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Extraits du Flotoir du 6 février au 15 mars 2022, première partie
Le bilboquet
J’ai sans doute été un peu sévère avec le livre de Marie Darrieussecq dont maints passages retiennent toute mon attention. Notamment ceux où elle analyse en profondeur cette incapacité à dormir qui lui est venu après la naissance des « bébés » (j’adore la façon dont elle parle de ses enfants).
« N’étant ni archère ni particulièrement zen, je vais prendre le très modeste exemple du bilboquet. Enfant, je ne comprenais pas comment réussir au bilboquet. Je visais. Je jetais la boule en l’air, suivais le trajet de la ficelle, tentais d’introduire la pique dans l’orifice – c’est d’ailleurs en jouant que j’ai compris, par déduction, le Grand Secret Sexuel. Mais ni vitesse, ni adresse, ni ruse, rien n’y faisait : j’échouais. Un jour je compris qu’il ne fallait pas viser. Il ne fallait même pas vouloir viser. Pourtant, être là. Concentration sans sujet, geste impensé de la main, tête vide, yeux flous, et grand silence en soi. Au cœur de ce silence, le futur s’inscrit dans le petit objet. Ça va arriver – ça arrive. Non pas visualiser ce qui doit se produire. Non. Mais quelque chose fait brèche. Le temps se roule en boule au bout de la ficelle. Il n’y a pas de but, puisque le but est atteint. Clac.
Reine du Bilboquet.
On peut transposer au badminton. Au tennis. À des jeux plus nobles. À des enjeux plus nobles.
C’est facile.
Alors pourquoi le sommeil résiste-t-il à la reine du bilboquet ?
→ on peut transposer aussi au piano, je l’ai déjà écrit à propos des notes sur la virtuosité de Quignard, non pas que je prétende à la moins minuscule seconde de virtuosité, mais plutôt que je tende à une minuscule seconde d’abandon réel, où la musique m’embarque, où les doigts marchent tout seul, où ça coule de source sans que j’aie à contrôler, à surveiller (et à punir !) ?
Ah ce moi !
Elle en connaît bien tous les tours, Marie Darrieussecq !
« Le moi petit soldat, le moi pilote, le moi pie jacasse, le moi communicant, le moi tracassier, le moi bon chien, le moi comptable, le moi conquérant, le moi soleil, le moi Pierrot lunaire, le brave moi, le pauvre moi – tous ces moi doivent laisser ‘quelque chose’ écrire et danser ; et peut-être, dormir. » (p. 124)
« Le moi n’est pas haïssable. Mais il peut être encombrant. Comme un meuble. L’absence à soi-même que nécessite l’écriture, y compris autobiographique, n’est pas une question de morale ; c’est plutôt une question d’ameublement. Si écrire c’est pousser le moi pour faire de la place, dormir – c’est pareil ?
Là où était le moi, sera le livre. Là où était le moi, le sommeil viendra. Le moi-sommeil.
Ça écrit. Transe légère. Par moments. Par accès. Souvent, je tiens encore trop à moi quand j’écris. C’est pour ça que c’est difficile. Nul besoin d’être insomniaque pour écrire. Mais il faut accepter de ne pas écrire pour qu’il y ait une phrase.
Il a fallu toute l’angoisse. Mais soudain, ça écrit. »
→ oui, accès, par moments, souvent très bref, quand le moi se retire, un peu comme la marée, bref temps d’estran. Puis très vite reviennent les vagues du moi.
De la nuit
Long passage, très émouvant, sur le Rwanda où elle s’est rendue pour travailler avec certains survivants du génocide. Mais aussi sur La Disparition de Perec, sur les survivants des camps : « ‘Ce qui arriva’, c’est ainsi que Paul Celan nomme la destruction des Juifs d’Europe. Je me souviens que le sommeil est une des grandes questions de La Nuit, d’Elie Wiesel, et que dans la marche de la mort ‘dormir signifiait mourir’. Je me souviens que Primo Levi, dans le chapitre ‘Nos nuits’ de Si c’est un homme, parle de ses réveils au camp comme un cauchemar dans le cauchemar mais décrit aussi, dans un passage célèbre, cette faculté humaine ‘de se creuser un trou, de sécréter une coquille, de dresser autour de soi une fragile barrière de défense, même dans des circonstances apparemment désespérées’ Je me souviens que c’est en termes de lutte des classes que Robert Antelme évoque le sommeil dans les camps : ‘S’ils veulent encore avoir demain de la matière à SS, il faut que nous dormions. […] Le sommeil n’exprime pas un répit, il ne signifie pas que nous sommes quittes d’une journée envers les SS, mais que nous nous préparons, par une tâche qui s’appelle sommeil, à être de plus parfaits détenus.’ Je suis face à ma bibliothèque et chaque livre ouvre sur une voix singulière, et sur une nuit singulière. Charlotte Delbo reste couchée pendant des mois après Auschwitz : ‘J’ai gardé de ce temps des images brumeuses où pas une tache claire ne permet de distinguer le sommeil de la veille’. Aharon Appelfeld, dans Le garçon qui voulait dormir, dort sans cesse après la guerre : ‘Dans mon sommeil, j’étais relié à mes parents, à la maison dans laquelle j’avais grandi, je continuais à vivre auprès d’eux, sans aucune séparation.’ Puis il évoque le suicide de son compagnon Marc, un autre survivant, qui, lui, avait totalement perdu le sommeil.
Les livres dans la bibliothèque sont contigus, un alignement de pages verticales qui accueillent tant de morts, chacun unique, tous les morts uniques jusque dans le sommeil, comme si les besoins de l’espèce humaine, manger, boire, dormir, restaient irréductiblement dans le style d’un seul homme, d’une seule femme, jusque dans la privation la plus nue.
Grande insomnie sur la Terre. Et dans chacune de ces coquilles, quelqu’un avec son souffle à soi. » (p. 146)
L’écureuil de Primo Levi
Magnifique histoire relatée par Marie Darrieussecq dans Pas dormir : « Primo Levi accordait plus d’importance à la vie humaine qu’à celle ‘d’un corbeau ou d’un grillon’, mais la souffrance, il la refusait pour tous. Dans Le Métier des autres il raconte être entré par erreur dans un laboratoire travaillant sur la privation de sommeil : ‘L’écureuil était épuisé : il posait lourdement ses petites pattes l’une devant l’autre sur cette route sans fin et me rappelait les rameurs des galères, et ces autres forçats de la Chine qu’on obligeait à marcher pendant des jours et des jours dans des cages du même genre, pour puiser l’eau destinée aux canaux d’irrigation. Il n’y avait personne dans le laboratoire : j’ai tourné l’interrupteur du moteur électrique, la cage s’est immobilisée et l’écureuil s’est endormi dans l’instant. C’est donc probablement de ma faute si l’on en sait encore si peu sur le sommeil et l’insomnie’. »
Le pangolin de Marie Darrieussecq
Étonnant et très beau passage sur le pangolin, rendu tristement célèbre, il y a deux ans. Dans une grande variation sur l’animal et son sommeil, M. Darrieussecq écrit : « Les animaux sauvages, les rêves, et les étoiles. Ces trois choses ont un point commun : elles existent. Un autre point commun : on les oublie. Les rêves existent en nous. Les étoiles existent au-dessus de nous. Les animaux sauvages existent à côté de nous. On les oublie parce que notre productivité baisserait, si on prenait au sérieux la réalité des rêves. La réalité des bêtes sauvages. La réalité des étoiles. Si on cessait de les refouler (les rêves). De les manger (les animaux). De les oublier (les étoiles – le fait que nous sommes debout sur une planète moyenne dans un immense univers qui roule sans nous). Ces trois domaines (l’inconscient, la vie sauvage, et les astres) existent de la même façon : indépendamment de notre volonté. » (p. 155)
Produire des associations
Dans une note d’André Hirt à propos d’un disque du quatuor Ragazze : « Au-delà même de la qualité musicale engagée et exposée, on avait reconnu un art de composer un programme, de révéler des associations et non simplement d’en produire. Des associations, oui, mais nécessaires, qui sont en réalité aussi indispensables à la lecture et à l’écoute d’une œuvre qu’elles le sont pour sa survie, son devenir et son déploiement ramifié et reflété dans l’histoire. »
Et cela aussi essentiel à notre travail « critique » qu’il s’agisse comme ici de musique, mais aussi de littérature : « En matière de critique artistique, en l’occurrence musicale, la critique qu’on ne devrait pas confondre avec l’étude des œuvres, l’écoute impose, en excluant toute gesticulation rhétorique ou savante, toujours ridicule comme dans Molière, non pertinente parce qu’en définitive elle ne touche personne et ne fait passer, très momentanément, qu’un voile d’apparences, qu’on ne juge pas, parce qu’on en est incapable et que par ailleurs on se l’interdit au regard du travail investi par les artistes, en raison, essentiellement, de ce que l’écoute d’une œuvre, même complexe, n’a pas à être conditionnée par un savoir d’ordre technique. C’est là le principe non pas négatif mais très positif qui permet de soutenir le rapport à une œuvre, principe qu’on redoublera par cet autre, plus important encore, selon lequel ce qui commande l’écoute, c’est ce que nous fait une œuvre. À chacun, donc, à n’importe qui, au « premier venu » comme dit Baudelaire. Ce qu’une œuvre nous fait ? C’est-à-dire ? On ne s’arrêtera pas à la seule émotion, pourtant nécessaire, d’abord, mais non suffisante, sauf à tomber, comme Heidegger en avait produit l’avertissement à propos de Nietzsche et de Wagner dans le règne de l’affectivité, donc du pur vécu. Non, l’émotion est un chemin, elle conduit vers une pensée, sinon, elle ne sera jamais que flatterie flattée. (...) Car il ne suffit pas de ressentir dans le seul partage du plaisir et du déplaisir, il s’agit de percevoir, disons de capter ce qui est senti dans le ressenti, un peu comme l’événement n’est aucunement ce qui arrive, mais ce qui arrive dans ce qui arrive. »
Mort du père, mort de la mère
et cela si profond et si frappant [il parle de Bartók] : « Il savait que la mort du père signifie, dans la douleur, qu’on est passé à l’âge adulte ; il sait désormais que la mort de la mère annonce qu’on est devenu vieux. »
Tendre l’arc
« Il semble, à cet égard, que les Ragazze [nom du quatuor] soient parvenus à tendre l’arc entre l’Histoire et l’histoire subjective, l’une éclairant, ou bien assombrissant l’autre. Plus que jamais, dans l’écoute, on saisit à quel point cette musique des six quatuors, redoublée par celle des trois concertos pour piano qui leur correspondent strictement terme à terme, est comme issue des textes de Kafka. »
De la réception de la musique
Pensé soudain à la considérable modification des conditions de réception de la musique depuis plus d’un siècle du fait de sa reproductibilité. Benjamin y a-t-il fait allusion ?
