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Extraits du Flotoir du 6 février au 15 mars 2022, deuxième partie
Photo ©florence trocmé
En raison de son ampleur, j’ai dû couper le Flotoir écrit de début février à mi-mars en trois parties.
Après la première publication, voici la seconde.
2ème partie
Lectures, Pierre Garnier, Corinne Guerci, Alexandre Grothendieck
Lu un peu de Pierre Garnier, pourquoi l’oiseau, c’est vraiment beau, j’ai sélectionné un grand passage pour l’anthologie permanente de Poezibao.
Lu aussi un joli texte de Corinne Guerci, Les petites lumières bleues, une sorte de dialogue sur la vie et ses petits faits avec quelqu’un de disparu, dont l’identité n’est pas très précise au début, y compris même son identité de disparu. C’est fin et subtil.
Et continué mon cher Grothendieck, qui m’incite à pousser plus loin la méditation, la méditation avec objet précis d’introspection, car il me semble que c’est cela qu’il pratique même si je ne l’ai pas encore lu l’expliquer.
De l’inconvénient de fuir le conflit
Grothendieck revient souvent sur cela, la fuite du conflit, le fait qu’il n’a vu aucun conflit dans sa vie, en tous cas dans son milieu mathématique, pendant des années. Et au fond à quel point ce fut contre-productif. « Ce milieu, par surcroît, devait pour moi représenter ce lieu idéal (ou peu s’en fallait !), ce lieu sans conflit dont la quête sans doute m’avait dirigé vers les mathématiques, la science entre toutes où toute velléité de conflit me semblait absente ! Et si j’ai parlé tantôt de ma ‘chance exceptionnelle’, il était présent dans mon esprit que cette chance-là avait son revers. Si elle m’a permis de développer des moyens, et de donner ma mesure comme mathématicien dans le milieu de mes aînés devenus mes pairs, elle a été aussi le moyen bienvenu d’une fuite devant le conflit dans ma propre vie, et d’une longue stagnation spirituelle. » (p. 259)
Et plus loin : « pour qu’un conflit ait une chance de se résoudre, il faut tout d’abord qu’il se soit manifesté. Le stade du conflit manifesté représente un mûrissement par rapport à celui du conflit caché ou ignoré, dont par ailleurs les manifestations existent bel et bien, et sont d’autant plus ‘efficaces’ que le conflit qui s’exprime par elles reste ignoré. » (p. 275)
Comme une difficulté
Sans doute très juste et assez exemplaire de la méthode d’introspection sans concessions de Grothendieck : « ma difficulté foncière à suivre la pensée d’autrui, sans que je ne l’aie d’abord traduite dans mes images à moi, et repensée dans mon propre style. J’étais beaucoup plus porté à communiquer à mes élèves une certaine vision des choses dont je m’étais imprégné fortement, plutôt que d’encourager en eux l’éclosion d’une vision personnelle, peut-être assez différente de la mienne. Cette difficulté dans la relation à mes élèves n’a pas disparu encore aujourd’hui, mais il me semble que ses effets sont atténués, du fait que je me rends compte de cette propension en moi. » (p. 269)
Exigence et attention
J’applique cela à tout mon travail, journalistique et créatif ! : « La chose cependant qui me paraît la plus essentielle pour la qualité de toute recherche, qu’elle soit intellectuelle ou autre, n’est aucunement question d’expérience. C’est l’exigence vis-à-vis de soi-même. L’exigence dont je veux parler est d’essence délicate, elle n’est pas de l’ordre d’une conformité scrupuleuse avec des normes quelles qu’elles soient, de rigueur ou autres. Elle consiste en une attention extrême à quelque chose de délicat à l’intérieur de nous-mêmes, qui échappe à toute norme et à toute mesure. Cette chose délicate, c’est l’absence ou la présence d’une compréhension de la chose examinée. Plus exactement, l’attention dont je veux parler est une attention à la qualité de compréhension présente à chaque moment, depuis la cacophonie d’un empilement hétéroclite de notions et d’énoncés (hypothétiques ou connus), jusqu’à la satisfaction totale, l’harmonie achevée d’une compréhension parfaite. La profondeur d’une recherche, que son aboutissement soit une compréhension fragmentaire ou totale, est dans la qualité de cette attention. Une telle attention n’apparaît pas comme résultat d’un précepte qu’on suivrait, d’une intention délibérée de ‘faire gaffe’, d’être attentif – elle naît spontanément, il me semble, de la passion de connaître, elle est un des signes qui distinguent la pulsion de connaissance de ses contrefaçons égotiques. Cette attention est aussi parfois appelée ‘rigueur’. C’est une rigueur intérieure, indépendante des canons de rigueur qui peuvent prévaloir à un moment déterminé dans une discipline (disons) déterminée. » (p. 271)
→ et comme il arrive souvent, cherchant à préciser la page de cette citation que je publie dans les « Notes sur la création » de Poezibao, je tombe sur un site (que j’ai écrit à l’instant cite !), qui la donne intégralement et ajoute : « Pour pouvoir préserver cette rigueur intérieure, l’obstacle à vaincre se trouve en soi dans l’inertie de l’esprit qui fait obstacle à oser voir, à oser comprendre et à oser se saisir de ce qui nous est propre et qui nous donne accès à l'autre de nous-mêmes comme figure de la plus grande altérité : ’C’est l’inertie de l’esprit, sa répugnance à se séparer d’une vision erronée ou insuffisante (mais où notre personne n’est nullement engagée), qui joue le rôle de la "résistance". Celle-ci est de nature active, inventive au besoin pour arriver à noyer un poisson même sans eau, […]. Dans le cas présent, bien plus encore que dans le cas d’un travail mathématique, la découverte qui vient d’apparaître dans toute sa simplicité, dans toute son évidence, est suivie dans l’instant par un sentiment de soulagement d’un poids, un sentiment de libération. Ce n’est pas seulement un sentiment – c’est plutôt une perception aiguë et reconnaissante de ce qui vient de se passer, qui est une libération ». (source)
Comme un mode d’emploi de la transformation, au fond !
« S’il y a eu transformation, ce n’est pas par la disparition d’une vanité, mais par l’apparition (ou la réapparition) d’une curiosité à l’égard de ma propre personne et de la nature véritable de certaines attitudes, comportements, etc., chez moi. C’est par cette curiosité que je suis devenu tant soit peu sensible aux manifestations de la vanité en moi. » (p. 301)
→ et, oui, recopier tout ce qui me plait dans ce livre, je ferai le tri pour les lecteurs de la version on plus tard, le Flotoir est mon vademecum.
