, les danses, etc. Et qu’une part essentielle de sa musique ne fut pas éditée de son vivant.
Brigitte François-Sappey s’attarde en premier lieu sur le lied et écrit : « Ce que Mozart a réalisé pour l'opéra allemand, Schubert l'accomplit pour le lied. Du chant de l'âme germanique pour voix et pianoforte, porte-étendard de l'élan patriotique, il a fait son incomparable moyen d'expression, au point de presque effacer un siècle de recherches. De la chanson strophique (Heidenröslein / Petite rose des bruyères) à la méditation métaphysique (Du bist die Ruh' / Tu es le repos), de l'instant fugace à la ballade dramatique (Der Zwerg, Die junge Nonne, Prometheus), il incarne tous les états d'âme de l'humanité. Et tous les paysages états d'âme de la Nature : diurne ou nocturne, apaisée ou déchaînée, printanière ou hivernale, où serpente le ruisseau du destin. La moitié de ces quelque six cents lieder jaillit avant les vingt ans du musicien. Le tiers publié de son vivant lui vaut sa modeste notoriété. Tôt initié à la grande poésie, il s'empare à dix-sept ans de Schiller pour les ballades épiques et de Goethe (soixante et onze lieder) avec en particulier Gretchen
am Spinnrade (Marguerite au rouet op. 1) et Erlkönig (Le Roi Une des aulnes op. 2), scènes inoubliables car le jeune garçon ressent et sait traduire la détresse de l'adolescente délaissée par Faust et l’horreur du rapt de l’enfant par la Mort. »
Elle écrit aussi de fort belles choses sur l’œuvre pour piano. « Dans une plasticité formelle plus erratique, en clair-obscur, il s'autorise des télescopages d'atmosphères, des basculements harmoniques déchirants à la tierce ou au demi-ton, et un traitement inédit du bithématisme. Rétives à la combinatoire, ses mélodieuses idées musicales se prêtent idéalement à la réitération. Leur vagabondage dans un camaïeu d'éclairages majeur/mineur summum de la décharge émotionnelle chez Schubert remplace souvent la dialectique conflictuelle. Emplie des rappels de ses lieder, menée au « rythme Wanderer », nonchalant ou affolé, l'écriture pianistique de Schubert sonne également très orchestrale.
En septembre 1828, à la veille de sa disparition, il compose dans une conception psychologique et métaphysique de l'art sonore trois immenses sonates (D 958-960) d'une splendeur presque insoutenable. Paul Badura-Skoda parle de « deuil immense ». La tragique Sonate en ut mineur permet d'accéder à celle plus sereine en la majeur, quoique transpercée par le diamant noir qu'est l'Andantino en fa dièse mineur aux redites hypnotiques et visions hallucinées. L'ultime Sonate en si bémol majeur atteint au sublime par sublimation de la douleur. Son thème initial, l'un des plus beaux jamais trouvés, donne à entendre une déchirante résignation, tandis que, encerclé de tintements de cloches, l'Andante sostenuto sonne comme un adieu avant l'Ewigkeit, l'éternité... »
De l’insomnie
Pas dormir de Marie Darrieussecq. Premier extrait : « En littérature, le saint patron de l'insomnie, c'est Kafka ; si je pouvais prier, c'est Kafka que je prierais, toute son œuvre est une longue insomnie hantée de spectres : « Peur de la nuit. Peur de la non-nuit (1). » Le propriétaire de l'insomnie, c'est Cioran : « Ceux qui n'ont pas vécu eux-mêmes cette tragédie ne peuvent rien comprendre. L'insomnie, c'est la plus grande expérience qu'on puisse faire dans sa vie (2). » Et le champion de l'insomnie, c'est Proust – dont l'œuvre s'ouvre par la plus célèbre des mises au lit ratées : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : "Je m'endors." Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait. »
1. Kafka, 18 octobre 1917, Troisième cahier in Préparatifs de noce à la campagne suivi de Cahiers divers et feuilles volantes, traduction de Marthe Robert, Folio, 1980.