La Hulotte et la documentation
J’ai écouté avec le plus grand intérêt deux émissions consacrées à La Hulotte, pour les 50 ans de cette revue merveilleuse consacrée à la nature. Un petit cahier sans prétention mais très ambitieux néanmoins, qui compte pas moins de 150 000 abonnés dans 60 pays, ce qui est fou, surtout si on sait qu’il n’y a pas de vente en kiosque et pas de version numérique.
Les numéros sont fabriqués par une toute petite équipe, dans les Ardennes. Après le choix d’un sujet (en ce moment et pour deux numéros : le merle), collecte de la documentation, chaque élément trouvé étant photocopié puis collé dans un cahier de 200 pages, il peut y en avoir des dizaines de ces cahiers. Pages numérotées, parfois donc jusqu’à 4000 et numéro d’ordre attribué aux éléments, page par page. Puis report de ce numéro dans un plan-notes, le but étant de pouvoir retrouver quasi tout de suite la source de tout élément repris dans le texte. C’est assez fascinant, dans son côté artisanal hyper efficace !
J’ai repensé aussi à ce qu’a dit Hélène Cixous dans son séminaire, tout récemment. Elle collige dans des cahiers depuis des décennies des faits d’actualité, de société, qui lui paraissent significatifs. Elle a plus de cinquante cahiers.
J’éprouve toujours cette fascination des ensembles énormes, avec en toile de fond le Zibaldone de Leopardi, les Cahiers de Valéry, mais aussi toutes ces entreprises de moindre renom. Sont-elles toutes des sortes de digue contre l’oubli, comme j’aime à le penser ?
Flacon de sels
s’amuser à inscrire dans le journal-agenda « lancé une lessive », pur clin d’œil à Pierre Bergounioux en ses Carnets – avoir déambulé sous mon parapluie constellé de notes de Bach, suites pour violoncelle seul, acheté à Eisenach (poivre : constater que tout le monde s’en fout) – puis boire dans une chope Beethoven avec un extrait de l’Hymne à la joie, acheté à la Maison de Beethoven à Bonn (non-poivre ! être seule chez soi et n’avoir pas à constater que tout le monde s’en fout, penser à une conversation sur le sujet de la réception de la musique avec André Hirt) – découvrir que la terre la Terre abriterait environ 73 000 espèces différentes d’arbres, dont 9 200 restent à découvrir.
Image, regard et capital
Rien moins que cela, c’est une partie du titre d’Annie Le Brun dont Les Lettres Françaises publient une belle recension de Françoise Valon. Cela démarre fort, cet article : « De quelle colère violente, de quelle blessure à vif Annie Le Brun tire-t-elle l'opiniâtreté et la détermination rigoureuse et salutaire avec laquelle elle mène la lutte contre le cœur du cyclone capitaliste dans les profondeurs de sa déshumanisation constitutive ? (...) Elle dénonce une atteinte sans précédent au réel et à sa saveur imprévisible menée avec une rapidité foudroyante sous le règne de la bienséance, de la tolérance et de la nouveauté. Que la poésie, le roman, la fiction, toutes les œuvres de l'esprit qui sont les racines de la subversion puissent être à ce point traqués, caricaturés, banalisés et rendus méconnaissables y compris par leur prolifération exubérante la soulève d'une brûlante indignation qui vise trois aspects majeurs de cette défiguration du sensible. D'abord l'appauvrissement du réel qui se cache dans la bouffissure des mots : sur le vide prolifèrent les ersatz, les mots vides de sens. (Du trop de réalité, 2000). Ensuite elle montre la collusion entre art et pouvoir qui récupère la révolte sous un esthétisme de pacotille et combien le « marché de l'art » a transformé toute œuvre en marchandise (Ce qui n'a pas de prix, 2018). Enfin elle dénonce l'atteinte brutale portée à l'imagination par la prolifération d'images dévoyées et de stéréotypes standardisés, le recouvrement du monde sensible par le gigantesque empire des fantômes numériques. » (Les Lettres françaises, janvier 2022, p. 10).
Ce dernier point est l’objet de l’ouvrage que publie Annie Le Brun, Ceci tuera cela. Image, regard et capital, en collaboration avec le plasticien Juri Armanda. Le livre dénonce l’image virtuelle comme une arme de destruction massive qui provoque un véritable cataclysme distributif qui « change les données intimes de la perception et de la représentation : n’existe plus que ce qui est ‘visible’, c’est-à-dire distribué médiatiquement. La galaxie Gutenberg en est pulvérisée. » Il y avait eu le remplacement des livres de pierre, les cathédrales par le livre, il y a désormais le remplacement du livre par l’image numérique. « Étouffée par la boulimie des images sans écho, l'imagination se tarit. Elle était la faculté la plus libre, la plus légère, la plus irrévérencieuse. Mais aussi le point de naissance de l'éthique par la représentation même de l'horreur inacceptable. Sans elle s'étale un cynisme réaliste, une acceptabilité croissante de la brutalité et de la violence.
De même que le potentiel destructeur de l'atome a été utilisé pour désintégrer la matière et anéantir tout paysage, il a été recouru au pixel pour désintégrer l'image et anéantir le monde de l'imagination à sa source, qui ouvrait seule la voie d'une libération devenue de plus en plus urgente. »
→ Profonde vérité de tout cela, même si présenté ainsi cela semble un peu manichéen. Mais il y a en effet un avènement triomphal de l’image carnivore pour reprendre le titre de l’article. L’image qui balaie la lettre et le son, qui prime toujours sur le livre ou sur la musique. Image qui s’impose monolithiquement, même si la retouche est possible et on sait ce qu’il en est. Image reçue passivement la plupart du temps et aimée aussi pour cela, elle ne demande pas d’effort. Lire un livre, écouter une symphonie me semblent requérir plus d’effort que de s’installer devant un film.
Pas dormir
Il me faut donc tempérer un peu mon jugement trop sévère (voir ci-dessus) de Pas dormir de Marie Darrieusecq. Je ne retire pas cette critique consistant à dire que c’est un peu un livre fourre-tout que l’on aurait aimé plus travaillé sur le plan de la forme, ce qui en aurait sans doute fait un très grand livre. Donc plus qu’un bon livre ! Mais dans ce fourre-tout, il y a des pépites, des séquences superbes. Magnifiques pages notamment sur l’extinction des espèces. De ces pages qui font beaucoup plus en quelques feuillets pour vous faire prendre conscience de la réalité que des dizaines de reportages ou d’articles scientifiques, peut-être parce qu’il y a là de l’émotion ? « À force d’amputer nos vies d’autres vies, à force d’ôter des gestes à la danse du vivant, nous serons bientôt privés de monde. Ce sentiment pesant et diffus à la fois, c’est ‘le cœur lourd’ dont parle Élisabeth de Fontenay, c’est ‘le deuil d’une autre espèce’ dont parle Aldo Leopold. C’est le regret, ‘un énorme regret pour chaque animal mort, une sorte de deuil qui ne se termine jamais’, de la narratrice d’Olga Tokarczuk : une insomniaque qui tente de soigner au houblon et à la valériane ce ‘deuil qui en remplace un autre constamment’. Il n’y a pas que le célèbre dodo, si ridiculisé, qui a disparu par l’action humaine… le dodo au nom de sommeil d’enfant, le dodo perdu… À notre alphabet d’animaux, il manque aussi, depuis 2006, le dauphin du Yang Tsé. Manqueront bientôt la baleine de Biscaye, le cerf-cochon d’Indonésie, le gavial du Gange, le guépard du Sahara, le léopard de l’Amour, le loup rouge de Californie, le singe muriqui du Nord amazonien, l’okapi de l’Ituri, la tortue imbriquée, et encore d’autres formes vivantes et uniques. Et le bestiaire de nos livres se réduit, et la bande-son de nos nuits s’amincit, et nous sommes comme les personnages de La Disparition, à ne plus savoir, hagards, ce qui nous manque. C’est un deuil phénoménal. Quelque chose en nous est mort ‘de ne pas l’avoir rencontré’ ». (p. 155)
Et puis les nuits
« Et puis d’autres nuits… Tous les livres possibles, les bouts de livres, les brins de livres, les buissons et les fourrés de livres… et la pousse d’un arbre, l’arbre fertile, celui qui portera un livre… Les nuits où la forêt est un refuge proliférant – les nuits où un temps végétal, paisible, se confond avec le temps de l’écriture, ô nuits favorables… Le livre me réveille. Un bourgeon s’anime. Une branche remue. La nuit pousse. La poésie, comme le rêve, dit une vérité sauvage. Le sommeil et l’insomnie, territoires asymétriques, ouvrent leurs propres chemins. Dans la zone hypnagogique, nous écoutons avec notre peau comme les grenouilles, avec notre ligne latérale comme les requins, dans notre ventre comme les femmes enceintes. Les vibrations nous guident comme les araignées. Nous entendons les arbres. Nous quittons la ligne droite. Nous renonçons à notre excitation électrique, à notre conscience frénétique, à notre bon sens élagueur de rameaux. » (p. 155)
Examen de conscience ou plutôt de vision
J’ouvre Mathematica, de David Bessis
« Quand nous croyons directement voir le monde en trois dimensions, nous ne faisons qu’assembler inconsciemment les images en deux dimensions fournies par nos deux yeux. » (David Bessis, Mathematica, p. 133).
Plus loin : « Ce que vous voyez n’est jamais la réalité brute mais une interprétation du monde. Dit autrement, c’est une reconstruction, produite par votre mémoire et votre imagination, sur la base de signaux visuels bruts dont vous n’avez jamais directement conscience. Le jour de votre naissance, vous ne saviez pas encore voir, non pas parce que vos yeux ne fonctionnaient pas encore, mais parce que votre cerveau n’avait pas encore appris à donner du sens à l’information brute remontée par votre nerf optique. Cette même faculté de reconstruction vous permet maintenant d’imaginer des choses qui n’existent pas et d’avoir l’impression de les voir. » (p. 136)
→ David Bessis prône une mise en doute un peu systématique de tout ce à quoi nous croyons, de toutes nos certitudes. Il consacre d’ailleurs des pages magnifiques à Descartes, regrettant qu’on présente aux jeunes Le Discours de la méthode comme un manuel de philosophie alors que lui, forçant un peu le trait mais à dessein, voudrait qu’on le considère comme un manuel de développement personnel !
