Flotoir de mars, 3ème partie
Je publie ici la troisième et dernière partie du Flotoir de début février à mi-mars 2022 que j’ai dû scinder en trois éléments, en raison de son exceptionnelle longueur. Les publications du Flotoir reprendront un rythme plus espacé désormais.
partie 1 – partie 2
photo ©florence trocmé
Cette troisième partie est également disponible au format PDF à ouvrir.... d'un simple clic sur ce lien.
L’importance de la confrontation à l’enfance
Il procède souvent par cercles successifs, Grothendieck. De nouveau l’enfance : « C’est sans propos délibéré, par l’effet d’une impulsion profonde, comme mû par un instinct très sûr, que la réflexion ce jour-là a fini par se diriger vers mon enfance. Avec le recul seulement, je mesure à quel point c’était bien à la source de ma vraie force, comme aussi du conflit et de la division en moi, que m’avait porté alors un besoin profond de connaître. (…) Je viens de parcourir à nouveau, ‘en diagonale’, les dix-huit feuilles, d’une densité exceptionnelle, de cette méditation cruciale dans ma vie. C’est dans la nuit qui a suivi cette méditation, ou plutôt au petit matin après cette nuit de méditation, que j’ai eu un rêve d’une force bouleversante – le premier rêve aussi dans ma vie dont j’aie sondé le message, passionnément. (…) Durant quatre heures je me suis enfoncé dans le sens de ce vécu-là, de ce rêve-parabole, à travers des couches successives de signification de plus en plus brûlantes, avant d’arriver au cœur du message, à son sens simple et évident. Ce n’a pas été alors le déclic subit d’une compréhension de l’intelligence, ni même comme une lumière subite dans une obscurité ou dans une pénombre. C’était plutôt comme une vague profonde née en moi et qui soudain déferlait à travers moi et dans ses vastes eaux m’apportait ce sens qui s’était dérobé jusque-là : que je retrouvais en ce moment un être très cher et très précieux, que j’avais perdu depuis mon enfance… » (p. 803-804)
→ bouleversant passage ! « Ce moment a été vécu comme une naissance, comme un renouvellement profond. Ce sentiment est resté très fort toute cette journée, et encore dans les jours suivants. Avec le recul de huit ans, ce moment m’apparaît aujourd’hui encore comme un moment créateur entre tous dans ma vie, et celui d’un tournant essentiel dans mon aventure spirituelle. »
→ immense message d’espoir.
« Et aussi, ce seuil étant bel et bien franchi, la voie s’est trouvée ouverte vers d’autres franchissements encore, vers d’autres ‘éveils’ ou ‘réveils’, dont chacun par nature est aussi un renouvellement, et tant soit peu, une « nouvelle naissance », une re-naissance. Il m’est arrivé d’en éluder certains des mois voire des années durant, pour finir par franchir le pas, m’allégeant au passage de quelque illusion tenace, qui une vie durant s’était interposée entre moi et la pleine saveur de ma vie et du monde qui m’entoure. Et sûrement aussi, il en est que je continue à éluder, au moment encore où j’écris ces lignes… » (p. 804)
« Moment de retrouvailles avec mon enfance, crue perdue et morte une longue vie durant, qui marque la fin de la ‘deuxième période’ de mon itinéraire spirituel : celle de la prédominance, dans ma vie personnelle, des mécanismes égotiques, à l’encontre des forces créatrices, des forces de connaissance et de renouvellement, qui avaient passé par une stagnation presque complète de quarante ans. »
Naissance, renaissance
« Je sentais bien que cette ‘naissance’ par laquelle je venais de passer était tout juste le commencement de quelque chose d’entièrement inconnu, ou plutôt le recommencement de quelque chose qui s’était interrompu, qui avait été coupé ou étouffé un jour, et qui était reparti mystérieusement. » (p. 807)
Et il note aussi, cela qui est très important : « Un des aspects profonds de ce devenir qui avait repris vie, de ce travail qui avait repris, a été la restauration progressive de l’équilibre originel de ‘la femme’ et de ‘l’homme’, du yin et du yang en moi, au fil des jours, des semaines et des années. » (p. 808) ; « C’était le moment aussi où apparaissait cette connaissance (ou du moins, ce pressentiment) que l’état d’enfance, l’état créateur, est celui de l’équilibre parfait des forces et énergies yin et yang, »
Subreptice escamotage
« Les forces de subreptice escamotage de la réalité qui m’entoure et de la réalité qui se déroule en moi – les forces silencieusement et obstinément à l’œuvre pour maintenir contre vents et marées les tenaces illusions, qui sans elles s’effondreraient aussitôt sous leur propre poids… Certains de ces mécanismes de répression ont été repérés un à un et ont disparu. Je me suis débarrassé de certaines illusions qui pesaient lourdement sur moi, et j’ai élucidé les quelques doutes obstinés qui, pendant toute une vie, avaient été relégués (par les soins du ‘patron’) croupir dans des souterrains-poubelle, jamais examinés. » (p. 809).
L’acceptation
« Peut-être le changement le plus important de tous est dans une acceptation beaucoup plus grande que par le passé de ma personne telle qu’elle est vraiment d’instant en instant. Une autre façon de l’exprimer, c’est que les mécanismes de répression en moi se sont considérablement assouplis. Comme je l’ai dit hier, certains ont disparu après avoir été découverts et compris, et d’autres, que j’avais ignorés ma vie durant, me sont devenus familiers dans leurs manifestations de tous les jours. Je les vois en action, non comme des ennemis qu’il me faudrait essayer d’extirper coûte que coûte, mais comme faisant partie de la multiplicité des facettes de mon être conditionné, et par là, de la richesse du ‘donné’ présent, lequel reflète fidèlement mon histoire passée aussi bien l’histoire ‘ancienne’ de mes conditionnements et des racines de la division dans mon être, que l’histoire plus récente de ma maturation, du travail donc par lequel je finis par déballer et par ‘manger’ et assimiler le paquet initial légué par mes parents et par leurs successeurs. Cette ‘acceptation’ en moi inclut donc, non seulement des pulsions et traits de ‘l’enfant’ que j’avais pendant longtemps ignorés et réprimés (et notamment ceux qui reflètent les aspects féminins en moi), mais également les mécanismes de répression propres au ‘patron’, c’est-à-dire justement des mécanismes invétérés de ‘non-acceptation’ ! Accepter ces derniers n’a rien de commun avec les ‘cultiver’, ou les fortifier. Au contraire, c’est un premier pas indispensable pour les dénouer ou les désamorcer tant soit peu, par l’effet d’une attention curieuse et aimante. L’expérience de ces huit années me donne la conviction que, pour peu que cette attention-là plonge assez profond et jusqu’à la racine même de la répression, celle-ci se résout et disparaît en libérant une énergie considérable – celle qui jusque-là était immobilisée pour maintenir contre vents et marées tel ensemble de mécanismes répressifs, et les habitudes de pensée et autres qui servent à les maintenir. » (p. 809-810)
→ oh oui, je recopie, recopie, recopie, car tout cela est d’une extrême importance pour moi et qu’ici dans ce Flotoir, c’est en sécurité. Il n’est pas si facile de trouver tous ces passages fulgurants au sein de l’immense coulée de Récoltes et Semailles (que je vais sans doute aussi en acheter en version papier, pour m’y repérer peut-être un peu mieux)
Acceptation de soi = acceptation d’autrui
« Cette acceptation nouvelle de ma propre personne est allée de pair avec une acceptation d’autrui. L’une et l’autre sont indissolublement liées. Il est entendu qu’il s’agit ici d’‘acceptation’ dans le plein sens du terme, qui ne signifie nullement une tolérance (souvent aigre-douce) vis-à-vis de tels et tels ‘travers’ ou ‘défauts’, ressentis comme un mal hélas inévitable, pour lequel on est bien obligé de ‘faire avec’ ». (p. 812)
« L’acceptation dont je parle prend racine dans un intérêt pour cette chose qu’on ‘accepte’, chez soi-même ou chez autrui. Alors que l’acceptation est par elle-même une disposition intérieure de caractère typiquement ‘yin’, cette connotation d’‘intérêt’ qu’elle prend chez moi est de nature ‘yang’ – c’est le ‘yang dans le yin’, dans la délicate dialectique chinoise de l’entrelacement à l’infini du yin et du yang… J’allais me hasarder à dire, un peu dans la foulée, qu’il y avait une identité pure et simple entre l’acceptation (la vraie !) et cet intérêt, cette curiosité. Pourtant, en posant un peu sur la chose, je me rends compte qu’il y a bien aussi une autre façon d’accepter, de nature, elle, plus totalement yin que celle qui m’est surtout coutumière. C’est comme un accueil de la chose acceptée, et non un élan vers elle pour la sonder. (Cette nuance d’accueil m’apparaît du coup comme le ‘yin dans le yin’, nous y voilà !) L’élan de l’intérêt, et l’attitude d’accueil, peuvent l’un comme l’autre former la note de fond de l’acceptation d’autrui ou de soi. » (p. 813).
Partir de la connaissance de soi
« C’est bien la connaissance de soi qui est au cœur de la connaissance d’autrui et du monde, et non l’inverse. » (p. 813-814)
De la situation internationale
Tribune intéressante d’André Markowicz dans le Monde : il exprime un ressenti par rapport à la culture russe, à la langue russe, au peuple russe. Qui bien sûr est en partie responsable des dirigeants qu’il s’est donnés, comme les Allemands le furent, comme les Américains l’ont été tout récemment. Comme nous pouvons très bien l’être un jour : nous sommes responsables des candidatures de l’extrême-droite, aussi. La bonne conscience m’agace (et me concerne !)