Et complément : « Quand il y a en moi une curiosité pour moi-même, il n’y a pas plus de peur de ce que je vais trouver que lorsque j’ai envie de connaître le fin mot d’une situation mathématique : il y a alors une expectative joyeuse, impatiente parfois et pourtant obstinée, prête à accueillir tout ce qui voudra bien venir à elle, prévu ou imprévu – une attention passionnée à l’affût des signes sans équivoque qui font reconnaître le vrai dans la confusion initiale du faux, du demi-vrai et du peut-être. Dans la curiosité pour soi-même, il y a amour, que ne trouble aucune peur que ce que nous regardons ne soit conforme à ce que nous aimerions y voir. Et à vrai dire, l’amour de moi-même avait éclos en silence dans les mois déjà qui avaient précédé cette nuit, qui est celle aussi où cet amour a pris forme agissante, entreprenante si on peut dire, bousculant sans ménagement costumes et décors ! » (p. 305)
La méditation
Pour l’instant Grothendieck en dit peu sur ce qu’il appelle la méditation, j’espère qu’il va y revenir de manière bien plus détaillée ultérieurement. Voici ce qu’il écrit : « La nuit dont j’ai parlé, où une passion nouvelle a pris la place d’une vieille peur qui s’est évanouie à jamais, est la nuit aussi où j’ai découvert la méditation. C’est la nuit de ma première ‘méditation’, apparue sous la pression d’un besoin impérieux, urgent, alors que j’avais été comme submergé dans les jours précédents par des vagues d’angoisse. » (p. 306))
Les faux-fuyants
« Sûrement il devait y avoir une grande soif de connaître, à côté de forces de fuite considérables, et du désir d’échapper à l’angoisse, d’être tranquille comme avant. Il y a eu alors un travail intense, qui s’est poursuivi pendant quelques heures jusqu’à son dénouement, sans que je sache encore le sens de ce qui se passait et encore moins où j’allais. Au cours de ce travail, les faux-fuyants ont été reconnus l’un après l’autre ; ou pour mieux dire, c’est ce travail qui a fait apparaître un à un ces faux-fuyants, sous les traits chacun d’une intime conviction que je prenais enfin la peine de noter noir sur blanc comme pour mieux m’en pénétrer, alors qu’elle était restée jusque-là dans un flou propice. Je la notais tout content, sans m’en méfier le moins du monde, elle devait avoir de quoi me séduire sûrement – dans les dispositions alors de celui qui ne doute de rien, et pour qui le seul fait d’avoir écrit noir sur blanc une conviction informulée était le signe irrécusable de son authenticité, la preuve qu’elle était fondée. » (P. 306)
Mais Grothendieck relisant ses notes s’aperçoit qu’elles aussi sont sujettes à caution, alors il recommence et recommence, pendant quatre heures. « C’est ainsi que pendant quatre heures, les étapes se sont succédé une à une, comme un oignon dont j’aurais enlevé les couches les unes après les autres (c’est là l’image qui m’est venue à la fin de cette nuit-là), pour arriver à la fin des fins au cœur – à la vérité toute simple et évidente, une vérité qui crevait les yeux à vrai dire. » (p. 308)
La Nuit de Gênes de Grothendieck !
Il a procédé ainsi, couches par couches, en notant, jusqu’à ce qu’il parvienne à une formulation qu’il dit tout simple, tenant en quelques mots. Mais précisant que « Cette formulation avait été l’étape ultime du travail qui venait de se poursuivre, qui restait éphémère, réversible aussi longtemps que ce dernier pas n’était pas franchi. Tout au long de ce travail, la formulation soigneuse, méticuleuse même, des pensées qui se formaient, des idées qui se présentaient, avait été une part essentielle de ce travail, dont chaque nouveau départ était une réflexion sur l’étape que je venais de parcourir, qui m’était connue par le témoignage écrit que je venais d’en faire (sans possibilité de l’escamoter dans les brouillards d’une mémoire défaillante !). (p. 308)
Et un peu plus loin : « C’est dans cette même nuit, je crois, que j’ai compris que désir de connaître et puissance de connaître et de découvrir sont une seule et même chose. Pour peu que nous lui fassions confiance et le suivions, c’est le désir qui nous mène jusqu’au cœur des choses que nous désirons connaître. Et c’est lui aussi qui nous fait trouver, sans même avoir à la chercher, la méthode la plus efficace pour connaître ces choses, et qui convient le mieux à notre personne. » (p. 310).
Il dit encore que la pensée et sa formation méticuleuse jouent un rôle important dans la méditation telle qu’il la pratique. Mais que cette méditation « ne se limite pas pour autant à un travail de la seule pensée. Celle-ci à elle seule est impuissante à appréhender la vie. Elle est efficace surtout pour détecter les contradictions, souvent énormes jusqu’au grotesque, dans notre vision de nous-mêmes et de nos relations à autrui ; mais souvent, elle ne suffit pas pour appréhender le sens de ces contradictions. Pour celui qui est animé du désir de connaître, la pensée est un instrument souvent utile et efficace, voire indispensable, aussi longtemps qu’on reste conscient de ses limites, bien évidentes dans la méditation (et plus cachées dans le travail mathématique). Il est important que la pensée sache s’effacer et disparaître sur la pointe des pieds aux moments sensibles où autre chose apparaît – sous la forme peut-être d’une émotion subite et profonde, alors que la main peut-être continue à courir sur le papier pour lui donner au même moment une expression maladroite et balbutiante… » (p. 311)
→ quelle leçon de vie ! Et comme cela me frappe encore plus en recopiant les passages qui me parlent et que j’ai soulignés, extraits ainsi d’un flux rempli de digressions et de bifurcations.
C’est au fond une sorte de Nuit de Gênes que Grothendieck rapporte ici. « Cette rétrospective sur la découverte de la méditation est venue là de façon entièrement imprévue, presque à mon corps défendant – ce n’était pas du tout ce que je me proposais d’examiner en commençant. J’avais envie de parler de l’émerveillement. Cette nuit si riche de tant de choses a été riche aussi en émerveillement devant ces choses. Au cours du travail déjà, il y avait une sorte d’émerveillement incrédule devant chaque nouveau faux-fuyant mis au jour, comme un costume grossier cousu de gros fil blanc que je m’étais complu, c’était à peine croyable ! à prendre pour du vrai de vrai le plus sérieusement du monde ! Bien des fois encore depuis, dans les années qui ont suivi, j’ai retrouvé ce même émerveillement comme en cette première nuit de méditation, devant l’énormité des faits que je découvrais, et la grossièreté des subterfuges qui me les avaient fait ignorer jusque-là. C’était par ses côtés burlesques d’abord que j’ai commencé à découvrir le monde insoupçonné que je porte en moi, un monde qui au fil des jours, des mois et des années s’est révélé d’une richesse prodigieuse. » (p. 311)
Nuit de Gêne, disais-je (il me faut préciser) : « Je ressentais cette chose non comme un pouvoir, mais bien plutôt comme une douceur secrète, comme une beauté à la fois très paisible et troublante. » (p. 312)
Rappel concernant la Nuit de Gênes de Paul Valéry : Dans la nuit du 4 au 5 octobre 1892, il connaît à Gênes ce qu'il décrit comme une grave crise existentielle. Il en sort non seulement résolu à « répudier les idoles » de la littérature, de l'amour et de l'imprécision, mais aussi à consacrer l'essentiel de son existence à ce qu'il nomme « la vie de l'esprit ». Les Cahiers dans lesquels il s'astreint à noter toutes ses réflexions au petit matin en témoignent.
Du travail de la méditation ou le patron et l’enfant :
« Chose qui peut sembler paradoxale, c’est après la découverte de la méditation (en 1976), avec l’entrée dans ma vie d’une nouvelle passion, que les réapparitions de l’ancienne se sont faites particulièrement fortes, violentes presque – comme si à chaque fois un couvercle sautait sous l’effet d’une pression trop forte. C’est cinq ans plus tard seulement, sous la poussée des événements, c’est le cas de le dire, que j’ai pris la peine d’examiner ce qui se passait. Ça a été la plus longue méditation que j’aie faite sur une question d’apparence bien délimitée : il m’a fallu six mois d’un travail obstiné et intense pour faire le tour d’une sorte d’iceberg, dont le sommet visible avait fini par devenir assez gênant pour m’obliger, à mon corps défendant presque, d’y aller voir. » (p. 335)
Il a relevé une situation de conflit, entre l’envie de faire des maths et l’envie de méditer. Introduction progressive dans ces pages d’une idée très féconde pour moi, le conflit entre le patron et l’enfant !
