Extraits du Flotoir du 23 avril au 16 mai 2022
Photo ©florence trocmé
Également disponible au format PDF à ouvrir d'un simple clic sur ce lien
De la relation à autrui, Ludwig Hohl
Dans Nuances et Détails, dont le titre continue de me ravir, Ludwig Hohl écrit : « Se tourner vers les autres, oui. Mais en même temps, ne pas forcer sa nature. Tout est là. Il n’est pas facile d’expliquer que l’on doive, et pourquoi l’on doit se tourner vers les autres, dans toute la mesure de ses moyens. Pourquoi l’on ne doit pas forcer sa nature, on le conçoit plus aisément : des poutres soutiennent harmonieusement une construction. Chaque poutre a sa charge. Mais si l’une d’elles doit supporter une charge excessive, elle se brise, et les autres sont sollicitées davantage. Certes, une poutre ne se force pas elle-même à outrepasser ses capacités. Contrairement au cheval, et à l’homme. Le cheval court en abusant de ses forces. Il s’écroule et la voiture s’arrête, sans être arrivée au but. Quant à l’homme qui force sa nature, il rencontre un vide étrange ; ses actions cessent d’être efficaces, à moins que leurs effets s’infléchissent d’une manière inattendue. En dépit de toutes ses bonnes intentions, il s’ensuit des effets désastreux. » (62)
Un échec, au fond
Très difficiles à lire et à accepter ces propos de Hohl, à propos de ceux dont on fut très proche et qu’on a selon l’expression perdu de vue, depuis des années, des amis d’enfance ou de jeunesse par exemple : « Vraiment votre relation fut l’un des piliers qui soutiennent l’éternité ? Mais tu n’as rien fait pour elle, tu n’as pas écrit, tu as laissé passer les années, tu as laissé les lieux vous modifier. Tu étais persuadé de rester neutre, inchangé, persuadé que votre relation demeurait là, comme un roc, en attendant que le hasard vous réunisse à nouveau – Mais alors, quelle effrayante surprise. Tu avais des relations avec un mort, tandis que ton ami continuait à vivre. Maintenant, dis-tu, son regard fixe te fait peur. Il parle, mais il te semble que ce n’est pas à toi : car lui aussi s’entretient avec un mort. Tout lien, maintenant, est brisé. » (65).
La nuit trace son cercle
Exigeant, si exigeant Ludwig Hohl qui prône sans cesse l’effort vers la connaissance, vers l’accroissement de la conscience, au niveau de chacun. Et au milieu de pages parfois arides, soudain des passages si beaux : « Le domaine des actions humaines m’est souvent apparu comme une place éclairée aux flambeaux, dans une nuit énorme ; dans une plaine infinie, une nuit éternelle.
Autour de toi, autour de la lumière que tu crées, la nuit trace son cercle. Ses cercles, aux dimensions toujours plus formidables ; elle s’étend jusqu’à l’infini. Tu dois sans cesse modifier la limite de ces domaines circulaires, en soustraire une partie à l’obscurité. Certes la nuit n’en sera pas réduite, elle ne fera que reculer ; mais ta vie va gagner en signification. » (83)
Ce qu’on peut atteindre
« CE QU'ON PEUT ATTEINDRE, ET CE QU'ON NE PEUT PAS ATTEINDRE. Une chose simple, mais toujours nouvelle : découvrir comme à travers la pluie, un autre pays... Oui, une chose simple et toujours neuve pour ceux qui sont entrés dans la vie, c'est-à-dire pour ceux qui ont pris connaissance des conditions essentielles de notre être ; et cela par un effort constant et durable (c'est d'ailleurs le seul moyen d'y parvenir) : Il faut méditer ceci : nous ne sommes pas faits pour atteindre la perfection ; pas plus une perfection venue de nous-mêmes, et que nous pourrions léguer à autrui, qu'une perfection rencontrée hors de nous, dans le monde ; non, ce dont il s'agit, c'est de faire notre possible, la part qui nous revient en toute justice. Alors, quelque aspect que prennent les choses autour de nous, nous pourrons nous permettre un peu d'indifférence, une forme de légèreté.
Nous ne possédons jamais la perfection. Nous pouvons tout au plus la toucher, comme un point mathématique.
Et si nous détenions des pouvoirs supérieurs, nous ne pourrions pas dire davantage que la perfection soit nôtre ; en fait, nous ne ferions que l'effleurer plus souvent. Chez les maîtres, comme Hölderlin ou Bach, les points de contact sont si nombreux que toutes leurs actions, ou plutôt toutes les réalisations qu'elles ont engendrées, sont plongées dans un flux de lumière sans intermittences. Pour un peu, nous nous y tromperions, et nous croirions que la perfection nous est accessible. Nous oublierions presque l'humanité de celui qui nous parle – car il s'agit quand même d'un homme, même si ses pouvoirs sont immenses, même s'il est infiniment riche. – Chez un Beethoven, ces points de contact sont plus rares ; mais ils suffisent néanmoins presque toujours à baigner l'ensemble de ses œuvres dans une lumière de perfection.
