[Notes du 17 mars au 9 avril 2022] - photo ©florence trocmé, 2022, jardin japonais de Nantes
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Elle revient, quoi, la musique
Tellement en phase avec cette note d’André Hirt, à propos d’un enregistrement du concerto pour violoncelle d’Esa-Pekka Salonen (note) :« Il arrive qu’on croie qu’il n’existe plus de musique, dans ces moments où elle paraît disparaître, se retirer même, parce que dans l’ombre des sinistres temps, dans la géographie intérieure tout autant, la météorologie subjective comme dans le climat général elle ne délivre plus le moindre sens, lorsque les sons de l’âme sont étouffés par les bruits de la guerre et le silence des dieux. Puis, malgré et contre tout, cette expression si encombrée qui, d’un seul coup, en vient à presque donner lieu à sa définition, celle de la musique, une musique en tout cas nous arrive (...) La musique rejoint ainsi ce qu’elle nous apprend d’essentiel, à savoir moins ce qui n’aura pas eu lieu, ce qui fut originellement perdu et qui continue à nous dévaster dans nos moments personnels et historiques douloureux, mais tout au contraire ce qui vient à notre rencontre, comme si, en vérité, la musique avait contourné le temps, du lointain passé enroulant l’avenir, en prenant notre présent en écharpe. »
De la science, magie et terreur
Deux articles scientifiques qui me retiennent.
Le premier s’intitule « La houle cosmique qui fait trembler l’univers », titre un peu dramatisant pour parler des ondes gravitationnelles, mais pas celles que l’on connaissait déjà, d’autres, très amples et qui seraient produites par la fusion de trous noirs supermassifs. Les chiffres donnent le vertige et on se sent vraiment aspiré dans l’infiniment grand pascalien ! L’article de Tristan Vey dans le Figaro explique que certains évènements extrêmes ont la capacité de faire « vibrer » l’espace-temps, précisant même, de manière imagée, « à la manière d’un bol de gelée ». Les ondes gravitationnelles ont été détectées pour la première fois en 2015 et je crois bien que, déjà, ce Flotoir y avait fait allusion [C’est une des grandes leçons du Flotoir, la récurrence des thèmes et des centres d’intérêt sur une période de plus de 20 ans maintenant – cela me surprend souvent moi-même !]. Ce sont les grands détecteurs européen Virgo et américain Ligo qui sont à l’origine de ces découvertes. Ils avaient enregistré « de très légers soubresauts spatiotemporels. Si l’Univers était un océan, il ne s’agirait toutefois que de quelques ridules à la surface (...) Or l’espace-temps serait aussi le lieu d’ondulations plus amples et lentes. Cette grande houle cosmique est formée par des évènements beaucoup plus extrêmes : les fusions de trous noirs supermassifs. Ces ogres, qui nichent au cœur des galaxies les plus massives, pèsent plusieurs millions à plusieurs milliards de fois la masse du Soleil. L’article explique ensuite que l’on se sert de certains pulsars pour tenter de détecter ces ondes car la houle cosmique est susceptible de provoquer de tout petits décalages dans ces horloges atomiques hyper-précises. Pour mémoire, les pulsars, autre objet de fascination car je les imagine volontiers comme des phares dans l’univers, sont des étoiles très denses qui résultent de l’effondrement d’étoiles massives sur elles-mêmes : « ces sortes des phares cosmiques battent la mesure de manière extrêmement stable, à des niveaux comparables, voire meilleurs, que les horloges atomiques les plus précises ». (Le Figaro du samedi 19 – dimanche 20 mars 2022)
Or si cet article-là me fait rêver, un reportage vu hier soir sur Arte me terrifie. Il s’agissait d’expliquer ce que sont les bombes ou fusées thermobariques dont on soupçonne l’emploi, par les Russes, en Ukraine. Elles explosent un peu en hauteur une première fois en diffusant du gaz qui s’infiltre partout (abris souterrains, tranchées, métro, etc.) puis ce gaz est enflammé ce qui provoque une explosion. L’onde de choc massive aspire littéralement l’air de tout être vivant à proximité. Dégâts considérables sur les êtres vivants, et bien moindres sur les bâtiments, les structures, etc.
De plus en plus je suis frappée par la distorsion entre le meilleur et le pire en l’être humain donc en chacun de nous. Le meilleur, ce sont ces images bouleversantes d’engagement en faveur des autres, là-bas et partout dans le monde (avec toutefois cette restriction majeure que tous les réfugiés sont loin de recevoir le même accueil), allant jusqu’au don de soi ; et le pire ce sont toutes ces horreurs commises sur des femmes, des enfants, des vieillards, sans aucun respect de la vie humaine. Je croyais pourtant que la religion chrétienne avait placé la personne au centre de tout... ; or il semble souvent que plus il y a de religieux proclamé, moins il y a de respect de la personne dans son intégrité. J’ai mis sept décennies à le comprendre et je ne m’en remets pas.
Le Discours de la méthode
Tout en poursuivant mes recherches avec la méthode que j’ai pu définir d’après Récoltes et Semailles de Grothendieck, je lis le Discours de la méthode de Descartes. Une incitation heureuse de David Bessis en son excellent Mathematica.
De la méprise
« Toutefois il se peut faire que je me trompe, et ce n'est peut-être qu'un peu de cuivre et de verre que je prends pour de l'or et des diamants. Je sais combien nous sommes sujets à nous méprendre en ce qui nous touche, et combien aussi les jugements de nos amis nous doivent être suspects, lorsqu'ils sont en notre faveur. »
→ et ces erreurs du jugement que nous portons sur nous-mêmes, Grothendieck montre bien de son côté en quoi souvent elles reposent sur une sorte de déni. Une farouche détermination, parfois inconsciente, à ne pas voir ce qui nous gêne, à ne pas vouloir savoir. C’est tellement humain mais ça peut coûter très cher. Aux individus comme aux peuples.
La nourriture des livres, oui, mais....
« J'ai été nourri aux lettres dès mon enfance ; et, pource qu'on me persuadoit que par leur moyen on pouvoit acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j'avois un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j'eus achevé tout ce cours d'études, au bout duquel on a coutume d'être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d'opinion. Car je me trouvois embarrassé de tant de doutes et d'erreurs, qu'il me sembloit n'avoir fait autre profit, en tâchant de m'instruire, sinon que j'avois découvert de plus en plus mon ignorance. »
Et donc, courageusement, il a dû lui falloir beaucoup de courage, Descartes décide de quitter l’étude des lettres : « C'est pourquoi, sitôt que l'âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittoi entièrement l'étude des lettres; et me résolvant de ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposoit, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentoient que j'en pusse tirer quelque profit.
→ Exactement comme Grothendieck, Descartes, trois siècles plus tôt, invite le lecteur au cœur même de son entreprise, de sa démarche. Ce qu’il a fait, comment il s’est formé, ce qu’il a retenu, ce qu’il a compris, ce qu’il décide. Dans un cas comme dans l’autre, il faut noter que cela s’est fait dans un grand écart par rapport au monde, puis par rapport à la doxa. Esprits libres, indépendants, ce qui est très rare et doués de courage, ce qui sans doute l’est encore plus.
Nouvelle étape
Troisième étape pour Descartes : « après que j'eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d'acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d'étudier aussi en moi-même, et d'employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devois suivre ; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres. »
La méthode ? « Pour toutes les opinions que j'avois reçues jusques alors en ma créance, je ne pouvois mieux faire que d'entreprendre une bonne fois de les en ôter, afin d'y en remettre par après ou d'autres meilleures, ou bien les mêmes lorsque je les aurois ajustées au niveau de la raison. Et je crus fermement que par ce moyen je réussirois à conduire ma vie beaucoup mieux que si je ne bâtissois que sur de vieux fondements, et que je ne m'appuyasse que sur les principes que je m'étois laissé persuader en ma jeunesse, sans avoir jamais examiné s'ils étoient vrais. »
Car « jamais mon dessein ne s'est étendu plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir dans un fonds qui est tout à moi. »
Comme un cheminement
Descartes montre le chemin qu’il suit, ensuite, dans sa recherche de la vérité. Pour moi, un obstacle de taille, la référence à Dieu comme origine et cause de toute chose, ce qui oblitère un peu la démarche (mais il se peut que je n’aie rien compris !).
Alors quelles étapes (je m’aide d’un site où elles sont clairement détaillées) ?
L’évidence :
« Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. »
L’analyse :
« Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre. »
La synthèse et le raisonnement :
« Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. »
Le dénombrement :
« Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. »
Les titres
Il faut que je sois plus attentive aux titres des livres. Celui de Claude Minière, je n’en avais pas perçu tout de suite la profondeur : L’espace entre l’éclair et le tonnerre.
Travailler
Reprenant Ludwig Hohl, je constate que son premier chapitre s’intitule « Le Travail ». Il me semble évident que c’est le même travail dont parle Rilke et qui n’a bien entendu rien à voir avec le travail scolaire ou le travail en usine. C’est l’immense, l’incessant, l’indispensable travail sur soi, toute une vie. Celui de Grothendieck aussi.
À distance
Ne pas écrire systématiquement collée aux notes prises et aux citations. Apprendre à rendre un perçu, un ressenti, une intuition, à distance minimale de la source. Même si le livre est posé à côté de moi, ne pas forcément l’ouvrir. Et dire « je » plutôt que de se balancer des injonctions à la deuxième personne.
Recopie
J’ai recopié sans me servir de mes outils OCR les poèmes de Minière. Cela les a épaissis et installés dans le for intérieur, comme la lecture (fatiguée) d’avant-hier soir ne l’avait pas fait. Lisant ensuite d’autres textes que ceux de Claude Minière, je ressens le saut quantique qu’il y a d’un factuel rempli d’émotion, très bien rapporté et traduit et le regard que je dirais sans doute à tort ontologique de Minière. Saut quantique, saut d’espèce.
Les fous, les vieux
Belle note d’Anne Malaprade sur un livre-fable de Leslie Kaplan, Un fou. Conclusion cinglante : « qu’une société qui se fout de ses fous est une société malade ».
En lisant Ludwig Hohl
Oui, je reprends ce fort volume publié par l’Age d’homme en 1989 et que j’ai lu il y a donc fort longtemps mais bien lu comme l’attestent tous mes soulignements. C’est un écrivain et un penseur suisse de langue allemande, né en 1904 et mort en 1980. Extrait de la fiche Wikipédia : Notes, un texte écrit entre 1934 et 1936 (mais publié en 1944) peut être considéré comme son livre majeur. Ascension (1975), bref mais magnifique roman de montagne à la maturation extrêmement lente (plus de 40 ans), est le récit d'une dernière course. Mais en réalité, il propose une méditation sur le sens de la vie, sur le destin. Bien que de nombreux écrivains comme Max Frisch, Friedrich Dürrenmatt, Adolf Muschg ou Peter Handke aient pu lui rendre hommage, Ludwig Hohl demeure marginal dans le monde littéraire helvétique. Son fonds d'archives se trouve aux Archives littéraires suisses à Berne.
Et j’ai noté, le lisant : que lirai-je quand je ne lirai plus que... (me suis souvenue d’une amie me parlant de son père, très âgé, qui ne lisait plus que la Bible et le Coran ! (Que lirai-je ? Roubaud, Michaux, Joubert, Lichtenberg, Valéry, Leopardi, Hohl, Grothendieck, Rilke, Milosz, Nerval, Proust peut-être mais je n’en suis pas sûre, même.)
J’ai retrouvé mes notes de lecture de 1989, je célébrai Notes de Ludwig Hohl presque dans les mêmes termes qu’aujourd’hui et puis cela : « C’est un véritable livre de chevet, à lire et relire, en l’ouvrant au hasard (mais après l’avoir lu in extenso sans doute, ce que j’ai fait). J’ai mis trois mois presque à le terminer, interrompue par la naissance de B. Mais je me souviendrai longtemps des heures passées avec le livre, sur un lit, à me reposer, dans les tout derniers temps de ma grossesse : moments très particuliers et très intenses » (notes de 1989, onze ans avec le début du Flotoir, j’avais alors des cahiers où j’écrivais des notes sur les livres lus et où j’en faisais les relevés en prenant le cahier dans l’autre sens.
De la réconciliation non prématurée
Notes, sous-titré De la réconciliation non prématurée, traduction de l’allemand d’Etienne Barilier, 536 pages. Préface courte, une page et demie, de Ludwig Hohl qui dit que « ce livre n’est pas un recueil d’aphorismes ». Le ton n’est pas doux, je dirais même un peu pète-sec. Si tu piges pas, abstiens-toi semble-t-il dire. Mais cela ne m’a pas arrêtée, il y a des années, cela ne m’arrêtera pas aujourd’hui ! Hohl explique que ces notes ont été écrites en Hollande « dans une extrême solitude personnelle », qu’elles furent d’abord rédigées chronologiquement mais qu’ensuite elles furent classées « d’un point de vue strictement thématique ». (Forte analogie avec les Cahiers de Paul Valéry ! ). Le livre en effet s’organise en chapitre, composés chacun de notes numérotées.