2. E.M. Cioran, entretien avec Léo Gillet, in Entretiens, Gallimard, 1995.
Mathematica
Je poursuis ma lecture passionnée de Mathematica. J’admire cette prose limpide, pas prétentieuse et l’approche très humaine de l’auteur. Il n’y est pour l’instant quasi pas question de mathématiques mais plutôt de ce qui se passe dans la tête quand on fait des mathématiques. Or ce qui se passe dans la tête quand on fait quoi que ce soit, dans la tête et dans toute la personne, voilà ce qui m’intéresse depuis toujours qu’il s’agisse de lire, d’écouter de la musique ou de marcher.
« Il s’agit, littéralement, de votre vision du monde. Tout ce que vous avez vu, entendu, ressenti, imaginé ou désiré, toute votre expérience, tout ce que vous savez, tout ce qui survit dans votre mémoire, est encodé dans cet enchevêtrement. Quand votre intuition parle, c’est au nom de tout cela qu’elle s’exprime. Votre intuition sera toujours plus puissante et mieux informée que le plus sophistiqué des raisonnements langagiers. Pour autant, elle n’est pas infaillible. »
Vraiment la seule ?
« À un niveau très profond, les mathématiques sont la seule tentative réussie de l’humanité pour parler avec précision des choses que nous ne pouvons pas pointer du doigt. C’est l’un des thèmes centraux de ce livre. » ( p. 69)
→ Je me demande toutefois s’il n’y a pas un autre art qui parle avec précision des choses que l’on ne peut pas dire, c’est la musique.
Synesthésie
Selon David Bessis, nous sommes tous doués de cette capacité ! Et pas seulement ceux qui sont conscients d’associer par exemple une couleur à un son. « La faculté d’associer des sensations physiques imaginaires à des notions abstraites est appelée synesthésie. Certaines personnes voient les lettres en couleur. D’autres perçoivent les jours de la semaine comme positionnés dans l’espace autour d’eux. Une croyance répandue est que la synesthésie est un phénomène rare, associé à certains troubles mentaux. C’est en réalité un phénomène universel à la base de la cognition humaine. Voici un petit test pour savoir si vous êtes capable de synesthésie : en regardant la suite de lettres ‘chocolat’, êtes-vous capable de ressentir un son, une couleur, une saveur ? En regardant la suite de signes « 999 999 999 », avez-vous l’impression qu’il y a quelque chose de grand ? Ce qui est rare, parce que notre culture ne nous incite pas à le faire, c’est de prendre conscience de notre faculté de synesthésie et de chercher à la développer systématiquement. La démarche mathématique est une forme de yoga mental qui vise à reprendre le contrôle sur notre faculté de synesthésie. » (p. 71)
Alexander Grothendieck
Passionnants passages dans le livre de David Bessis sur ce personnage inouï, ce mathématicien de génie, qui a tout abandonné à 42 ans pour se retirer dans une petite bicoque dans les Pyrénées. « Il fait partie de ces rares mathématiciens – quelques-uns dans toute l’histoire – dont l’apport ne se limite pas à des résultats profonds ou à des théories spectaculaires. Grothendieck a inventé une manière d’appréhender les enjeux mathématiques tellement nouvelle et tellement fertile que c’est comme s’il avait changé la nature même des mathématiques. » (p. 78)
Or Grothendieck n’a jamais considéré qu’il avait reçu des dons exceptionnels. « Il ne se croit pas plus doué que les autres. Ce n’est pas de cet endroit que lui vient sa créativité hors du commun : ‘Ce pouvoir-là n’est nullement le privilège de “dons” extraordinaires – d’une puissance cérébrale (disons) hors du commun. […] De tels dons sont certes précieux, dignes d’envie sûrement pour celui qui (comme moi) n’a pas été comblé ainsi à sa naissance’. Grothendieck donne une tout autre explication : ‘Ce qui fait la qualité de l’inventivité et de l’imagination du chercheur, c’est la qualité de son attention, à l’écoute de la voix des choses.’ On croirait retrouver les paroles exactes d’Einstein, notre point de départ au début du chapitre 1 : « Je n’ai aucun don particulier, je suis juste passionnément curieux. » (p. 80 et 81)
Autre citation : « Grothendieck, lui, a écrit un texte de plus de mille pages sur le sujet. Il y décrit avec précision ce qui se passe dans sa tête quand il fait des mathématiques. Il avoue son incapacité totale à lire le moindre texte mathématique, même simple, tant qu’il n’arrive pas à fabriquer les bonnes images dans sa tête. » (p. 81).