Il y avait aussi un article d’une femme marquée à droite, mais pas à l’extrême, Chantal Delsol dans le Figaro, qui parlait de la grande illusion qui fut la nôtre, collectivement, après la fin de la guerre froide, à savoir penser que la guerre n’existerait plus. Elle dit très clairement que la vie est tragique. De toutes façons. Je ne suis pas sûre d’endosser cette assertion dans l’absolu, mais oui, la vie a des dimensions tragiques. Raphaël Glucksmann parlait lui aussi de gravité, l’autre jour. Nous serions plutôt dans le déni de tout ce qui n’est pas plaisir et jouissance, dans le refus de l’effort, de la prise de conscience, incapables de regarder en face ce qui nous dérange ou nous empêche de dormir tranquilles.
Technique
Petite hésitation à mettre des mots importants en gras dans ce Flotoir. Grothendieck le fait et cela aide bien à la lecture et à retrouver les choses les plus importantes. Pourquoi s’en priver ? L’italique est peu lisible, notamment en Garamond, « mon » caractère de prédilection ; elle alerte dans le fil de la lecture mais pas dans le survol du texte.
L’écho qu’autrui nous renvoie, Grothendieck, toujours
Comme un fil, auquel je suis solidement accrochée, en ces temps si difficiles et compliqués, et qui me donne de l’élan, une envie de travailler toujours plus profond, toujours plus intensément.
Il y a beaucoup de considérations sur les relations interpersonnelles, surtout à partir de celui qu’il appelle un peu curieusement « son ami », P. D., mais toujours comme moyen de se connaître mieux soi-même, de se comprendre. C’est cela qui est passionnant. Partir d’une situation blessante ou d’un conflit pour en apprendre plus sur soi-même : « Prendre connaissance sans réticence de l’écho qu’autrui nous renvoie de notre personne, sans être lié par un désir ou ‘besoin’ (si caché soit-il) d’approbation ou de confirmation – c’est cela vraiment, être ‘libre de lui’. C’est un tel besoin ou désir qui constitue véritablement le ‘crochet’, discret et d’une solidité à toute épreuve, par où le conflit peut ‘accrocher’ en nous, et par où nous sommes (que nous le voulions ou le reconnaissions, ou non) sous la dépendance d’autrui, de son bon vouloir – par où en somme il nous ‘tient’, et (mine de rien) nous manœuvre à sa guise… » (p. 815)
La non-acceptation ou le mépris de soi
Thème qui devient de plus en plus central ! : « En d’autres mots, c’est une insécurité en nous, se manifestant par les réactions (plus ou moins apparentes ou cachées) de la vanité, qui est le grand obstacle, s’opposant à notre acceptation d’autrui. Mais cette insécurité profondément enracinée, compensée par les mouvements de la vanité, m’apparaît comme indissolublement liée à la non-acceptation de nous-mêmes, elle en est comme l’ombre inséparable. » (p. 815)
Tellement important
« Ainsi, c’est la pleine acceptation de soi qui apparaît ici comme la clef qui nous ouvre à l’acceptation d’autrui. Et ce lien qui vient de m’apparaître ici rejoint un autre lien profond, que je connais depuis longtemps, depuis toujours peut-être : que l’amour de soi est le cœur, paisible et fort, de l’amour de l’autre. » (p. 816)
Encore le jeu du yin et du yang
... mais j’en comprends désormais mieux l’importance et je me surprends, c’est un signe, à analyser certaines situations à partir de cette grille. Cela est-il plutôt yin, ou plutôt yang ? « J’ai retrouvé avec une force nouvelle ce sentiment qui était présent déjà il y a cinq ans : que le jeu délicat du yin et du yang, du ‘féminin’ et du ‘mâle’ en toutes choses, est un fil conducteur incomparable vers une compréhension du monde et de soi. Il nous conduit droit vers les questions essentielles. Souvent aussi, le ‘yoga’ même du yin et du yang, le seul fait, j’entends, de faire attention à l’aspect des choses et événements qui s’exprime en termes d’équilibre et de déséquilibre yin-yang, fournit une première clef pour une meilleure compréhension de ces questions, et vers une réponse. » (p. 818)
Le déséquilibre
« Il y a un point seulement sur lequel je voudrais insister ici, commun à tous les ‘couples’ yin-yang sans exception. C’est la chose aussi la plus cruciale de toutes, il me semble, pour une compréhension de la nature de la relation entre le yin et le yang, et par là, de la nature de chacun de ces deux principes (ou énergies, ou aspects, ou forces…) dans l’Univers. C’est ceci : chacun des deux termes d’un de ces couples, tel action-inaction, en l’absence de l’autre terme, constitue un état de déséquilibre grave, et à la limite (quand l’‘absence’ en question est quasiment complète, et prolongée) un état qui mène à la destruction de la chose (ou de l’être) en laquelle ce déséquilibre a lieu, voire même de lui et de son entourage. » (p. 819-820)
De la division
Grothendieck explore la division dans la personne elle-même. « Elle est le produit plutôt d’une contrainte silencieuse et incessante, exercée sur nous par notre entourage dès nos plus jeunes années. Cette contrainte nous pousse à renier, sous peine de nous trouver rejetés, tout un ‘versant’ de notre personne (le versant ‘yin’, ou le versant ‘yang’), rejeté comme ridicule ou comme malséant, et en tout cas, comme inacceptable. » (pp. 832-833)
Et plus loin : « Le conflit, la division en nous n’est pas autre chose que notre abdication d’une partie de nous-même, répudiée – l’abdication de notre nature indivise. » (p. 860)
Ou encore : « parmi la multitude déconcertante des conditionnements de toutes sortes qui ont façonné notre vie, la cause déterminante de la division en nous : c’est la non-acceptation, le rejet de notre personne, dans les premières années de notre vie. Elle se concrétise par la non-acceptation, par le rejet de certaines forces et pulsions en nous, qui sont une partie essentielle de notre être, de notre pouvoir de connaître et de créer. Leur répression, reprise à notre propre compte par les soins d’un Censeur intérieur inquiet et implacable, est une mutilation de ce pouvoir en nous. Souvent son effet est celui d’une véritable paralysie de nos facultés créatrices. » (p. 862).
Le rêve
dont David Bessis et Alexandre Grothendieck soulignent l’importance et comme il est nécessaire de lui prêter attention, ce à quoi on peut s’entraîner, ce qui s’apprend : il s’agit une fois de plus d’une question d’attention. Être attentif à ses rêves, leur donner de l’attention, avec délicatesse. Sacrifier parfois la paresse pour les noter au fil de la nuit... Car il est bon de se demander « d’où vient cette puissance étrange du langage du rêve, du langage qui évoque sans nommer, qui communique ce qu’aucun autre langage ne sait communiquer ? » (p. 851)
La carapace
... la chape de plomb, le béton : « La carapace s’est constituée dès nos jeunes années, allant s’épaississant au fil des ans. Sa fonction initiale était sans doute surtout celle de nous protéger de l’agression (bien intentionnée souvent) par nos proches, nous assurer de leur part une tolérance plus ou moins bienveillante. Mais cette carapace pourtant ne nous protège pas seulement du monde extérieur – elle a aussi, et plus profondément et plus essentiellement peut-être, la fonction de nous isoler, de nous protéger de nous-mêmes : de cette connaissance et de cette force en nous, déclarées ‘inacceptables’, n’ayant pas lieu d’être, par les muets consensus qui font loi autour de nous. » (pp. 862-863).
Le travail du mûrissement
« C’est par le mûrissement seulement, fruit d’un travail intérieur, que nous pouvons retrouver le contact avec une innocence qui semblait disparue, avec un enfant en nous qui semblait depuis longtemps mort et enterré. Et il n’y a mûrissement qui ne soit aussi retour tant soit peu — retour à l’enfant, et à la simplicité, à l’innocence de l’enfant. » (p. 863).
→ Il faut faire taire, le plus souvent possible, le « Patron », pour laisser la place à l’enfant. Lui accorder plus d’importance qu’au Patron et à ses diktats. Savoir mettre les pieds dans le plat, sauter dans les flaques, dire des gros mots, faire des bêtises... ce n’est pas si facile.
« Mon mûrissement n’a pas été autre chose que le processus, le travail intérieur, par quoi progressivement j’ai accepté, accueilli, les choses en moi que pendant longtemps j’avais refusées, éliminées du mieux que je pouvais, ignorées. Ce n’est nullement là un « rebroussement », un chemin parcouru une fois que je reparcourais à nouveau en sens opposé ; une « régression » donc, pour reprendre l’expression de tantôt. C’est plutôt comme l’arc supérieur d’un cycle, prolongeant et continuant la ligne inférieure déjà tracée, naissant de celle-ci, devenue comme son assise nourricière, et le tremplin d’un nouvel élan… » (p. 864).
La recherche
Cela encore, que je comprends si bien ! « Qu’on choisisse de voir un tel investissement [son immense travail mathématique] sous un jour ‘positif’ ou ‘négatif’, ce qui est clair, c’est qu’il y a bel et bien eu élan, action intense. Du côté apprentissage de la vie, il y avait ce ‘poids parfois écrasant’, jamais examiné, pour ne pas dire stagnation totale – et ce même ‘poids’ au même moment alimentait pourtant un élan de connaissance, lui donnait sa force vive. » (p. 866).
Maxime
« Tout ce que nous vivons est matière première pour notre apprentissage de la vie et de nous-mêmes. C’est un matériau qu’il ne tient qu’à nous de laisser se transformer en connaissance, en permettant à un travail de maturation de s’amorcer et de se poursuivre en nous. » (p. 866).
Refus, connaissance du refus
« C’est dans ce jour-là, également, qu’il apparaît que l’acceptation de moi-même et d’autrui, qui est née et s’est développée en les années de ma maturité, s’est ‘nourrie’ des refus qui avaient marqué la plus longue partie de ma vie – cet ‘arc inférieur’ du cycle évoqué hier, et son ‘assise nourricière’. Certes, dans les six premières années de ma vie, il y avait bien en moi une totale acceptation de moi-même, qui n’avait nullement eu besoin de ‘refus’ antérieurs pour être, et pour se déployer et s’affirmer. Bien au contraire, son épanouissement a pu se faire, du fait justement qu’il n’était pas contré, pas taillé par les ciseaux d’un certain refus. Mais cette ‘acceptation’ qui était en moi dans mon enfance n’est pas ‘la même’ que celle de mon âge mûr. Il lui manquait une dimension, que la seule acceptation de ma personne, par ceux qui avaient entouré mon enfance, n’aurait pu lui donner. C’était une connaissance du refus, du rejet de moi-même (ou d’une part de moi-même) par autrui, ou par moi-même. Cette connaissance m’est venue à travers l’expérience du refus, et à travers celle aussi du mépris, qui est un de ses nombreux visages. » (p. 867).