Le travail donc
Le travail, c’est le titre du premier chapitre. Et tout de suite j’ai pensé à la notion de travail chez Rilke. Quelques citations :
« La tâche du véritable travailleur consiste d’abord à redresser la barre, sans relâche ; à surveiller sans cesse les carrefours cruciaux » (p. 14) ; « Si tu accomplis ton propre travail, tu accompliras nécessairement ta propre mort » (p. 14) ;
De la méthode
« Méthode : Se couler dans les choses. Afin d’agir sans secousse et sans heurt. Métaphore de la nage. Gesticuler furieusement, surtout sur le rivage, ne sert à rien. Mieux vaut se lancer tout de suite, et tant pis si nous progressons lentement. L’élément nous porte, c’est l’essentiel. Ce qui fait le bon nageur, ce n’est pas la force, c’est la confiance dans l’élément, une confiance qui a pris la forme de notre corps. (p. 15)
→ Il me semble pouvoir dire la même chose de la lecture. Ce qui fait le bon lecteur, ce n’est pas son intelligence ou son érudition, c’est la confiance dans ce texte-là, qui le porte et l’emporte. Le fait de comprendre ou pas est alors secondaire.
Et même la méthode pratique
« Si l’un de nos mouvements modifie les choses de façon créatrice (j’appelle cela travailler), les autres mouvements de notre quotidienneté doivent être purement mécaniques (c’est-à-dire aux antipodes du travail) : ils doivent fournir la base qui rendra possible le travail. Il importe d’unir et de concentrer nos forces en un lieu – là où nous sommes capables des plus hauts résultats. Quant aux autres lieux, qui nécessitent aussi certains mouvements (c’est le service d’intendance) nous ne devons pas y perdre de force, ou du moins presque pas – c’est précisément cela que j’entends par l’accomplissement mécanique de nos tâches quotidiennes. » (p. 17)
Cet homme apparemment très austère a une forme d’humour bien particulière, un peu caustique et grinçante. Il crée des personnages caricaturaux, Monsieur Dupont, Madame Dupont. Cette dernière, par exemple, en lien avec ce que je viens de relever, est campée de façon franchement drôle dans son délire domestique de propreté, de nettoyage, etc.
Trois niveaux
Tiens, tiens, presque comme les différentes étapes évoquées plus haut avec Descartes.
« Le travail humain, cette activité qui peut changer le monde, s’accomplit sur trois niveaux :
1) la grande idée.
2) la grande idée monnayée en représentations de détail. Ou si l’on préfère, l’application de la grande idée, qui se résout en petites, lesquelles visent des détails.
3) La réalisation point par point, de l’idée ainsi monnayée.
Bref la grande idée, les petites idées, les petites actions. » (p.20) – vraiment proche de Descartes.
Pas de quatrième niveau
« (Tu as la grande idée de changer ta vie – et n’est-ce pas le cas de tout le monde ou presque – eh bien, taille et détaille fidèlement cette idée – combien sont ceux qui parviennent à ce stade avancé – Accomplis tous les actes ainsi délimités – lentement, à la mesure de ton possible selon tes forces, une chose après l’autre – : voilà ta vie changée.) (I, 20, p. 22)
Connaissance et travail
« Une chose m’est claire entre toutes : rien de plus haut que la connaissance. Pour l’homme, il ne peut être de salut véritable hors de la connaissance : mais croire qu’il suffit alors de dire : ‘connais’, pour avoir fait quelque chose, voilà qui est tout simplement absurde. Il importe de faire ce qui est juste : le travail est la réalisation de la connaissance. Nourri d’elle, il la nourrit à son tour. La connaissance ne se nourrit pas d’elle-même. » (I, 48, p. 29)
De la langue
Extraits d’une chronique importante d’André Hirt (publiée dans Muzibao) : « quelque chose s’est modifié dans la langue, dans le phrasé et jusque dans les profondeurs de l’articulation nécessaire pour que la langue soit audible, donc compréhensible »
Il est ici question de phrasé, nous sommes dans Muzibao, et c’est un angle d’écoute et d’examen particulièrement intéressant. La chronique s’intitule « L’Inarticulé ».
L’inarticulé donc
« Cela fait longtemps que l’on aurait dû s’arrêter sur la nature de ce qui dans le phénomène qu’on vient rapidement de décrire est inarticulé. On a beau résister à la dramatisation, il faut se rendre à la raison de l’existence de cette déraison spécifique d’un inarticulé, appelons ainsi cet élément de trouble de la langue et, profondément, dans la langue, qui la dévaste, socialement de manière manifestement insensible – car qui y prête sérieusement attention ? –, philosophiquement peu interrogée alors qu’il est plus que certain que Nietzsche ou Wittgenstein auraient été terrifiés par le phénomène, et que Viktor Klemperer nous aura pourtant prévenus et avertis – mais qui lit Klemperer, qui en prendrait la peine ? –. »
→ Je note aussi, cela relève peut-être de l’inarticulé, que peu savent encore construire, à l’écrit, mais aussi en paroles, des phrases complexes, avec des subordonnées ou des relatives. Qui sait encore ce que sont les subordonnées (on va nous dire que le terme est injurieux !) ou des relatives (plus du tout dans le sens de ce qui est relatif, relié à, secondaire ou pas, là n’est pas la question). On s’étonne que Proust ait encore des lecteurs, ou que Grothendieck suscite tant d’intérêt (mais on aimerait bien savoir qui les lit vraiment – dire lire n’est pas lire)
Histoire et langue
« En vérité, l’Histoire traverse le langage, écrit encore André Hirt, le marque, le déforme parfois, il arrive même, disait une fois encore Klemperer, qu’elle détruise une langue en y inscrivant sa fureur et son hurlement. »
Travail, paresse
En ces temps où je m’arrête particulièrement sur la notion de « travail » chez Rilke ou chez Grothendieck, cette remarque d’André Hirt toujours : « il ne faut pas négliger la dimension de la paresse qui le motive, une paresse qui provient certainement, dans son partage, d’une très grande fatigue dont l’état de la langue n’est que le dernier résultat, donc comme il se doit en toute logique, le symptôme. »
→ Notion de paresse qui tient aussi un rôle très important dans Notes de Ludwig Hohl.
De la phrase
« C’est ainsi que l’inachèvement des phrases, ou bien, parmi bien d’autres caractéristiques, leur allure parataxique, leur étouffement progressif ou bien leur étranglement, que ce soit dans le silence ou dans les excès de l’emballement sonore, dans le rire surtout ou encore la colère, marque, si l’on peut risquer une conceptualisation, le travail négatif de Thanatos, d’une pulsion de mort dont la fonction première, unique et par conséquent décisive est, comme on sait, de séparer, de couper et d’anéantir. »
→ Ce rire terrible qui émane parfois de certains groupes en conversation, dans la rue, dans un restaurant... et qui prend le dessus sur tout le reste. On ne peut s’empêcher de l’entendre à la fois comme une tactique d’évitement et aussi de domination sur la conduite de l’échange. Qui n’a connu de ces personnes dont le rire est toujours évoqué, parfois comme merveilleux, mais plus souvent comme « pénible. »
« Comme une interruption momentanée du désir de parler, c’est-à-dire, dès lors que le désir porte un élan, la tension vers l’autre, le désir donc de s’unir et de partager du sens, de construire si l’on préfère encore, par exemple une existence commune que la pure expression empêche puisqu’elle ne manifeste que l’état de solitude de la subjectivité, cette expression étant première comme une plainte ou bien une rage, phonê davantage que logos, dirait Aristote, phonê en tout cas guidant le logos là où ce dernier devrait, en principe logique, conduire et réfléchir l’émotion et l’affect. »
→ peut-être aussi le cœur du retour à l’écriture ? On écrit pour se parler mais aussi parler à quelqu’un d’autre, on ne sait qui, il est totalement indéfini, fantomatique, mais il me permet de s’exprimer complètement, jusqu’au bout.
De la voix
« Car la voix elle-même est perdue ! Déjà, à l’examen, elle n’est jamais un simple support qui véhiculerait quelque message, information ou communication, mais la tournure sonore de l’âme, ce terme pour désigner la personne tout entière, d’une pièce, lorsqu’elle s’émeut et souffre, désire et pense. La nature de l’âme est indissociable de sa tournure, d’une forme et d’un grain »
→ il m’arrive souvent, à l’ouverture d’un podcast, de renoncer à l’écoute à la simple audition de la personne interviewée. Je suis extrêmement sensible aux voix et sans doute plus encore conditionnée dans mon approche de l’autre par sa voix.
« Perdre sa voix, c’est, là aussi en tous les sens, psychologiques et politiques, perdre l’individualité. Sa dissolution, au-delà donc de toute dissémination, laisse la subjectivité en état d’inarticulation. Dans sa déréliction, la subjectivité exprime une souffrance dont les effets manifestent ponctuellement, à travers de failles ou d’interstices, un contenu, un état, on ne sait trop comment dire, qui est l’inarticulé même. »
→ et lisant cela j’ai pensé fortement à ces propos éructés, alcoolisés, hystériques de supporters de sport après une victoire !
L’inarticulé, encore
« On finit par entendre, par avoir entendu, dans l’articulation désarticulée de l’inarticulé, c’est ce qui se trouve dans la confusion de ce langage, ce qui s’y tient au fond comme un fond de noise, en réalité la tonalité. On y entend, si l’on se prête à une description en surface de ce qui s’avère si difficile à décrire, un flux continu, une saturation de la phrase que la précipitation met en évidence, une déglutition de chaque mot par celui qui suit, une absence de ponctuation, l’abus d’anglicismes qui abîment la compréhension, la dimension expressive de ce qui s’apparente au moins formellement à de la colère, un phrasé indéniablement guidé par l’affect... Peut-on toutefois repérer un rythme ? Certainement, mais très uniforme, insistant, répétitif, sans grande singularisation d’une personne à une autre, une sorte de mécanique emballée comme un rouage. »
→ J’ai souvent été frappée par le débit de certain philosophe très présent dans les médias, une sorte de coulée sans respiration, mettant l’auditeur hors-jeu, dans l’incapacité de produire lui-même et pour lui-même une quelconque pensée sur cette pensée assénée, à toute allure et bien entendu comme vérité non contestable.
Et il y a bien une accélération constante du débit de la parole, comme s’il s’agissait de faire toujours plus de mots/minutes, d’en faire entrer le maximum dans un temps toujours borné (et souvent payant, en effet). Sans parler de la manie d’interrompre systématiquement autrui, sans jamais lui laisser le temps de présenter son idée, encore moins de la développer ou la défendre, mais en coupant toutes ses propositions (au sens grammatical). Ces temps de campagne électorale fourmillent hélas d’exemples. J’ai souvent entendu dire que les Allemands ne pouvaient pas interrompre leur interlocuteur en raison de la construction de la phrase, avec notamment le rejet du verbe souvent en position finale, car tant que le dernier mot n’est pas dit, le sens n’est pas clair. Je ne sais pas si le débat politique là-bas évite toujours l’interruption.
S’endormir, Ludwig Hohl, Paul Valéry
Récemment les réflexions de Marie Darrieussecq, aujourd’hui un croisement entre Ludwig Hohl et Paul Valéry, dans un article ancien du Monde (24 juillet 1981) signé François Bott : « Une autre fois, Ludwig Hohl réfléchit sur un mot qu'on emploie souvent, sans bien comprendre le phénomène qu'il désigne : que veut dire exactement s'endormir ? L'auteur essaie de se souvenir comment il s'est endormi ‘en lisant Valéry’. Au bout d'un moment, il s'est endormi ‘en lisant yeux fermés’ et que, à la place des phrases imprimées, il voyait Valéry lui-même, ‘s'éloignant avec sa canne et son manteau’. Ludwig Hohl ajoute que Valéry s'en allait ‘furtivement’. Joli rêve, montrant que le sommeil nous surprend comme un voleur et nous dérobe nos pensées. »
Dans le même article, je relève aussi : « Ludwig Hohl fait l'éloge des rêveurs qu'il oppose à l'homme ordinaire. Celui-ci considère que la réalité se limite à la définition qu'il en donne, la plus évidente et la plus pauvre. Il échappe rarement à la lourdeur de ses pensées, car il croit seulement au principe d'identité. Il assure que tout s'accomplit au centre, sans jamais apercevoir les changements qui s'annoncent à la périphérie. ‘Quelque chose de mince et de lointain s'approche’, dit Ludwig Hohl, une chose ‘presque invisible’, qui va, un jour, ‘régner sur le monde’, mais que seuls des regards subtils savent discerner. Seuls ‘les rêveurs guettent’, dans le ciel clair, le ‘petit nuage irréel’ préfigurant ‘l'orage qui, sous peu, dominera toute la ville’. Seul un esprit voyageur pouvait s'intéresser à l’‘un de ces jolis riens que la mer amène au rivage et qui n'amusent que les enfants, un morceau d'ambre, appelé électron par les Grecs ‘... ‘Le regard spirituel, écrit aussi Ludwig Hohl, n'est rien d'autre qu'un regard ordinaire (‘‘pratique’’), mais réglé sur une autre distance.’ » (source)
→ et ce qui m’amuse, c’est qu’il se pourrait parfaitement que ce soit cet article-là, de 1981, qui ait à l’époque motivé et déclenché l’achat de ce gros livre de Ludwig Hohl (En fait le cahier de notes de lecture des années 90 parle d’un article de Libération lu dans un avion de retour du sud-ouest !).