Superbe : « Au cours de cette longue méditation, j’ai appris pas à pas que l’envie de faire des maths, que je traitais avec dédain, était, tout comme l’envie de méditer, que je valorisais à fond, un désir de l’enfant. L’enfant n’a rien à faire du dédain ni de la fierté modeste du grand chef et patron ! Les désirs de l’enfant se suivent, au fil des heures et des jours, comme les mouvements d’une danse naissant les uns des autres. Telle est leur nature. Ils ne s’opposent pas plus que ne s’opposent les strophes d’un chant, ou les mouvements successifs d’une cantate ou d’une fugue. C’est le patron mauvais chef d’orchestre qui déclare que tel mouvement est ‘bon’ et tel autre ‘mauvais’ et qui crée le conflit là où il y a harmonie. » (ibid.) ?
Maths et méditation
Dans un cas, des choses qui sont là et que beaucoup peuvent découvrir, dans l’autre quelque chose qui nous est entièrement propre, inaccessible à autrui : « En maths, les choses ‘évidentes’, ce sont celles aussi sur lesquelles tôt ou tard quelqu’un doit tomber. Ce ne sont pas des ‘inventions’ qu’on peut faire ou ne pas faire. Ce sont des choses qui sont déjà là depuis toujours, que tout le monde côtoie sans y faire attention, quitte à faire un grand détour autour, ou à passer par-dessus en trébuchant à tous les coups. Au bout d’un an ou de mille, infailliblement, quelqu’un finit par faire attention à la chose, à creuser autour, la déterrer, la regarder de tous côtés, la nettoyer, et enfin lui donner un nom. Ce genre de travail, mon travail de prédilection, un autre chaque fois pouvait le faire, et ce qui plus est, un autre ne pouvait manquer de le faire un jour ou l’autre. Ce n’est pas du tout pareil pour la découverte de moi, dans le jeu nullement collectif ‘méditation’. Ce que je découvre, nulle autre personne au monde, aujourd’hui ni à aucun autre moment, ne peut le découvrir à ma place. C’est à moi seul qu’il appartient de le découvrir, c’est-à-dire aussi : l’assumer. Cet inconnu-là n’est pas promis à être connu, par la force des choses presque, que je prenne ou non la peine de m’y intéresser. S’il attend dans le silence le moment où il sera connu, et si parfois, quand le temps est mûr, je l’entends qui appelle, il n’y a que moi seul, l’enfant en moi, qui est appelé à le connaître. Ce n’est pas un inconnu en sursis. Bien sûr, je suis libre de suivre son appel, ou de m’y dérober, de dire ‘demain’ ou ‘un jour’. Mais c’est à moi et à nul autre que s’adresse l’appel, et nul autre que moi ne peut l’entendre, nul autre ne peut le suivre. Chaque fois que j’ai suivi cet appel, quelque chose a changé dans ‘l’entreprise’, peu ou prou. L’effet a été immédiat, et ressenti sur-le-champ comme un bienfait – parfois, comme une libération soudaine, un soulagement immense, d’un poids que je portais sans même m’en rendre compte souvent, et dont la réalité se manifeste par ce soulagement, par cette libération. » (p. 345)
Le patron et l’ouvrier-enfant
Il s’agit dit-il très explicitement d’un changement dans la relation entre le patron et l’ouvrier-enfant. Dans le sens d’une clarification et d’un apaisement de cette relation. « Il y a une dimension dans la connaissance de soi, et dans le travail de découverte de soi, qui les distingue de toute autre connaissance et de tout autre travail. Peut-être est-ce là le ‘fruit défendu’ de l’Arbre de Connaissance. » (p. 346)
De la solitude
« La méditation est une aventure solitaire. Sa nature est d’être solitaire. Non seulement le travail de la méditation est un travail solitaire – je pense que cela est vrai de tout travail de découverte, même quand il s’insère dans un travail collectif. Mais la connaissance qui naît du travail de méditation est une connaissance ‘solitaire’, une connaissance qui ne peut être partagée et encore moins ‘communiquée’ ; ou si elle peut être partagée, c’est seulement en de rares instants. C’est un travail, une connaissance qui vont à contre-courant des consensus les plus invétérés, ils inquiètent tous et chacun. » (p. 350)
→ Il n’est donc pas sain de vouloir partager cette connaissance. Entendre un certain repli actuel comme ce travail-là, autour d’une connaissance qui ne peut pas être partagée. Je l’ancre dans la formule de la Reine d’Angleterre, never complain, never explain. Le dialogue patron et ouvrier-enfant ne regarde que moi et pas les syndicats !
« Il n’y a de méditation qui ne soit solitaire. S’il y a l’ombre d’un souci d’une approbation par quiconque, d’une confirmation, d’un encouragement, il n’y a pas de travail de méditation ni découverte de soi. » (p. 351) : à bien méditer, c’est le cas de le dire !
Petite note sur Grothendieck
Grothendieck fut un européen qui vécut longtemps apatride, et mourut français, à Lasserre, quarante ans après avoir été naturalisé. Son père, qui était russe, combattit pour la révolution, puis passa en Allemagne, puis lutta aux côtés des républicains espagnols et mourut, comme juif, à Auschwitz. Sa mère était allemande, très liée aux milieux d’extrême gauche, et, pendant la guerre, elle fut retenue avec son fils Alexandre dans des camps français, dont celui de Rieucros près de Mende. Après la Libération, Alexandre commença des études de mathématiques à Montpellier, puis fut introduit dans la communauté à Paris, où il apparut vite, parmi ses collègues émerveillés, comme l’un des plus puissants initiateurs du mouvement de création mathématique d’alors. Il obtint la médaille Fields ainsi que diverses reconnaissances internationales, et sut en faire des armes. (...) Récoltes et Semailles fut écrit entre 1983 et 1986. Cet immense ouvrage de plus de deux-mille-cinq-cents pages a pour sous-titre « réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien ». Grothendieck l’adressa, en « polycop », à une large centaine de personnes, qui étaient, pour la plupart, des membres de la communauté mathématique. Il ne le publia pas. Le texte circula de la main à la main, puis sur Internet, de sorte qu’un assez grand nombre de lecteurs, dont l’auteur de ces lignes, purent s’y essayer. Au vu de son importance, plusieurs personnes rêvèrent de l’éditer, mais ce n’est que très récemment, en janvier de cette année, que la collection Tel chez Gallimard a pu proposer un coffret contenant deux volumes accompagnés d’un mince cahier réunissant quelques textes courts, composés, pour la plupart, par d’éminents mathématiciens, et introduisant à ce monument.