Ce récit extraordinaire s’appelle Récoltes et Semailles. Le manuscrit est longtemps resté inédit. Il a circulé sous le manteau pendant plus de trente-cinq ans et il a fallu attendre 2021 pour qu’un éditeur se décide à le publier et j’ai lu hier un court compte-rendu dans le magazine Epsiloon. Cela dit David Bessis n’en conseille pas vraiment la lecture, car livre très fouillis, très compliqué, un peu fou. Après cette mise en garde, David Bessis dit qu’il y a trouvé des passages éblouissants et surtout correspondant à ce qu’il ressentait sans peut-être le formuler : « Plus d’une fois, je me suis arrêté dans la lecture en me disant : Il a raison. C’est exactement ça. C’est vraiment ça, le secret. C’est vraiment comme ça que ça se passe dans la tête. C’est véritablement en faisant ces gestes mentaux très simples, ces gestes qui ont l’air innocents mais que personne ne songe à faire, que l’on devient très fort en mathématiques. Je n’ai jamais rien lu d’aussi important. Ce que raconte Grothendieck, il faudrait arriver à l’expliquer à tout le monde. » (p. 83)
→ et in fine j’ai téléchargé le tome 1 sur ma liseuse ! Vous avez dit curieuse ?
Retrouver l’enfant
Il se trouve que c’est une des dominantes de ma réflexion en cours, comme l’attestent les relevés faits dans l’article d’André Hirt (paragraphe « tomber en enfance » ci-dessus). Grothendieck encore : « Au début de son récit, c’est avec ces mots étonnants qu’il s’adresse directement à son lecteur : ‘C’est à celui en toi qui sait être seul, à l’enfant, que je voudrais parler, et à personne d’autre.’ Pour Grothendieck, sa créativité hors du commun trouve sa source dans la proximité qu’il entretient avec l’enfant qui est en lui : ‘Chez moi, pour des raisons que je n’ai pas songé encore à sonder, une certaine innocence a survécu.’ Il décrit cela comme un ‘don de solitude’, la capacité de se retrouver ‘seul à l’écoute des choses, intensément absorbé dans un jeu d’enfant’ ». (p. 87)
Forme radicale de curiosité et indifférence au jugement
« Grothendieck est un grand yogi qui a inventé sa propre technique de méditation. Elle est centrée sur la recherche d’une forme radicale de curiosité et d’indifférence au jugement, ce que nous pourrions appeler la posture du petit enfant. » (p. 88).