Dans la vie comme dans les maths, eh oui !
« Dans la vie tout comme dans les maths, chaque fois qu’il se présente un problème, il y a de quoi regarder et, ce faisant, apprendre plein de choses inattendues et fort utiles – en d’autres mots : qu’il y avait une telle chose que la découverte de soi. » (p. 872).
→ Déduction : le problème qui se présente, notamment dans les relations avec les autres, peut être le point de départ d’une « méditation » à la Grothendieck, autrement dit une façon d’aborder la question, en travaillant toutes les associations qui se présentent, en notant, en allant le plus loin possible dans l’effet produit sur nous par ce qui advient et en tentant de le mettre en rapport avec d’autres évènements. Une sorte de démarche d’auto-analyse aussi pourrait-on penser.
Les images mentales
Et là on retrouve tout le propos de David Bessis dans Mathematica, propos appuyés d’ailleurs par l’exemple de Grothendieck : « Pourtant, je sais bien que ce qui mène et domine dans mon travail, ce qui en est l’âme et la raison d’être, ce sont les images mentales qui se forment au cours du travail pour appréhender la réalité des choses mathématiques. » (p. 888).
Mépris de soi, mépris d’autrui
De nouveau la question centrale du mépris.
Ce livre est aussi un livre de vie, je viens d’ailleurs d’acheter le coffret des deux livres.
Donc, Grothendieck : « C’est le mépris de soi, la méconnaissance de la force qui repose en nous et qui nous donne pouvoir de connaître et de créer, qui est aussi la source du mépris d’autrui, du sempiternel réflexe-compensation de se ‘prouver’ sa valeur en se mettant au-dessus d’autrui, en faisant usage (par exemple) du pouvoir dérisoire d’abaisser ou d’écraser, ou simplement de faire souffrir ou de nuire. » (p. 921).
→ Il se trouve que j’ai rédigé aujourd’hui une note d’hommage à Antoine Emaz que je publierai demain sur le site, à la triste occasion du troisième anniversaire de sa mort. Peut-être qu’Antoine connaissait cette force en lui ? Lui qui semblait peu sujet au mépris.
Grothendieck, un peu plus loin : « Cette méconnaissance du ‘pouvoir de connaître et de créer’ en nous, que je réévoquais hier, n’est pas autre chose que la méconnaissance de notre unité foncière, fruit des épousailles dans notre être des qualités, énergies et forces ‘yin’ et ‘yang’, ‘féminines’ et ‘masculines’. »
→ En sortant donc de la sorte d’assignation à résidence, à identité, à fonction de l’enfance et de l’adolescence.
« Et ce ‘mépris de soi’, ou ‘méconnaissance de soi’, n’est autre chose aussi que le refus opposé à ce don, le refus de cette unité foncière, et du pouvoir qui en est l’inséparable compagnon. Ou plutôt, il est comme l’ombre inséparable de ce refus, il est la connaissance d’une impuissance, instaurée par ce refus ; une connaissance timorée certes, brouillée, non assumée, qui prend bien soin de s’arrêter au connu (bien mal connu…), effrayée qu’elle est de plonger plus profond, de prendre connaissance de la puissance inconnue cachée, et bloquée par cette impuissance délibérée, cultivée. » (p. 923).
La relation aux parents
« Je pense ici à la transformation profonde qui a eu lieu dans ma relation à mes parents au cours des années qui ont suivi le tournant d’il y a huit ans, marqué par ce ‘réveil du yin’ en moi, puis par la découverte de la méditation dans les mois qui ont suivi, et enfin par les ‘retrouvailles’ avec mon enfance deux jours après. Je me rends compte que ce tournant a été marqué par une autonomie immédiate, en contraste avec une dépendance antérieure par rapport à des idées reçues et adoptées notamment. La plus profonde de toutes ces dépendances a été la dépendance par rapport à mes parents, dont les valeurs et options avaient modelé les miennes et ma propre vision du monde, et dont j’avais également repris ‘en bloc’ et telle quelle, sans changement autant dire, l’image d’Épinal qu’ils avaient d’eux-mêmes, du couple qu’ils formaient et de leur relation à leurs enfants. Je ‘fonctionnais’ depuis mon enfance sur cet ensemble de valeurs, d’options, d’images, qui n’étaient nullement les fruits d’une expérience de ma propre vie et d’un travail d’assimilation de celle-ci, mais un simple ‘bagage’. Ce bagage était fait pour une bonne part de clichés et de complaisantes illusions, que j’avais repris ‘de confiance’ à mes parents, et qui bien souvent dans ma vie ont remplacé une perception directe et vivante, une perception créatrice des choses autour de moi. » (pp. 925-926).
Il parle un peu plus loin d’un rêve qui lui fait comprendre que sa relation à ses parents était « figée, ‘morte’, coupée d’une réalité vivante dont la perception se trouvait refoulée. » (p. 933).
Progression dans la connaissance
Magnifique passage qui éclaire aussi le don d’écriture de Grothendieck : « La fougue impatiente s’efface devant un calme, paisible et obstiné. Il n’y a plus de flèche, se hâtant vers une cible, mais une vague qui s’étend très loin et qui s’avance on ne sait où, là où la force mouvante qui l’anime la porte – une vague suivie par une autre vague, suivie par une autre encore… Il n’y a nulle hésitation dans ce mouvement, en chaque lieu et en tout moment il a une direction bien à lui qui le porte, ou l’attire en avant. En chaque moment il y a une progression, on ne saurait dire vers quoi, il y a un ‘travail’ accompli dans une mouvance qui ignore l’effort – et il n’y a pas de but. » (pp. 939-940).
Grothendieck
Tellement importants pour moi ce livre et cette lecture, que je décide de me procurer la version papier pour une lecture plus facile en contrepoint de la liseuse. Beau coffret de la collection Tel, je redoutais un peu la typo du livre, souvent peu agréable à lire dans cette collection mais là c’est parfait. Grothendieck pratique sans cesse des renvois, des ramifications et avec la version papier je serai plus agile dans ma lecture.
Note de passage
Énormément de réflexions à la suite du choc de l’invasion de l’Ukraine. J’ai ajouté le mot « réflexions » dans un autre document où je note les réflexions qui n’ont pas ou pas encore leur place dans ce Flotoir.
Lectures
Toujours Récoltes et Semailles de Grothendieck, lecture d’une fécondité extraordinaire pour moi. J’ai noté quelque part que je voulais me consacrer le plus possible aux livres de vie (vs les livres de poésie surtout, dont peu sont des livres de vie).
Mais aussi, d’une brûlante actualité, essentiel au point que je pense en faire un édito pour Poezibao, Le Témoin jusqu’au bout de Didi-Huberman. Livre papier qui m’a fait reprendre ma technique trop oubliée des soulignements. Et des petites notes au crayon dans le carnet !
Caractères gras
Impressionnée par l’effet produit par le gras dans le texte de Récoltes et Semailles, je lève l’espèce de tabou (venu de qui ou d’où ?) sur son usage. Y compris désormais dans Le Flotoir, mes courriels et les notes.
Le Témoin jusqu’au bout, de Georges Didi-Huberman
Ce livre, publié aux éditions de Minuit, s’ouvre par une préface importante où Didi-Huberman distingue deux devenirs de l’affect ou de l’émotion : « Les émotions nous partagent. Peut-être est-cela justement – émotions, partage – que nous désirons si souvent partager avec autrui. Que fait d’abord une émotion lorsqu’elle monte, s’exprimer voire explose ? Elle clive l’unité du ‘moi’. Elle morcelle sa contenance, refend tout son régime d’âme et de corps (...) L’émotion peut faire nuance ou pli dans le tissu du monde, froissement provisoire ou déchirure à jamais » (p. 9)
Les émotions sont difficiles à comprendre
Double nature de l’émotion : « leur immédiateté d’évènements se redouble – ou se refend –presque toujours d’une complexité et d’une profondeur de symptôme » ; « elle s’exprime souvent d’un jet, d’un geste. Et pourtant [cette idée de la nuance développée sous ce terme, qui m’a fait penser aussi un peu au Et néanmoins de Philippe Jaccottet] elle laisse entrevoir derrière elle, bien d’autres reliefs, bien d’autres gouffres ou paysages : tout une forêt d’autres états affectifs ». Et Didi-Huberman de montrer la complexité, l’ambiguïté, je dirais personnellement l’ambivalence de la plupart de nos émotions, même celles qui nous paraissent les plus « nobles ». Il suffit d’interroger nos émotions vis-à-vis de l’invasion de l’Ukraine pour comprendre que des émotions de peur pour des raisons personnelles, voire égoïstes, se mêlent aux émotions d’empathie, de solidarité. C’est une des racines du drame des réfugiés. Il ne faut pas se débarrasser de nos émotions sales, ne pas procéder à leur blanchiment. « Une émotion serait comme une parole assumant tous ses non-dits, toutes ses nuances » (P. 10)
La fécondité d’une émotion (Didi-Huberman)
« C’est la fécondité même d’une émotion – sa part de liberté, pourrait-on dire – que d’appeler constamment le contre-motif ou le contre-geste d’un et pourtant qui nous partage intérieurement mais, aussi, s’adresse à autrui, que ce soit en secret ou en éclat. » (p. 10)
→ Il y a très longtemps que je pense que l’ambivalence, sans doute inhérente à la nature humaine presque toujours en proie au conflit [à cet égard, tellement éclairante la lecture d’Alexandre Grothendieck] n’est pas assez pensée, pas assez dite, notamment aux petits enfants. Qu’il est tout à fait normal, voire sain, d’adorer et de détester en même temps quelqu’un, fût-il son père ou sa mère. « Beaucoup de grandes écritures se caractérisent d’avoir su dresser l’immense nuancier de ces émotions dédoublées, subtiles, paradoxales ou dialectiques ». (p. 11)
Ici il n’y a pas de pourquoi
Hier ist kein varum répond un garde du camp à Primo Levi. Ici il n’y a pas de pourquoi. Dans le monde, en ce moment, nombre sont les lieux où il n’y a pas de pourquoi. L’enfant n’est que pourquoi. Les adultes bien conditionnées et dressés que nous sommes, recevant leur pâture informative et spirituelle quotidienne, ne savent plus poser de questions. Cela est même parfois une règle éducative « on ne pose pas de question ! ». Grothendieck, Didi-Huberman montrent l’importance de la question, sur soi en premier lieu, clé de toute autre compréhension, mais sur les faits ou ce qui est présenté comme faits, sur les dires, sur les règles, etc.