Travail et orgue !
« Le vrai travail serait comme la mélodie d’un orgue, si cette mélodie pouvait susciter d’autres orgues, et des orgues toujours plus grandes. Mais comment se peut-il que tout cela, subitement, finisse par la mort ? Cela ne finit pas du tout. Car travailler, c’est, toujours davantage, ne pas mourir. C’est se rattacher au tout. Travailler n’est rien d’autre que traduire ce qui meurt en ce qui continue » (I, 50, p. 30)
→ Travailler n’est rien d’autre que traduire ce qui meurt en ce qui continue. Il me semble que c’est un peu ce que fait le Flotoir ?
Le secret de Grothendieck et de David Bessis ?
« La pure mathématique ne saurait fleurir dans la mathématique. Il faut qu’un poète ou un penseur soit greffé à un mathématicien. Alors ce poète ou ce penseur, par la vertu de la greffe, croît immensément, et le mathématicien sera grand. »
→ cela me semble s’appliquer tellement étroitement à Grothendieck, tellement atypique dans son milieu de mathématicien ! Et tellement fécond, sans doute parce que poète et penseur en même temps que mathématicien. Un peu ce que disait Bessis aussi dans Mathematica, qu’il ne fait pas des maths à partir d’une écriture très formelle, mais à partir de représentations, parfois très fausses, mais qu'il va préciser petit à petit.
Ascension
« Nul effort véritable ne demeure sans fruit (...)
Il est toujours d’essence mystique le véritable effort humain (...)
Les êtres les plus grands sont les meilleurs connaisseurs de chemin. »
Trois extraits de la note 36 du chapitre 2, p. 41, intitulé « l’accessible et l’inaccessible. », qui travaille autour de l’idée du chemin en montagne, du sommet.
Je crois que Hohl était un montagnard et il est surtout connu aujourd’hui pour son livre Ascension, d’abord paru chez Gallimard en 1980 et dans une autre édition, chez Attila, dans une traduction de Luc de Goustine en 2007.
Un livre d’Éric Villeneuve
J’ai lu hier soir d’une seule traite Tache jaune Monochrome bleu Sorte de blanc d’Éric Villeneuve, livre qui m’a littéralement envoûtée.
Quelques notes, à partir desquelles j’ai ensuite écrit une note de lecture pour Poezibao. J’ai pensé bien sûr à Andersen, à mon amour de ses contes, « La Petite Fille aux allumettes », « la Petite Sirène » et surtout « le Vilain petit canard ». Tous histoires d’enfants perdus, différents, dans l’entre-deux, ni d’un monde, ni de l’autre. Pensé aussi, je ne sais si c’est à tort ou à raison, disons pensé au souvenir d’une très forte lecture, celle d’Histoire sans fin de Michaël Ende. Et enfin à Nils Holgersson de Selma Lagerlöf. Toutes histoires très importantes pour moi, dans mon for intérieur où elles ont construit quelque chose de très particulier.
Je suis entrée d’emblée, dès la première page, dans ce livre comme dans mon monde à moi, mon univers. Nous partageons tant de modalités et de territoires imaginaires. Notamment tout ce répertoire du Nord, les noms du Nord, la baltique, Ostsee et la Mer du Nord...
Je prends maintenant le livre et le feuillette pour y retrouver mes annotations.
Rêve + mémoire / j’ai eu le sentiment tout de suite d’être dans deux registres, celui du rêve bien sûr mais aussi dans une sorte d’exploration de mémoire très profonde, pas une mémoire de faits, pas une mémoire-récit, plutôt une mémoire de sensations, d’empreintes très profondes.
Conte ou rêve, nature métamorphique. Glissements constants entre bribes mémorielles, rêve et conte. Le livre donne à toucher la matière mémorielle.
C’est une sensation très forte, d’être mise en contact avec non pas la mémoire mais le tissu mémoriel, sa fibre, sa texture, de le toucher, de le sentir.
Il y a une multitude de sensations physiques qui naissent en lisant (c’est très rare chez moi). Celles du cheminement, de la descente ou l’immersion dans un monde, notamment.
Cette idée si forte de l’enfant empêché des contes, celle de l’âge fixe, cette sorte d’assignation à résidence et à rôle.
A plusieurs reprises donc, j’ai noté comme une superposition d’états de conscience enfantins, la rêverie sur les noms, les histoires qu’on invente, le rêve, le rêve éveillé, les contes, les légendes, les lectures. » Oui tout cela glisse par pans, comme des fondus enchaînés, se renouvelle sans cesse. Car, il faut le dire aussi, on est entraîné dans toute la lecture, il y a une extraordinaire dynamique qui porte en avant.
Avec toute une rêverie sur les noms, mais ici analysée avec tellement de subtilité, sur l’effet des noms et ces noms trop forts ! Et sur les appariements de mots, j’ai noté deux choses : bi-mots en une allusion dont je ne sais pas si elle est fondée ou pas à Michelle Grangaud – et aussi, yin et yang, en référence à ma lecture récente de Grothendieck ?
Page 53, apparition de Nils Holgerrson, dans la marge ! alors oui, que oui : « des mots, de simples mots ont suffi à nous transformer l’un et l’autre en hommes-volants ».
Comme l’épanchement du songe dans la vie réelle, quelque chose de nervalien peut-être ici, aussi.
L’incarnation imparfaite de la page 89, le « bien que ‘né des œuvres » de mes parents (œuvre de chair), je serais également originaire d’un conte »
Je vois là sans doute une des racines les plus profondes, les plus secrètes aussi de cette écriture. Et en particulier dans ce livre. « Une part de soi opérant dans la vie réelle, l’autre se déployant dans l’univers des fables... »
Tellement juste l’idée que l’on dit « rarement les choses comme on les perçoit. Plutôt comme on les connaît. Je veux dire : comme on les connaîtra la minute suivante, alors que déjà elles ont commencé à se reformuler en nous ».
D’une lecture
Cette impression à la lecture d’un extrait du livre de Claro Sous d’autres formes nous reviendrons : comme un rêve mais pas un rêve : j’entends, sous la voûte des mots, la musique d’Ockeghem. Elle vient à moi, plus par sympathie (lui aussi donc, la musique, si rares ceux-là qui...) que par empathie (ressentir quelque chose de ce qu’il ressent ou que je pense qu’il ressent).
J’ai publié cet extrait dans l’anthologie permanente.
Claro et l’impur ramassis de vanités que serait un livre
Livre impressionnant et fort sombre que celui de Claro, Sous d’autres formes nous reviendrons. Livre pétri de références, ouvrant en fanfare avec Savonarole, ce qui en dit long, mais aussi avec Ockeghem, contemporain de Savonarole, ce qui en dit long aussi. Ce sera donc Savonarole et Ockeghem, la fureur et la musique. Le très noir et le moins noir, la mort mais aussi une forme de joie. Ce qui serait au creuset de chacun de nous. Avec un leitmotiv, le thème des Vanités, Claro en détaille et en explore quelques-unes, de belle manière. « ::: si les objets sont pareils à des morts, et qu'une fois déposés sur la toile ils deviennent ce qu'on appelle des vanités, se peut-il que sur la page – celle-ci ? – certaines choses finissent par prendre une teinte autre, une teinte en creux mais non moins éloquente, disons en vrac :: la figure du père ou l'ombre de la mère, tel souvenir d'enfance tel dépôt de savoir, ce qui fait qu'une maille un jour s'est défaite, disons le vrac et tout ce qui va à l'avenant d'une vie mal vécue, et qui ici, tracé à l'encre noire, serait susceptible de trôner tel un crâne caressé par la lumière d'un Philippe de Champaigne, et aussitôt s'impose à moi une analogie, qu'à raison sans doute j'ai qualifiée plus haut d'inquiétude : un livre en sa somme, la somme qu'un livre assume, n'est-elle qu'un impur ramassis de vanités ? »
Parmi les contemporains Claro cite beaucoup Venaille et Roubaud et un peu Fourcade.
Muriel Pic et l’argument du rêve.
Ouverture passionnante du nouveau livre de Muriel Pic, L’argument du rêve, paru aux éditions Héros-limite. Une sorte d’entrée de jeu, intitulé « l’infralyrique ». « Le rêve est l’espace possible d’un dialogue des morts, une ronde des spectres, un temps insulaire. Son argument est infralyrique, rythmes de l’en-dessous, chants comme courant, voix déferlantes » (On pourrait dire aussi voix affaiblies comme Éric Villeneuve qui me semble tant dans le champ de l’infralyrique, si toutefois je comprends bien cette notion). « Le rêveur envisage et dévisage, pas d’échappées lyriques ni fuites, seulement des déplacements infimes entre le corps et son ombre, nos corps et les ombres. L’infralyrique est une vibration lumineuse qui s’amplifie la nuit, un frôlement morphologique entre deux images, une perfection de hasard, la photogénie de l’impondérable. » (p. IX). Elle ajoute « tout ce qui donne à la trace sa puissance de transport » et l’on sent bien ici la proximité de Walter Benjamin ou de Georges Didi-Huberman, de Jean-Christophe Bailly aussi. « Tout ce qui donne à la trace sa texture de document » Alors en une superbe énumération, Muriel Pic annonce « voici des rêves, des grisailles, voici des voix, des dialogues et des morts. Voici des photographies, des images décolorées, des lumières passées, des fossiles ramenés des temps profonds, des corps évanouis, des cendres portés par les vents et les eaux. Ainsi je veux partir. Voici des testaments, des témoins, des vœux. Voici demain. Voici hier (...) Voici les photogéniques, les images sorties des cartons, données, trouvées, soulevées, déchiffrées. Voici les philologiques, les bribes, les fragments, les mots égarés sur une page, mutilés par un agrafe, les brouillons les livres-brouillards et les notes de chevet. Voici l’infralyrique, les hantises documents. Voici les rapports, la littérature grise, les documents, les actes, les traces, les données, les fantômes cartonnés, les articles de dictionnaire, les faits. Voici les phonogéniques, les voix tirées des boîtes, les bandes magnétiques, l’audiovisuel des spectres, les brouillages radiophoniques, les voix perçues, évaporées, les échos et les simulacres. Voici les tragiques, les météorologiques, les thucydides et les insulaires. »
Et un peu plus loin elle précise qu’elle a écrit ce livre parce qu’elle « n’en croyait pas ses yeux ». Devant les kamikazes d’Okinawa, les naturistes d’Orplid, les ermites de Patmos. Elle aura cheminé en compagnie de Sei Shōnagon, d’Annette von Droste-Hülshoff, de Robert Lax... Car écrit-elle encore « Le poème est un moment critique : il donne forme à une inquiétude. » (p. XII). Suivent donc une série de poèmes-documentaires, de ces Élégies documentaires propres à l’œuvre de Muriel Pic.
Là
Belle remarque d’Antoine Bertot à propos du livre de Karine Miermont, Vies de forêt, comme une petite leçon d’être dans un lieu : « L’expérience personnelle d’un lieu (‘Je me fie à moi, à mes sens, regarder, sentir, toucher’) s’élabore donc en adoptant des perspectives diverses. L’ancrage n’est pas un repli, mais un accueil. Les points de vue s’éclairent les uns les autres et l’on passe, d’une page à l’autre, de la sociologie à l’éthologie, de la géologie à la poésie, de la fiction aux archives des personnes qui ont vécu ‘là’. Cet adverbe si bref, ‘là’, donne d’ailleurs son titre à la première section : il recèle une diversité que les savoirs et l’observation n’épuisent pas, mais approchent. » (note)
Flacon de sels
le bureau, la solitude, la pluie dehors, forte et la viole de gambe, bach, tout simplement cela, là –
le beau bouquet de tulipes blanches (blanc et vert) rapportées du marché par une personne très aimée – la cohorte des gouttes sur la vitre et leur course, parfois folle, vers le bas – la fréquentation douce des livres, la liberté vis-à-vis d’eux, un commerce plus facile que celui avec les êtres humains, parfois -
Phrases de la mort
Beau livre que celui de Jean-Pascal Dubost, Phrases de la mort.