Grothendieck réfléchit en profondeur sur la création d’idées mathématiques. Il oppose les chercheurs qui ne cherchent qu’à ajuster quelques « meubles » dans une « maison », à ceux, beaucoup plus rares, qui veulent édifier, comme lui, de vastes maisons. Il fait l’éloge continu de l’ampleur de point de vue contre la spécialisation. Surtout, il montre que le véritable esprit de création procède d’un regard d’enfant qui sait reconnaître la valeur de son regard et fait confiance aux puissances du rêve. Grothendieck offre ainsi de magnifiques pages sur la puissance créatrice qui l’anime, comme elle pourrait animer, selon lui, un peu n’importe qui, à condition de faire énergiquement confiance à la force des questions que l’on peut poser. Pour Grothendieck, cependant, la communauté mathématique, qui était, quand il l’a rejointe, presque un monde idéal où régnaient le respect et le désir partagé de vérité, s’est manifestement dégradée. Les mathématiciens ont perdu en humanité. Le goût des hiérarchies instituées et l’ambition priment sur le désir de voir l’harmonie puissante des idées en développement. (...) Récoltes et Semailles, avec sa symphonie de métaphores, s’inscrit parmi les grands textes étranges de la littérature, pas loin des écrits ultimes d’Antonin Artaud, tout en faisant parfois penser à Saint Simon voire à Montaigne, tant le texte s’essaie à essayer constamment des avancées. Le lecteur, parfois désorienté, parfois au bord de l’incompréhension quand il n’est pas un mathématicien, est emporté par une voix, et la force d’un style. Il y a là une continuité toujours renouvelée de l’élan créateur, une rage qui fait sens, un dur désir de durer malgré l’enterrement dont le texte, qui le dénonce, est le splendide effet. Cet ouvrage est un scandale, mais le scandale est nécessaire, et Grothendieck fait œuvre avec le temps pour la suite des temps. Il crée à coup de phrases amples un espace où penser et rêver mieux. Il nous offre de l’infini. »
→ j’ai trouvé en ligne, ici, ce très beau topo sur Grothendieck et sur Récoltes et semailles. (Site « Le Grand continent », auteur Yves Le Pestipon, 26 janvier 2022)
Sur Goethe
Je relève dans une note de lecture d’André Hirt, cela qui s’applique ici à Goethe mais pourrait, me semble-t-il, s’appliquer aussi à Alexandre Grothendieck
« Là où cette figure de l’esprit et de la littérature acquiert sa singularité et son prestige, c’est lorsqu’elle déploie et ne cesse de relancer non seulement l’œuvre, mais d’abord son existence. Et c’est au nom de cette dernière que l’œuvre se renouvelle. Elle est à la fois l’instrument et la manifestation, doublée de sa révélation, d’une existence débordante de vitalité et d’éclat, autrement dit d’une existence de part en part positive, c’est-à-dire encore et toujours ouverte à l’expérience dans toutes ses nouveautés, en somme une existence-œuvre ou, au sens large, une vie-œuvre. »
De la résilience
Concept galvaudé et étrillage d’André Hirt : « Songeons un instant, pour faire contraste, à cet infléchissement dont on fait aujourd’hui grand cas, qui ne correspond certainement pas à la réalité des choses, de la résilience dont on souligne la nécessité et par conséquent en quelque façon toujours l’assurance, comme si les choses pouvaient ainsi par une sorte de miracle se transformer positivement, s’élever et parvenir à la salvation grâce à la mécanique d’une sorte de matérialisation de la consolation et de la persuasion par soi-même. Déjà la réalité, et pas uniquement le réel, fera très vite comprendre à quel point, au nom de l’impossible qui est de structure, l’autosuggestion touche très vite à ses limites en particulier en laissant traîner des restes et des traces dont la puissance de métastase et de retour s’avère redoutable. »
André Hirt qui dans le cas de Goethe exclut la résilience au profit d’une « capacité de recommencer ». André Hirt encore : « C’est que, prenons les choses par l’immédiateté sensible, ou l’intuition qui constitue d’une part le geste le plus spontané de Goethe et d’autre part sa méthode, si l’on peut dire, par le sensible, donc le temporel, ou encore l’occasionnel, et on pourra constater que l’événement fait que le temporel justement devient soudainement si intense (c’est le Goethe fasciné par la ‘Nouvelle’, ce genre littéraire inclus dans Wilhelm Meister, et qui se définit par le ‘récit faisant état d’un événement extraordinaire », ce qui, du reste, justifie le terme) qu’il excède sa propre temporalité, se dérobe et glisse dans une dimension sinon d’éternité du moins d’extra-temporalité.’ »
Et au fond, toujours en accord avec ce que me révèle la lecture de Grothendieck : « L’origine, notait Walter Benjamin dans son livre sur L’Origine du drame baroque allemand, est moins ce qui se trouve dans le passé que ce qui surgit et ressurgit. »
De la vieillesse
Encore un point sensible et superbe, à l’heure où je m’intéresse beaucoup à la création d’un Conseil national autoproclamé de la Vieillesse. Ici il s’agit de Goethe : « La vieillesse est, selon la formule extraordinaire de Goethe, à la fois claire et presque insondable, cette autre caractéristique de l’œuvre, ‘un retrait progressif de l’apparence’. Que signifie-t-elle exactement ? Un mouvement vers quelque essentialité ? Un pur et simple retrait, justement ? Ou bien, si on la met en relation avec le style tardif, une modification de la forme, de soi, de la façon dont on s’envisage, et de l’œuvre, un effacement de la subjectivité, du premier plan qu’elle a tendance à occuper dans la création ? Toujours est-il, et on voudrait avancer cela, qu’au lieu d’une distance prise à l’égard de soi, une objectivation en somme, qu’il s’agirait d’un rapprochement ‘de soi’, vers la seule ressemblance qui ne soit pas apparence et aussi illusion, cette ressemblance que certains ne perçoivent que sur le visage du mort. » (André Hirt, in Poezibao ; mardi 15 février 2022)
Flacon de sels
rire en retrouvant cette note dans le Flotoir 2006 que je suis en train de réviser : « Une naine brune
est une étoile qui a raté sa carrière. Sa taille insuffisante ne lui a pas permis d’allumer les réactions nucléaires qui l’auraient rendue brillante. Suis-je une naine brune ? » – autre extrait du même Flotoir 2006 : ne pas oublier de regarder, êtres et choses, d’écouter, de rêver. Simplement ne jamais se laisser prendre par la médiocrité. D’une rencontre ou d’un échange qui ne valent pas la peine (beaucoup à dire là-dessus), d’une lecture inutile, d’un il faut social et non intime – et encore : Repasser dans le chemin déjà emprunté du livre, s’arrêter là où l’on s’était émerveillé, interrogé, cueillir doucement ces mots-là et les transplanter dans un cahier, s’imbiber ce faisant de la langue de l’auteur qu’on ne perçoit sans doute jamais aussi bien qu’en la copiant.
Vieux
Suis touchée par le scandale des Ehpad qui met en évidence la façon dont les vieux sont éliminés, il ne faut pas hésiter à le dire clairement, ostracisés, traités comme des objets, gommés jusqu’à plus rien. J’assiste avec intérêt à la fondation du Conseil national autoproclamé de la vieillesse, au point de proposer à cette instance naissante mes compétences de journaliste.
Voici ce qu’écrit sur son blog un des fondateurs du Conseil (avec Véronique Fournier) Francis Carrier, fondateur de la GreyPride : « Les vieux ce ne sont pas les autres, comme ont tendance à le croire tous ceux qui parlent au nom des vieux. Les vieux, c’est nous demain ou après-demain. [et même aujourd’hui en ce qui me concerne !] Mais comment s’identifier à des personnes qui représentent les contre-valeurs de notre société : improductifs, lents, inadaptés, laids, faibles, fragiles… Notre société a sacralisé l’efficacité, la jeunesse ou du moins son apparence, la vitesse, l’indépendance, la réussite individuelle. »
Et en effet, pour avoir regardé plusieurs émissions respectables de « C dans l’air », j’ai été choquée de ne jamais voir sur le plateau quelqu’un de vraiment âgé ! Les vieux sont des objets, on place Maman ! On parle des familles, jamais de la personne elle-même. Et quelle scène prémonitoire du scandale actuel dans le livre de Houellebecq, Anéantir, avec l’exfiltration quasi manu militari, par des activistes, du père d’un des protagonistes du livre, effroyablement traité dans un Ehpad ! Personne ne l’a souligné, cela veut dire que les gens font sans doute semblant de lire ! Ou bien s’en foutent éperdument.