Il serait bien de dresser des listes de pourquoi !
Le lieu du pas de pourquoi
Et voilà une des questions-clés posées par Didi-Huberman : « De même que le lieu concentrationnaire est par excellence celui d’un pas de pourquoi, ne pourrait-on faire l’hypothèse que l’espace totalitaire – sur ses plans social, politique, administratif, juridique, quotidien, passionnel – serait par nature un pas de pourquoi imposé aux émotions humaines. Cette question éthique en recèle une autre, qui est d’ordre plus anthropologique : n’y aurait-il pas deux façons au moins, deux façons opposées de faire l’expérience du clivage – intrapsychique et intersubjectif –, selon qu’on assume le et pourtant de nos faits d’affects ou selon qu’on le refuse ? » (p. 12)
Assumer le et pourtant
« Assumer le et pourtant : cela veut dire que, lorsqu’une émotion nous clive, elle nous incite à sortir de nous-mêmes et à nous tourner vers autrui. À ne pas nous reclore. C’est la puissance du mot partage que de conjoindre ici une division constitutive (mettre à part) à une nécessaire mise en commun (prendre part). » (p. 12)
C’est, dit encore Didi-Huberman, qu’il nous faut accepter la « fragilité constitutive de nos affects » et « l’intranquille complexité. » (p. 13)
A l’inverse choisir le sans pourtant « disjoint violemment de toute altérité », « cherche à réduire l’inquiétude des émotions lorsqu’elles dansent sur le fil de la nuance » [D.H. montrera plus loin comment Victor Klemperer dont il va être question bientôt donnait souvent de lui l’image d’un funambule dansant sur un fil]. S’il n’y a plus de nuances, alors « la fluidité inhérente aux faits d’affects devient un bloc inamovible d’affectivité sûre d’elle-même. Toute autre émotion devient l’émotion ennemie ».
→ N’a-t-on pas observé en soi-même et chez les autres comme des faits d’affects, des émotions trop fortes, peuvent conduire à une sorte de bétonisation intérieure, de mise sous chape et sous clé de tout un monde relationnel ? Par incapacité à penser puis à accepter toutes les contradictions, voire tous les clivages. Là encore, spectaculaire démonstration dans tout le cheminement de Grothendieck dans ses Récoltes et Semailles et fort jeu d’échos entre les deux lectures qui se nourrissent mutuellement.
De la tyrannie (Didi-Huberman)
Nouveau chapitre, « Clivage, partage, disjonction » et nous voilà sur zone après l’indispensable préambule sur les émotions : la question de la langue qui va ouvrir bien sûr sur l’analyse du travail que l’on peut qualifier d’héroïque de Victor Klemperer.
« A toute tyrannie effective correspond le substrat d’une tyrannie affective que manifeste, dans l’espace public, un certain usage de la langue ; pas de pourtant et bientôt pas de pourquoi... Qui écoute ses émotions les questionne en même temps – quoi ? comment ? pourquoi ? – et, ce faisant, parle une langue du partage et du pourtant. » (p. 17)
Refoulement et retranchement
Nouvelle opposition ici, entre le refoulement, cas où « toute chose ‘continue de passer’ – même quand ‘ça passe mal’ ou ‘ça se passe mal’ » et le retranchement, où rien ne passe. En gros la différence entre un mécanisme névrotique et un mécanisme psychotique. Didi-Huberman souligne plus loin que la question de la psychose s’était imposée à Lacan « dans un contexte historique et politique, celui des années 1930, où la montée des fascismes imposait férocement ses messages paranoïaques, ses ‘meurtres d’âmes’ et ses interdictions de parole avant que je resurgissent, dans le réel, les meurtres tout court de populations entières. » (p. 21). Et que Freud lui-même, « en dépit de sa réserve et de son apolitisme apparents, n’avait pas omis de répondre aux évènements tyranniques de son temps par une série de réflexions sur les différentes manières dont la forclusion du symbolique déchaîne les pires faits d’affects et les pires effets politiques ». (p. 21)
Ce qui vibre
Christian Travaux dans une note à propos d’un livre regroupant des chroniques poétiques d’Olivier Barbarant, note formidable, presqu’un manifeste : « Le texte poétique est (...) tremblement du réel, d’un réel perçu à travers l’émotion d’une conscience humaine. Chaque saisie d’un livre nécessite, dès lors, de s’en tenir ‘à ce qui vibre’, comme Barbarant l’écrit (id.), d’abord et avant tout. Ce qui vibre en soi, on l’a vu, quand on ouvre un livre, et – soudain – on se trouve ému, ébranlé, foudroyé, dans l’intérieur de son être, dans sa conscience, et dans sa conception du monde comme dans sa pensée du réel, et sa manière toute personnelle de ressentir et d’éprouver. Mais, surtout, ce qui vibre aussi dans les mots du texte qu’on découvre, dans l’écriture de l’expérience sensible d’un homme face au monde, face à l’existence, et que le poème conserve et fait trembler. Il le note de nombreuses fois, quand il dit devoir se « concentrer sur ce qui vibre » (id.), ou s’en tenir « à ce qu’il a saisi, ou ce qui l’a saisi, plus exactement » (p.260). La correction est d’importance, puisqu’au verbe abstrait, conceptuel, « saisir » : « comprendre », Barbarant préfère le verbe plus chargé d’émotion « saisir » : « toucher », ou « émouvoir ». « Les mots doivent s’en tenir au plus sensible, au plus proche, à l’émotion », écrit-il encore (p.110), car « parler vient du ventre » (p.187) ajoute-t-il aussi. Tout cela exprime très clairement une pensée de la poésie moins intellectuelle que sensible, moins abstraite que charnelle, physique, corporelle, émotionnelle. Le corps à l’œuvre, comme le cœur, dans l’appréhension du poème, dans sa lecture, comme dans son écriture. » (source)
Le poème et l’expérience
Autre citation de ce très bel article : « Rilke oppose, lui, le vécu, comme levier premier de l’écriture, l’expérience sensible, l’émotion accumulée et restituée par le poème, dans le poème. Barbarant, aussi. De là l’idée, chez Barbarant, que la poésie est, d’abord, une expérience, une expérience de lecture, évidemment, mais qui fait revivre, éprouver, l’expérience que – par l’écriture – le poète a su sauvegarder, et su transmettre. La poésie ? ‘Rien d’autre que le soin mis à transformer une expérience, quelle qu’elle soit, en un chant’, écrit Barbarant (pp.198-199). L’écriture ? ‘Un travail vivant’ (p.85), dit-il encore. Il y a donc forcément un lien, il doit y avoir un lien, pour Barbarant, entre le texte poétique et l’existence, entre l’écriture et la vie, et le fait même de vivre, et l’expérience même du vivre. »
Encore
Parlant de Sandro Penna, [Olivier Barbarant] a ces formules saisissantes : « Quand la chose dont on parle trouve à ce point malgré l’arbitraire du signe linguistique son incarnation, quand ce qui est donné à penser l’est aussi et en même temps à voir et à entendre, quand on ne parle pas « sur » ce qui est vécu, mais que la profération même des vers réalise ce dont ils parlent, en livrent non pas l’idée ou l’ombre, mais la pleine expérience, on est bien évidemment au plus haut de la poésie. » (p.338)
Pleinement d’accord
« [Barbarant] considère que la poésie ne peut accomplir cette ouverture sur le monde, cette restitution du réel ou de l'expérience même du vivre, que si elle réalise sa forme, c’est-à-dire trouve, expérimente, et expose une forme parfaitement ajustée à son propos. C'est là ce que Barbarant appelle ‘l'effet d'évidence (…) que produit toute parole véritablement accomplie’ (p.361). Et il faut entendre, par-là, quelque chose de l’évidence éluardienne des choses, que seule peut rendre la poésie. Il ajoute, même, que c'est, pour lui, indéniablement, ‘sans doute là (le) principal critère esthétique décidant de la grandeur d'une poésie’ (id.). Barbarant, on le voit, dès lors, ne recherche pas, dans le poème, dans toute tentative d'écriture poétique, un pur jeu formel. Il pense plus, tout au contraire, que c'est l'adéquation d'une forme et d'un dire, la coïncidence d'une langue et d'une expérience du monde, qui fonde toute grande poésie. Ce qu'il entend par la « justesse ».
Klemperer
Je viens d’écrire mon premier « éditorial » pour Poezibao. Depuis un moment j’avais l’idée de cette nouvelle rubrique, avec le sentiment d’avoir parfois des choses à dire. C’est le cas, aujourd’hui, autour de la guerre et de la guerre à la langue. Qu’illustre tant le livre de Georges Didi-Huberman. Guerre qui sévit bien sûr, avec tous les préliminaires de la désinformation, depuis des mois, nourrie de complotisme et profondément paranoïaque et maintenant détruisant directement la langue, rendant l’usage de certains mots interdit. D’où l’importance de bien se souvenir du travail accompli par Klemperer, au cœur du pire, pour documenter les atteintes à la langue considérées à juste titre comme des atteintes à la psyché des êtres humains. En se souvenant que c’est quand il n’y a plus de mots, ou qu’ils sont vidés de toute crédibilité, donc de vrai sens, que la violence se déchaîne, sans parade et sans retenue. Jusqu’à l’éradication potentielle de soi avec les autres.