De la conjecture
et comme toujours, bien préciser des points de vocabulaire. Qu’est-ce qu’une conjecture : « Une conjecture est un énoncé mathématique dont on pense qu’il est valide mais qu’on ne sait pas encore démontrer. Faire une conjecture, c’est sentir que quelque chose est vrai sans savoir dire pourquoi. C’est, par nature, un acte visionnaire et intuitif. » (p. 134-135)
→ Dans ce livre, Bessis montre bien la différence fondamentale entre le langage mathématique et le langage ordinaire. En mathématique, un mot dit très exactement ce qu’il veut dire. « Le piège du langage, c’est la croyance que nommer les choses suffit à les faire exister et nous dispense de l’effort de véritablement les imaginer. » (p. 175)
Plasticité mentale et lenteur des remaniements
« Le grand oubli de notre culture et de notre éducation, c’est de nous dire que nous disposons d’une extraordinaire plasticité mentale et que notre destin dépend en très grande partie de ce que nous choisissons d’en faire. L’échec de l’enseignement des mathématiques n’est qu’une victime collatérale de cet oubli. Ceux qui n’ont pas la chance de redécouvrir accidentellement les gestes qui mettent cette plasticité au service des mathématiques sont condamnés à n’y jamais rien comprendre. » (p. 143)
→ Partout David Bessis insiste sur notre plasticité mentale et sur notre capacité à nous en servir pour avancer dans notre connaissance du monde. Il souligne aussi que « Le progrès est lent, presque imperceptible. La plasticité mentale est par nature un phénomène lent, invisible, pour lequel les progrès sont impossibles à percevoir en temps réel. La prise de conscience de ces progrès est souvent brutale, précisément parce qu’on ne les a pas vus venir : ils se produisent à notre insu, en arrière-plan et sans effort de notre part. » (p. 146)
→ C’est exactement ce que l’on ressent et sait dans tout apprentissage, je pense à deux domaines en particulier, la musique et les langues. Ah ces années mises à comprendre un peu ce que sont la mesure et le rythme en musique, ah ces listes de vocabulaire allemand apprises en pure perte apparente. Mais un jour, une constatation heureuse : tiens, au déchiffrage, le morceau est plus en place rythmiquement dès le début ; tiens je connais ce mot, je comprends tout de suite ce qu’il veut dire, même si je n’aurais pas été capable de l’employer dans une phrase (c’est déjà ça !). « Tant qu’on méconnaît les lois de la plasticité mentale, on sous-estime les autres et on se sous-estime soi-même. Le propre de la plasticité mentale, c’est de transformer l’audace en compétence. Un processus lent et invisible, et dont le résultat semble impossible : voilà la réalité biologique de nos mécanismes d’apprentissage. » (p. 147)
Renouer avec la capacité d’apprentissage
et à tout âge, jeune découragé, âge médian suroccupé à de l’inutile, personne âgée qui ne se pense plus capable : « Renouer avec la capacité d’apprentissage de la petite enfance, c’est cesser de croire à ces histoires absurdes de dons et de talents. C’est redevenir capable de consacrer dix ou vingt heures à quelque chose qui est peut-être impossible, et peut-être pas, sans se laisser distraire par le sentiment de sa propre nullité. C’est retrouver le goût d’observer le monde sans a priori, en tentant sa chance rien que pour voir, pour jouer, parce qu’on en a envie. » (p. 147)
→ amusant souvenir d’un petit garçon très aimé disant ne pas pouvoir aller au cours de natation puisqu’il ne savait pas nager !
La méthode Bessis
Il l’expose bien au fil du livre et des chapitres, par touches et c’est très prenant : « c’est à vingt-cinq ans que j’ai choisi de me lancer dans une entreprise délibérée et systématique de piratage de mes facultés cognitives. Ma technique de base n’avait pas changé : prêter attention à la dissonance entre mon intuition et la logique. » (p. 148)
→ quelque chose est donné pour vrai, pour évident, mais quelque chose aussi, un presque rien parfois, un je ne sais quoi vous trouble, vous dit que ça cloche. Ne pas passer outre, surtout. Explorer et tenter de confronter ce ressenti avec la « logique ». Qu’a fait d’autre un Galilée ? Nous avons « la liberté de remodeler sans cesse notre façon de voir et de penser, et de construire nous-mêmes notre intelligence jour après jour. » (p. 149)
Tant de neurones, dans tout cerveau !
« Votre cerveau contient autant de neurones qu’il y a d’étoiles dans la Voie lactée. Chacun de ces neurones est, en moyenne, relié à des milliers d’autres neurones. Ce tissu de cent mille milliards d’interconnexions est le réseau de vos associations mentales. Sa structure est votre façon de donner un sens au flot d’information brute qui se déverse en continu dans votre cerveau. Il s’agit, littéralement, de votre vision du monde. Tout ce que vous avez vu, entendu, ressenti, imaginé ou désiré, toute votre expérience, tout ce que vous savez, tout ce qui survit dans votre mémoire, est encodé dans cet enchevêtrement. Quand votre intuition parle, c’est au nom de tout cela qu’elle s’exprime. Votre intuition sera toujours plus puissante et mieux informée que le plus sophistiqué des raisonnements langagiers. Pour autant, elle n’est pas infaillible. »
Mais il ne faut « jamais en avoir honte, dit encore David Bessis, je ne méprise pas mes erreurs, je ne les refoule pas, je ne suppose pas qu’elles trahissent mon infériorité intellectuelle ou des biais cognitifs codés en dur dans mon cerveau. Au contraire. Rien n’est plus excitant qu’une erreur grossière et flagrante : elle est toujours le signe que je ne vois pas les choses avec le bon point de vue et qu’il est possible de mieux les voir. Quand j’arrive à mettre le doigt sur une erreur de mon intuition, je sais que mes représentations mentales sont déjà en train de se reconfigurer. Mon intuition a deux ans d’âge mental, elle n’a aucun complexe et veut toujours apprendre. Si vous arrêtez de maltraiter la vôtre, vous vous rendrez compte qu’elle est exactement comme la mienne : elle ne demande qu’à grandir. » (p. 160)
Descartes donc
oui car Bessis, qui dresse une très belle galerie de portraits (Grothendieck, notamment, on l’a vu), s’arrête longuement sur le cas Descartes : « En 1637, avant de devenir une célébrité, Descartes fait paraître un récit autobiographique, le Discours de la méthode, où il retrace son itinéraire intellectuel. Il y révèle sa méthode de travail et raconte comment il est devenu le plus grand mathématicien de son temps. Dès les premières pages, son message est d’une clarté radicale : il n’est pas spécialement doué,
(...) il a juste une manière différente de regarder les choses. » (p. 200) :
David Bessis poursuit : « Notre incapacité collective à lire Descartes est un phénomène extraordinaire. Nous faisons semblant de lire, nous faisons semblant de comprendre, nous faisons semblant de trouver important, mais en réalité nous refusons catégoriquement de le prendre au sérieux. (...) Le Discours de la méthode n’est pas un livre de théorie. C’est un témoignage personnel, où Descartes décrit un certain nombre des techniques mentales qu’il a expérimentées sur lui-même. Il affirme que ces techniques lui ont permis d’augmenter ses facultés cognitives, de gagner en assurance et de réaliser de grandes découvertes. » (pp. 200-202) (...) « La grande innovation de Descartes est de placer l’intuition et la subjectivité au cœur de la démarche de connaissance. Il se méfie du savoir établi et de ce qui est écrit dans les livres. Il n’accorde aucun crédit aux paroles d’autorité. Il préfère tout reconstruire par lui-même, dans sa tête. Sa méthode ressemble étrangement à celle d’Einstein (...) et de Grothendieck. » (p. 203-204)
Petite pique
lisant Descartes, David Bessis note : « L’instinct de dissimulation touche particulièrement les intellectuels, ceux qui jugent ‘indigne d’un savant d’avouer qu’il ignore quelque chose’. Ils masquent leurs croyances fausses sous des argumentations compliquées, ‘de telle sorte qu’ils ont fini par s’en persuader eux-mêmes, et les ont débitées comme choses avérées’ ». (p. 212)
Très en phase avec certaines des maximes de la Rochefoucauld que je lis par ailleurs !
Le doute, contre le savoir officiel
« En inventant le doute, Descartes se positionne contre le savoir officiel. Il vit dans un monde où la vérité est encore confondue avec l’autorité : la vérité, c’est la tradition, c’est ce qui est écrit dans les livres. Les sciences sont encore les héritières de l’approche d’Aristote, vieille de deux mille ans. (...) Douter, c’est renifler un raisonnement et sentir qu’il y a un truc qui ne tient pas debout. C’est s’autoriser à se dire : ‘Vraiment ?’ » (p. 218)
→ Ce doute qu’il nous faudrait réapprendre, tous, plus ou moins, à l’heure où nous sommes manipulés par tant de sources malveillantes, tant de fausses nouvelles, de distorsions de la réalité, de l’histoire, etc. Au lieu de gober tout sec, douter.
Je me souviens très bien qu’un très jeune ami allemand, il avait 18 ans quand nous discutions et moi plus de trois fois son âge, m’avait expliqué qu’en Allemagne, dès l’école, on vous apprenait à discuter ce qui était dit, à le mettre en doute. Il m’avait aussi montré en quoi c’était un héritage de la terrible histoire des années 30-45.
« Enseigner le doute cartésien est difficile car il n’est ni une connaissance, ni un mode d’argumentation, et en conséquence il est impossible à évaluer. Personne ne peut douter sur une feuille de papier. Le doute est une activité psychomotrice secrète, un geste invisible. Douter de quelque chose, c’est être capable d’imaginer un scénario, même invraisemblablement improbable, où cette chose pourrait être fausse. Descartes nous invite à appliquer le doute non seulement à ce que disent les autres, mais aussi et surtout à nos propres certitudes. » (p. 218). Car le doute est une technique de clarification mentale. Elle sert à construire et non à détruire.
« Descartes a découvert que quand nous faisons un travail d’introspection sincère, quand nous nous mettons à l’écoute de nos dissonances cognitives, quand nous nous efforçons d’attraper nos images mentales les plus évanescentes et de mettre des mots dessus, quand nous avons le courage de regarder en face les contradictions internes de notre imaginaire, quand nous avons assez de sang-froid pour nous décentrer de nos préjugés et regarder les choses telles qu’elles sont, cela a pour effet de modifier nos représentations mentales, de les rendre plus puissantes, plus solides, plus cohérentes et plus efficaces. » (p. 220-221) ?