Quelques relevés : il faut les découvrir tranquillement, ne pas en lire trop à la fois, pour laisser à chaque phrase s’ouvrir, dans le tragique, le burlesque, l’humour, l’effroi. Se révéler. « La mort, qui est de source sûre. » (p. 17) – « La mort, qui est la première cause de mortalité. » (p. 18) – « A tout moment, elle ne vient pas. » (p. 19) – « Tu vas attraper la mort, disait grand-mère, visionnaire. (p. 22) – La mort effectue des mises à jour quotidiennement. – « On passe sa vie à mourir. » (p. 28) – Il n’y aura jamais aucune réduction d’effectifs pour la mort. » (p.30) – Il peut arriver, n’en déplaise, que penser à la mort puisse aider à vivre. (p. 33) – La pensée quotidienne de la mort doit être comme un exercice d’entretien du corps, un exercice d’entre de l’intelligence. « (p. 37) – « J’aimerais bien venir à mon enterrement » et « On n’arrive pas en fin de vie, mais en début de mort. » (p. 40). Des citations émaillent aussi les courtes phrases de Jean-Pascal Dubost, des citations, des statistiques, des épitaphes réelles ou inventées aussi : « Alphonse Allais : Ci-Gît Allais sans retour. » (p. 46). C’est un grand pot-pourri où il y a de tout, des choses qu’on aime, d’autres qui font rire, certaines qui effraient, mais tout, quasi tout donne à penser, or « Nous aimons appeler un chat un chat, mais moins la mort la mort. » (p. 47). On trouve aussi de belles séries rimées, type « La mort qui jamais ne fait relâche / La mort qui toujours rend lâche / La mort qui jamais ne nous lâche / la mort qui toujours fâche », etc. p. 56 (26 -ache en tout). Et je suis sensible bien sûr à l’évocation des œuvres d’autrui : « Mort, qui fait écrire Pas revoir / Mort qui fait écrire quelque chose noir / Mort qui fait écrire Louve basse. » (p. 61)
Hohl, aussi, toujours : Voilà ce qu’est la vie
J’aime bien ces lectures longues, suivies sur plusieurs jours, voire semaines. Je fais de petites plongées courtes dans ce livre de Ludwig Hohl, lu une première fois en 1989.
« Le chemin : élever sa quotidienneté à hauteur d’émotion que procure un voyage : parvenir à cette disponibilité, à ce don de soi, à cette capacité de voir les choses en grand, à cette tension intérieure, à cette fécondité de la pensée : voilà ce qu’est la vie. La vie qui ne s’élève ni ne s’augmente n’est pas la vie. » (p. 46)
Autocritique de l’écrivain
« Pour être bonne, elle doit être interne, demeurer proche de l’élan créateur, être issue de ses pouvoir à lui. Mais elle sera mauvaise, inadéquate, si elle vient de l’extérieur ; d’un lieu où l’on doute même de la possibilité d’atteindre autrui. Une telle critique est uniquement destructrice. » (p. 48)
Pas de point central !
« Toute la théologie repose sur cette notion fondamentale de centre ou de point central – alors que de tout temps, toute pensée véritable a compris l’être du monde comme métamorphose, mouvement, flux » (p. 49). Et un peu plus loin, belle pique : « pour la théologie, Copernic n’est pas encore né. »
Intelligence, talent, volonté
« Une grande intelligence, additionnée d’un talent, quel qu’il soit et servie par une volonté, aboutit toujours à des réalisations, à des découvertes. La grand intelligence est rare, le talent commun ; mais leur union active dans la volonté, voilà le plus rare. » (p. 52)
Et nouvelle pique, dont je me délecte : « Chaque fois qu’une œuvre significative est créée, les professeurs élaborent une théorie pour consacrer la forme de cette œuvre. Ensuite, les incapables procèdent au remplissage de cette forme. » (p. 53)
Trop tard, vraiment ?
Tellement souvent ressentie ou assénée, cette injonction « ‘Tu arrives trop tard’. ‘C’est trop tard.’ Nul être, s’il est vrai, ne peut venir trop tard. Simplement, l’heure de sa venue est plus ou moins propice. »
Ce qui est crucial
« L’exhortation de Goethe : Rassemble tes forces pour ce qui est crucial ».
→ on peut rapprocher ces notes (elles se suivent dans le livre, numérotées 101 et 102, p. 57)) pour penser que si l’on veut qu’il ne soit pas trop tard dans sa vie, il faut se concentrer sur ce qui est crucial, lire ce qui peut élever ou augmenter la vie et laisser tomber tout le reste, quel que soit la qualité ou l’intérêt de l’ouvrage – même chose pour le temps consacré à...
Car, dit encore Ludwig Hohl « Vieillir c’est s’accroître sans cesse : ta valeur intérieure grandit, comme celle de Goethe – pourvu que tu ne te laisses pas égarer par les bavardages de la foule, pourvu que tu ne veuilles pas avoir ce qui ne correspond pas à ton état présent, au lieu de regarder ce qui est à regarder. » (p. 58)
Une petite montre perdue
« La grandeur humaine – l’espoir humain, le chemin vers la grandeur – c’est de connaître notre petitesse, et de connaître les relativités, c’est-à-dire les rapports des choses qui, dans l’infini de la nuit, nous environnent. Ce n’est pas de dominer les choses. La grandeur humaine ce n’est pas de dominer le Tout ; c’est de donner à notre propre existence son tracé le plus net, à notre machine sa plus grande précision. L’homme est comme une petite montre perdue dans le chaos inorganique du Sahara ; sa grandeur, c’est la précision, l’exactitude de son fonctionnement ; et la lumière de sa minuscule circonférence. » (p. 59).
De la musique
Dans cet extrait d’une note d’André Hirt pour Muzibao : « La musique de Brahms, avec les Belcea, et contrairement aux efforts interprétatifs qui cherchent à lui échapper, retourne au monde et figure une autre beauté, beaucoup moins évidente ou standardisée, une beauté « moderne » dirait Baudelaire, noire en vérité, mais d’un noir si peu mortifère, plutôt palpitant comme fait toujours et encore la vie, même dans sa fin. La musique est inscrite dans la finitude et non ailleurs, et se déploie depuis elle. Elle ne plane plus, elle n’engourdit plus, elle ne nous éloigne plus du monde, mais elle nous regarde. »
Ludwig Hohl, l’homme
Il parait bien sévère Hohl, quand on regarde ses photos. Et souvent dans ses propos il est très dur, non pas méchant mais d’une telle exigence, avec lui-même et les autres. Alors quand il se découvre un peu on est touché et comme souvent cela rend plus précieux encore ce qu’il écrit, puisqu’il traverse cela, lui aussi : « C’est l’aube ; je ne dors plus, je ne me sens pas bien ; un oiseau commence à crier sur le toit (juste au-dessus de moi) avec une impudence meurtrière, affreuse. Mes oreilles en sont submergées, c’est à devenir fou. Je ne suis plus un enfant, je sais que dans mon désespoir (ma situation de détresse) il n’existe qu’un moyen. Je l’adopte : accepter la chose aussi vite que possible, lui dire oui sans réserve. » (p. 61).
Risquer
Je relève cette phrase qui me semble bien correspondre à l’aventure de Poezibao dans une note de lecture de Jean-Claude Leroy (livre de Sandrine Bourguignon, autour de Fernand Deligny) : « Aventure veut dire aussi risquer, et c’est sans vrais moyens que souvent s’initient les expériences. »
→ C’est certes un peu abusif de tirer à soi cette remarque qui à l’origine s’applique à une aventure extrêmement singulière et ambitieuse, celle de Fernand Deligny. Je suis heureuse de la présence de cette note dans Poezibao.
La paresse
Ludwig Hohl insiste beaucoup sur la paresse dans son livre Notes. Je me faisais cette réflexion en consultant un réseau social. Si peu de personnes prennent la peine d’écrire une note personnelle, on clique sur un gadget, comme le petit cœur, on dit « j’aime » (on s’en fiche, non ?) même quand il s’agit de la disparition de quelqu’un.
Pour plus tard
Superbe proposition de Claude Minière pour les « Notes sur la création » de Poezibao : « L’écriture exposera le jeu de la perte et de la résurrection. Sans se retourner mais en avançant hardiment. Mouvement perpétuel. Ce ne peut être communément reçu ? On le mettra dans un Livre à l’abri pour plus tard ou jamais. »
Lectures
Je ne peux quasi pas lire de livres de poésie, surtout quand ils sont à tendance trop personnelle, voire nombriliste, en ce moment, dans le contexte catastrophique du monde. M’aident Ludwig Hohl, pourtant peu tendre, et le souvenir de ma lecture de Grothendieck, l’un et l’autre ayant l’immense bénéfice de me mettre le pied à l’étrier, encore et encore, pour travailler, pour essayer de penser un peu, à ma mesure, de me connaître mieux moi-même condition indispensable disent-ils tous les deux pour connaître l’autre. Et donc pour tenter de comprendre certaines choses du monde, bien limitées j’en suis consciente. Ne pas se ménager, ne pas se protéger, aller au charbon comme on disait autrefois sachant très bien les risques encourus à descendre dans la mine.
Du silence
Lu de belles choses dans un livre qui pour l’instant m’accroche de manière très sporadique et irrégulière, celui de François J. Bonnet, Les mots et les sons. De belles choses sur le silence et l’expérience de John Cage. Je cite « Les problématiques liées au silence forment un monde vaste où il est aisé de se perdre. Pour atteindre le propre du silence, c’est-à-dire sa dimension sensible, il faut partir à sa recherche, chercher à l’éprouver. Une telle expérience a été réalisée dans les années cinquante par John Cage : ‘Lorsque, entrant dans une chambre anéchoïde, aussi silencieuse qu’il est techniquement possible en 1951, on découvre qu’on entend deux sons créés non intentionnellement par soi-même (l’opération systématique des nerfs, la circulation du sang), alors la situation dans laquelle on se trouve n’est pas objective (son silence), mais bien plutôt subjective (uniquement des sons).’ Les nombreux commentaires traitant de cette expérience aboutissent la plupart du temps à l’assertion suivante : ‘le silence n’existe pas’. Or précisément le silence ex-iste, se tient en dehors de notre champ d’expérience. Le silence absolu existe bel et bien. Dans un espace où aucun medium ne permet de le transmettre, dans le vide, le silence règne. Mais ce que révèle l’expérience d Cage, c’est que personne, jamais, ne pourra percevoir le silence, que le silence est proprement inaudible. On ne pourra jamais faire l’expérience de l’absence de son. Le silence existe mais pour personne. » (p. 79).
→ On peut recouper l’expérience de Cage d’une façon peut-être plus accessible. Via la relativité entre une situation usuellement bruyante, comme une atmosphère urbaine et une nuit à la campagne, où l’on a l’impression de palper, par opposition, le silence. Il y a aussi l’expérience très particulière du silence musical. Aux noms si beaux de soupir (jusqu’au divisions du soupir, ah, le seizième de soupir), de pause, ce sont des silences. La première fois que j’ai vraiment perçu un silence, c’est en écoutant Sviatoslav Richter dans une sonate de Haydn. Et paradoxalement, ce fut à la fois la perception du silence et la sensation de l’immense richesse celée dans ce suspens, porteur de tout ce qui avait précédé (et qui objectivement, sans doute, résonnait encore) et tout ce qui allait venir (et que je connaissais, en l’occurrence).
En canoë
C’est l’invite de Claude Minière dans un petit livre de longue portée, un livre qui embarque (n’est-ce pas cela que je demande par-dessus tout à un livre, non seulement de m’inviter, ce que paradoxalement maints livres ne font pas, mais de m’embarquer dans son périple, dans son flux.) Car ici c’est bien d’un flux qu’il s’agit, celui de la rivière, celui du torrent. Descentes en canoë, le corps inséré dans ce petit bout d’esquif qui permet de faire corps avec la rivière, la nature, de se laisser embarquer, porter par le courant. Alliage comme souvent chez Claude Minière d’observations matérielles, de relevés de sensations et de cette dimension ontologique et métaphysique, très inspirée de Pascal et de Descartes, que l’on retrouve dans maints de ses écrits. Oui, « Nous sommes embarqués on rame / on fonce sans penser à la mer mais à la cascade / aux sirènes des contes qui nous accompagnent/et dont on respire le parfum fort et doux/de forêts aquatiques. » (p. 11). C’est que « On descend des poèmes impassibles / comme les grands sapins oragés / --- la trouée des sensations sur / la ligne vers le risible vrai / plume dans l’encre, navette dans la chaîne » Et comment ne pas souscrire à cela : « Je préfère l’ode / des brouillons qu’agitent les pensées vraies / sans conclure, sans posture. » (Leçon de poésie... p. 14 et sans doute quelque bateau ivre, qui croise pas loin ?).