Je pense qu’en ce qui concerne la curiosité, si je peux approfondir encore et encore, j’en suis largement douée. Mais en revanche beaucoup, beaucoup de chemin à parcourir, tout le chemin, pour devenir petit à petit indifférente au jugement. Grothendieck : « Quand je suis curieux d’une chose, mathématique ou autre, je l’interroge. Je l’interroge, sans me soucier si ma question est peut-être stupide ou si elle va paraître telle, sans qu’elle soit à tout prix mûrement pesée. »
« ‘Interroger les choses’, ‘écouter la voix des choses’, ça veut dire essayer de les imaginer, examiner l’image mentale qu’on s’en fait, essayer de la solidifier, de la préciser, d’en dévoiler davantage de détails, comme quand on essaie de se souvenir d’un rêve. » (p. 90)
Fécondité de l’erreur
« Grothendieck (...) sait que ça ne sert à rien d’accumuler des informations sur des choses qu’on n’arrive pas à voir. Au lieu de cela, il s’autorise à imaginer les choses tout de suite, sans attendre, y compris quand il sait pertinemment qu’il n’y arrivera pas et que sa façon de les imaginer sera grotesquement fausse. Il n’a aucune peur de se tromper. Il a même la certitude qu’il va se tromper et c’est exactement ce qu’il recherche. » (p. 91)
« En sortant de l’enfance, nous apprenons à craindre d’avoir l’air bêtes. Nous apprenons à avoir honte de nos erreurs. Nous apprenons à dissimuler, y compris à nos propres yeux, le fait que nous ne comprenons presque rien. Pour progresser en mathématiques, c’est ce réflexe de dissimulation qu’il faut apprendre à désactiver. Et c’est très difficile. »p. 92)
Notre prodigieuse plasticité mentale
« Notre prodigieuse faculté d’apprentissage et d’invention trouve son origine dans notre plasticité mentale, c’est-à-dire dans notre faculté inconsciente de reconfigurer sans cesse le tissu d’associations d’images et de sensations qui, au propre comme au figuré, est la véritable structure de notre cerveau et de notre pensée. Les grands apprentissages de notre vie sont toujours des affaires de plasticité mentale. L’erreur y joue un rôle fondamental : elle est le moteur de la plasticité. Apprendre à voir, à marcher, à se servir d’une cuillère, à faire ses lacets, à parler, à lire et à écrire, c’est toujours reconfigurer son cerveau. » (p. 93)
De l’écriture
« Le rôle de l’écriture n’est pas de consigner les résultats d’une recherche, mais bien le processus même de la recherche. » (p. 95, c’est une citation de Grothendieck)
→ J’ai annoté : Ne pas réfléchir puis se mettre à écrire / mais écrire pour réfléchir
David Bessis souligne que « La création mathématique est un constant va-et-vient entre un effort d’imagination (arriver à voir les choses) et un effort de verbalisation (arriver à mettre des mots sur ce que l’on voit). » (p. 95)
Autobiographique
Ce qui est intéressant dans le livre de Bessis, c’est qu’il mêle des éléments autobiographiques à savoir le récit de sa propre prise de conscience de ce qui se passait en lui quand il faisait des mathématiques à une foule d’exemples, d’idées et de réflexions, comme on vient de le voir avec ce très beau portrait qu’il fait d’Alexander Grothendieck.
Voici ce qu’il dit : « c’est seulement à ce moment précis de ma vie, l’année de mes dix-huit ans, dans les premiers mois de mes études de mathématiques, au moment où nous avons abordé la géométrie en dimension élevée, que j’en ai pleinement pris conscience : certaines des notions abstraites qui m’étaient enseignées évoquaient en moi de très vagues impressions de nature plus ou moins visuelle. » (p 120)
Et plus loin, ce qu’il comprend, alors qu’il est en prépa à Louis le Grand : « Je comprenais qu’il y avait deux façons radicalement différentes d’envisager l’enseignement que nous recevions et que ces deux approches étaient mutuellement incompatibles. La première approche consiste à traiter les mathématiques comme un savoir. (...) La seconde approche consiste à refuser d’apprendre. Elle aborde les mathématiques comme une expérience sensuelle. La seule fonction des énoncés mathématiques est de susciter des images mentales, et seules ces images mentales permettent de comprendre. Une fois qu’on a les bonnes images mentales, tout le reste devient évident. »(p. 214)
(...) C’est dans ce contexte précis, quelques semaines avant mon dix-huitième anniversaire, que j’ai pris la décision la plus structurante de mon parcours scientifique et, sans doute, de ma vie tout entière : au lieu de chasser mes idées stupides et mes pensées parasites, j’ai choisi de les accueillir. J’ai choisi de les écouter et de les prendre au sérieux. » (p. 125)
Il s’agit de se mettre précise-t-il à l’écoute de la dissonance entre son intuition et la logique.