Les rêves et la transition veille-sommeil
Tiens, on croit revenir à Marie Darrieussecq. Mais c’est David Bessis qui dans le chapitre 16 de son livre, « Hyperlucide » explore la puissance du rêve. « Les transitions entre veille et sommeil, aussi bien à l’endormissement qu’au réveil, ont depuis cette époque joué un rôle central dans mon développement intellectuel. Dans tous les projets dans lesquels je me lance, dès que ça devient un peu sérieux, quand ça commence à vraiment m’intéresser et quand je suis confronté à un véritable enjeu de compréhension et de création, ça vient occuper cet espace-là. » (p. 243)
Et d’ajouter que la transcription de ses rêves a constitué le premier travail d’écriture de sa vie. Il a fait un vrai travail, volontaire, pour se souvenir de ses rêves, avec de plus en plus de détails et pour pouvoir aussi les transcrire. « Se souvenir de ses rêves n’est pas un don qu’on reçoit à la naissance. C’est une faculté qu’on développe soi-même, par la pratique. Il existe des techniques pour débuter et des techniques pour se perfectionner. Plus on sait transcrire fidèlement ce qu’on voit, plus on voit de choses. Longtemps, j’ai gardé un carnet sur ma table de chevet, avec un stylo à l’intérieur comme marque-page, pour noter mes rêves et toutes les idées qui me venaient pendant la nuit. J’ai même appris à écrire dans le noir absolu, en aveugle. Quand je cesse de noter mes rêves, je perds très vite la faculté de m’en souvenir. Quand je me force à nouveau à les noter, même si ce n’est d’abord qu’une bribe, un mot ou deux, cette faculté revient progressivement. Il faut parfois insister pendant plusieurs semaines. Le plus difficile, c’est d’attraper un premier morceau de rêve après une longue période sans y être parvenu. À l’âge adulte, j’ai appris à mieux utiliser l’état mental très particulier qui précède l’endormissement. Plutôt que de réfléchir aux sujets qui me préoccupent, j’ai appris à tout simplement m’en imprégner. La nuance est subtile mais fondamentale. Réfléchir, c’est essayer de trouver des solutions. Ça ne marche jamais et ça empêche de dormir. S’imprégner, c’est contempler sans enjeu, de manière décentrée et désintéressée. C’est presque déjà rêver. » (p. 245)
→ Il faut bien se rappeler qu’ici ce dire n’émane pas d’un mage, d’un guru, d’un medium ou d’un charlatan mais d’un excellent mathématicien qui a fait d’importantes découvertes dans ce domaine. On peut donc, je crois, s’inspirer de ce qu’il dit, en tous cas le mettre à l’épreuve. Il est né en 1971. Ancien élève de l’École normale supérieure (Ulm), David Bessis a été professeur assistant à Yale puis chercheur au CNRS. Il a créé et dirige aujourd’hui une société spécialisée en intelligence artificielle.
Le langage
Bessis s’attaque aussi au langage, je l’ai déjà noté. « Partir d’un mot de la langue courante, travailler à en solidifier la définition et se rendre compte qu’il s’agit d’une tâche impossible : voici une expérience troublante et instructive qu’il faut avoir pris le temps de faire au moins une fois dans sa vie. » (p. 279)
→ bonnes gammes pour les poètes, non ?
L’auteur se livre à une comparaison poussée de la langue ordinaire et du langage mathématique. Je retiens cela, qui me semble assez emblématique et de nature à faire comprendre la différence fondamentale entre les deux langues : « En mathématiques, les mots sont définis de manière ‘axiomatique’, c’est-à-dire via des définitions formelles qui les caractérisent entièrement. Ce sont des constructions imaginaires, parfaites et figées : une sphère est ‘l’ensemble des points d’un espace de dimension 3 qui sont à égale distance d’un centre’. Vous n’avez pas le droit de changer quoi que ce soit. Si vous enlevez un seul point ou si vous le déplacez légèrement, ça cesse d’être une sphère. » (p. 286)
La Rochefoucauld
Jeu de dominos : c’est une petite remarque, transitoire dans L’amour la mer (de Pascal Quignard) qui m’a poussé à ouvrir La Rochefoucauld. Comme Bessis à ouvrir Grothendieck ou Descartes, etc. J’adore ces passages à gué d’une œuvre à l’autre, sur la foi de la lecture en cours.
« 14. Les hommes ne sont pas seulement sujets à perdre le souvenir des bienfaits et des injures ; ils haïssent même ceux qui les ont obligés, et cessent de haïr ceux qui leur ont fait des outrages. »
→ Mise en évidence de ce dont nous avons souvent parlé avec P. Ceux à qui nous rendons ou vons rendu service, non seulement ne sont que rarement reconnaissants, mais pire bien souvent ils nous en veulent ! Il s’agit d’effacer le fait d’être redevable de quelque chose à quelqu’un et pas à son pur mérite !
Désintéressement, vraiment ?
Autre maxime qui me renvoie à tant d’expériences, notamment autour de Poezibao : « 39. L'intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé. » - tiens par exemple l’auteur qui meurt d’envie que le site parle de son livre et qui explique la main sur le cœur que ce n’est pas pour lui mais « pour son éditeur ».
Tellement drôle
aussi parfois, comme l’est la vérité, grinçante : « 93. Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n'être plus en état de donner de mauvais exemples. »
Voir le détail, Bessis ne dit pas autre chose
Écho à ma lecture de Mathematica : « 106. Pour bien savoir les choses, il en faut savoir le détail ; et comme il est presque infini, nos connaissances sont toujours superficielles et imparfaites. »
Et c’est pourquoi la critique (littéraire, musicale) est si difficile, car pour bien la construire, il faut savoir tant et tant de choses, de la discipline, de l’œuvre de l’auteur, du contexte général, etc.
Pour les temps de logorrhée médiatique
« 142. Comme c'est le caractère des grands esprits de faire entendre en peu de paroles beaucoup de choses, les petits esprits au contraire ont le don de beaucoup parler, et de ne rien dire. »
Lectures et modes de lecture
Lu Tarkos, David Bessis et Grothendieck.
De Tarkos reçu il y a deux jours un pavé, Le Kilo, avec tout un dossier sur une exposition au cipM montée notamment par David Christoffel. Je vais faire une semaine Tarkos dans Poezibao.
David Bessis m’intéresse toujours autant et m’aide aussi, sur le plan personnel. Croisé avec certaines maximes de la Rochefoucauld, c’est très efficace !
Grothendieck, il y a des pans entiers que je ne comprends pas et pourtant j’ai un vrai plaisir de lecture à le voir expliquer ce qu’il a apporté aux mathématiques, quels champs essentiels et innombrables il a explorés, quelles notions il a créées. Je me sers un peu de wikipédia au coup par coup pour essayer de comprendre certaines choses. Et si Bessis explique bien qu’on ne doit jamais avoir honte de ne pas comprendre, je dois aussi à mon père de n’avoir aucun complexe à me lancer dans des ouvrages hors de ma portée. Il suffit d’insister, sans s’arrêter, me disait-il et tu finis toujours par comprendre quelque chose.
Importance de la solitude
Bessis en avait un peu parlé, de cette solitude intérieure, nécessaire au travail créatif. Il s’en référait à Grothendieck et maintenant je retrouve cela à la source : « Ces années de solitude ont posé le fondement d’une confiance qui n’a jamais été ébranlée – ni par la découverte (débarquant à Paris à l’âge de vingt ans) de toute l’étendue de mon ignorance et de l’immensité de ce qu’il me fallait apprendre, ni (plus de vingt ans plus tard) par les épisodes mouvementés de mon départ sans retour du monde mathématique, ni, en ces dernières années, par les épisodes souvent assez dingues d’un certain ‘Enterrement’ de ma personne et de mon œuvre, orchestré par mes plus proches compagnons d’antan… Pour le dire autrement : j’ai appris, en ces années cruciales, à être seul. J’entends par là : aborder par mes propres lumières les choses que je veux connaître, plutôt que de me fier aux idées et aux consensus, exprimés ou tacites, qui me viendraient d’un groupe plus ou moins étendu dont je me sentirais un membre, ou qui pour toute autre raison serait investi pour moi d’autorité.
Alexandre Grothendieck, Gallimard, Récoltes et semailles (Tome 1) (p. 23)
Et un peu plus loin : « C’est dans cet acte de ‘passer outre’, d’être soi-même en somme et non pas simplement l’expression des consensus qui font loi, de ne pas rester enfermé à l’intérieur du cercle impératif qu’ils nous fixent – c’est avant tout dans cet acte solitaire que se trouve ‘la création’. Tout le reste vient par surcroît. »
A l’enfant
Très émouvant : « Si dans Récoltes et semailles je m’adresse à quelqu’un d’autre encore qu’à moi-même, ce n’est pas à un ‘public’. Je m’y adresse à toi qui me lis comme à une personne, et à une personne seule. C’est à celui en toi qui sait être seul, à l’enfant, que je voudrais parler, et à personne d’autre. Il est loin souvent l’enfant, je le sais bien. Il en a vu de toutes les couleurs et depuis belle lurette. Il s’est planqué Dieu sait où, et c’est pas facile, souvent, d’arriver jusqu’à lui. On jurerait qu’il est mort depuis toujours, qu’il n’a jamais existé plutôt – et pourtant, je suis sûr qu’il est là quelque part, et bien en vie. Et je sais aussi quel est le signe que je suis entendu. C’est quand, au-delà de toutes les différences de culture et de destin, ce que je dis de ma personne et de ma vie trouve en toi écho et résonance ; quand tu y retrouves aussi ta propre vie, ta propre expérience de toi-même, sous un jour peut-être auquel tu n’avais pas accordé attention jusque-là. Il ne s’agit pas d’une ‘identification’, à quelque chose ou à quelqu’un d’éloigné de toi. Mais peut-être, un peu, que tu redécouvres ta propre vie, ce qui est le plus proche de toi, à travers la redécouverte que je fais de la mienne, au fil des pages dans Récoltes et semailles et jusque dans ces pages que je suis en train d’écrire aujourd’hui même. (p. 25)
Pourquoi lire un tel récit
« Si un tel récit a une vertu pour autrui, c’est avant tout de le reconfronter à lui-même, à travers ce témoignage sans fard de l’expérience d’un autre. Ou aussi pour le dire autrement) d’effacer peut-être en lui (et ne serait-ce que l’espace du temps que dure une lecture) ce mépris en lequel il tient sa propre aventure, et cette ‘âme’ qui en est le passager et le capitaine… » (p27)
→ c’est exactement cela un de mes plus profondes raisons de lire et de tant lire. Se découvrir et découvrir ma propre aventure, au travers de la découverte de certains autres. Rares certes mais se présentant à intervalles plus ou moins rapprochés, tout au long de la vie, dans les livres.