Nouveau système
Je m’amuse de l’idée soudaine de créer un autre signe de passage, à l’intérieur du livre de Ludwig Hohl, Notes, que je lis pour la deuxième fois, plus de trente ans après une première lecture. Pour distinguer les nouvelles annotations, j’utilise un petit cercle en lieu et place de la croix habituelle. Et je note que bien des passages soulignés il y a trente ans sont aussi ceux que je souligne aujourd’hui. Mais il y a cependant des nouveautés (ouf !), des choses qui n’avaient pas attiré mon attention lors de cette première lecture, soit que je n’ai rien développé alors autour de ce thème, soit que dans les inévitables moments de baisse de tension de la lecture, j’ai frôlé et négligé ces remarques-là.
Pour temps de désespoir
« La vie est comme l’œuvre d’art, et l’œuvre d’art est semblable à la vie véritable. Pour atteindre l’une et l’autre il faut un juste comportement ; il faut rendre témoignage, c’est-à-dire extérioriser une intériorité. Bref, il faut dire oui à la vie, donc accroître la vie. Il faut communiquer avec autrui, travailler » (p. 64)
Et « travailler », cela ne va pas de soi, je suis frappée, je l’ai déjà noté par l’insistance mise par Hohl sur la paresse (on préfère aujourd’hui l’appeler procrastination, c’est plus chic !). « Ils sont si paresseux qu’ils préfèrent prier une heure plutôt que de penser une minute. » (p. 65)
Vaincre des résistances
« L’homme qui rencontre les plus grands obstacles intérieurs, mais qui, au dernier moment (et à la surprise de ceux qui ne le connaissent que superficiellement) prend les plus grandes décisions, cette homme-là, à force de vaincre des résistances, donc d’accumuler des connaissances, sera quasiment invincible (dans son surgissement, dans son pouvoir de convaincre les autres). (p. 66)
→ je trouve très intéressant le lien entre vaincre des résistances et accumuler des connaissances. Je retrouve là une des grandes thématiques qui traversent Récoltes et Semailles de Grothendieck. Lui comme Hohl insistent sur le travail à faire sur soi-même, la connaissance de soi-même qu’il faut acquérir (et cela va bien au-delà à mon sens d’une connaissance psychanalytique) pour parvenir à un minimum de réalisation de soi-même qui n’est en rien une visée égoïste ou narcissique mais plutôt ontologique. « Une chose capitale, qu’on ne devrait jamais oublier : c’est à nous, pas à autrui, qu’il tient de changer le monde. Toujours à nous. » (p. 69). D’autant nous dit encore Hohl qu’un « homme ne sait pas toujours ce qu’il met en lumière ».
→ Comme une histoire de clé et de serrure. La porte est fermée, une clé est donnée, à certains, à quelques-uns qui sauront trouver (parfois par beaucoup de travail) où se trouve la porte à ouvrir avec cette clé.
Le ‘tilt’ grothendieckien
Je suis hantée par une remarque de Grothendieck, expliquant qu’il faut être très attentif à des infras-mouvements mentaux, en pensant à tel ou tel sujet, une gêne, un tilt, etc. : « je n’avais pas su être attentif à ce ‘tilt’ délicat qui s’était fait en moi, dès l’apparition de l’image. » écrit Grothendieck (p. 999). C’est que parfois il faut savoir poursuivre une réflexion « à rebrousse-poil d’une réticence », dit-il un peu plus loin. Chez Hohl, je relève : Si les hommes voulaient être francs, ils reconnaîtraient peut-être que jamais le malheur n’a fondu sur eux sans qu’ils aient reçu quelque avertissement patent ou occulte », citation de Balzac (faite p. 71).
Or cela je l’expérimente aussi bien dans le champ personnel en mettant en relation tel comportement avec des signaux avant-coureurs, désormais compris mais qui furent écartés comme non-pertinents antérieurement ; et plus encore dans la situation internationale telle qu’on la vit aujourd’hui alors que n’ont pas manqué tant et tant d’avertissements patents ou occultes ! Ou même dans la simple relecture d’un texte, passant sur un nom propre, sentant un petit tilt paresseusement ignoré, pour réaliser plus tard qu’il y avait bel et bien une erreur de transcription de ce nom.
Tilt étouffé, soucis à venir !
Le processus créatif
« L’enfant détient une valeur première (que l’on peut opposer à la valeur appliquée). Cette valeur est toute-puissante, mais comme celle des plantes ou des montagnes. La valeur appliquée n’est ni plus ni moins qu’un fragment de la valeur première, à quoi s’ajoute ce qu’on acquiert dans une seconde étape : une conscience liée aux différents moments de la vie et du monde. Bref, la valeur se pourvoit de moyens. Et lorsque, après cette seconde étape, elle retrouve la valeur première, elle permet l’œuvre d’art, ou tout autre forme de production. Seule, elle n’est rien. » (p. 74)
La foi, quelle imposture
Il n’est pas tendre pour la croyance, la foi, les églises, Ludwig Hohl. Deux preuves.
« Les saints ont-ils fait quelque chose que Balzac ou le dernier Rilke n’aient pas fait ? Je voudrais bien le savoir. Si la vie d’un Balzac n’est pas sainte, où est la sainteté ? Qu’on embrasse du regard les différentes périodes de cette vie (elles ne sont que deux) : d’abord une pesanteur infinie, inexprimable, sans autre amitié que celle d’une étoile. Puis la décharge créatrice, terrible, prolongée ; labeur sans fin, qui paraît excéder les forces humaines. Cette seconde période (entre la trentième et la cinquantième année) précède immédiatement la mort, laquelle survient au moment culminant. Devant un tel spectacle, que faire sinon pleurer ? Balzac, c’est Benassis* » (p. 75 - *Le Médecin de campagne).
→ grande envie soudain de me replonger dans Balzac, perdu de vue depuis tant et tant d’année et la lecture quasi systématique de l’œuvre dans ma toute première jeunesse.
Et ma deuxième preuve ? « En longeant une église : on vient de construire un formidable bâtiment de pierre, pour... pour rien. Avec tout son faste et tous les attributs de la plus sublime gravité, ce formidable bâtiment de pierre sert à quelque chose qui n’existe pas : comprenez cela et vous serez mûr pour les plus radicales métamorphoses du monde. » (p. 75 encore)
Accepter la douleur
« Accepter la douleur, pleinement. Car tant qu’on la combat, tant qu’on la nie si peu que ce soit, tant que notre oui n’est pas absolu, la douleur ne sortira pas de l’ombre. Or sa part cachée, c’est sa part agissante. » (p. 76).
→ C’est sans doute ce qu’a fait Grothendieck avec sa douleur, d’abord largement enfouie, niée, occultée : celle de voir sa personne et son immense œuvre mathématique vilipendée et ostracisée par la communauté mathématique. Il lui aura fallu près des 2000 pages de Récoltes et Semailles pour tirer toute la part agissante (et si incroyablement féconde) de sa douleur.
Hohl, un peu loin : « autrement dit l’important n’est pas la douleur, mais ce que nous en faisons. (...) Il s’agit, chaque fois que l’on souffre, d’agir au plus haut de ses possibilités (il faut que la douleur porte tous ses fruits). (p. 76)
Préserver
Et attention aux instincts, si profonds, qui nous poussent à fuir, à nous protéger, à nous mettre en sécurité... Ceux-là même qui font le lit des extrémismes. Ce matin, pensant aux images de ce massacre de Butcha en Ukraine, pensant à Guernica ou à Oradour, je réfléchissais à cela que bien évidemment, on ne nous avait pas montré les images les plus atroces. Mais à trop nous « épargner », ne nous anesthésions-nous pas, est-ce qu’on ne nous anesthésie pas ? Il en va bien sûr de la dignité de ceux qui ont été massacrés, dans la mort. Mais la prise de conscience de ce que sont ces régimes ne passent-elles pas par un peu moins de ménagement de notre confort ? Je trouve que le président ukrainien a parmi tant d’autres mérites, celui de nous mettre le nez dans notre m.
Hohl : « il faut comprendre qu’on ne se préserve pas en se préservant : on se préserve en se donnant, en se dépassant ! La matière perpétuellement renouvelée, c’est l’immortalité ; mais celui qui reste prisonnier d’une matière unique a tôt fait de s’éteindre ».
Le même tremblement
« Rien n’est plus haut, rien n’est plus intense que de participer pleinement à la vie. Lorsqu’on y parvient, ou lorsqu’on est tout près d’y parvenir, c’est toujours et partout le même tremblement, le même frémissent de lumière, la même irradiation : Bach, Napoléon, n’importe quel homme dans la plénitude d’un rapport sexuel (...) tout artiste chaque fois qu’il a vraiment réussi quelque chose – non, chaque fois qu’il réussit vraiment quelque chose. La réciproque est vraie : c’est là, à ce tremblement, que l’on reconnaît l’art véritable ! (Ratage de tout ce qui est fabriqué, froid, habile). » (p. 77)
→ oui ce tremblement parfois ressenti à la lecture, si précieux. Et cette platitude de la courbe si souvent devant du fabriqué, de l’habile, du froid. Je crois posséder certains détecteurs ultra-sensibles à cela. Comme un sourcier : y-a-t-il de l’eau sous la croûte ?
Et encore encore, le travail
Cette notion de travail, si importante chez Hohl comme chez Rilke : « Si les hommes comprenaient une bonne fois qu’ils n’ont qu’une seule patrie : le travail. Mais le bon, le vrai travail. »
→ Le Flotoir, ce fut sans doute l’entrée dans le travail. Il m’a considérablement aidée dans une période très difficile. Et aujourd’hui, dans cette période si sombre, où le désespoir rôde en permanence, il est le plus sûr recours. Celui qui étouffe cherche l’air ; celui qui étouffe peut chercher le travail, ce travail, le bon, le vrai travail. Ne pas subir passivement ce qui advient, tenter de le comprendre un peu, de le connaître même à toute petite échelle, de le penser, de le mettre en relation avec autre chose, historiquement, philosophiquement et quels que soient les moyens matériels, intellectuels, psychologiques, spirituels, dont on dispose. Le travail se nourrit du travail, un peu comme la méditation se renforce de la méditation.
Une approche pour le Flotoir
Oui le Flotoir est le cœur de ce travail dont parlent Hohl ou Rilke. Il se place constamment dans le sillage de grands (ou de moins grands !) auteurs. Qu’en dit Hohl de cette question d’héritage : « Il n'est pas si facile de vivre selon les préceptes des grands hommes, c'est-à-dire de suivre, une fois qu'ils sont morts, la voie qu'ils ont tracée. Deux directions nous sont offertes, mais elles comportent, l'une et l'autre, leurs dangers secrets. On peut suivre des préceptes au pied de la lettre ; le risque est de tomber dans l'absurdité. Sachant que la lettre peut être modifiée, les phrases prolongées, on peut secouer le joug de la littéralité, et trouver l'audace de reformuler la pensée que l'on veut suivre. Le danger, c'est alors d'être infidèle à son esprit (comme Paul le fut aux Évangiles). Quel est le bon chemin ? Comment éviter de gauchir ce dont on hérite ? La seule voie possible, c'est la voie la plus étroite. Il faut retrouver l'inexprimable dans les phrases du grand homme, et par la vertu d'une expérience analogue à la sienne. Alors de nouvelles phrases, tout aussi difficiles à forger que les siennes, redessineront les contours de son message. Ces nouvelles phrases demeurent inertes ? Non. Le feu jaillira d'elles, pourvu que, par nos propres forces, nous ayons presque touché le cœur des choses. » (p. 84)
Un peu plus loin, cela aussi, qui encourage à aller de l’avant : « l’homme ne donne sa mesure que dans ses actes ‘libres’ (...) L’école de la création spirituelle, presque toujours, est buissonnière (...) Pourquoi ni Montaigne, ni Balzac, ni Goethe, ni Lichtenberg n’ont-ils trouvé leur grandeur dans les écoles ou les formes existantes, là où l’on exigeait qu’ils s’insèrent et s’adaptent ? » (p.85)
→ je fais aussi cette dernière citation pour souligner les sources d’inspiration de Ludwig Hohl. En effet Balzac ou Lichtenberg, Goethe ou Montaigne, on les retrouve souvent dans ces pages.