→ on pourrait décliner, par exemple en disant « entre sa propre intuition et la doxa ». Ce serait très fécond.
Et il y a une large marge de manœuvre, c’est un apprentissage : « j’ai très vite su que ça marchait. Plus je réfléchissais à mes idées stupides, moins elles étaient stupides. Plus je me concentrais sur mes pensées parasites, plus elles devenaient nettes. Plus j’écoutais la dissonance entre mon intuition et la logique, plus j’étais capable de la transcrire en mots. » (p. 126)
Comme du jardinage
« L’intuition mathématique, c’est la même intuition que celle que nous utilisons tous les jours, mais développée et solidifiée par sa confrontation avec le langage et la logique. C’est ce que notre intuition devient quand on arrête de croire qu’elle est un don du ciel et qu’on se donne les moyens de la développer systématiquement. J’ai souvent eu l’impression que le travail mathématique était une activité de jardinage. On désherbe, on plante, on taille, on arrose. » (pp. 127-128)
Belle conclusion de ce chapitre 9 : « La petite voix timide qui vous dit que vous ne comprenez pas, c’est votre intuition mathématique. Ne la confondez pas avec la grosse voix bruyante, celle qui vous dit que vous êtes nul. La petite voix essaye de vous guider. C’est elle qu’il faut écouter, avec la plus grande attention. C’est elle dont il faut prendre soin. C’est elle qu’il faut protéger, tout au long de votre vie. » (p. 129)
Karine Miermont et Vies de forêt
J’ai terminé hier le livre de Karine Miermont que j’ai décidément beaucoup aimé. Ces promenades, ces marches en forêt, une, en particulier, si belle dans la forêt en hiver. Elle emploie d’ailleurs le mot marche et ne veut pas dire randonnée. Elle sent, elle écoute, elle regarde, profondément attentive à tout l’environnement.
J’ai beaucoup aimé aussi cette disposition, jamais vue ou notée encore, d’un double ensemble de citations avant le texte du livre et après, comme deux piliers et ensuite sous la voûte la longue traîne, la belle marche du livre.
→ Oui mais ! Voulant noter les auteurs de ces exergues, je m’aperçois que mon souvenir est faux. Rien en tête du livre, mais trois citations à la fin du texte, de Shakespeare (Des voix dans les arbres / des livres dans les ruisseaux / des leçons dans les pierres !) – Bergounioux – Quignard et Ponge.
Bon, je garde mon idée de double encadrement par exergues (ou épigraphes) !
De l’insomnie encore
Je poursuis ma lecture du livre de Marie Darrieussecq, Pas dormir. C’est intéressant, je trouve l’écriture un peu plate, le livre est assez fourre-tout mais riche, un peu informe, sur la question de l’insomnie. Grands insomniaques (Kafka, Proust, Pessoa, etc.) & listes de somnifères. Se mêlent ici la documentation et le récit personnel avec notamment un long passage, émouvant, sur l’alcool. Tout ce que l’auteur a essayé, listes de ses expériences, listes de trucs donnés par tout le monde, des médecins en tous genres consultés, tisanes, ostéopathie crânienne, yoga nidra, acupuncture, méditation, jeûne, hypnose, tout le catalogue des trucs à la mode y passe et je ne suis pas sûre que ce soit bien passionnant. On a même droit à la gravity blanket et à la boîte Morphée et là on soupçonne une petite pointe d’humour et de dénonciation, précisément, de toutes ces charlataneries contemporaines. Oui, la biblio à la fin de chaque chapitre est impressionnante. Mais que se passe-t-il dans la tête de l’insomniaque ? La banalité pointe, surtout quand on lit les quelques citations, stupéfiantes elles de profondeur, de Kafka.