Conditionnement et cécité culturelle
Grothendieck par de ces « conditionnements invétérés et immémoriaux, qu’on rencontre dans tous les milieux et dans toutes les sphères de l’activité humaine, et ceci (pour autant que je sache) dans toutes les sociétés et à toutes les époques. J’ai eu occasion déjà d’y faire allusion, et je ne prétends nullement en être exempt moi-même. Comme le montrera mon témoignage, c’est le contraire qui est vrai. Il se trouve seulement qu’au niveau relativement limité d’une activité créatrice intellectuelle, j’ai été assez peu touché par ce conditionnement-là, qu’on pourrait appeler la ‘cécité culturelle’ – l’incapacité de voir (et de se mouvoir) en dehors de l’’Univers’ fixé par la culture environnante. » (p. 31).
Celui qui parle
Il faut préciser qui est Grothendieck. Rien moins qu’un des mathématiciens les plus importants du XXème siècle. « Au niveau quantitatif, mon travail pendant ces années de productivité intense s’est concrétisé surtout par quelques douze mille pages de publications, sous forme d’articles, de monographies ou de séminaires, et par des centaines, si ce n’est des milliers, de notions nouvelles, qui sont entrées dans le patrimoine commun, avec les noms mêmes que je leur avais donnés quand je les avais dégagées. Dans l’histoire des mathématiques, je crois bien être celui qui a introduit dans notre science le plus grand nombre de notions nouvelles, et en même temps, celui qui a été amené, par cela même, à inventer le plus grand nombre de noms nouveaux, pour exprimer ces notions avec délicatesse, et de façon aussi suggestive que je le pouvais. Ces indications toutes ‘quantitatives’ ne fournissent, certes, qu’une appréhension plus que grossière de mon œuvre, passant à côté de ce qui véritablement en fait l’âme, la vie et la vigueur. Comme je l’écrivais tantôt, ce que j’ai apporté de meilleur dans la mathématique, ce sont les ‘ points de vue’ nouveaux que j’ai su entrevoir d’abord, et ensuite dégager patiemment et développer peu ou prou. » (p. 39)
Trois aspects des choses de l’univers
« Traditionnellement, on distingue trois types de ‘qualités’ ou d’’aspects’ des choses de l’Univers, qui soient objet de la réflexion mathématique : ce sont le nombre, la grandeur, et la forme. On peut aussi les appeler l’aspect ‘arithmétique’, l’aspect ‘métrique’ (ou ‘analytique’), et l’aspect ‘géométrique’ des choses. » (p. 48).
Et plus loin Grothendieck précise : « C’est dire que s’il y a une chose en mathématique qui (depuis toujours sans doute) me fascine plus que toute autre, ce n’est ni ‘le nombre’, ni ‘la grandeur’, mais toujours la forme. Et parmi les mille et un visages que choisit la forme pour se révéler à nous, celui qui m’a fasciné plus que tout autre et continue à me fasciner, c’est la structure cachée dans les choses mathématiques. » (p. 49)
Cela qui ne vaut pas que pour les mathématiques mais sans doute pour la musique et la poésie
« Ainsi sommes-nous amenés à constamment ‘inventer’ le langage apte à exprimer de plus en plus finement la structure intime de la chose mathématique, et à ‘construire’ à l’aide de ce langage, au fur et à mesure et de toutes pièces, les ‘théories’ qui sont censées rendre compte de ce qui a été appréhendé et vu. Il y a là un mouvement de va-et-vient continuel, ininterrompu, entre l’appréhension des choses, et l’expression de ce qui est appréhendé, par un langage qui s’affine et se re-crée au fil du travail, sous la constante pression du besoin immédiat. » (p. 49)
La voix des choses
« Ce qui fait la qualité de l’inventivité et de l’imagination du chercheur, c’est la qualité de son attention, à l’écoute de la voix des choses. Car les choses de l’Univers ne se lassent jamais de parler d’elles-mêmes et de se révéler, à celui qui se soucie d’entendre. » (p. 50)
→ et si je relève si largement ces passages et si j’y suis sensible (c’est bien pour cela que je les « extrais », c’est qu’il est question de la créativité, de la manière de créer, du processus créatif et que cela vaut en dehors du domaine des mathématiques ! Par exemple, je pense soudain et de manière très inopinée au livre Frictions d’Anna Lowenhaupt Tsing, dont il a été question déjà dans ce Flotoir et je n’y pense pas de manière intellectuelle, je me vois transportée dans la forêt indonésienne où elle écoute si bien « la voix des choses » et où elle déconstruit si bien les idées toutes faites, d’où qu’elles viennent, des exploitants capitalistes de la forêt comme des écologistes !
« Friction ; disait-elle : comment faire de l’ethnographie sans se plier aux règles de l’orthodoxie académique, sans théorie à vérifier, mais en fabulant, en rendant perceptibles des aspects de la réalité souvent considérés comme accessoires ? »
Et Grothendieck de prôner quant à lui une forme d’innocence dans l’approche : « Dans notre connaissance des choses de l’Univers (qu’elles soient mathématiques ou autres), le pouvoir rénovateur en nous n’est autre que l’innocence. C’est l’innocence originelle que nous avons tous reçue en partage à notre naissance et qui repose en chacun de nous, objet souvent de notre mépris, et de nos peurs les plus secrètes. Elle seule unit l’humilité et la hardiesse qui nous font pénétrer au cœur des choses, et qui nous permettent de laisser les choses pénétrer en nous et de nous en imprégner. » (p. 57)
Viennent ensuite des pages et des pages sur les schémas, les topos, les faisceaux, le thème étale et le thème cristallin, etc. auxquelles je ne comprends strictement rien, mais cela ne me fait ni chaud ni froid et je trouve même un certain plaisir dans ces pages, comme à la découverte d’un paysage inconnu.
comme quand Grothendieck parle des « premières traces de forme et de contours de ce qui n’était pas né encore et qui semblait m’appeler, pour prendre forme et s’incarner et naître… Dans le travail de découverte, cette attention intense, cette sollicitude ardente sont une force essentielle, tout comme la chaleur du soleil pour l’obscure gestation des semences enfouies dans la terre nourricière, et pour leur humble et miraculeuse éclosion à la lumière du jour. » (p. 77)
Grothendieck
Un bel article dans La Recherche à propos de la publication, par Gallimard, de Récoltes et Semailles de Grothendieck, auquel je me suis attaquée sans avoir froid aux yeux. Il est le fait d’une chercheuse en mathématiques, Leila Schneps.
Quelques extraits : « C’est en effet un livre riche, qu’il a rédigé entre 1983 et 1985. Il contient des mathématiques bien entendu, mais pas seulement. Il commence par une introduction qu’il appelle "Promenade à travers une œuvre", où il décrit globalement, comme "vue du ciel", la carte de toutes les mathématiques qu’il a faites. Pour les mathématiciens c’est extrêmement intéressant, car beaucoup connaissent un petit bout du travail de Grothendieck, mais dans chaque domaine où il a travaillé, il est considéré comme ayant accompli des avancées majeures. Et cela, sans cette vue d’ensemble, on ne peut pas s’en rendre compte. Après, il y a cette longue partie, qui s’intitule "Fatuité et renouvellement", que j’ai lu avec beaucoup d’émotion. (...) D’abord, il décrit un monde mathématique révolu : cette période de renouvellement des mathématiques, dans les années 1950-1960, où il a été accueilli. À cette époque, il y avait beaucoup moins de mathématiciens que maintenant [quelques centaines contre près de 6000 en France aujourd’hui dans le monde académique, NDLR]. (...) la manière dont il parle de lui-même. Je crois sincèrement qu'aucun mathématicien avant lui n'a jamais abordé ainsi toute la partie du métier qui n'est pas faire des maths. Celle qui consiste à communiquer, à traiter, à comprendre les autres, à ouvrir les portes d’un nouveau monde. Et en même temps, il le fait avec une certaine lucidité sur lui-même, reconnaissant qu’il a pu être très sévère, cherchant à explorer le rôle de l’ego dans tout ça. À l’époque où il régnait sur la géométrie algébrique, il n’avait pas conscience que ses jugements puissent être si durs. En écrivant ce livre, il a reconnu qu’il a pu faire mal, et il le regrette vraiment. Comme si quitter le monde des maths pendant longtemps, et vivre comme il l’a fait, isolé, près de la nature, lui avait permis d’ouvrir son cœur à l’aspect humain des choses. »
Ce passage aussi sur la peur, qui renvoie à tout ce que résume David Bessis dans son livre Mathematica : « Le point du livre sur lequel il revient le plus souvent et qui a sans doute eu le plus d’effet sur moi, ce sont ses discussions sur la peur. Pas la peur de quelque chose de violent, mais la peur de l’ego. Il écrit par exemple que quasiment tous les mathématiciens – et il étend cela aux scientifiques – ne sont pas les grands chercheurs qu’ils pourraient être, simplement parce qu’ils sont freinés par la peur de rater. Et la peur de rater, c’est un coup pour l’ego. Ce n'est pas que l'ego veut juste créer une apparence pour que les autres nous admirent : il s'agit de nous admirer nous-mêmes. Et c’est un terrible frein à la créativité. Pour Grothendieck, la créativité est naturelle à tout être humain, qui naît avec, mais elle finit quasiment toujours par être bloquée par les peurs de l’ego. »
Évariste Gallois, une parenté essentielle
Bel hommage d’Alexandre Grothendieck à Évariste Gallois, dans Récoltes et semailles. « Évariste Galois. Dans sa courte et fulgurante vie, je crois discerner l’amorce d’une grande vision – celle justement des ‘épousailles du nombre et de la grandeur’, dans une vision géométrique nouvelle. J’évoque ailleurs dans Récoltes et semailles comment, il y a deux ans, est apparu en moi cette intuition soudaine : que dans le travail mathématique qui à ce moment exerçait sur moi la fascination la plus puissante, j’étais en train de ‘reprendre l’héritage de Galois’. (p. 94)
Grothendieck parle au sujet de Galois d’une « parenté essentielle ». Il développe l’idée qu’ils sont l’un comme l’autre des marginaux, mais qu’en fait cette parenté est plus profonde : « Mais au-delà de ces différences accidentelles, je crois discerner à cette ‘marginalité’ une cause commune, que je sens essentielle. Cette cause, je ne la vois pas dans des circonstances historiques, ni dans des particularités de ‘tempérament’ ou de ‘caractère’ (lesquels sont sans doute aussi différents de lui à moi qu’ils peuvent l’être d’une personne à une autre), et encore moins certes au niveau des ‘dons’ (visiblement prodigieux chez Galois, et comparativement modestes chez moi). S’il y a bien une ‘parenté essentielle’, je la vois à un niveau bien plus humble, bien plus élémentaire. (...) Le lien que je veux dire est celui d’une certaine ‘naïveté’, ou d’une ‘innocence’. (...) Elle s’exprime par une propension (souvent peu appréciée par l’entourage) à regarder les choses par ses propres yeux, plutôt qu’à travers des lunettes brevetées, gracieusement offertes par quelque groupe humain plus ou moins vaste, investi d’autorité pour une raison ou une autre. Cette ‘propension’, ou cette attitude intérieure, n’est pas le privilège d’une maturité, mais bien celui de l’enfance. C’est un don reçu en naissant, en même temps que la vie – un don humble et redoutable. Un don souvent enfoui profond, que certains ont su conserver tant soit peu, ou retrouver peut-être… On peut l’appeler aussi le don de solitude. » (p.96)
Un modèle mathématique pour exprimer toute la réalité physique
Grothendieck pose une importante question : « Depuis les succès de la théorie newtonienne, c’est devenu un axiome tacite du physicien qu’il existe un modèle mathématique (voire même, un modèle unique, ou ‘le modèle’ pour exprimer la réalité physique de façon parfaite, sans ‘décollement’ ni bavure. Ce consensus, qui fait loi depuis plus de deux siècles, est comme une sorte de vestige fossile de la vivante vision d’un Pythagore que ‘Tout est nombre’. Peut-être est-ce là le nouveau ‘cercle invisible’, qui a remplacé les anciens cercles métaphysiques pour limiter l’Univers du physicien (...) Pour peu qu’on veuille bien s’y arrêter ne fût-ce qu’un instant, il est bien clair pourtant que la validité de ce consensus-là n’a rien d’évident. Il y a même des raisons philosophiques très sérieuses, qui conduisent à le mettre en doute a priori, ou du moins, à prévoir à sa validité des limites très strictes. Ce serait le moment ou jamais de soumettre cet axiome à une critique serrée, et peut-être même, de ‘démontrer’, au-delà de tout doute possible, qu’il n’est pas fondé : qu’il n’existe pas de modèle mathématique rigoureux unique, rendant compte de l’ensemble des phénomènes dits ‘physiques’ répertoriés jusqu’à présent. Une fois cernée de façon satisfaisante la notion même de ‘modèle mathématique ‘ et celle de la ‘validité’ d’un tel modèle (...) la question d’une ‘théorie unitaire’ ou tout au moins celle d’un ‘modèle optimum’ (en un sens à préciser) se trouvera enfin clairement posée. En même temps, on aura sans doute une idée plus claire aussi du degré d’arbitraire qui est attaché (par nécessité, peut-être) au choix d’un tel modèle. » (note 71, p. 96))
→ degré d’arbitraire (j’ai failli écrire d’arbri-taire, les mots abri et taire errant ici), ou simplement reconduction d’une idée générale en remplacement de celle de Dieu ?