L’enseignement des langues
Très intéressant point de vue sur l’apprentissage des langues étrangères ! « On apprend une langue étrangère comme on apprend à nager. Accepter l’élément, voilà l’essentiel (...) il s’agit de parler et de lire le plus possible, tout en réduisant au minimum les réflexions et les préparatifs ; il ne s’agit pas tant de guetter les fautes que de pratique le vocabulaire le plus étendu possible, oralement de préférence ». Il ne faut pas, poursuit Hohl de façon amusante, suivre les professeurs qui vous conseillent de réfléchir avant de parler ! (p. 87) Il poursuit et c’est à méditer : « Dans sa propre langue, on ne lit pas assez lentement ; dans une langue étrangère encore mal maîtrisée, on ne lit pas assez vite ».
→ et je me permets de reprendre cette proposition aussi non pas pour le livre en langue étrangère mais pour le livre d’un domaine qu’on connait peu ou mal, voire même pour un livre auquel on ne comprend rien. Surtout ne pas lire lentement, foncer dans le texte, se jeter à l’eau, on boit le bouillon ? Et alors, on continue. On se laisse porter par l’élément comme dit Hohl. « La natation, la bicyclette, la langue étrangère : trois choses dont la nature est telle qu’on les apprend d’un coup, ou qu’on ne les apprend pas du tout ».
Goethe et Lichtenberg, encore
« La vérité, éternellement, reste fragmentaire ; elle est faite d’éclats rocheux, que nous arrachons à la montagne, et qui révèlent des failles toujours nouvelles. Héraclite, Goethe, Lichtenberg, d’autres encore, ont mis au jour de tels fragments de vérité. » (p. 93)
Hohl montre un peu, par moments, comme il procède et je suis frappée par les analogies avec la manière dont Grothendieck procède. « Les évidences, je les conquérais pied à pied, dans l’acte même de l’écriture. » (p. 96) Mais Hohl cite de grands écrivains, des poètes, Bach. Je crois n’avoir pas trouvé un nom d’écrivain ou de musicien dans les 2000 pages de Récoltes et Semailles, les seuls noms propres sont ceux de ses collègues, pairs ou élèves, mathématiciens.
Bêtise et paresse
En ces temps où sévit un tel déficit de pensée et un tel refus de l’effort pour lire, apprendre, se faire sa propre opinion, solidement et pas par le biais de médias plus ou moins ou pas du tout fiables, la note sévère de Hohl qui montre le couplage entre la bêtise et la paresse : « Bêtise et paresse ne sont peut-être pas absolument synonymes. Mais le moins qu’on puisse dire c’est qu’elles sont intimement liées. Ensemble, elles nous démontrent mieux que tout autre couple, à quel point la bonne entente fait grandir - jusqu’au gigantisme – chacun des partenaires. » (p. 116)
La vibration, encore
Je suis toujours sensible à cette notion de vibration, aux ondes porteuses : « A retenir, à propos du piano [en jouait-il, Hohl ?] : si, sans le toucher, on produit un son près de lui, il résonne. L’universel – vu de bas en haut – représente une organisation musicale comparable. Si tu fais les bons mouvements, grands ou petits, peu importe, l’univers vibrera. »
→ encore faut-il que l’environnement ne s’oppose pas à cette vibration, à cette onde ! comme dans une ville dense par exemple, où il n’y plus rien que de l’artificiel.
Et parmi ceux qu’il cite, que je suis heureuse de le voir faire appel à plusieurs reprises à Paul Valéry « cet esprit qu’habitent de si prodigieuses visions. » (p. 133).
La dormance féconde
Comme un encouragement à aller de l’avant, quand bien même parfois toutes les propositions des sites semblent tomber dans un vide abyssal et c’est d’autant plus intéressant que cette citation de Goethe est placée en exergue du remarquable chapitre « Le lecteur » du livre de Ludwig Hohl : « les réalités fortes ne fécondent pas tout un chacun ; elles peuvent sembler banales à certains. »
→ il faut aussi insister sur la question du moment. Il est un temps pour chaque chose. Certaines plantations à certains âges de la vie ne prendront pas ; d’autres, maintes fois tentées, un jour soudain produisent tout leur fruit. Il y a comme une dormance féconde !
Par cœur
Ah le « par cœur », et cet échec bien cuisant, il y a quelques années, d’apprendre au moins quelques poèmes par cœur ! Et pourtant ce n’est pas faute d’un travail acharné, d’une réflexion approfondie sur les méthodes, voire d’une lecture de traités sur la mémoire, tout au long de la vie. Mais rien n’y fait. Je peux seulement espérer qu’il y a une trace agissante, quelque part, à mon insu. Mais restituer trois lignes, quasi impossible. Sauf quelques vers appris dans la toute jeunesse, ce qui bien sûr est très significatif. Et pourtant j’estime jouir d’une formidable mémoire. Il suffit de penser à tous ces noms que j’ai gravés en moi depuis les presque 20 ans de Poezibao et du Flotoir. Mais le « par cœur », non, refus de service ! Alors c’est douloureux de lire dans Ludwig Hohl que « Savoir un texte par cœur, c’est le savoir par le cœur ; c’est donc en faire une partie de soi-même. Le texte, alors, est inépuisable, et fécond comme la vie – il est la vie, il est une part de l’univers réel ; il engendre sans fin. » (p. 137)
Hohl qui cite à nouveau Lichtenberg et c’est amusant car dans la bibliothèque de mon bureau leurs livres se côtoient depuis des années : « Sûr indice de la qualité d’un livre : plus on vieillit plus on l’aime, étant admis que la sagesse va de pair avec l’âge. Car un livre est un miroir. Lorsqu’un singe s’y mire, il n’y verra pas un apôtre »
Et enfin cette très bonne question : « En face des gens qui savent écrire, montrer-moi ceux qui savent lire, et prouvez moi qu’ils sont plus nombreux », dit encore Hohl qui ajoute « en attendant, je reste sceptique ».
Thème, contenu, forme
Il fait ensuite une distinction entre trois éléments dans l’œuvre d’art. Il faut citer ! : « ‘Tout ce qu'on peut nommer sans peine appartient à la thématique’. Il peut s'agir ici des thèmes au sens étroit, au sens commun du terme, ou de quelque chose qu'habituellement on désigne autrement : tout ce qui dans l'art est facilement repérable, tout ce que l'on conquiert sans coup férir, par des moyens de routine ; oui, tout cela reste au niveau de la thématique. L'art est ailleurs. Le langage multiplie les distinctions : ‘roman’, ‘nouvelle’, ‘récit’, ‘essai’, etc. Et l'on réfléchit sur ces distinctions, on établit des échelles de valeur. Au fil des ans, ce genre de considérations m'intéresse de moins en moins. Leur fécondité spirituelle m'apparaît de plus en plus douteuse. Je veux bien que ces distinguos et ces délimitations érudites, sur un plan purement pratique, aient pu maintes fois comporter quelque utilité, et la comportent encore. Mais songeons à la distinction goethéenne, qui oppose, dans l'œuvre d'art, trois éléments : le thème, le contenu, la forme : voilà qui est d'une autre profondeur, d'une autre signification pour la vie ! Où il y a forme, il y a toujours contenu, et thème. Si bien que le poète n’a pas à se soucier un seul instant de thèmes et de contenus. Son unique souci doit être la forme. Par la forme, il accède à tout ce qui est accessible. (...) Les thèmes ne sont rien, les contenus nous sont donnés par grâce. Quant à la forme, c’est une grâce conquise au comble du travail. (...) tout enseignement artistique devait commencer par ces paroles de Goethe : Le sujet, tout le monde le voit ; le fond n’apparaît qu’à ceux qui sont concernés ; quant à la forme, c’est un mystère pour presque tous. » (p. 138-139).
Lecture et écriture
Et encore ce rapprochement entre la lecture et l’écriture/ « Il existe peu d’écrivains véritables. Mais existe-t-il plus de lecteurs véritables ? En tous cas, rien n’est plus proche de l’écriture que la vraie lecture. » (p. 139) car « Voilà le travail de la lecture : un jeu d’imbrications. Au fond lire, écrire ne sont que deux expressions, deux potentialités différentes, du travail dans son acception la plus haute. » Et encore, car je ne me lasse pas de ces mots qui suscitent une telle résonnance en moi qui parfois me définit ^peut-être avant tout comme une lectrice : « L’écriture n’est qu’une intensification de la lecture, et la lecture seule donne vie à l’écriture. Ceux qui opposent ces deux activités n’ont rien compris aux livres. Ils n’ont jamais lu, jamais soupçonné ce que lire signifie. » (p. 140)
→ peut-être que le Flotoir serait comme une démonstration de ce que lire signifie. Hohl encore : « Le lecteur passe dix jours entiers sur un volume de Proust mais élimine en un jour dix livres de la production courant – car c’est bien ‘d’éliminer » qu’il s’agit ». (p.143).
Écriture
Et parfois, rares, précieux, de superbes passages poétiques, au cœur de la réflexion austère de Hohl, et la force de ces passages est aussi de crédibiliser toute la part plus abstraite, plus théorique, mais qui en fait repose non pas sur des processus cérébraux bien entraînés mais sur un fond intangible d’expérience.
« Mais toi, quand tu lis, que t'arrive-t-il ? Ceci peut-être : choisissons Proust ou Pascal (ces deux noms ne sont que des exemples, mais je préfère le second, parce qu'avec lui, le risque est quasi nul de se laisser prendre au piège des ‘thèmes’). C'est comme si l'on entrait dans une chambre obscure, d'un coup, en quittant la semi-obscurité dont nous nous accommodons quotidiennement. Progressivement, on retrouve l'usage de la vue ; l'espace apparaît mouvant (l'obscurité se concentre, se retire) ... Qu'est-ce qui, là-bas, nous regarde ? Une assemblée de pâles ancêtres – ils nous observaient, tranquilles, et nous ne les avions pas remarqués. Çà et là surgissent l'étincelle d'une chaîne, la lueur d'un flambeau. Des pierres précieuses ; celle-ci surtout, rouge sombre, et son feu calme. Une fenêtre peu à peu se dessine. A l'extérieur, un monde extraordinaire (qui n'est rien d'autre que notre monde, le monde de nos jours), mais si bien peint, dans un tel relief, tellement plus riche que l'univers connu... Et puis soudain si délicat, si fuyant, presque effacé, comme une brève image à travers les vitres, un jour de pluie, comme les figures apparues sur la blancheur d'un buvard. Pas plus évidentes, pas plus nettes. Qu'est-ce donc ? L'univers quotidien, le lieu même où tu étais. » (p. 145)
→ ce texte me fait penser, une fois de plus, à cet extraordinaire passage d’un livre de Pierre Michon où il décrit un voyage en autobus, le lendemain matin de la nuit où il a découvert, enfin, après des années, son écriture. Il raconte comment d’insignifiantes personnes deviennent soudain à ses yeux des ménines de Vélasquez ! c’est fascinant.
Mon expérience
Et l’explication du fait que je lis souvent plusieurs livres en même temps, surtout le soir, ce qui ne manque pas d’en surprendre certains : « Une bonne lecture ne peut pas durer. Dès que la lecture atteint ses pleins pouvoirs, elle quitte son propre sol ; quand bien même il nous semble que nous continuons à lire, ce n’est pas vrai (...) Lire dans son acception la plus haute, c’est être conduit à écrire, à parler, à penser, ou tout au moins à relire ce qu’on vient de découvrir ; mais pas à continuer sa lecture. » (p. 146)
Lichtenberg de nouveau
Hohl le cite souvent, dans ce passage il le célèbre comme « l’écrivain qui, avec le dernier Goethe, et sans tapage aucun, fut le plus grand prosateur allemand ; un auteur aussi aigu que profond (deux qualités qu’on ne trouve presque jamais réunies dans notre littérature), un auteur à la langue aussi prégnante, aussi puissante que La Rochefoucauld ; à la profondeur de vue, à l’ampleur presqu’inégalée : Lichtenberg. » (p. 146).