De l’enfance, Françoise Ascal
Cette réponse à Isabelle Baladine Howald dans un entretien pour Poezibao : « Tout, absolument tout a été pressenti, deviné, éprouvé, vécu, connu, traversé, etc., dans les sept premières années de la vie. Avec une sensibilité, une fraîcheur de premier jour que seuls de rares instants de grâce permettront de retrouver. J’ai le sentiment que le savoir acquis à cette époque s’est enfoui au fond du corps. L’exercice de la poésie a le pouvoir d’en ressaisir des fragments pour les déployer hors de la chair par l’intermédiaire du langage, mais fondamentalement les germes sont là. L’enfance d’avant la pensée est la source inépuisable. Le langage qui m’intéresse vraiment n’est qu’un outil à piéger l’amont des mots. Ce qui gît en-dessous, en-delà. Ici, je ne veux pas parler de l’inconscient, individuel ou collectif. Je cherche plutôt du côté de l’origine, du lien primordial et archaïque au vivant. »
Grothendieck, fin du tome 1
Fini le tome 1 de Grothendieck, lecture très survolante des trois cents dernières pages, car il s’enfonce très en détail sur l’escroquerie commise par ses élèves et amis sur son œuvre. L’escamotage, l’enterrement, dit-il. Son nom qui disparaît de presque partout, des élèves à lui stigmatisés, etc. C’est travaillé très en profondeur, avec tous les détails et une grande rigueur (de mathématicien) et c’est extrêmement instructif sur le fonctionnement humain et sur le vol du travail des uns (les petits, les modestes, les sous-fifres et les sans-grades qui parfois sont immenses) par les grands (les chefs, les patrons, les gradés, les récompensés et médaillés en tous genres, qui souvent sont minables). Vaut sans doute pour tous les milieux constitués qui me semblent devoir être, par définition, des lieux où grouillent les aspects les plus moches de l’humanité. Prédation, jalousie, tricherie, tuerie parfois quand on a le pouvoir de faire ou défaire. C’est terrible et c’est microcosmes pour le grand macrocosme mondial.
Pouvoir créateur de l’écriture
Grothendieck encore et encore. Je termine le volume 1.
« Le simple fait d’écrire, de nommer, de décrire – ne serait-ce d’abord que décrire des intuitions élusives ou de simples ‘soupçons’ réticents à prendre forme – a un pouvoir créateur. C’est là l’instrument entre tous de la passion de connaître, quand celle-ci s’investit en des choses que l’intellect peut appréhender. Dans la démarche de la découverte en ces choses-là, ce travail en est l’étape créatrice entre toutes, qui toujours précède la démonstration et nous en donne les moyens – ou pour mieux dire, sans laquelle la question de ‘démontrer’ quelque chose ne se pose même pas, avant que rien encore de ce qui touche l’essentiel n’ait été formulé et vu. » (p. 458)
Du revers, de sa fécondité
« Quand on a compris enfin que les revers ne sont pas un outrage, souvent alors on les considère comme un prix à payer, qu’on paye en rechignant. Mais il arrive aussi qu’on comprenne que tels revers sont autre chose que des caissiers impitoyables, auxquels bon gré, mal gré il faut payer pour du bon temps qu’on a pris. Que ce sont des messagers patients et obstinés, qui sans se lasser reviennent nous apporter toujours le même message ; un message malvenu certes et constamment refusé (...) Le jour enfin où il nous plaît d’accueillir le message, les yeux soudain s’ouvrent et voient : ce qui était redouté comme ‘le pire’ est une libération, une délivrance immense – et ce poids écrasant dont nous voilà soudain soulagés est cela même à quoi hier encore nous nous accrochions, comme ‘le meilleur’ ». (p. 480)
De très belles élucidations
Il ne manque pas d’en faire, Grothendieck, fruits de sa méditation dont je ne connais toujours pas le modus operandi à ce stade de la lecture mais qui semble d’une extraordinaire fécondité. À propos d’un certain malaise sur la situation dans le milieu mathématique, il écrit : « Dans ce malaise je décerne deux composantes d’origine différente. L’une vient du ‘patron’, du ‘moi’ qui reste frustré, car il n’a su gagner à la fois sur les deux tableaux : participer au crédit pour un travail dont il sait qu’il y a eu une (plus ou moins large) part, et en même temps être à la hauteur d’une certaine image de marque, où figure (entre bien autres choses) l’étiquette-poncif ‘générosité’. L’autre composante vient de ‘l’enfant’, de celui en moi qui n’est pas dupe des attitudes et façades, et qui a la simplicité de sentir ce que cette situation a de faux. » (p. 491)
Le conte ‘La robe de l’empereur de Chine’
Merveilleux conte, si profond, rapporté par Grothendieck : « ‘La robe de l’empereur de Chine’, où ledit empereur, abusé par des escrocs sans scrupule et par sa propre vanité, fait annoncer qu’il paraîtra en procession solennelle avec les habits les plus fastueux que le monde ait connus, que viennent de lui préparer à grands frais des soi-disant artistes tailleurs. Et quand il paraît en procession, entouré en grande pompe par sa Cour en grands atours, par les ‘artistes’ faisant courbettes et la famille impériale au grand complet, personne ni dans la procession, ni dans le peuple rassemblé pour contempler la septième merveille, n’ose en croire le témoignage de ses yeux, et tous se font un devoir d’admirer et de renchérir sur la splendeur insurpassable de ces habits dont le voilà paré. Jusqu’à ce qu’un petit enfant qui s’était égaré dans la foule s’écrie : ‘Mais l’empereur il est tout nu ! » – et alors tout à coup tout le monde comme d’une seule voix s’écrie, avec ce petit enfant : ‘Mais l’empereur est nu !’ » (p. 565))
De la découverte, loin des on-dit
« Heureusement que je ne me suis pas laissé intimider par ce genre de refrain bien connu, qui voudrait m’empêcher d’aller jusqu’au fond d’une chose (aussi loin tout au moins que je suis capable d’aller sur le moment), sous prétexte que décidément ‘ça n’en vaut pas la peine’, qu’il n’y a qu’à laisser courir… S’il m’est arrivé de découvrir des choses que je considère utiles et importantes, c’est toujours dans les moments où j’ai su ne pas écouter ce qui se présente comme la voix de la ‘raison’, voire de la ‘décence’, et suivre cette envie indécente en moi d’aller voir même ce qui est censé être ‘sans intérêt’ ou de piètre apparence, voire même foireux ou indécent. » (p. 624)
Se nourrir de son vécu
Ce que j’aime tant chez Grothendieck c’est la manière de conter en même temps tous les avatars de son héritage dans le monde mathématique et sa recherche personnelle, de les appuyer l’une sur l’autre pour apprendre à toujours mieux se comprendre lui-même. Il s’agit pour lui « Se nourrir de son vécu, se laisser renouveler par lui au lieu de constamment l’éluder – [car] c’est cela, assumer pleinement sa vie. J’ai en moi ce pouvoir, libre à moi en chaque instant d’en faire usage, ou à le laisser au rancart. » (662)
Lectures
Toujours Grothendieck : lecture apparemment en diagonale mais en fait très féconde, bouleversante même (qui fait beaucoup bouger de choses) de Grothendieck. Si j’ai trouvé un peu fumeuses ses considérations sur le yin et le yang, je me rends compte de plus en plus à quel point cette grille de lecture est féconde. Nombreux passages soulignés à extraire dans ce Flotoir.