Grothendieck : « je prévois que le renouvellement attendu (s’il doit encore venir…) viendra plutôt d’un mathématicien dans l’âme, bien informé des grands problèmes de la physique, que d’un physicien. Mais surtout, il y faudra un homme ayant l’ ‘ouverture philosophique’ pour saisir le nœud du problème. Celui-ci n’est nullement de nature technique, mais bien un problème fondamental de ‘philosophie de la nature’ » (ibid.).
Comme un sommaire
Dans une « lettre » à un destinataire qui ne me semble pas précisé, Grothendieck explicite un peu ce qu’est le livre Récoltes et semailles : « Il y a beaucoup de choses dans Récoltes et semailles, et les uns et les autres y verront sans doute beaucoup de choses différentes : un voyage à la découverte d’un passé ; une méditation sur l’existence ; un tableau de mœurs d’un milieu et d’une époque (ou le tableau du glissement insidieux et implacable d’une époque à une autre…) ; une enquête (quasiment policière par moments, et en d’autres frisant le roman de cape et d’épée dans les bas-fonds de la mégapolis mathématique…) ; une vaste divagation mathématique ( qui en sèmera plus d’un…) ; un traité pratique de psychanalyse appliquée (ou, au choix, un livre de’ psychanalyse-fiction’) ; un panégyrique de la connaissance de soi ; ‘Mes confessions’ ; un journal intime ; une psychologie de la découverte et de la création ; un réquisitoire (impitoyable, comme il se doit…), voire un règlement de comptes dans ‘le beau monde mathématique’ (et sans faire de cadeaux…). (p.99).
Comme un bilan
Plus pour laisser ici une trace (car bien entendu je ne comprends pas vraiment de quoi il s’agit !) : « Dans ces quinze ans de travail mathématique intense, avait éclos, mûri et grandi en moi une vaste vision unificatrice, s’incarnant en quelques idées-force très simples. La vision était celle d’une ‘géométrie arithmétique’, synthèse de la topologie, de la géométrie (algébrique et analytique), et de l’arithmétique, dont j’ai trouvé un premier embryon dans les conjectures de Weil. C’est elle qui a été ma principale source d’inspiration en ces années, qui pour moi sont celles surtout où j’ai dégagé les idées maîtresses de cette géométrie nouvelle, et où j’ai façonné quelques-uns de ces principaux outils. » (p. 121) (...)
Puis s’interrogeant sur ce qu’est devenue son œuvre, après qu’il a quitté le monde mathématique, à l’âge de 42 ans et qu’il s’est retiré ! « L’essentiel avait disparu – une unité qui donnait leur sens aux tâches partielles, et une chaleur aussi, je crois. Il restait un éparpillement de tâches détachées d’un tout, chacun dans son coin couvant son petit magot, ou le faisant fructifier tant bien que mal. » (p. 106)
Un lien profond
et comment ne pas le suivre (en prendre aussi pour son grade, voir là un chantier à travailler) quand il souligne, après s’être longuement arrêté sur la façon dont son travail et sa personne furent ‘enterrées’: « le lien profond et évident entre le respect de la personne, et celui des règles éthiques élémentaires d’un art ou d’une science, qui font de son exercice autre chose qu’une ‘foire d’empoigne’, et de l’ensemble de ceux qui sont connus pour y exceller et qui y donnent le ton, autre chose qu’une ‘mafia’ sans scrupules. » (p. 123)
Un peu plus loin, relevé encore car je crois que cela correspond à bien des caractéristiques de l’époque contemporaine et « colle » un peu trop admirablement à l’étude de maints milieux constitués (je pense forcément au milieu littéraire ! pour ne pas dire au petit monde poétique !) ! « Si j’essaie, en une seule formule lapidaire, de faire le bilan de ce que m’a enseigné Récoltes et semailles au sujet d’un certain monde qui fut le mien, un monde auquel je m’étais identifié pendant plus de vingt ans de ma vie, je dirais : c’est un monde qui a perdu le respect. » (p. 123)
Il en va au demeurant selon lui du mépris des « processus créateurs les plus délicats, de tout ce qui est inspiration, rêve, vision (si puissantes et si fertiles soient-elles), et même (à la limite) de toute idée, si clairement conçue et formulée soit-elle : de tout ce qui n’est écrit et publié noir sur blanc, sous forme d’énoncés purs et durs, répertoriables et répertoriés, mûrs pour les ‘banques de données’ engouffrées dans les inépuisables mémoires de nos mégaordinateurs. » (p. 121)
→ André Hirt à qui j’envoie presqu’en temps réel ces relevés de lecture de Récoltes et Semailles souligne à quel point Grothendieck est un grand écrivain ! Qu’il a raison !
Le travail intérieur
Grothendieck encore : « il m’a fallu surmonter des résistances intérieures considérables, ou plutôt les faire se résorber par un travail patient, méticuleux et tenace, pour parvenir à me séparer de certaines images familières, solidement assises, d’une inertie considérable, qui depuis des décennies avaient pris chez moi (comme chez tout le monde, et chez toi aussi, sûrement) la place d’une perception directe et nuancée de la réalité » (p. 131)
Et même s’il parle ici de sa prise de conscience de ce qui se passait, véritablement, dans le marigot des mathématiciens, il me semble que cette remarque vaut de manière beaucoup plus large. Qu’il faut, dans maints domaines, repérer puis essayer de se débarrasser d’images familières. D’acquis gobés tout crus sans les examiner. Immense tâche, qui requiert, oui, un travail patient méticuleux et tenace (comme celui de Descartes si bien analysé par David Bessis, dans Mathematica, le livre qui m’a amenée vers Grothendieck).
Idées toutes faites
Et si encore une fois dans tout ce passage, il s’agit surtout de la perte d’illusions, je crois qu’on peut l’entendre aussi plus largement : « C’est sans amertume et sans regret que je vois se détacher de moi une à une, comme autant de poids encombrants voire écrasants, ces idées toutes faites qui m’avaient été ‘chères’, par vieille habitude et parce qu’elles étaient par là ‘depuis toujours’. Elles étaient devenues, c’est sûr, comme une seconde nature. Mais cette ‘seconde nature’ n’est pas ‘moi’. De m’en séparer morceau par morceau n’est pas un déchirement ni même une frustration, de celui qui se verrait dépouillé de choses qui ont pour lui du prix. Le ‘dépouillement’ dont je parle vient comme la récompense et le fruit d’un travail. Son signe est un soulagement immédiat et bienfaisant, une libération bienvenue. » (p. 134)
La pensée ?