Sur la forme
Il y revient souvent à cette question de la forme, Hohl. Ici il convoque de nouveau Goethe. « ...Parler de la forme, c'est risquer les pires malentendus qui soient. Tant de gens recourent à ce mot sans avoir la moindre idée de ce qu'il signifie ! Qu'est-ce que la forme ? Voici les mots que Goethe place en tête des Maximes et réflexions, l'un de ses œuvres les plus importantes : ‘Tout ce qu'on peut penser d'intelligent, on l'a pensé déjà ; ce qui nous reste à faire, c'est de le penser à nouveau.’ Et cette phrase est peut-être, chez Goethe, la formule la plus centrale ! Si l'on considère l'ensemble de son œuvre, on en trouve mille variantes. Voici par exemple une autre page des Maximes : ‘Chez les auteurs modernes les plus originaux, l'originalité ne consiste pas à proposer quelque chose de nouveau, mais à redire les choses anciennes d'une manière telle qu'on ait le sentiment de les découvrir’. Et ces vers du Divan, tirés d'un extraordinaire poème au soleil : « Et maintenant voici un testament sacré/Accomplissement quotidien de gestes rigoureux. /Point n'est besoin d'une autre révélation ». Et le début du Faust : ‘Ce que tu as hérité de tes pères, conquiers-le, afin de le posséder’. Il faut lire aussi le monologue qui ouvre la seconde partie, ainsi que l'ultime discours, extatique, prononcé par le héros déjà privé de la vue : ‘Seul mérite la liberté et la vie celui qui chaque jour doit les conquérir.’ Que ressort-il de tout cela ? Que les choses anciennes, nous devons les penser à nouveau. » (p. 155)
Lectures
Lectures, toujours Notes de Ludwig Hohl, décidément puissant et je m’étonne qu’on en parle si peu mais il n’est pas à la mode comme Walter Benjamin ... ; Maximes et Réflexions de Goethe, pour l’instant en français, dans une traduction dont je ne sais pas ce qu’elle vaut, téléchargée sur ma liseuse, notamment en raison des très fréquentes allusions de Hohl à Goethe et à cet ensemble en particulier ; téléchargé aussi Eugénie Grandet de Balzac, c’est puissant et effrayant, cette peinture de cette rue à Saumur, ce milieu petit bourgeois de province, ce portait de Monsieur Grandet, le père d’Eugénie, son enrichissement à partir de son activité de tonnelier, etc. Magnifiques descriptions balzaciennes, souvent célébrées, mais auxquelles j’ai dû être peu sensible quand j’avais 15 ans, époque où j’avais lu presque toute la Comédie humaine, présente en Pléiade dans la bibliothèque des parents.
La revue Nu(e)
Il se trouve que Poezibao accueille depuis près de 10 numéros, la revue de Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio, Nu(e). J’avais toujours pensé qu’elle m’avait sollicitée parce qu’elle ne pouvait plus continuer la parution papier de la revue et qu’elle désirait la faire perdurer. En fait ce n’est pas ça du tout : elle a choisi de passer au format numérique, alors qu’elle bénéficiait toujours d’aides et de subventions, pour rendre la revue plus accessible, notamment aux étudiants et jeunes chercheurs. Voilà ce qu’elle m’a écrit, hier : « Poezibao n'a jamais constitué pour moi un choix par défaut. Le CNL poursuivait ses subventions et ne m'a jamais lâchée bien au contraire quand j'ai décidé de passer au numérique pour favoriser la diffusion du numéro auprès des jeunes chercheurs, des étudiants, des amoureux de la poésie grâce un accès libre et gratuit sur un site magnifique. Poezibao où tu m'as accueillie avec tant de générosité. Cela a constitué un vrai choix, jamais par défaut, car j'admirais la rigueur et l'excellence de ton site qui correspondent exactement à l'idée que je me fais de la poésie et de ce que je veux atteindre pour ma revue. J'y ai vu une affinités, une même façon de concevoir le travail et la création et c'est pourquoi je suis venue vers toi. (...) ».
Comme une boussole
J’aime beaucoup le livre de Claude Minière, La Descente de la rivière en canoë et j’y trouve toutes sortes d’enseignements cachés. Par exemple, dans ce premier poème : « le canoë tourne comme
une aiguille de boussole cherchant à retrouver /le courant traversé /au bord du suspens. L’arrêt fait un danger /plus grand que l’allant, d’expectative, d’indécision /----- puis la nouvelle tentative
→ Je me rends compte que c’est souvent ce que je ressens en ce moment, où la conscience est submergée de données & de points de vue et commentaires, d’émotions aussi. Elle oscille autour de son nord, elle cherche sa direction propre, ce qui est sa vérité, sa position pourrait-on dire.
Mon journal
Claude Minière encore, alors que je viens de composer une parution pour l’anthologie permanente de Poezibao : « Mon journal est le moyen de traiter les malheurs et/ le bonheur, /un poème le traverse en diagonale »
→ J’aimerais qu’il y ait un poème en diagonale dans le cours du fleuve Flotoir, peut-être y est-il par moments ?
Ci-git l’amer
Après avoir bataillé ferme pour tenter d’importer quelques livres en prêt numérique de mon ordinateur à différentes liseuses compatibles, je renonce. J’ouvre sur l’ordinateur le livre de Cynthia Fleury et découvre cet incipit : « Il y a ici une décision, un parti pris, un axiome : ce principe intangible, cette idée régulatrice, c’est que l’homme peut, que le sujet peut, que le patient peut. Il ne s’agit ni d’un vœu pieux ni d’une vision optimiste de l’homme. Il s’agit d’un choix moral, et intellectuel, au sens où le pari est posé que l’homme est capable, et surtout le respect dû au patient est également posé de ce côté-ci : il peut, il est agent, l’agent par excellence. Personne ne se dédouane de sa responsabilité, mais personne ne nie à autrui sa capacité d’affronter le réel et de sortir du déni. La vie, dans son quotidien le plus banal, vient tout autant contredire cela que l’affirmer. Cela fait longtemps que je ne me fie plus aux seuls faits pour conduire cette forme que l’on appelle une vie. La lutte contre le ressentiment enseigne la nécessité d’une tolérance à l’incertitude et à l’injustice. Au bout de cette confrontation, il y a un principe d’augmentation de soi. » (p. 9)
Oui, l’amer, la mer, la mère : « D’où vient l’amertume ? De la souffrance et de l’enfance disparue, dira-t-on d’emblée. Dès l’enfance, il se joue quelque chose avec l’amer et ce Réel qui explose notre monde serein. Ci-gît la mère, ci-gît la mer. Chacun filera son chemin, mais tous connaissent ce lien entre la sublimation possible (la mer), la séparation parentale (la mère) et la douleur (l’amer), cette mélancolie qui ne se relève pas d’elle-même. » (P. 13)
Re-sentiment
« Il est évident qu’il y a des réparations impossibles et qui obligent à l’invention, à la création, à la sublimation. Mais entrer dans le ressentiment, c’est pénétrer la sphère d’une morsure acérée, qui empêche la projection lumineuse, ou plutôt qui valide une certaine forme de jouissance de l’obscur, par retournement, comme par stigmatisation inversée. ‘Cette rumination, cette reviviscence continuelle du sentiment, est donc très différente du pur souvenir intellectuel de ce sentiment et des circonstances qui l’ont fait naître. C’est une reviviscence de l’émotion même, un re-sentiment.’ » (p. 19 - la citation est de Max Scheler)
Hohl et le lecteur inouï
Alors que se passe-t-il, demande Hohl, qui a bien dû savoir de quoi il s’agissait, si le livre, l’œuvre ne trouvent aucun écho : « Voilà donc l'artiste à l'heure du constat : il s'est dilapidé pour rien, ou pire. Au lieu d'améliorer son prochain, il n'a fait que gâcher horriblement sa propre existence. Car non seulement son prochain n'accepte pas ce qu'on lui propose, mais encore il s'aigrit. C'est tout un mécanisme de l’ingratitude qui se met en branle, et qui met l'existence en danger. Pour finir, il ne reste plus d'issue à l'artiste qu'un douloureux arrachement... Pourtant, sans lecteur, tu ne peux pas écrire ! N'abandonne pas ton travail. La loi de tout travail est d'offrir à l'extérieur ce qui est intérieur. Toute écriture, en dernier ressort, n'est qu'une parole. Et pour parler, tu as besoin d'Autrui. Voilà que tu viens de vivre un douloureux arrachement, là-bas. Mais ici et maintenant, de quoi s'agit-il ? De quoi s'agira-t-il toujours ? (car la dissonance ne sera jamais résolue définitivement ; elle recommence tant que la vie dure). Il s'agit pour l'artiste de rassembler ses forces afin d'atteindre à la seule relation plénière qui lui soit possible : relation avec un être unique, invisible et visible, existant ou non, futur ou non. Avec son lecteur inouï. [je souligne].
Oui, tel est à mon sens le travail le plus grand et le plus difficile que puisse accomplir un artiste ; mais surtout, le plus décisif. Qu'on y regarde donc de près. L'essentiel n'est pas d'écrire ! C'est de créer et de recréer sans cesse l'envoûtement du lecteur authentique. Oui, l'envoûtement. Comparées à cela, les autres tâches de l'artiste sont faciles, n'importe qui les remplirait à sa place... » (p. 149) et un peu plus loin : « De plus en plus, j’ai dû me convaincre que l’importance d’un écrivain est proportionnelle à son pouvoir de dépasser le souci du lecteur. Certes, sans relation sociale, rien n’existe, mais justement, l’écrivain possède la certitude inébranlable qu’un lecteur, de très haute qualité, lui sera quand même donné. » (p.150)
Juste
Ce mot qui m’importe de plus en plus ! « En art, la question n’est pas de savoir si l’on fait du neuf ou de l’ancien, mais si l’on fait du juste. » (p. 153)
Forme
Viennent ensuite des pages remarquables sur la forme. « Qu’est-ce que la forme ? La forme, ce n’est rien d’autre que la preuve d’une (re)découverte. Car si véritablement l’on découvre quelque chose, il est impossible qu’on ne l’exprime pas d’une manière inouïe. » (p. 154) et un peu plus loin, « les grands esprit trouvent toujours leurs formes, et des forme pleinement suffisantes. Toujours, les esprits se forgent en créant des formes. Et la critique d’art, après coup, dans sa paresse, fabrique des systèmes qui, toujours dépassés, sont des machines de guerre contre les formes nouvelles. » (p. 157). « Ce qui s’épuise, c’est la forme, c’est toute forme qui, un jour ou l’autre, fut vraiment habitée par un individu. Voilà pourquoi Proust n’a pas écrit le même roman que Balzac ou Dostoïevski (pour autant qu’on veuille encore appeler roman l’œuvre proustienne, cette fluide traversée d’un univers éternellement dense, et qui n’a pas d’autre équivalent, peut-être, que la musique de Bach. » (p. 159)
→ Séduisante, forcément, ce rapprochement des œuvres de Proust et de Bach. Mais je peine à en saisir la vérité et j’espère, qu’à un moment ou à un autre, Hohl s’expliquera davantage ! Un peu plus loin, il parle du côté organique de l’œuvre d’art, serait-ce un point d’entrée dans cette comparaison. Il s’élève contre la construction, le plan prédéfini.
L’idée de composition
Car voilà qui pourrait sembler antinomique avec l’allusion, répétée, à Bach dans toutes ces pages : « Le pire ennemi de l’art, c’est l’idée de la composition (ou plus exactement l’idée préconçue par opposition à l’idée immanente. » Et de citer Goethe, une fois de plus « L’art véritable ne connaît pas d’école préparatoire. » (p. 162). « En art, il n’est pas de constructeur. Le constructeur c’est le temps. » - « l’art est une vie organique. Et c’est à la façon de la vie organique qu’il s’accroît dans l’espace ».
La construction, concept étranger à l’art
Et il enfonce le clou, Hohl, et cela me parait suffisamment important pour que je le cite ici généreusement : « Construction : concept étranger à l'art. L'art est un dire. De construction, l'on peut parler lorsqu'on n'est pas en état de création, lorsqu'on voit l'art à distance, de l'extérieur. Van Gogh l'a su mieux que quiconque : la nature me dit quelque chose et je le note en sténographie. Je ne dispose de ce texte qu'en traduction anglaise. J'essaie maintenant de le retraduire, tel qu'il est cité dans les lettres de Katherine Mansfield : « – mais pourtant je vois dans mon œuvre un écho de ce qui m'a frappé, je vois que la nature m'a raconté quelque chose, m'a parlé, et je l'ai noté en sténographie. Dans mon sténogramme, il peut y avoir des mots indéchiffrables – des fautes ou des lacunes –, pourtant il reste quelque chose de ce que le bois ou la plage ou la figure ont dit ». Ce qui inspire à K. Mansfield le commentaire suivant (novembre 1926) : ‘Votre citation de Van Gogh est remarquable. Si j'avais ici les lettres de Tchékov, je pourrais vous en fournir un parallèle. Tchékov ressent les choses exactement de la même manière. Moi aussi, j'éprouve de la méfiance et de la gêne quand on parle d’‘activité artistique»’ : lorsque C. m'écrivait ses lettres interminables sur l'art médiocre ou l'art de qualité, je me sentais toute déprimée; je sentais qu'elle n'allait pas vraiment, humblement, au cœur des choses – comprenez-moi bien ! Je ne crois pas qu'il existe aucun raccourci sur le chemin de l'art. Ici comme dans la vie, la victoire est le prix d'un combat’. » (p. 163)
Après Mansfield, Hohl cite Gide : « Je vais vous dire le fond de ma pensée là-dessus : Le mieux est de laisser l’œuvre se composer et s’ordonner elle-même, et surtout ne pas la forcer (...) Je crois que le défaut majeur des littérateurs et des artistes d’aujourd’hui, c’est l’impatience : s’ils savaient attendre, leur sujet se composerait lentement de lui-même dans leur esprit ; de lui-même il se dépouillerait de l’inutile et de ce qui l’embroussaille (...) Il faut et il suffit. L’œuvre d’art… où tout ce qui ne sert pas, nuit » (Cité p. 164)
Le ressentiment
J’ai été portée vers ce livre (Ci-git l’amer. Guérir du ressentiment de Cynthia Fleury) par une allusion d’André Hirt et je m’en félicite. Je l’ai acheté sur ma liseuse. C’est une lecture extrêmement féconde. Aussi bien à titre personnel, qu’à titre collectif en ces jours où soudain, l’épouvantail d’une prise de pouvoir par l’extrême-droite est agité et à juste titre. Plus de 50% des intentions de vote des Français se portent vers des mouvements extrémistes, c’est affolant et consternant.