G. Didi-Huberman interroge donc l’œuvre, la posture, la personne de Victor Klemperer. Pas le chef d’orchestre (Otto, son cousin) mais le philologue, juif, qui est resté à Dresde pendant toute la guerre, persécuté dans son quotidien par les mesures prises par les Allemands contre les Juifs, les privant de tout et les asphyxiant littéralement. Dans cette épreuve, Victor Klemperer a su ne pas sombrer dans le désespoir, résister au suicide, avec une idée : être le témoin jusqu’au bout. Témoin, puisque c’était son domaine, de ce que le régime faisait à la langue. Certains connaissent l’indispensable LTI, la langue du IIIème Reich**(j’ose affirmer que tout poète devrait avoir lu ce livre). LTI, lingua tertia imperii. Peu sans doute connaissent le journal*** de Klemperer, fort contrepoint à LTI. « Un homme menait, tout seul, à Dresde, [un] travail – entrepris en 1933 dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir – fait de persistance, de résistance silencieuse et de regard porté sur les ‘symptômes’ afin que se clarifiât quelque chose de la ‘vérité historique du moment’. Cet homme est Victor Klemperer ». Il était un spécialiste reconnu de la littérature française et des Lumières mais pendant la guerre, « terré chez lui puis obligé de se confiner dans une ‘maison de Juifs’ (Judenhaus) collective, à savoir l’étape préparatoire au ‘déplacement’ vers Theresienstadt et Auschwitz, il ne cessa pas en philologue privé de ses livres savants, de lire son temps et l’espace – politique, social, journalistique, quotidien, fantasmatique – de sa propre mise au ban. « (p. 26). Victor Klemperer a mis en œuvre, quoiqu’il puisse lui en coûter, « le nécessaire regard porté sur ce monde immonde, regard justifié par l’impératif catégorique de prendre un recul malgré tout – tache ô combien difficile – afin d’observer ce qui se passe, d’en témoigner, de le comprendre ». Avec cette injonction adressé à lui-même : « observe, étudie, grave (beobachte, studiere, präge) dans ta mémoire ce qui arrive (...) retiens la manière dont cela se manifeste et agit. » (p. 41) Au péril de sa vie, il ne cessa jamais d’écrire un journal clandestin de quelque cinq mille feuillets, qui allait lui permettre de décrire « en détail la structure du langage nazi. » Etude des changements de sens subis par les mots, par exemple (n’a-t-on pas découvert récemment que l’invasion en Ukraine n’était pas une ‘guerre’, mot dont le simple usage envoie désormais en prison, mais une ‘opération spéciale’ ?). Clinicien de la langue, observateur de symptômes nous dit encore G. Didi-Huberman. Je termine sur cette citation qui peut-être nous aidera à résister, à notre manière, par attention à la langue, à ce qui est en cours sur elle et en elle, sans augurer bien sûr d’autres moyens, : « Et qu’est-ce qu’une langue, sinon le cristal de nos façons de sentir, de penser, d’être affectés, d’agir. Bref la langue n’est pas un ‘domaine’ : plutôt le milieu irradiant de toute vie humainement constituée. »
La question du pathos
Didi-Huberman fait un sort aux remarques qui ont pu être faites sur le « style » de Klemperer, trop distant, exempt de pathos (ce qui m’a étonnée d’emblée, mais il est vrai que j’ai lu, en allemand, des extraits de son journal et que j’ai bien senti ce qui émanait de ce texte et qui était tout sauf « froid »). « Faut-il aux émotions disjointes des mondes totalitaires (...) n’opposer qu’une disjonction désaffective, purement rationnelle comme seule garante d’un esprit libre et analytique » (p. 29). Or le travail de Klemperer fait preuve d’un Prinzip Genauigkeit, un mot qui dénote « une triple qualité : épistémique (l’exactitude), éthique (la justesse) mais également affective puisque, pour qu’un instrument soit précis il faut avant tout, comme pour un sismographe, qu’il soit sensible : capable d’être ‘affecté’ ou modifié par les circonstances. » (p. 30)
Un large spectre
Didi Huberman montre que Klemperer fait à la fois œuvre d’histoire, mais aussi de psychologie sociale et même d’anthropologie politique resserrée sur les moindres gestes et les moindres mots d’une époque. L’adage préféré de Klemperer, In lingua veritas, autrement dit « dans la langue en effet se rejoignent – et depuis la langue surgissent aussi– toutes les dimensions de l’existence... avec tous leurs clivages et tous leurs symptômes. » (p. 33) C’est que « la langue n’est séparée de rien : voilà pourquoi, atteinte en son fonctionnement même par la violence politique (...) la langue sait aussi, paradoxe terrible, en véhiculer la terreur, lui servir de bras armé. »
« Partager, regarder, résister »
Tel est le beau titre d’un nouveau chapitre du livre de Didi-Huberman, qui ouvre de nouveau sur un constat (remarquable de la part de l’auteur de bien poser ces constats, comme il l’a fait au tout début du livre sur la nature complexe des émotions !) : « Parler nous divise. Nous prononçons un seul mot, et voici qu’il bifurque déjà, emportant avec lui notre propres associations d’idées non moins que nos dissociations affectives ». (p. 39). Allons nous entrer dans une dialectique du partage ou bien dans un retranchement sans réciprocité. « et pourtant ou bien pas question ? ». Le projet de Klemperer dit encore l’auteur « se proposait de décrire par le menu des mots un milieu totalitaire capable de modifier en profondeur non seulement la politique d’un temps, mais encore la psyché et la langue d’un peuple entier. ». Et bien sûr on pense à Paul Celan en lisant cette remarque de Klemperer : « Combien de concepts et de sentiment (begriffe und Gefühle), la langue du IIIème Reich n'a-t-elle pas souillés et empoisonnés ».
Passages importants aussi relevés par Didi-Huberman dans les analyses de Klemperer sur l’enflure du discours et sur « la malédiction du superlatif » (dixit Klemperer). But : brutaliser l’imagination, « en étouffer toute respiration, en réduire toute plasticité, toute capacité à bifurquer ou associe librement, afin d’y imposer – sans pourtant, sans pourquoi, une exagération à sens unique » (p. 48)
De LTI au journal
Tellement poignante cette remarque, dont on imagine la résonance aujourd’hui, pour tous ceux qui résistent, à leur manière : « Là où LTI nous révèle magnifiquement l’intelligence analytique de Klemperer, le Journal lui-même fait apparaître, beaucoup plus dramatiquement, la lutte de cette intelligence pour, à chaque fois, tirer du malheur quelque chose comme sa plus juste expression. » Ce Journal qui est à la fois « admirable document de vérité » mais aussi « véritable monument du courage de la vérité. »
L’usage du mensonge
« La disjonction des faits et des affects constitue le mal radical que [Klemperer] diagnostique dans la stratégie de la langue ennemie ». (p. 65). Il est en proie à de plus en plus de persécutions, privation de tout, d’accès à tout mais travail obligatoire dix heures par jour dans une usine. Perquisitions incessantes et chaque fois, la peur que la cachette du journal soit découverte mais « Le journal, je vais le poursuivre, coûte que coûte. Je veux porter témoignage jusqu’au bout » et ce sera d’ailleurs le titre allemand lors de sa publication : Ich will Zeugnis ablegen bis zum letzen. Mots tracés le 11 juin 1942). Il sait qu’un « journal trouvé chez soi suffit pour Auschwitz » et il continue pourtant d’observer, d’écouter, de lire, de noter.
Témoigner jusqu’au bout
C’est aussi ne pas éviter de s’inclure soi-même dans ce dont on témoigne. C’est donc souligne Didi-Huberman témoigner de ses émotions. D’émotions « qui ne soient pas aliénées, disjointes ou réifiés [tous les mots sont importants ici et chacun ouvre un gouffre] par un milieu d’oppression qui les censure ou les oriente d’un seul côté. » (p. 76). Tout cela précise-t-il encore qui n’a rien à voir avec un sentimentalisme narcissique. « Le sentimentalisme évite toujours ce que manifeste bien plus douloureusement la vérité des émotions, à savoir la fragilité, la crudité, souvent même la cruauté et la conflictualité des ‘faits d’affects’ tels qu’ils surgissent chez celui qui endure une situation donnée ». (p. 76)
Et je pense à un entretien avec une représentante de l’ONG russe Memorial entendue à la TV, parlant de la nécessaire collecte de tout pour documenter, plus tard, tous les crimes : « les émotions méritent d’être rappelées au même titre que tous les autres documents pour l’histoire. Elles apparaissent dans les âmes et les corps parallèlement aux faits effectifs qui adviennent dans la réalité concrète et aux faits de langue échangés dans l’espace social : comme des symptômes, en somme. » (p. 77)
Le Témoin
J'ai terminé hier le livre de Georges Didi-Huberman, un livre important attirant l’attention sur un auteur essentiel, surtout en ce moment, Victor Klemperer. On entre petit à petit dans la situation, à vrai dire effroyable, puis dans le travail, héroïque, de Klemperer. « Je m’interdis constamment toute pensée, et je vis au jour le jour » écrit-il, parlant aussi de « mort civile ».