Ce qui est intéressant dans le livre et dans l’histoire de David Bessis c’est qu’il a fini par quitter le monde de la recherche mathématique pour fonder une entreprise spécialisée dans l’intelligence artificielle. Il bat en brèche les comparaisons du travail du cerveau avec un ordinateur mais il dit en revanche avoir beaucoup appris du deep learning, ces méthodes par lesquelles on apprend à un ordinateur sinon à penser du moins à produire des contenus déjà très élaborés sur le plan de la structure et dans l’adéquation au problème posé. Il avait d’ailleurs posé que « Plutôt que de se représenter le cerveau comme un système de calcul, il est beaucoup plus éclairant d’y voir un système perceptif. Notre cerveau est l’organe grâce auquel nous percevons le monde. » (p. 300)
« Les mécanismes de notre intelligence sont impossibles à comprendre tant qu’on cherche à la localiser dans un endroit précis de notre cerveau. L’intelligence est ce qu’on appelle une propriété émergente : individuellement, nos neurones sont primitifs et bornés mais collectivement, les assemblages de grandes quantités de neurones font ‘émerger’ des comportements incroyablement sophistiqués qui ne peuvent pas être attribués à un neurone plus qu’à un autre – ce sont ces comportements de grande échelle que nous appelons intelligence. » (p. 302)
Petite histoire (importante) de l’IA
« Frank Rosenblatt (1928-1971), l’un des pionniers de cette approche, est à l’origine de la première modélisation mathématique et informatique d’un neurone isolé. Restait à modéliser le comportement de réseaux complexes capables de simuler notre capacité de vision. La technologie a piétiné pendant des décennies et a connu plusieurs cycles d’enthousiasme et de désillusion. Trois scientifiques, Geoffrey Hinton, Yann Le Cun et Yoshua Bengio, ont continué d’y croire. L’histoire leur a donné raison. À la fin des années 2000, leurs algorithmes d’’apprentissage profond’ avaient tellement progressé qu’ils devenaient capables de résoudre des problèmes avancés de reconnaissance d’images tels que la détection de la présence d’éléphants. »
Et David Bessis de poursuivre : « Vers 2010, quand j’ai commencé à me familiariser avec ces algorithmes, j’ai été enthousiasmé d’y découvrir une manière de décrire le processus de compréhension qui, pour la première fois, était compatible avec ce que je ressentais. La plasticité mentale, l’inévitable ambiguïté du langage humain, le rôle du temps et du tâtonnement dans le travail de clarification, l’impression d’évidence qui se dégage après coup : ces phénomènes puissants et mystérieux qui m’avaient intrigué depuis si longtemps et dont j’ai fait le récit depuis le début ce livre devenaient d’un seul coup tangibles et concrets. » (p. 303)
Une clé
À la fin de son livre, David Bessis redonne ce conseil important : « la clé est de se forcer à imaginer les choses alors même que nous ne les comprenons pas encore, ce que très peu de gens s’autorisent à faire. Oui, prêter attention aux petits détails qui nous troublent est d’une importance capitale. » (p. 329) Et encore : « La clé de toute cette affaire, c’est manifestement notre imagination. Nous nous méprenons depuis des millénaires sur sa nature et son rôle et, par conséquent, nous sommes incapables de véritablement la prendre au sérieux. L’imagination n’est pas une activité parasite qu’il faudrait réprimer, (...) Elle est au contraire l’activité centrale qui rend possible notre développement intellectuel. » (p. 329)
Car « L’une des grandes leçons de mon aventure, c’est que c’est seulement en faisant face à notre impression de ne rien comprendre que nous avons une chance de finir par comprendre. Il semblerait que ce soit cette perplexité-là qui mobilise le mieux nos facultés naturelles d’apprentissage. » (p. 334)
Et cela si précieux pour moi : « je sais maintenant que ma sensibilité et ma naïveté sont mes plus puissantes armes intellectuelles. » (p. 345)
Poivre
s’agacer de cette vogue du mot story, alors que l’on dispose de deux mots beaux et simples « histoire » « récit » – s’étonner qu’un journaliste de France Culture assimile « passionnant » et « divertissant » à propos de la présentation de l’actualité (à 2’09).
L’actualité est une sélection
Importante remarque de Luc Boltanski dans cette émission, même si je me doute que ce n’est pas un scoop mais c’est important d’avoir cela en tête. L’actualité qui est proposée par les média est une sélection dans le tohu-bohu du monde, au sein des millions de millions d’évènements qui se passent à chaque seconde.
Poezibao choisit dans les milliers d’évènements concernant la poésie en France certains livres, certains auteurs, certains faits. Cela s’appelle une ligne éditoriale. Mais Poezibao n’est pas un organisme public, n’a aucune existence juridique et n’est subventionné par personne et ne l’a jamais été. Donc me semble-t-il est libre de sa ligne éditoriale. Et de l’évolution de celle-ci au fil du temps.
Des manières d’un milieu
Voilà ce qu’écrit Grothendieck, parlant de certains collègues et d’une certaine mode qui fait que depuis son départ certains, « d’un monde qui nous fut commun, affectent de regarder de haut ce qu’ils appellent aimablement des ‘grothendieckeries’ » (p. 174)
Mais il ajoute : « Quant aux textes de ma plume qu’une vision et une passion animent, ils ne sont pas pour ceux qu’une mode maintient et justifie dans une suffisance, les rendant insensibles aux choses qui m’enchantent. Si j’écris pour d’autres que pour moi-même, c’est pour ceux qui ne trouvent pas leur temps et leur personne trop précieux pour poursuivre sans jamais se lasser les choses évidentes que personne ne daigne voir, et pour se réjouir de l’intime beauté de chacune des choses découvertes, la distinguant de toute autre qui nous était connue dans sa propre beauté. »
La découverte et l’enfant
« La découverte est le privilège de l’enfant. C’est du petit enfant que je veux parler, l’enfant qui n’a pas peur encore de se tromper, d’avoir l’air idiot, de ne pas faire sérieux, de ne pas faire comme tout le monde. Il n’a pas peur non plus que les choses qu’il regarde aient le mauvais goût d’être différentes de ce qu’il attend d’elles, de ce qu’elles devraient être, ou plutôt : de ce qu’il est bien entendu qu’elles sont. Il ignore les consensus muets et sans failles qui font partie de l’air que nous respirons – celui de tous les gens sensés et bien connus comme tels. Dieu sait s’il y en a eu, des gens sensés et bien connus comme tels, depuis la nuit des âges ! Nos esprits sont saturés d’un ‘ savoir’ hétéroclite, enchevêtrement de peurs et de paresses, de fringales et d’interdits ; d’informations à tout venant et d’explications pousse-bouton – espace clos où viennent s’entasser informations, fringales et peurs sans que jamais ne s’y engouffre le vent du large. Exception faite d’un savoir-faire de routine, il semblerait que le rôle principal de ce ‘savoir’ soit d’évacuer une perception vivante, une prise de connaissance des choses de ce monde. Son effet est surtout celui d’une inertie immense, d’un poids souvent écrasant. Le petit enfant découvre le monde comme il respire – le flux et le reflux de sa respiration lui font accueillir le monde en son être délicat, et le font se projeter dans le monde qui l’accueille. L’adulte aussi découvre, en ces rares instants où il a oublié ses peurs et son savoir, quand il regarde les choses ou lui-même avec des yeux grands ouverts, avides de connaître, des yeux neufs – des yeux d’enfant. » (p. 197)
→ encore une fois si Grothendieck parle de la découverte essentiellement dans son domaine, les mathématiques et singulièrement la géométrie, ne peut-on aussi l’entendre pour toute création artistique ? On pourrait sans doute inclure ces mots dans l’anthologie des Notes sur la création que compile Poezibao au fil du temps !
Un peu plus loin : « quand je suis curieux d’une chose, mathématique ou autre, je l’interroge » poursuit Grothendieck. Et souvent dit-il, il s’en fait une idée, mais qui peut être fausse. Quelle chance ! : « La découverte de l’erreur est un des moments cruciaux, un moment créateur entre tous, dans tout travail de découverte, qu’il s’agisse d’un travail mathématique, ou d’un travail de découverte de soi. C’est un moment où notre connaissance de la chose sondée soudain se renouvelle. Craindre l’erreur et craindre la vérité est une seule et même chose. » (p. 201)
Interroger les choses passionnément
« ‘Chercher’ ce n’est ni plus ni moins qu’interroger les choses, passionnément – comme un enfant qui veut savoir comment lui ou sa petite sœur sont venus au monde. Que chercher et trouver, c’est-à-dire : questionner et écouter, est la chose la plus simple, la plus spontanée du monde, dont personne au monde n’a le privilège. C’est un ‘don’ que nous avons tous reçu dès le berceau – fait pour s’exprimer et s’épanouir sous une infinité de visages, d’un moment à l’autre et d’une personne à l’autre… » (p. 202)
La musique est liquide, c’est pour cela que je l’aime tant
Christophe Tarkos : « Il existe le liquide du sommeil, le liquide de l’eau, il existe d’autres
liquides encore.
Le temps se déplace »
→ La musique est liquide, c’est pour cela que je l’aime tant.
Larmes, pluie, musique, Siegfried
Siegfried Plümper Hüttenbrink retrouve un brouillon à moi adressé et non posté : « Vous parlez d'un état de ravissement vécu lors d'un récital de Sokolov. Cela m'est arrivé il y a peu alors que j'étais à attendre dans une voiture d'où j'apercevais la file des indésirables, faisant la queue pour se faire tester ou piquer, en vue d'un sauf conduit. Pour n'avoir pas à broyer du noir devant ce cirque qui n'en finit plus, j'ai dû mettre la radio. On entendait dans une piteuse interprétation d'un certain Saraste l'Adagio de la Neuvième de Beethoven, toujours autant plébiscitée pour les fins d'année en Allemagne. L'orchestre était plus que confus. C’est à peine si les sons ne partaient pas en fumée. Bref, une interprétation à vomir et qui ne faisait que contribuer au désarroi et à la sinistrose ambiante, qu'accentuait une file d'attente qui n'en finissait plus devant un centre de dépistage. Tout en m'appliquant à écouter cet Adagio qui porte en lui un chant déployé 18 minutes durant en basse continue, et qui n'est pas sans annoncer par endroits les effluves sonores mahlériennes, j'eus cette sensation d'apesanteur que peut procurer une écoute flottante, à perte d'ouïe. Si bien qu'un état de ravissement lacrymal ne tarda pas à survenir. En plein marasme, une joie inouïe à entendre et saisir quelque chose comme une matière céleste en formation et qui me devenait audible. C'est un peu idiot de la définir de ‘céleste’, tout comme de parler d'une musique des sphères. Toujours est-il que l’état de soudain ravissement eut lieu avec ces effluves sonores de l'Adagio qui semblaient comme s'infuser dans un ciel pluvieux et morose, et avec lequel mes larmes s'égouttaient sur mes joues. Sur la radio, ce ne fut que l'Adagio de la Neuvième qui fut retransmis. Dans une piteuse interprétation, mais qui me fit toucher au ciel, à cette matière céleste qu'est la pluie, alors que j'étais plongé dans le marasme ambiant à la vue d'une file d'attente où tout un chacun, muselé, n'était plus que l'ombre de lui-même. Si j'essaye aujourd'hui de m'expliquer la nature de ce ravissement auditif, j'imagine qu'il est aussi en partie dû à la soudaine rencontre de mes larmes avec les gouttes d'eau qui ne cessaient de tomber. »
Du rêve
Grothendieck insiste beaucoup sur l’importance du rêve et notamment dans le domaine mathématique aussi étrange que cela puisse paraître. « Si j’ai laissé entendre tantôt que le rêve était souvent réticent à prendre forme, il s’agit là d’une apparence, qui ne touche pas vraiment au fond des choses. La ‘réticence’ viendrait plutôt de notre esprit à l’état de veille, dans son ‘assiette’ ordinaire – et encore, le terme ‘réticence’ est-il un euphémisme ! Il s’agirait plutôt d’une méfiance profonde, qui recouvre une peur ancestrale – la peur de connaître. Parlant du rêve au sens propre du terme, cette peur est d’autant plus agissante, elle fait un écran d’autant plus efficace, que le message du rêve nous touche de plus près, qu’il est lourd de la menace d’une transformation profonde de notre personne, si d’aventure il venait à être entendu. » (p. 210)
Et concernant plus précisément ce qu’il appelle le rêve mathématique : « ce n’est certes pas que le rêve mathématique n’existerait pas ou n’existerait plus – notre science alors serait devenue stérile, ce qui n’est nullement le cas, sûrement la raison de cette absence apparente, de cette conspiration du silence, est liée de très près à cet autre consensus -– celui d’effacer soigneusement toute trace et toute mention du travail par quoi se fait la découverte et se renouvelle notre connaissance du monde. Ou plutôt, c’est un seul et même silence qui entoure et le rêve, et le travail qu’il suscite, inspire et nourrit. » (p. 211)
Car, ajoute-t-il encore « je sais bien aussi, par une expérience qui ne s’est pas démentie depuis mes premières et juvéniles amours avec la mathématique, ceci : dans le déploiement d’une vision vaste ou profonde des choses mathématiques, c’est ce déploiement d’une vision et d’une compréhension, cette pénétration progressive, qui constamment précède la démonstration, qui la rend possible et lui donne son sens. Quand une situation, de la plus humble à la plus vaste, a été comprise dans ses aspects essentiels, la démonstration de ce qui est compris (et du reste) tombe comme un fruit mûr à point. » (e. p. 218)
Le monde mathématique
Formidable description d’un monde, ici le mathématique, mais cela vaudrait aussi bien pour le littéraire : « Tout un monde complexe, avec ses sociétés savantes, ses périodiques, ses rencontres, colloques, congrès, ses prima donna et ses tâcherons, sa structure de pouvoir, ses éminences grises, et la masse non moins grise des taillables et corvéables, en mal de thèse ou d’articles, et de ceux aussi, plus rares, qui sont riches en moyens et en idées et se heurtent aux portes closes, désespérant de trouver l’appui d’un de ces hommes puissants, pressés et craints qui disposent de ce pouvoir magique : faire publier un article… » (p. 219)
Dans un premier temps, tout semble idyllique dans ce monde au jeune homme. Il est bien accueilli, il est soutenu, écouté. Ce n’est que progressivement qu’il va prendre conscience de la crainte qui sévit dans le monde mathématique, découvrir le mépris qui y règne, puis ensuite l’extension exponentielle de ce monde du mépris, à partir des années 60.