Cette citation de Cynthia Fleury : il faut, dit-elle, « décrire les malfaits du ressentiment. Celui-ci provoque une ‘déformation plus ou moins permanente du sens des valeurs, comme aussi de la faculté du jugement’. L’impact du ressentiment attaque donc le sens du jugement. Ce dernier est vicié, rongé de l’intérieur ; la pourriture est là. Désormais, produire un jugement éclairé devient difficile, alors que c’est la voie rédemptrice. Il s’agit bien d’identifier l’écho, l’aura du ressentiment, même si ce terme est trop digne pour désigner ce qui se joue là, une irradiation plutôt, une contamination servile qui, le temps passant, va se trouver des justifications dignes de ce nom. La faculté de jugement se met dès lors au service du maintien du ressentiment et non de sa déconstruction. » (p. 21).
Groll !
Cynthia Fleury fait de nombreuses citations de Max Scheller (dont elle ne cache pas la dérive antisémite) et qui fut l’auteur d’un livre sur le ressentiment, publié en 1933 chez Gallimard. Elle cite par exemple, cela, qui peut être utile car le mot allemand, on peut tenter de l’adopter comme une sorte de vigile : Groll ! Tant je suis déjà convaincue qu’il est important d’identifier les zones de ressentiment et de tenter de les détricoter. Le titre du livre de Cynthia Fleury est : Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment.
« Le mot allemand qui conviendrait le mieux serait le mot Groll, qui indique bien cette exaspération obscure, grondante, contenue, indépendante de l’activité du moi, qui engendre petit à petit une longue rumination de haine et d’animosité sans hostilité bien déterminée, mais grosse d’une infinité d’intentions hostiles. » (p. 20)
Commentaire de Cynthia Fleury : « Groll, c’est la rancœur, le fait d’en vouloir à ; et l’on voit comment ce en vouloir à prend la place de la volonté, comment une énergie mauvaise se substitue à l’énergie vitale joyeuse, comment cette falsification de la volonté, ou plutôt cet empêchement de la bonne volonté, cette privation de la volonté pour, comment ce mauvais objet prive la volonté d’une bonne direction, comment il prive le sujet. »
Le sentiment océanique
« Le sentiment océanique a été défini par Romain Rolland dans la correspondance qu’il entretint avec Freud (1927) pour décrire ce désir universel de faire un avec l’univers. Il est assimilé chez Rolland à un en-deçà du sentiment religieux, l’océanique témoignant d’une spiritualité spontanée de l’homme indépendante de celui-ci. L’océanique se dialectise avec l’abandonnique inaugural, permettant au sujet de ne pas se ressentir ‘manquant’, d’affronter la séparation et la finitude (ci-gît la mère) sans céder à la mélancolie. Il relève d’un sentiment d’éternité, de fulgurance et de repos. » (p. 15)
C'est une petite note dans le livre de Cynthia Fleury, mais je suis heureuse de pouvoir grâce à elle préciser cette notion qui m’importe. Elle en fait la citation après avoir évoqué Melville et son personnage Ishmaël.
La rumination
Le terme clé pour comprendre la dynamique du ressentiment est celui de rumination. « Plus le ressentiment gagne en profondeur, plus la personne est impactée en son sein, en son cœur, moins sa capacité d’agir se maintient, et la créativité de son expression s’affaiblit. Cela ronge. Cela creuse. » (p. 19)
« Scheler le décrit parfaitement : le ressentiment se sert de la faculté de juger pour dévaloriser tout ce qui pourrait le pousser à se réformer et donc à disparaître. Le ressentiment a une capacité d’autoconservation extrêmement forte. » (p. 27)
Il est ensuite question de la notion d’égalité ressentie, versus le besoin du ressentiment de nier la valeur de l’autre, comme si c’était nécessaire pour s’accorder sa propre valeur. Or « inventer sa supériorité n’a jamais produit de la supériorité. Savoir admirer, savoir reconnaître la valeur des autres est, à l’inverse, un vrai antidote au ressentiment, même s’il demande dans un premier temps une force d’âme plus élaborée. » (p. 29)
Le discernement
Cette capacité que l’on ne développe jamais assez, qui devrait être aussi enseignée. « Discerner suppose du temps, de la patience, de la prudence, un art de scruter, d’observer, d’être à l’affût : on discerne en retenant son souffle, en devenant plus silencieux, en se faisant voyant et non voyeur, en disparaissant pour mieux laisser la chose observée se comporter naturellement. Discerner suppose de se retirer là où le sujet ressentimiste se vit comme premier protagoniste de l’affaire. » (p. 31)
→ Et je songe, ici, une fois de plus à Grothendieck. Car au fond ce qu’il appelle la méditation, c’est un immense travail de fond, de discernement. Il scrute, il observe, il est à l’affût.
De la responsabilité
« Le renforcement actuel de l’individualisme peut également produire un terreau pour le ressentiment dans la mesure où l’individu fait sécession et commence à n’entrevoir sa responsabilité qu’à la condition de la distinguer de celle des autres. Premier réflexe, rendre les autres responsables du dysfonctionnement perçu ; second réflexe : considérer que nous ne sommes pas responsables des manquements des autres. L’individu ne veut plus porter sur soi la responsabilité collective mais, en même temps, chaque fois qu’il lui est donné la possibilité d’assumer une responsabilité individuelle, il la juge comme étant une responsabilité collective masquée. En somme, le ressentiment est cette astuce psychique consistant à considérer que c’est toujours la faute des autres et jamais la sienne. On invite chacun à prendre sur soi, mais dès que l’occasion se présente d’assumer sa responsabilité, on se considère comme irréprochable. » (p. 37-38)
Et un peu plus loin, cette nouvelle suggestion de Cynthia Fleury : « Tel est le défi d’une maturité assumée : assez d’humilité pour porter sa charge ; assez de lucidité pour ne pas sombrer dans le ressentiment dès lors que d’autres n’assument pas la leur. » (p. 39)
→ Ces questions me paraissent si importante eu égard à la situation actuelle. On a sans doute trop vite fait d’accuser l’autre et de se blanchir, de se laver de toute responsabilité. Quelle est ma part de responsabilité dans l’envahissement de l’Ukraine ; et dans les dérives extrémistes de mon pays ? « Face au ressentiment de l’homme moyen, Scheler condamne tout autant l’‘humanitarisme bourgeois’, la fausse pitié, le ‘cela me fait de la peine’, déclassement total de la miséricorde chrétienne, l’internationale des bons sentiments, dirait Althusser, ou encore ce qu’il définit comme altruisme dévoyé, qui se paie de mots. » (p. 39)
Oui le « travail de déconstruction est toujours d’abord à mener chez soi » (p. 41)
Il faut pour l’homme moderne tenter « de devenir agent, sans se leurrer sur sa propre maîtrise. La modernité, donc, comme rencontre avec l’absence de sens et la possibilité, toute personnelle, d’en créer un, qui sombrera régulièrement, qui pourra parfois s’entrelacer à un sens plus commun et collectif, mais qui ne relèvera pas nécessairement tous les défis du ‘faire sens’. » (pp. 44-45)
Affronter sa propre solitude
Et ici, retrouver des échos de ce qu’écrivent aussi bien Grothendieck que Hohl : « Le ressentiment naît aussi de ce divertissement avorté, de cette volonté de divertissement frustrée, de cette illusion de croire que le sujet pouvait se passer d’affronter sa propre solitude, qu’il pouvait faire reposer l’intégralité de son malheur sur les autres – mais cela est absurde, dans la mesure où ces ‘autres’ se vivent comme autant de sujets, non responsables de lui, tout aussi contraints par le sentiment de vide, et tentant de s’occuper de leur seul sort. » (pp. 47)
Une école
« Le ressentiment est un échec de l’âme, du cœur et de l’esprit, mais reconnaissons qu’une relation au monde qui n’en fait pas l’épreuve n’est peut-être pas tout à fait aguerrie. Il faut voir le ressentiment poindre à l’horizon pour comprendre l’enjeu d’une subjectivation se délivrant de cela. Je crois que cet enjeu-là, dans la cure analytique, est le plus substantiel de tous. Montaigne, dans sa sagesse, reconnaît d’ailleurs qu’une vertu ne faisant pas l’objet d’une tentation du vice ne serait peut-être pas si grande que cela. Dans ce sens, l’on peut considérer que le ressentiment est un défi pour chaque âme cherchant à s’affirmer comme vertueuse. »(p. 48)
« Résister à l’appétit de vengeance, entrer en conflit avec le ressentiment lui-même et non pas avec l’objet du ressentiment – ce qui équivaudrait à une falsification du combat –, avoir conscience de l’offense et pour autant la dépasser, ne pas s’y soumettre, voilà bien quelque chose d’« actif » – qui demande à la fois une capacité de symbolisation et une capacité d’engagement dans le monde environnant. » (p. 49)
Du ressentiment à l’amertume
S’appuyant sur Montaigne, Cynthia Fleury parcourt en un court chapitre que je ne suis pas sûre de comprendre complètement le chemin qui mènerait du ressentiment à l’amertume. « Ne pas céder au ressentiment. Sublimer l’incurable et résister à la dévastation que cela peut produire – car l’on peut transformer aussi le ressentiment en simple désenchantement, en mélancolie, et se retirer du monde. Montaigne enseigne aussi cet art de l’amertume, ce savoir-faire avec l’amertume en ne se soumettant pas à l’illusion de pureté ou d’absoluité. Ce n’est pas aisé car l’amertume altère le goût. (...) Et voilà Montaigne qui nous décrit la joie comme une forme de ‘sévérité’, bien éloignée des images doucereuses du bonheur publicitaire, toujours liée à un ‘prix’, un pretium doloris dirions-nous. L’amertume est le prix à payer de cette absence d’illusion, mais qui confère alors une forme de pureté au goût restant ; sans doute, tel est le choix : une illusion totale sans amertume mais qui fait manquer toute perception du goût véritable et de l’autre, une amertume réelle qui, une fois sublimée, laisse apparaître une douceur possible, terriblement subtile, vulnérable à souhait, mais d’une grande rareté magnifique. » (p. 51)
Poésie et éloquence
Doucement conduite vers elles par Ludwig Hohl -quels plus merveilleux guides vers les livres que les écrivains ?-, j’ouvre Maximes & Réflexions de Goethe. Goethe, que Hohl cite constamment, presqu’autant que Lichtenberg, cela pour situer le monde dans lequel on évolue !
Je lis cela dans ces Maximes & réflexions : « Le poète a pour but la représentation ; il atteint au plus haut degré de l’art lorsqu’il rivalise avec la réalité, c’est-à-dire lorsque ses tableaux sont tellement animés par l’esprit, que chacun les croit avoir sous les yeux. À son plus haut point de perfection, la poésie paraît toute extérieure ; plus elle se retire dans le monde intérieur, plus elle est en danger de se perdre. Représenter le sentiment intérieur sans le revêtir d’une forme matérielle empruntée au monde extérieur, ne pas animer et spiritualiser la forme extérieure, sont les deux extrêmes par lesquels on entre dans la prose. L’éloquence a le privilège de s’emparer de tous les avantages de la poésie et de tous ses droits. Elle se les approprie, en use et en abuse pour obtenir dans la vie sociale certains avantages extérieurs et passagers tantôt avoués tantôt réprouvés par la morale. » (traduction de Sigismond Sklower, qui serait l’une des toutes premières sinon la toute première – il existe en poche une traduction de Pierre Deshusses).