Cela à méditer : « C’est cela l’enjeu du totalitarisme : nous rendre apathiques et indifférents, c’est-à-dire privés de devenir, privés de notre temps et de nos subjectivations. » (p. 89). Il faut qu’il y ait « une incapacité pour le logos à distinguer les signes, les valeurs, les contenus de vérité ou de fausseté. »
Et pourtant : « Klemperer va trouver l’énergie, malgré tout, de désirer comprendre, façon de retrouver le sens du partage. Quelque chose qui revêtira tour à tour l’aspect d’une interrogation auto-analytique et d’une observation critique de la société qui l’environne, qu’il s’agisse du milieu totalitaire général ou du milieu misérable de ses camarades d’infortune. » (p. 91) Il va aussi « s’employer à retrouver sa faculté d’imaginer : premier moyen pour faire bifurquer sa propre détresse vers quelque chose comme une resubjectivation. Pour mettre en œuvre une sensibilité réapparue, une pensée qui recommence, une dignité qui se retrouve, une possibilité d’action et de survie. C’est-à-dire une réouverture du devenir lui-même. » (p. 92)
Les soldats de papier
« Aussi poignante que la détresse endurée par Victor Klemperer, demeure sans doute l’endurance avec laquelle, dans son Journal, il oppose au régime de terreur politique nazie ce qu’il nommera avec humour, modestie et tendresse – sur la base d’un souvenir d’enfance – ses ‘soldats de papier’ (‘Papiersoldaten’) ». (p. 101)
Didi Huberman note aussi quelque chose de très intéressant, ce qu’il appelle l’extrême sensibilité au temps de Klemperer qui le rendait capable de savoir attendre la transformation des états de fait apparemment les plus inamovibles. « Le grand force de Klemperer fut ainsi de s’obliger à voir ce que les choses peuvent devenir. »
Et puis il fait grand usage du Trotz allem, malgré tout, une expression qui revient très souvent dans les pages du Journal. Et il « utilise, pour évoquer cette endurance affective, une expression magnifique : il parle de son ‘horloge d’espoir (hoffnungsuhr) » (15 septembre 1943).
Espérer dans la langue
« Espérer dans la langue c’est alors, pour Klemperer, montrer comment la langue totalitaire révèle sa vérité par-delà son escroquerie fondamentale : dans le choix de ses syntagmes, dans le fonctionnement de sa syntaxe, dans le déni de ses propres symptômes. » (p. 111). Et pour cela, Klemperer connait la méthode : « je tends toujours l’oreille aux ‘symptômes’ (ich höre immer auf ‘Symptome’) écrit-il dès le début de sa chronique en 1933. Et pour cela, dans les pires circonstances, multiplier les occasions, les interstices d’espoir c’est-à-dire d’écriture, travailler, quoiqu’il arrive (über alles hinwegarbeiten).
→ où l’on retrouve l’injonction tant de fois répétée de Rilke, en proie à une autre forme de détresse.
L’art du conteur
« Klemperer n’est donc pas un simple descripteur du langage ; c’est tout aussi bien le chroniqueur d’un temps, attentif aux nœuds de ce qui arrive (faits d’histoire), de ce qui s’éprouve (faits d’affects) et de ce qui s’en parle (faits de langue). » Et Didi Huberman d’ajouter que « Victor Klemperer aura assumé, sans même y prétendre, cet art du conteur dont Walter Benjamin a si merveilleusement exposé la fonction éthique ». (p. 147)
→ très fort livre de Georges Didi-Huberman dont la publication se fait à un moment crucial et qui montre l’importance d’une figure comme celle de Victor Klemperer.
Grothendieck
Pour l’instant, Grothendieck, sans avoir jamais expliqué comment il méditait, s’est lancé dans une grande analyse de couples de concepts yin et yang et je dois avouer que ça ne m’intéresse pas vraiment. On n’est plus dans le concret de sa vie et de ses relations. Je passe vite comme je l’ai fait quand il y a eu des pages sur les mathématiques, totalement hermétiques pour moi ou quand les développements sur ce qu’il appelle son « Enterrement », à savoir une sorte de liquidation de sa personne et de son œuvre dans le milieu mathématique, se ramifient un peu trop et de manière répétitive.
Toujours le patron et l’ouvrier (Grothendieck)
Un point de vue bien fécond celui-là si on veut bien se poser la question, pas toujours facile : qui parle en moi, qui me conduit à faire ou ne pas faire telle chose ? Le Patron ou l’enfant-ouvrier ? « Je suis resté à mon insu prisonnier d’un propos délibéré invétéré : celui de m’identifier au ‘patron’ en moi, plutôt qu’à l’Ouvrier-enfant ; c’est-à-dire aussi, quand je parle de ‘moi’, de penser en tout premier lieu (peut-être même exclusivement, bien souvent) à celui que je suis quand c’est le ‘patron’ qui est sur le devant de la scène. À peu de choses près, ce sont aussi les moments en dehors de mon travail, justement. » (p. 942).
→ et joie pour moi de me référer au livre, le vrai, puisque j’ai donc acquis aussi l’édition papier après avoir acheté la version liseuse. Un tel ouvrage se travaille très bien selon ces deux modes de lecture !
Résoudre le conflit aux parents et poursuivre son voyage (Grothendieck)
« Depuis mon travail sur la vie de mes parents, ce ‘conflit aux parents’ m’apparaît comme étant véritablement ‘cœur du conflit’ dans nous-mêmes. Résoudre ce dernier, j’en ai la conviction, est ni plus ni moins que résoudre le conflit aux parents, c’est-à-dire : être libre d’eux, être pleinement autonome spirituellement, poursuivre son propre voyage… » (p. 943)
→ et désormais, je reproduis les caractères gras de Grothendieck, que j’ai aussi réintroduits dans mes courriels et mes notes, levant une sorte d’interdit (ou d’étiquette ?) venue sans doute plus du Patron que de l’enfant. L’enfant aime bien souligner, insister. Voire gribouiller !
L’intériorisation du refus (Grothendieck)
« Le refus de nous-mêmes en nous, n’est autre chose que l’intériorisation du refus de nous par notre entourage dès nos premières années – du refus tout au moins de certains aspects et de certaines pulsions en nous, qui forment une partie essentielle de notre être originel, de nos facultés créatrices. »
Et grande question : « Pourquoi, de tous temps et en tous lieux (par les témoignages unanimes qui nous sont parvenus à travers les âges), ‘la Société’ ne tolère-t-elle pas que ceux qui la constituent soient des êtres entiers ? C’est-à-dire des êtres en pleine possession de leurs facultés créatrices, qui ne répriment à grands frais une partie de ce qu’ils sont, considérée comme si honteuse (ou comme si redoutable…) qu’il vaut mieux ignorer qu’elle est, et statuer tacitement qu’elle n’est pas… » (p. 945)
Et toujours l’essentielle connaissance du conflit : « Il a suffi qu’enfin je prenne connaissance tant soit peu intimement du conflit, au lieu de me gaspiller à faire mine de me battre avec lui, pour que ma relation à lui se transforme profondément. » (pp. 946-947).
→ tout est dans le « tant soit peu intimement », constat fait depuis si longtemps, l’âge de 20 ans, où j’entendais dans le contexte d’un groupe de personnes des formules que j’endossais mais sans qu’elles aient été intégrées un peu intimement, jusqu’au jour où, tout à coup souvent, c’était le cas. Elles prenaient sens, vraiment ?
Et c’est bien entendu exactement ce que dit Grothendieck : « En fait, la question de l’origine et du sens du conflit (ou de la répression) dans la société humaine reste purement rhétorique, aussi longtemps que celui qui fait mine de se la poser n’a pas passé par un travail intense et approfondi de prise de connaissance du conflit en lui-même, et des origines du conflit en lui. » (p. 948).
Dominante yin dans le travail (Grothendieck)
Très intéressant de voir que Grothendieck souligne la composante yin dans son travail, alors même que l’image du mathématicien est plutôt celle de quelqu’un de très viril, de très abstrait, de très masculin ! : il évoque ce « fait nouveau apparu au cours de la réflexion sur le yin et le yang, savoir que dans mon travail, mon approche des choses est à forte dominante yin, ‘féminine’... » (p. 959)
La vraie générosité
« La générosité véritable, laquelle est en même temps une calme assurance, qui nous fait suivre l’élan de notre propre nature là où il nous porte, sans nous soucier ni d’encouragements, ni de ‘retours’. » (pp. 983-984).
Méthode (Grothendieck
Je l’ai déjà déploré plusieurs fois, la découverte de la méditation est maintes et maintes fois évoquée par Grothendieck mais à ce stade, page 998 sur 1890, il n’a toujours pas dit comment il l’avait découverte et encore moins ce qu’il entend par là. J’aime bien cette remarque : « Avant d’aller me coucher, je suis resté un moment encore à suivre les associations suscitées par la réflexion écoulée. J’ai cru voir apparaître quelques points de lumière, qui vont je pense me servir de luminaires dans la réflexion d’aujourd’hui. »
→ Elle montre qu’il y a une sorte de continuité dans ce travail introspectif, cette auto-analyse puissante, très radicale et sans concessions qu’il a entrepris de faire. (p. 999).
Et que pour cela il faut aussi être très attentif à des infras-mouvements mentaux, en pensant à tel ou tel sujet, une gêne, un tilt, etc. : « je n’avais pas su être attentif à ce ‘tilt’ délicat qui s’était fait en moi, dès l’apparition de l’image. » (p. 999). C’est que parfois il faut savoir poursuivre une réflexion « à rebrousse-poil d’une réticence ».
Leurre et courage
Encore, à peu d’intervalles, deux notes fortes.
« Un choix, que rien ne m’obligeait à faire, et qui équivalait à fermer les yeux sur les tensions et l’agressivité accumulées en moi (tout en me réclamant, bien sûr, de belles idées ‘non violentes’), et à les évacuer ‘en douce’ (sic) sur les boucs émissaires à portée de main. De telles violences – c’est-à-dire aussi, la quasi-totalité des violences et abominations qui sévissent dans le monde des hommes – ne peuvent avoir lieu, et leur fonction secrète ne peut s’accomplir, qu’à condition que celle-ci reste rigoureusement secrète justement (alors même qu’elle crève les yeux) ; à condition donc de se faire prendre à soi-même ‘des vessies pour des lanternes’, de jouer avec conviction un double jeu grossier, en occultant pour les besoins de la cause nos plus élémentaires facultés de connaissance.