La Rochefoucauld aussi.
Il y a des parentés entre certaines conclusions de l’un et de l’autre, mais je sens chez Grothendieck une plus grand humanité. Lucide mais tendre, ce qui ne me semble pas toujours le cas de La Rochefoucauld. Qui vise souvent terriblement juste.
Le yin et le yang
Oui c’est une assez extraordinaire grille de lecture.
Création : la part du yin et la part du yang dans la création.
Les différents types d’incertitude
Entretien avec le mathématicien Ian Stewart (dans Sciences et avenir,) qui vient d’écrire un livre sur les différentes manières de « décrire, de manière lisible, informative et non technique, les nombreuses façons différentes dont les mathématiques sont désormais utilisées pour comprendre, quantifier, gérer et réduire l'incertitude. (…) Les méthodes les plus connues de ce type proviennent de la théorie des probabilités et de son cousin appliqué, les statistiques. Elles nous permettent de quantifier la probabilité ou l'improbabilité d'un événement, ce qui nous permet d'évaluer le niveau de risque qu'il implique. (…) Cependant, ce ne sont que les méthodes mathématiques les plus connues. Une autre, apparue vers 1960, est la "théorie du chaos". C'est la découverte que même lorsque nous connaissons les règles exactes auxquelles un système obéit, et lorsque ces règles sont complètement déterministes – aucun élément fortuit – l'avenir de ce système peut être imprévisible. La raison en est que dans les systèmes chaotiques, de minuscules erreurs dans les observations croissent de manière incontrôlable et détruisent la validité de la prédiction après un certain "horizon de prédiction". C'est quelques jours pour les prévisions météorologiques, des dizaines de millions d'années pour le mouvement du système solaire. Un troisième est l'incertitude irréductible de la mécanique quantique. Les physiciens ont découvert qu'à ses plus petites échelles, la matière est intrinsèquement imprévisible. Un atome radioactif se désintègre au hasard, sans avertissement. Néanmoins, il existe des régularités claires dans le monde physique à l'échelle humaine. Les éléments radioactifs ont une demi-vie bien définie – ils se désintègrent à un rythme fixe et mesurable. Le grand casse-tête est de savoir comment l'incertitude au niveau quantique peut devenir une certitude au niveau humain. En plus de mettre en place une théorie quantique standard, je discute également des spéculations récentes selon lesquelles le monde quantique pourrait ne pas être aléatoire, mais chaotique. Autrement dit, il existe des règles bien définies, mais l'état futur du système peut encore être imprévisible. C'est une question fascinante. »
Grothendieck, activité physique
Je reviens à l’extraction des notes Grothendieck dont la lecture se révèle fondamentale pour moi et d’une fécondité extraordinaire pour la recherche. Au début du tome II de Récoltes et Semailles, il parle de son gendre et précise : « C’est lui qui a insisté sans se lasser sur l’importance d’une activité corporelle importante de l’ordre de quelques heures par jour, pour faire le poids en présence d’une activité intellectuelle importante. Celle-ci a tendance sinon à épuiser le corps, en tirant vers la tête l’énergie vitale disponible et en créant un fort déséquilibre yang. » (p. 734)
→ On peut même considérer qu’une certaine activité physique, par exemple la marche, peut très bien contribuer à l’activité intellectuelle et sans doute sur un autre mode que celui mis en œuvre, derrière le bureau, sur le papier ou à l’écran. Il faut laisser émerger spontanément les thèmes et on peut ensuite les travailler.
Une boulimie véritable
Grothendieck parle d’une « espèce de boulimie dans l’activité intellectuelle qui a été une des forces dominantes dans sa vie d’adulte » (p. 736), point de vue que je suis complètement mais je sais aussi le revers de cette tendance et ses multiples effets néfastes, avec notamment la négligence du mouvement et le peu de contact avec les choses, voire avec les autres. Comme lui je peux dire que « c’est bien dans la direction ‘esprit’ que se trouvent depuis mon enfance mes investissements les plus puissants. » (p. 736) Mais « Le piège du travail intellectuel – de celui du moins qu’on poursuit avec passion, dans une matière où on finit par se sentir comme le poisson dans l’eau, à la suite d’une longue familiarité — c’est qu’il est si incroyablement facile. On tire, on tire, et ça vient toujours, il n’y a qu’à tirer ; c’est à peine que parfois on a le sentiment d’un effort, d’un frottement, signe que ça résiste tant soit peu… » (p.738)
Mais « En un sens, cette ‘facilité’ dont je parle n’est qu’apparente. L’activité intellectuelle intense met en jeu une énergie considérable, c’est clair : une énergie est prise quelque part, et ‘dépensée’ dans un travail. Il semblerait que le ‘quelque part’ se situe au niveau du corps, qui ‘encaisse’ (ou plutôt ‘débourse’) comme il peut les dépenses (parfois vertigineuses) que la tête se paye sans compter. La voie normale de récupération de l’énergie fournie par le corps, est le sommeil. C’est quand la tête devient boulimique qu’elle finit par empiéter sur le sommeil, ce qui revient à bouffer un capital-énergie sans le renouveler. Le piège et le danger de la ‘facilité’ du travail intellectuel, c’est qu’elle nous incite inlassablement à franchir ce seuil, ou à rester au-delà dès lors qu’il est franchi, et que de plus ce franchissement ne se signale pas à notre attention par les signes habituels, indubitables, de la fatigue, voire, de l’épuisement. » (p. 742-743)
→ Et il semble bien là en effet que l’on soit dans un processus de nature boulimique, parfois incoercible, sans satiété, insensible aux signaux d’alerte corporels et psychiques. Le côté remplissage, sans doute d’un vide intense ressenti dans les profondeurs.