La mort d’Alain Bancquart
Grande tristesse à l’annonce de la disparition d’Alain Bancquart. Oui j’étais un tout petit peu liée à ce musicien contemporain et surtout à son épouse, Marie-Claire Bancquart, poète, disparue elle en février 2019. J’avais assisté un jour à la création d’une œuvre d’Alain Bancquart à Radio France, un quatuor, en étant assise à côté de lui et je m’étais demandé ce qui pouvait se passer dans la tête d’un musicien qui assiste à un de ses créations ! Ce fut une très forte expérience.
Connaissant mon travail en cours sur Schubert, il avait trouvé pour moi et m’avait offert un livre sur le Voyage d’hiver que je ne parvenais pas à me procurer (Wanderer de Georges Leroux) et je lui avais rendu visite à cette occasion, chez lui, en mars dernier.
Il m’avait aussi un jour encouragé par ces mots qui ont beaucoup compté pour moi : « Continuez l’œuvre magnifique que vous faites pour la poésie et pour la musique. Dans ce monde en perdition, vous êtes une des dernières raisons qui nous restent de croire que notre civilisation moribonde n’est pas encore morte, tout à fait. »
J’avais un peu travaillé avec eux deux sur la question musique et poésie, en particulier à partir d’un colloque consacré à Marie-Claire où j’avais fait une courte intervention. Et j'avais assisté en 2019 à un concert en hommage à Marie-Claire, avec des œuvres d’Alain à Reid Hall, rue de Chevreuse, à Paris.
Alain a écrit un livre autobiographique, Il y a trace de nous, chez Delatour France. Il est aussi l'auteur de Musique, habiter le temps, préface de Franck Christoph Yeznikian, Symétrie, 2003. J’ai publié une courte note sur Muzibao.
Flacon de sels
penser voire écrire des vacheries, quel délice, tiens par exemple cette idée que les petites fleurs ne sont pas tout à fait mortes en poésie mais maintenant elles s’appellent Nature ou arbres – plonger dans un livre et tout oublier du reste, bon et moins bon – décider que désormais tout ce qui ennuie sera abandonné sur le champ, tant de choses passionnantes à découvrir – adorer cette phrase trouvée dans une note de lecture : la subordination se limite globalement à quelques rares relatives.
Lettre d’un éditeur (L’éclat)
Je me délecte de ces mots, dans la lettre de l’éditeur bien nommé l’éclat (avec une minuscule initiale) :
« Une amitié poétique de Biagio Marin et Pier Paolo Pasolini a fait l’objet de deux beaux articles : par Isabelle Baladine Howald sur le site Poezibao et par René Noël, sur Sitaudis, et on doit se réjouir de l’existence de ces sites consacrés à la poésie, à l’heure où les pages ‘livres’ de nos journaux sont consacrées pour l’essentiel à de longs entretiens avec les grands noms de l’édition française qui s’alarment du fait que le rachat du groupe Hachette par Bolloré pourrait laminer la petite édition indépendante ! La petite édition indépendante est très touchée par les paroles des grands éditeurs et éditrices (qui se plaignaient il y a encore quelques années, qu’elle prenait trop de place sur les tables des librairies) et ne sait comment les remercier de leur ‘compassion’ commune, mais qu’ils et elles se rassurent... La petite édition indépendante ne se lamine pas ! Elle est si fine déjà, qu’elle se glisse encore sous les portes et renaît chaque fois plus nombreuse des laminages successifs de ses compatissants. » (source)
Arrangement floral
J’ai lu le livre de Muriel Claude : beau livre, sobre, discret (immense qualité), sensible qui me fait penser un peu à la construction de mon P’tit bonhomme de chemin. Elle mêle des considérations intéressantes et très savantes sur l’ikebana à des poèmes entés sans doute sur des impressions d’enfance, je dis impression et pas souvenir, tant on est dans le registre de la sensation, du tactile, d’une manière très forte, avec alors une langue presque déstructurée en écho à ses ressentis très profonds et si difficiles à mettre au jour et plus encore à exprimer. Vraiment intéressant. On devine une auteur profondément humaine. (Arrangement floral, Flammarion)