Et : « Assumer une situation, par contre, c’est ni plus, ni moins que l’aborder de bonne foi, au plein sens du terme, c’est-à-dire : sans faire usage de la facilité qui nous est offerte de nous en cacher les tenants et aboutissants évidents, par des subterfuges grossiers. C’est donc aussi, tout simplement, faire usage de nos saines facultés de perception et de jugement, sans prendre soin de les occulter pour les besoins de telle cause ou de telle autre. Chose qui peut paraître étrange, et qui pourtant est elle aussi simple et évidente – quand nous abordons une situation dans de telles dispositions, des dispositions d’‘innocence’, celle-ci se transforme aussitôt et profondément, si confuse et si nouée qu’elle ait pu paraître. Ou pour mieux dire, si elle était ‘nouée’ en effet et ne bougeait pas d’un poil depuis belle lurette, c’est parce que nous l’empêchions nous-mêmes d’évoluer, de ‘couler’ suivant sa nature propre ; » (pp. 1021-1022).
Prendre contact...
« Prendre contact avec cette connaissance redoutée, prendre connaissance d’un regard pleinement conscient de cette réalité connue en les couches profondes, et fuie – c’est cela, véritablement, qui signifie : reprendre contact pleinement avec cela en nous (qu’on l’appelle ‘la force’, ou ‘l’enfant’), ‘cru perdu et mort une longue vie durant’. Car c’est cette force-là assurément et rien d’autre, la force d’enfance, qui nous rend aptes à assumer la connaissance de cela en nous qui est fêlé, mutilé, paralysé. Et l’assumer signifie aussi reprendre contact avec cette autre connaissance, antérieure à celle de notre mutilation et plus essentielle encore qu’elle : la connaissance originelle de la présence de cette ‘force’ qui repose en nous, une force qui n’est celle du muscle ni du cerveau, et qui contient et l’une et l’autre. Chose qui peut paraître étrange, cette connaissance perdue de la présence en nous de cette ‘force’, de ce pouvoir créateur, comme part évidente, indestructible de notre vraie nature — cette connaissance est retrouvée à travers la découverte et l’humble acceptation d’un état d’impuissance, résolu par cette acceptation même. La connaissance d’un état d’impuissance recouvre et cache la connaissance, plus profondément enfouie encore, de notre force créatrice. Celle-là est comme la clef qui nous ouvre à celle-ci, l’une et l’autre indissociables en vérité, comme l’endroit et l’envers d’une même connaissance, objets de la même peur. » (pp. 1028-1029).
L’apprentissage de soi (Grothendieck)
« Une chose dont, de toute façon, personne n’a cure, et même qui est fuie comme la peste par tout un chacun, savoir, l’apprentissage de soi. Ou pour le dire autrement : que ce bagage est inutile pour assumer sa vie, c’est-à-dire aussi, pour digérer et assimiler la substance de son
Du sonore
J’ouvre un livre de 2012, récemment réédité, Les mots et les sons, un archipel sonore, de François J. Bonnet, préface de Peter Szendy, L’Éclat poche. « Dire le ‘sonore’ a été une des gageures de l’écriture esthétique et, au XXe siècle, on aura plus largement insisté sur la structure et la forme, au détriment de la sensation, en affirmant la toute-puissance du discours.
Avec un a-priori favorable puisque dans sa préface, Szendy cite Paul Valéry ! Paul Valéry avait noté dans ses Cahiers, en 1936-1937, un sujet possible pour un petit récit
Conte – p[our] enfants ou autres –
Finoreille; Justoreille – L’un entend les cheveux pousser.
L’autre connaît au son une infinité de rapports –
La musique le déchire car il perçoit dans la plus parfaite exécution, dans les sons les plus purs pour les autres, d’affreuses irrégularités. » (p. 7)
Szendy qui a proposé le terme d’otographe : « Lorsqu’il se fait otographe, François J. Bonnet ne privilégie aucun de ces ‘métiers du son’ en particulier. Lorsqu’il écrit sur l’oreille – on a parfois l’impression, d’ailleurs, qu’il le fait à même le tympan –, lorsqu’il pense l’écoute, il ne s’attache pas, lui non plus, à telle ou telle figure otologique en particulier. Ce qu’il suit, ce qu’il traque, c’est Finoreille tel qu’il se tient tapi derrière toutes ses formes et toutes ses guises, avant de prendre un visage singulier. Bref, c’est une logique de l’écoute – peut-être faudrait-il dire plutôt une graphie de l’écoute – qu’il va chercher dans le son. Non pas au creux de l’oreille, comme on dit, mais au sein même de la structure du son. » (p. 8)
En note Szendy précise : Dans Sur écoute. Esthétique de l’espionnage (Minuit, 2007), je proposais d’appeler otographie l’écriture de l’écoute depuis l’oreille de l’autre. Un personnage m’avait alors guidé, qui n’était pas Finoreille mais Earwicker, que Joyce, dans Finnegans Wake, caractérise comme une oreille paradigmatique (paradigmatic ear). »
Sur le livre de François J. Bonnet : « Ce que tente de dessiner l’‘archipel sonore’ intitulé Les mots et les sons, c’est une véritable pensée de l’écoute, telle qu’elle s’annonce déjà dans la structure pour ainsi dire graphique du son, c’est-à-dire dans son être-trace. C’est à cela que travaillent tous les relevés, toutes les explorations régionales de l’infatigable otographe, en chemin avec ses journaux et ses livres de bord. »
La mer
François J. Bonnet commence par une évocation de la mer, partant de l’expérience de l’écoute dans un coquillage. Il relève aussi ce fait : « Dans le monde entier ont été entendus sur certains rivages des sons inexpliqués, probablement liés à des événements atmosphériques. Ces bruits, appelés ‘mistpoeffer’ en Europe ou ‘uminari’ au Japon, résistent à une description simple. Souvent comparés à des coups de tonnerre ou de canons, on les associe parfois à un roulement de chariot ou à un écroulement de rochers. Le fait est que ces ‘exhalaisons sonores’, audibles à des kilomètres à la ronde, pesant sur l’oreille comme si elles allaient ‘défoncer le tympan’, saisissant l’auditeur et engendrant chez lui ‘un ébranlement à la fois physique et moral’, intriguent et inquiètent. » (p. 13)
Virgile
« Dans les environs de Naples, il existe une croyance qui attribue l’origine des chants populaires à Virgile. Un recueil écrit de sa main serait tombé au fond de la mer et c’est en collant l’oreille contre un coquillage que les chants du poète auraient été découverts. À travers le coquillage se révèle le caractère double d’une écoute où à la fonction sensible se superpose toujours une fonction de langage. Le bruit de la mer et les poèmes de Virgile ont tous deux le même vecteur sensible et la même destination. Son et audition. » (p. 14)
La trace du son
« Comme le son disparaît au moment même où il apparaît, ou plus exactement dans le moment de son apparition, la trace est pour lui le biais primordial d’intégration à un régime de permanence qu’il faut par ailleurs distinguer du régime de représentation : l’enregistrement sonore (et son processus associé de relecture qui n’est rien d’autre que la représentation du son mis en mémoire) ne fait que reproduire, à l’infini si cela lui chante, le cycle d’apparition et de disparition du son, c’est-à-dire ne fait que révéler, encore et encore, son irréductible fugacité. »
→ Très importante pour bien le penser, cette notion de fugacité du son. Et ici bien sûr on pense à Jankélévitch.
« La trace du son, ni purement sensible, ni simplement signifiante, ouvre le sonore au monde audible, grande matrice d’interfaçage entre les sons et l’auditeur. Sonore et audible ne s’opposent pas, même si, aux extrêmes, peut se dresser un sonore sauvage face à un audible domestiqué. Le sonore sonne, l’audible se donne à entendre. » (p. 16)
L’identité du son
Vient ensuite une longue analyse de ce que l’on a pu dire ou penser du son depuis l’Antiquité. Je note : « L’identité du son n’a pas toujours été. Elle est en fait issue d’un désentrelacement du son d’avec ses ‘porteuses’. Longtemps, le son, l’air et l’âme ont été dans une promiscuité telle qu’ils se fondaient parfois en un même concept. Vivre, respirer, percevoir et se mouvoir, n’était alors possible qu’à travers l’action d’un fluide unique, le pneuma. Le terme grec pneuma (littéralement « souffle ») est ambigu. » (p. 17)
De l’hallucination sonore
« L’hallucination sonore ne doit donc pas se délimiter au simple périmètre du message jeté ‘au creux de l’oreille’ de celui qui hallucine (saint ou dément). Elle ne doit pas être réduite systématiquement à la manifestation de pathologies, hystériques ou schizophréniques, pas plus qu’à la manifestation d’extase ou d’accès mystiques délirants. Elle est bien une modalité d’audition faite à partir de traces. Ainsi en est-il de la rumeur de la mer habitant l’intérieur du coquillage posé contre l’oreille qui perçoit des vagues s’échouant sur une plage lointaine. Le coquillage, bien sûr, ne recèle aucun océan. Pour autant, c’est la mer qu’on entend, qu’on hallucine, ou bien plutôt sa réminiscence, comme conservée par le vestige marin, capturée et détenue, telle une impression passée. » (p. 32)
Grothendieck, toujours, méthode et l’image du puzzle
Je continue à avancer dans ma lecture du monstre : Récoltes et Semailles. Et je trouve cette lecture toujours essentielle pour moi, stimulante et féconde.