De la parenté profonde
Bel hommage rendu par Grothendieck à un de ses maîtres, Claude Chevalley : « Si j’essaye maintenant de cerner par des mots le sens de cette parenté, ou du moins un de ses signes, il me vient ceci : l’un et l’autre, nous sommes ‘cavaliers seuls’ – voyageurs l’un et l’autre dans sa propre ‘aventure solitaire’. » (p. 745)
→ Éprouvé cela aussi tout au long de ma vie, attirance pour des personnalités en dehors de…, des cercles, des établissements. Incapable moi-même de m’y intégrer, toujours en marge, à la marge, entre des mondes, mon monde d’origine auquel je reste fidèle sur de très nombreux points et mes milieux de rencontre et de travail, si différents, ne serait-ce que socialement (et j’ai senti parfois que cela m’excluait)
La vie des choses
David Bessis, qui m’a conduite vers Récoltes et Semailles (même s’il avait tendance à n’en pas recommander la lecture !) avait souligné cet intérêt du mathématicien pour la vie secrète des choses. « Cette vie profonde des choses n’a pas attendu, pour être là, que nous prenions la peine d’en prendre connaissance, écrit en effet Grothendieck — elle est là de tous temps, elle fait partie de leur nature intime, qu’il s’agisse d’objets mathématiques, d’une pelouse de jardin, ou de l’ensemble des forces psychiques qui agissent en telle personne à tel moment. La pensée est un instrument parmi d’autres pour nous révéler et nous permettre de sonder cette profondeur derrière la surface, cette vie secrète des choses, qui n’est « secrète » que parce que nous sommes trop paresseux pour regarder, trop inhibés pour voir. C’est un instrument qui a ses avantages, comme il a ses inconvénients et ses limites. Mais de toute façon, il est rare que la pensée soit utilisée comme instrument de découverte. Sa fonction la plus commune n’est pas de découvrir la vie secrète en nous et en les choses, mais bien plutôt de la masquer et de la figer. C’est un outil multiple-usages à la disposition à la fois de l’Enfant-ouvrier et du Patron. Dans les mains de l’un elle devient voile, apte à capter les forces de notre désir et à nous porter loin dans l’inconnu. Dans les mains de l’autre elle se fait ancre immuable, que remous ni tempêtes n’arrivent à ébranler… » (p. 748-749)
Une analyse très serrée
Ce qui est fascinant c’est de voir Grothendieck appliquer toute sa puissance de mathématicien capable d’élaborer une idée complexe, d’aboutir à une découverte pressentie via une simple intuition de départ, appliquer donc cette puissance de sa pensée à une analyse d’un certain nombre de situations ou de comportements humains et à leurs répercussions sur chacun, sur lui-même en premier lieu et sans aucune complaisance. Il fait preuve d’une honnêteté parfois confondante notamment lorsque, ayant bien débusqué un comportement donné chez quelqu’un d’autre, il s’interroge pour savoir s’il est lui-même ou a été lui-même exempt de ce même comportement, disons par exemple une attitude cassante et déstabilisante voire humiliante vis-à-vis d’un élève.
Cette analyse il va la mener sans se ménager, ni les ménager, sur le couple de ses parents, se servant pour cela d’une volumineuse correspondance entre eux. Cela va lui permettre d’élaborer très finement la personnalité de chacun, et avec quelques surprises de taille. Ne devrions-nous pas tous procéder à une telle analyse sans concessions, sachant à quel point les premières années de notre vie sont cruciales pour toute la suite de notre développement et de notre manière d’être au monde, avec et parmi les autres ? « Mon propos était de ‘faire connaissance’ avec mes parents. J’avais découvert l’année précédente que l’admiration que je leur avais vouée pendant toute ma vie, et qui avait fini par se figer en une sorte de piété filiale, recouvrait et maintenait une ignorance très grande à leur sujet (…), phénoménale ignorance dans laquelle il m’avait plu toute ma vie de me maintenir. » (p. 751)
→ Ce qui est passionnant aussi c’est de voir la manière dont il lit cette correspondance. Il montre bien comment lors de deux premières lectures, il passe complètement à travers ce qui, lors d’une troisième lecture, va finalement lui apparaître profondément signifiant et qui se trouve bien caché souvent dans des passages plutôt « obscurs. » Et ce ne sera pas rien que cette nouvelle lecture de la correspondance entre ses parents puisqu’il écrit : « Cette lecture a bouleversé aussitôt de fond en comble l’image que j’avais, depuis mon enfance, sur la personne de mes parents et sur ce qu’avait été leur relation à moi et à ma sœur. » (p. 753)
C’est toute la question de ces messages qui font mine de ne pas dire ce qu’il y a à dire. La question de comprendre ce que disent en réalité ces messages ne se pose pas tant « qu’on est disposé (comme je le fus la plus grande partie de ma vie) à prendre pour argent comptant et à la lettre tout ce qu’on vous dit ou écrit, et de ne chercher ni voir, en rien et chez personne, d’autres intentions que celles qui sont expressément exprimées par l’intéressé. Elle se pose par contre quand on se voit confronté à cette expression indéfinissable, que dans telle déclaration, tirade ou narration, quelque chose ‘cloche’, qu’il y a anguille sous roche, que quelque chose a ‘passé’, quelque part, qui n’est pas censé avoir été dite (qu’iriez-vous donc vous imaginer là !) (p.754)
→ Cela fait doublement mouche. 1. Prendre pour argent comptant toute parole, je dis bien toute parole d’où elle émane, parce que, il faut le reconnaître, soi-même, en principe, on ne sait pas le mensonge, la tromperie volontaire, la duperie. 2. Ignorer l’intuition, alors que c’est une faculté d’hypersensible dont je suis plutôt généreusement dotée, parce qu’au fond on ne m’a pas appris à lui faire confiance, jamais, personne, voire même qu’on m’a appris à m’en défier. Qui n’a entendu, plus ou moins, cette expression « tu te fais des idées » ? « Parfois aussi c’est la perception, élémentaire et déconcertante, d’une incohérence, d’une absurdité, si énorme parfois et en même temps insaisissable en apparence, qu’elle semble défier toute formulation, aux limites qu’elle paraît être de la débilité ou du délire. » (p. 754)
De la recopie
À verser au dossier, déjà fourni dans ce Flotoir, des vertus du « recopiage ». Grothendieck explique comment devant certains passages particulièrement obscurs, il se livre à leur recopie : « j’ai été amené parfois à recopier, aux fins de citation, des passages plus ou moins longs, qui se distinguaient soit par une obscurité, soit parce qu’à vue de nez ils me donnaient l’impression d’être ‘importants’, pour une raison ou pour une autre. Au fil des jours et des semaines, je me suis aperçu que le simple fait de recopier in extenso tel passage du texte que je scrutais, modifiait de façon surprenante ma relation à ce passage, dans le sens d’une ouverture à une compréhension de son sens véritable. » (p. 755). C’est qu’il « n’y a pas de commune mesure entre la rapidité de l’œil parcourant en les lisant des lignes écrites, et celle de la main qui les transcrit mot à mot. On a beau écrire vite, le ‘facteur temps’ n’est absolument pas le même. Et je soupçonne que ce ‘facteur temps’ n’agit pas de façon purement mécanique, quantitative – ou pour mieux dire, qu’il n’est qu’un aspect d’une réalité plus délicate et plus riche. Il n’y a pas non plus de commune mesure en effet, chez moi du moins, entre l’action de l’œil qui parcourt des lignes qu’un autre a pensées et écrites, et l’acte de la main qui lettre après lettre, mot après mot réécrit ces mêmes lignes. (…) il y a une symbiose profonde entre la main et l’esprit ou la pensée ; et au rythme même de la main qui écrit, et sans aucun propos délibéré, l’esprit ne peut s’empêcher de reformer, de repenser les mêmes mots, s’assemblant en phrases chargées de signification, et celles-ci en discours. Pour peu qu’un désir de connaître anime cette main qui reproduit des lettres, des mots et des phrases, et qu’il anime cet esprit qui, à l’unisson, les ‘reproduit’ lui aussi, à un autre niveau – sûrement cette double action crée alors un contact autrement intime entre ma personne et ce message dont je me fais le scribe-rédacteur, que l’acte, surtout passif et sans support ni trace tangible, de l’œil qui se contente de lire. Cette tâtonnante intuition va dans le sens d’une constatation de longue date – c’est que chez moi le rythme de la pensée qui travaille (qu’il s’agisse de travail mathématique ou de tout autre, y compris le travail que j’appelle ‘méditation’) est le plus souvent (sinon toujours) celui de la main qui écrit, et nullement celui de l’œil qui lit. Et la trace écrite laissée par ma main (ou parfois, par la machine à écrire manœuvrée par mes mains…), au rythme de la pensée qui progresse sans hâte et sans jamais lambiner, est le support matériel indispensable de cette pensée – à la fois sa ‘voix’, et sa ‘mémoire’. » (p. 755-756)
→ C’est exactement tout le travail du Flotoir depuis maintenant plus de 20 ans !