Et cette terrible prise de conscience, bien plus tardive et qui introduit l’idée de méditation : « Dans une méditation d’il y a moins de cinq ans, j’ai d’ailleurs fini par me rendre compte que cette idéologie du ‘nous, les grands et nobles esprits…’, sous une forme particulièrement extrême et virulente, avait sévi en ma mère depuis son enfance, et dominé sa relation aux autres, qu’elle se plaisait à regarder du haut de sa grandeur avec une commisération souvent dédaigneuse, voire méprisante. » (p. 233)
A parti de ces constats, Grothendieck a l’immense honnêteté de reconnaître que lui-même a exercé le mépris, quand il était au fait de sa notoriété. « Un vent du mépris s’est levé je ne saurais dire quand, et souffle dans ce monde qui m’avait été cher. Il souffle, sans se soucier du ‘mérite’ ou ‘démérite’, brûlant par son haleine les humbles vocations comme les plus belles passions. » (p. 239). Et cette merveille d’humanité : « Je ne songe pas, je ne songerai plus à m’indigner d’un vent qui souffle, alors que j’ai vu clairement que je ne suis pas étranger à ce vent, comme une fatuité en moi aurait bien voulu me le faire croire. Et alors même que j’y aurais été étranger, mon indignation aurait été une offrande bien dérisoire à ceux qui sont humiliés comme à ceux qui humilient, et que j’ai aimés les uns comme les autres. » (p. 240)
C’est vraiment un étonnant livre que celui-là, toute une expérience humaine relatée avec tant d’intelligence et sans fards.
Dans la récolte même amère
« Et il n’y a amertume ni résignation en moi, ni apitoiement, en parlant des semailles et de la récolte. Car j’ai appris que dans la récolte même amère, il y a une chair substantielle dont il ne tient qu’à nous de nous nourrir. Quand cette substance est mangée et qu’elle est devenue part de notre chair, l’amertume a disparu, qui n’était que le signe de notre résistance devant une nourriture à nous destinée. » (p. 240))
Fugue
Le thème de la fugue qui revient, c’est la conscience qui dit je suis là, je tiens, je peux même me développer.
Le mainstream critique
Un ami cher me dit tout le bien qu’il pense du livre de Pascal Quignard, L’Amour la mer, admiration que je partage entièrement. Je lui réponds : « c’est en effet un livre magnifique qui n’a pas à mon sens la réception qu’il mériterait. Mais n’est-ce pas au fond bon signe ? Je ne crois pas que le mainstream critique soit capable de détecter un vrai grand livre. »
Flotoir
J’ai repris la révision d’un ancien Flotoir, le 2006, après m’être aperçue par hasard que les fichiers de cette années étaient en désordre. Je termine janvier 2006, j’y ai retrouvé bien des pistes suivies, quelquefois abandonnées, des amis dont certains morts (Claude Vigée, Geneviève Pastre). Sous la plume de Geneviève Pastre, je lis ces mots qui entrent en phase avec ce qu’écrivent à la fois Alexandre Grothendieck et David Bessis : « Je cherchais mon propre fil philosophique envers et contre tout et tous. Il n'y a qu'une manière de trouver sa philosophie, c'est de prendre tout son temps, de ne prendre aucun chemin de traverse pour aller plus vite, de ne pas prendre le boulevard bien balisé, de savoir douter, à tous les niveaux et de bien vérifier l'assise de ce qu'on est en train de pressentir, de refuser l'a peu-près et bien entendu d'ignorer totalement tout esprit de compétition. » (In Une femme en apesanteur, éditions Balland, 2002). Que je peux compléter par cette autre citation du même livre : « Faire prendre conscience à tout un chacun qu'il a un bien précieux. C'est son esprit critique. Sa capacité de douter, de se poser des questions, sans avoir peur des conséquences. » (p. 112)
Cela encore, à faire revivre en soi : « Il faut rendre l'esprit actif, apte à d'autres types de raisonnement et au doute, au doute joyeux et critique. Être dérouté au sens étymologique est le meilleur chemin pour un soi-même revivifié, renouvelé » (285)
→ extraordinaire vitalité et jeunesse, jusqu’à la fin, de Geneviève Pastre. Relisant les extraits de ses livres ou de ses paroles notés en 2006, dans ce même Flotoir, je me dis qu’elle me/nous manque cruellement en ces temps souvent si bornés.
Tristan Murail
C’est avec le plus grand intérêt que j’ai écouté cette série de cinq « grands entretiens » de France Musique avec le compositeur contemporain Tristan Murail. Attirée par sa voix, superbe. Mais aussi par la plupart des extraits de sa musique donnés au fil de ces cinq fois vingt-cinq minutes. Beaucoup de choses à explorer. J’ai noté son expérience américaine, une grande douzaine d’année à enseigner à l’université Columbia de New York, vivant d’abord avec sa famille sur le campus puis au nord, au pied des Appalaches, à la campagne, ce qui a suscité maints souvenirs de Nouvelle-Angleterre et de nos voyages dans toute cette région. Y compris les biches venant dans le jardin la nuit ! Évocation superbe d’un lac, de la pluie sur le lac... ; avec en surimpression un disque d’ambiance musicale, pluie sur un lac, grondement lointain de tonnerre et cri du plongeon arctique, alors même que j’ai vu quelques instants d’un très beau reportage sur l’île allemande d’Heligoland et le travail, là-haut, des ornithologues. J’avais remarqué qu’il y avait très peu de voix dans la musique de Murail, impression confirmée par une des dernières questions de l’excellente Corinne Schneider. Trop difficile répond Tristan Murail, comme le Quatuor à cordes qu’il vient juste d’aborder (il est né en 1947). Et je dois dire que je n’ai pas été emballée du tout par cette œuvre pour voix, clarinette, violon, etc. pourtant sur des sonnets de Pétrarque que j’aime tant !
Toute une chaîne
A environ 16’ de l’entretien n° 4, Tristan Murail décrit une sorte de chaîne qui va de la conception à la perception. Il y a d’abord l’impression ou le désir d’expression du compositeur, avec des structures formelles, des sons imaginés ; puis avec dit-il des approximations nombreuses et toutes sortes de petites trahisons par rapport à cette idée initiale, la transcription en sons électroniques ou notes sur le papier ; puis le jeu des interprètes ; puis l’acoustique du lieu où la pièce est jouée qui peut lui être favorable ou non ; puis les organes de la perception, avec leurs distorsions propres ; puis l’interprétation des perceptions par le cerveau (psycho-acoustique) et enfin la cognition : toute une chaîne très complexe dans laquelle il s’efforce de comprendre et réduire toutes les distorsions qui peuvent se produire.
Et ce n’est pas un hasard (ni un hasard que cette musique m’attire), Murail parle aussi des théories du chaos et des fractales. Une de ses pièces s’appelle les attracteurs étranges !
« Parfois, un simple intervalle de deux notes peut être d’un effet beaucoup plus prodigieux qu’une architecture complexe, donnant lieu à des pages d’analyse. Il est beaucoup plus difficile pour le compositeur d’analyser, d’évaluer pourquoi tel objet musical, très simple, va produire tel effet à un moment donné. Or c’est là que tout réside en réalité. » (Tristan Murail pour le site web Accents 2006)
Bel article dans les Échos, à l’occasion du festival Présences de Radio France qui met Murail à l’honneur : « Fils de poète, baigné de littérature dès son enfance, Tristan Murail se méfie pourtant des mots. Il préfère lire la poésie que de l'entendre chantée car elle perd trop souvent son intelligibilité et son sens. Quant à l'opéra, que tant de compositeurs considèrent comme la reconnaissance ultime, il n'y songe pas : ‘Cela ne me correspond pas.’ Cet orchestrateur fantastique dont la musique coule comme l'eau la plus limpide et flotte comme l'air le plus éther, préfère mener l'auditeur vers des voyages imprévisibles, des terres inconnues comme dans L'Esprit des dunes pour instruments et sons de synthèse, intégrant des sonorités de trompe, de guimbarde et de chant diphonique mongol. »
Peu de voix, pas d’opéra, je suis vraiment « sur zone » avec ce compositeur et je m’étonne moins de cette attraction immédiate qu’exerce sa musique. Il ne me reste plus qu’à la découvrir mieux.