Il relève avec justesse qu’il faut prêter attention à un malaise que l’on ressent, dans un travail donné, lors d’une création, voire même dans une relation : « qu’il s’agisse d’un travail mathématique ou d’une méditation sur ma vie, le ‘malaise’ dont je parle est toujours le signe d’une compréhension qui reste imparfaite, non seulement (et pour cause) celle du travail encore à faire, mais également la compréhension de ce qui a été fait au cours du travail écoulé. (...) Elle me paraît le signe plutôt d’un défaut d’unité, d’une intégration insuffisante de l’ensemble des compréhensions partielles apparues comme fruits des étapes successives de la réflexion. Ces compréhensions partielles restent elles aussi imparfaites, voire hypothétiques, aussi longtemps qu’elles ne se trouvent intégrées dans une vision d’ensemble, où elles s’éclairent mutuellement. Pour utiliser l’image encore d’un puzzle, l’investigation d’une substance inconnue s’apparente au travail d’assembler un puzzle dont les pièces ne sont pas données d’avance, mais doivent être découvertes au cours du travail. Ce qui plus est, chaque pièce mise au jour n’apparaît d’abord que sous une forme vague et approximative, voire grossièrement déformée par rapport à la forme ‘correcte’, encore inconnue. Le travail ‘local’ de la réflexion consiste à déceler les pièces une à une, et à essayer tant bien que mal à deviner les contours de chacune, en se guidant surtout sur des supputations de cohérence interne à la pièce examinée, ou à celle-ci et d’autres, pressenties voisines. Mais chacune de ces pièces ne révèle sa nature véritable et sa forme précise et finale, qu’une fois qu’elles se trouvent assemblées dans le tableau d’ensemble encore inconnu dont elles proviennent. » (p. 1086-1087)
→ Tout ce passage me conforte dans cette idée que Grothendieck procède dans ce livre comme il procède sans doute (je serais bien en peine d’en juger !!!) dans un travail mathématique. Méthodiquement, par items, sans concessions, sans lâcher tant que l’idée n’est pas solidement étayée.
Cette idée du puzzle peut servir au travail d’écriture comme au travail de lecture. Dans l’écriture, dans la recherche, « inventer » et regrouper des pièces, des morceaux, patiemment ; dans la lecture, cerner les contours des parties du puzzle. Quelquefois comme dans un puzzle, il faut commencer par former le cadre, avec les rares pièces qui ont un bord droit ! Puis procéder par couleurs, par analogies, par intuition. L’esprit est tout à fait capable de discerner, parfois, à notre insu la juste place d’une pièce dans un grand chaos apparent. À condition de ne pas entraver l’intuition par trop de méthode ! Ou de préjugés.
Un équilibre restauré
C’est que la visée de Grothendieck n’est pas de se venger de qui que ce soit, sa visée c’est la réalisation de lui-même, et d’analyser ses propres pulsions, la manière dont il a vécu cet escamotage de son œuvre et de sa personne, creuser dans le mesure du possible les pulsions profondes à l’œuvre chez ceux qui en furent les principaux acteurs : « Une restauration véritable de l’équilibre perturbé n’est nullement dans la nature d’un simple ‘acte médical’ intervenant dans une tierce personne. C’est un acte de l’intéressé lui-même et de nul autre – un acte d’amour, qu’il est libre de faire ou de ne pas faire. C’est, non le résultat de l’inexorable déroulement de mécanismes psychiques (avec ou sans intervention de l’expert ès mécaniques psychiques), mais un acte au plein sens du terme, une création, une re-naissance. » (p. 1098)
Il faut aller contre l’inertie
« Il en est ainsi plus ou moins dans tout travail de ‘méditation’, au sens où je l’entends. Le travail constamment pousse à contre-courant d’une inertie – de l’inertie des paupières de plomb ! Assurément, en les instants où les yeux sont pleinement ouverts et éveillés, il n’est nul besoin de méditation, de travail : il suffit de regarder, et de voir. Comme ces instants-là sont rares, plutôt que de me croiser les bras à les attendre, je préfère prendre les devants, sans me soucier que le travail soit pataud et ‘lent’. Il a beau être lent, et parfois même plus lent encore que de coutume – jamais pour autant il ne piétine, ni ne tourne en rond. Quand il y a travail, du vrai travail j’entends, mû par un vrai désir, alors il y a progression : quelque chose se fait, prend forme, se transforme, imperceptiblement à tel moment, à vue d’œil à tel autre… Et parfois, au terme d’une progression pataude et obstinée dans une pénombre sans forme ni contours, se poursuivant pendant des heures ou des jours, voire des mois ou peut-être des années, le miracle se produit : l’aveugle voit ! Et ce qui est vu n’est pas une fugitive vision qui disparaît comme si elle n’avait jamais été, ne laissant que la trace falote d’un souvenir. C’est une connaissance née de ces obscurs labeurs, une connaissance nouvelle, aussi intimement nôtre que le goût des choses que nous aimons. » (pp. 1108-1109).
→ quel magnifique encouragement à tout travail : Quand il y a travail, du vrai travail j’entends, mû par un vrai désir, alors il y a progression : quelque chose se fait, prend forme, se transforme, imperceptiblement à tel moment, à vue d’œil à tel autre
→ cherchant toujours à en savoir plus sur la conception de la méditation de Grothendieck, je tombe sur un excellent article publié au moment de sa mort, en 2014. Je relève cette citation que je pourrais bien avoir déjà faite, la pensant non plus autour du domaine mathématique mais autour de toute l’approche de Récoltes et Semailles : « plus encore que vers la découverte de questions, de notions et d’énoncés nouveaux, c’est vers celle de points de vue féconds, me conduisant constamment à introduire, et à développer peu ou prou, des thèmes entièrement nouveaux, que me porte mon génie particulier. C’est là, il me semble, ce que j’ai apporté́ de plus essentiel à la mathématique de mon temps »
Belle analyse par l’auteur de l’article, Gérard Lebrun, de ce qu’est Récoltes et Semailles : « Récoltes et Semailles a de quoi dérouter son lecteur. On y trouve énormément de réflexions, observations, analyses qui parfois tournent en boucle, ou semblent tourner en boucle, parce qu’indéfiniment reprises, redites, réexaminées de plus en plus finement, comme il en serait d'un tamis qui maintient la substance à passer et sépare les éléments du mélange : tel est le fond sur lequel porte la méditation de Grothendieck, jusqu'à en extraire ce qui fait vérité et donne sens aux événements passés et ceux du présent. C'est de tout cela dont il est question dans Récoltes et Semailles. »
La méditation de Grothendieck
Toujours à la recherche d’un article sur la manière dont Grothendieck pensait la méditation et la pratiquait, je relève cela, sur un site en langue anglaise : « Rappelons au lecteur que pour Grothendieck, une ‘méditation’ est le résultat écrit d’un long processus de pensée, une réflexion sur soi-même et sa place dans ce monde. Il a utilisé le mot réflexion extrêmement fréquemment. Il faut garder à l’esprit que pour lui, ‘penser’ signifiait ‘écrire’. Il a souvent souligné la nature particulière de sa méthode de travail. Par exemple, dans une lettre à Ronnie Brown datée du 29 septembre 1984 (lors de l’écriture de Récoltes et Semailles) il écrit : ‘La vitesse d’écriture manuscrite sur une feuille de papier, ou de frappe sur une machine à écrire - cette vitesse et ce rythme sont exactement les mêmes que ceux de l’esprit qui cherche des choses et s’en empare par l’utilisation de mots. Ce n’est pas seulement une question de ‘vitesse’ de toute façon, mais le mot écrit (à la main directement, ou à la machine à écrire) est pour moi un support essentiel dans le processus de réflexion. » (source)
Une émission aussi de France Inter, avec Jean-Pierre Bourguignon et Cédric Villani, où j’apprends qu’il y a quelque part des caisses avec pas moins de 50 000 pages écrites par Grothendieck, ce qui accroît encore ma fascination, Cahiers de Paul Valéry, Zibaldone de Leopardi, etc. J’ai cru comprendre qu’il y avait un autre ensemble de 20 000 pages. Et tout n’est pas de la mathématique, il y a de la réflexion philosophique, sans doute des notes de méditation. Jean-Pierre Bourguignon dit aussi avoir vu un cahier avec une liste de déportés juifs français.
Bach, Grothendieck et Angela Hewitt
Grothendieck écrit comme Bach construit une fugue.
La pianiste Angela Hewitt dans sa remarquable interprétation de L’Art de la Fugue de Bach énonce chaque fois le thème tout doucement, comme à tâtons, comme si elle le cherchait.
La noix de Grothendieck
Un problème, aurait-il dit, est comme une noix. On peut la casser avec un marteau ou la dissoudre progressivement dans l’acide. Il disait préférer la 2ème solution. Moi je privilégierais une troisième voie, un casse-noix, oui (et pas un marteau) mais pas manipulé par une pogne puissante que je n’ai jamais eue et encore moins aujourd’hui, mais par petits coups progressifs, en particulier à la jointure des deux demi-sphères de la noix. Cerneau non brisé.
L’enfant
Je relis la préface écrite il y a quelques années pour Les Échafaudages dans les bois d’Ivar Ch'Vavar dont la parution s’annonce (mais oui !) et je relève : « Un enfant de huit ans, donc, sait ― que ce qu’il voit, personne, parmi les gens qu’il connaît, et estime, ne saurait le voir. Et ce n’est pas de l’orgueil, ce savoir le fait souffrir, il ne choisit pas son ‘élection’, dont tout ce qu’il comprend à ce moment-là c’est qu’elle le retranche dans une solitude. »
J’écris dans cette préface : « Ici donc s’origine ce sentiment d’urgence, qui va le pousser à connaître, à apprendre, toujours plus, toujours en quête : ‘À onze ans, dès mon entrée au collège, je suis, si j’ose dire, devenu autodidacte. J’ai commencé à apprendre par moi-même. Ma curiosité me guidait ― je veux dire ma recherche du sens ― mais je voulais tout savoir de ce qui m’intéressait. Très vite je me suis intéressé surtout à la poésie et à l’art, à la musique, mais c’était aussi à l’astronomie, aux sciences naturelles (comme on disait) ,à l’histoire…’ »
Ce qui me renvoie complètement aux propos d’Alexandre Grothendieck, que je ne connaissais absolument pas en 2018 quand j’ai écrit cette préface !