Approfondissement et doute (Grothendieck)
« Et il n’y a aucune difficulté non plus à distinguer les étapes successives, les stades de décantation successifs, dans ce cheminement dont je viens de parler, à partir de cette étape ‘morte’ ou nul pressenti affleurant à la conscience ne fait encore soupçonner ‘quelque chose’, au-delà d’une certaine surface plate et amorphe que nous présentent des yeux somnolents, et qui à travers des ‘éveils’ successifs nous amène vers une appréhension de plus en plus délicate, plus intime, plus complète de ce ‘quelque chose’. Il n’est pas de nature essentiellement différente, qu’il s’agisse du cheminement dans la découverte des choses mathématiques, ou dans celle de soi et d’autrui. Le sentiment d’une progression dans une connaissance, qui s’approfondit peu à peu (fût-ce à travers une accumulation d’erreurs, patiemment, inlassablement corrigées) – ce sentiment est aussi irrécusable dans ce dernier cas comme dans l’autre. Cette assurance-là est l’une des faces d’une disposition intérieure, dont l’autre face est une ouverture au doute : une attitude de curiosité excluant toute crainte, vis-à-vis de ses propres erreurs, qui permet de les dépister et de les corriger constamment. La condition essentielle de cette double assise, de cette foi indispensable pour accueillir le doute comme pour découvrir, est l’absence de toute peur (qu’elle soit apparente ou cachée) au sujet de ce qui ‘sortira’ de la recherche entreprise – de toute peur, notamment, que la réalité que nous nous apprêtons à découvrir bouscule nos certitudes ou convictions, qu’elle ne désenchante nos espoirs. Une telle peur agit comme une paralysie profonde de nos facultés créatrices, de notre pouvoir de renouvellement. » (p. 758-759)
Cette peur est bien sûr « la grande pierre d’achoppement quand il s’agit de la découverte de soi ou d’autrui. »
Le sentiment de la découverte
Il est irrécusable, « il est le reflet, au niveau des émotions, d’une perception de quelque chose qui vient de se passer – l’apparition de quelque chose de nouveau – et ce ‘quelque chose’ apparaît comme aussi tangible, aussi irrécusable (je m’excuse des répétitions !) que l’apparition d’un énoncé mathématique, disons, ou d’une notion ou d’une démonstration, à quoi on n’avait jamais songé avant. Il me semble d’ailleurs malaisé de distinguer ou de séparer ce sentiment qui accompagne une découverte particulière, du sentiment de progression dont j’ai parlé tantôt, lequel accompagne toute une recherche. Les découvertes ‘grandes et petites’ sont comme les paliers successifs qui matérialisent une progression, comme des seuils successifs que nous devons franchir. La progression n’est autre que cette suite de franchissements de ces seuils, d’accessions de chacun de ces paliers au suivant. Le ‘sentiment’ ou mieux, la perception qui reflète, qui restitue ce processus, est un ‘critère’ sûr, indubitable – je ne me rappelle pas qu’il m’ait jamais induit en erreur. (…) c’est surtout un guide irremplaçable dans toute vraie recherche – un guide prêt à nous informer à chaque moment (pour peu que nous prenions la peine de le consulter) si nous faisons fausse route, ou sommes sur une bonne voie. Les dispositions d’écoute vis-à-vis de ce guide sûr ne sont autre chose, il me semble, que ce qu’en un autre lieu de ma réflexion, j’ai nommé ‘rigueur’. Cette rigueur n’est pas d’essence différente, me semble-t-il, qu’il s’agisse de l’exigence dans une recherche mathématique, ou de celle dans la connaissance de soi, sans quoi il ne peut y avoir une telle connaissance. » (p. 759-760)
→ La rigueur en effet qui fait de ce parcours de Grothendieck à la recherche de lui-même et des autres, quelque chose de tellement fascinant. Il applique son esprit scientifique à la matière humaine. Il arrive à détecter les fausses routes (ce qu’on peut appeler aussi les illusions), il est doté d’une perception fine qui lui permet de repérer « ce qui cloche », en bon scientifique, il ne passe pas outre, mais il examine à fond ce qui cloche et pourquoi, et il en tire toutes les conséquences. Et il dit bien que cette rigueur pendant longtemps, il n’en a pas fait preuve en dehors du domaine mathématique, qu’il l’a découverte et apprise avec l’usage de ce qu’il appelle méditation, qui reste toujours non défini à ce stade ! Mais sur laquelle, peut-être, il éclaire quand il écrit que « la ‘rigueur’ dont je parle ici est apparue dans ma vie en même temps que la méditation. Ou pour mieux dire, je ne saurais vraiment distinguer entre l’une et l’autre. Les moments de méditation dans ma vie ne sont autres que ceux où j’examine ma personne (le plus souvent à travers ma relation à autrui) dans de telles dispositions d’exigence extrême avec moi-même. » (p. 760)
Du masculin du féminin du yang et du yin
Très honnêtement ces histoires de Yang et de Yin, lorsque j’ai commencé à les voir dans le texte de Grothendieck m’ont fait un effet peu favorable. Je me suis crue en pleine tendance new age au début. Grave erreur, il fallait suivre, avec rigueur, le fil de la pensée et de la construction de Grothendieck pour se rendre compte à quel point c’est fondamental d’une part et que plus pragmatiquement, c’est une formidable grille de lecture que celle de yin et du yang. Une première citation par follement claire mais très importante : « Pour des raisons qui restent encore mystérieuses pour moi, dans mon propre cas l’histoire des relations (tant conscientes qu’inconscientes) entre le moi (‘le patron’) et ‘le mâle’ et ‘le féminin’ en ma personne (aussi bien dans le ‘patron’ lui-même que dans l’‘ouvrier’, qui l’un et l’autre sont tributaires du double aspect yin-yang de toutes choses) — cette histoire a été plus mouvementée qu’à l’accoutumée. J’y distingue trois périodes. La dernière rejoint dans un certain sens la première, qui s’étend sur les cinq premières années de mon enfance. Cette troisième période, que je peux appeler celle de la maturité, peut être vue comme une sorte de ‘retour’ à cette enfance, ou comme de progressives retrouvailles avec l’‘état d’enfance’, avec l’harmonie des épousailles sans histoires du ‘yin’ et du ‘yang’ en mon être. Ces retrouvailles ont commencé au mois de juillet $1976, à l’âge de quarante-huit ans — l’année même où j’ai fait la découverte (trois mois plus tard) d’un pouvoir jusque-là ignoré en moi, le pouvoir de méditation. » (p. 787-788)
La force créatrice
« Il se pourrait que ce qui est force créatrice en mon corps et en mon esprit, ce que j’ai appelé parfois ‘l’enfant’ ou ‘ouvrier’ en moi (par opposition au ‘patron’ qui représente la structure du moi, c’est-à-dire ce qui est conditionné en moi, la somme ou le résultat du conditionnement accumulé en ma personne) – que cette force soit plus ‘féminine’ encore que ‘virile’ (alors que par nature et nécessité elle est l’un, et l’autre). La chose importante d’ailleurs n’est pas si cette note dominante profonde en moi est ‘féminine’, ou si elle est ‘virile’. C’est plutôt, que je sache en chaque instant être moi-même, en accueillant sans réticence aussi bien les traits et les pulsions en moi par lesquels je suis ‘femme’, que ceux par lesquels je suis ‘homme’, et en leur permettant de s’exprimer librement. »