Pour les êtres qui pensent, une des plus grandes joies doit être de songer qu'il existe un progrès de la connaissance. » (80-81)
Recopier
Cette expérience, de plus en plus évidente si c’est possible : recopier un texte, quelques phrases, de plus longs passages, mot à mot, en pe(n)sant chaque mot, c’est entrer d’une façon incomparable à toute autre dans ce texte-là, dans cette écriture surtout. Peut-être parce que cela donne le temps aux mots, aux images, aux sensations de lecture de s’ouvrir vraiment dans la conscience, ce qui n’est sans doute pas le cas lors d’une lecture toujours trop rapide et survolante.
Peut-être un peu comme si on écrivait soi-même le texte, à la manière dont certains interprètes disent qu’ils « composent » la partition qu’ils jouent.
Voir, savoir
Bel incipit d’une note de lecture de Christian Travaux pour Poezibao : « On croit voir, et on croit savoir. On croit comprendre, par la raison raisonnante et par le langage, ce qui est autour de nous. En fait, on ne voit rien. On ne sait rien. On ne comprend rien. On fait semblant, simplement, dans ce monde d’ombres qu’est le monde, notre être, notre vie. Et l’on tâtonne, dans l’intérieur de nous-mêmes comme dans l’océan du temps, à venir ou passé, sans saisir ni rien maîtriser de ce qui est, par la pensée. Car ‘penser, c’est ne pas comprendre’, disait déjà Pessoa. C’est ne pas voir. Et Andrés Sànchez Robayna d’ajouter, dans ce nouveau livre intitulé Par la vaste mer, qu’il faut apprendre à ignorer. Ignorer plutôt que penser. Car l’ignorance est une forme, plus certaine, de connaissance et de savoir. »
À mon tour
J’ai terminé hier le très impressionnant A mon tour d’Hubert Lucot. Impressionnant parce que c’est son chemin vers sa mort annoncée qu’il retrace ici, avec une extrême précision et cet art qu’il a de traduire le quotidien tel qu’il est perçu, expérimenté, traversé par un être humain, singulièrement par un corps humain. Mis à très rude épreuve ici, tout au long du parcours diagnostique du cancer du poumon puis par les traitements, alliant chimiothérapie et radiothérapie. Mais il y a une sorte de tenue, au sens le plus noble du terme, de l’écrivain tout au long de l’épreuve. On sait qu’elle se terminera en janvier 2017, mais le livre s’achève lui plusieurs mois avant, fin juillet 2016, sur le mot écrit en majuscule, RÉMISSION. Le lecteur lui sait qu’il n’en sera rien. Oui tenue de l’écrivain qui continue à accomplir sa tâche et ses rituels, au centre desquels, l’écriture, l’écriture et encore l’écriture. L’écriture en relevés quotidiens de ce qui advient, avec le plus de précisions et de détails possibles, relevés qui seront ensuite on le sait aussi longuement travaillés, retravaillés pour épouser au plus près la réalité de l’expérience vécue, sans discriminer les différents plans, les faits d’un côté et la manière dont ils sont éprouvés de l’autre. Non tout cela se mêle, les plans et les pans coulissent, les moments les plus difficiles sont souvent comme infusés de lumière par des joies, des observations amusées, un plaisir de table (de plus en plus rare). Avec toujours l’importance des déplacements (et là, je dois corriger une remarque précédente, il y a bien dans le livre des déplacements en taxi, de plus en plus fréquents au fur et à mesure que la fatigue ou les vertiges gagnent, et même parfois en métro). L’écrivain traversera aussi la double épreuve d’un accident, il est renversé par un cycliste, ce qui lui vaudra une hospitalisation de plus et du vol de son portefeuille avec la corvée considérable de devoir refaire ses papiers, corvée rendue encore plus pénible du fait de son état de délabrement croissant. Mais sans cesse, il se relève, il refait ses trajets préférés, il attend beaucoup aussi, comme tous les malades, tous ceux qui sont pris dans des « parcours de soin ».
Mais il est possible qu’il n’ait plus toujours eu la possibilité de procéder à cet extraordinaire travail d’écriture souligné dans le début du livre ou dans les précédents. La description des étapes de la maladie et des soins prend le dessus, envahit en quelque sorte le tissu du texte, on est pris comme dans un récit à suspens. Au détriment peut-être, je l’écris sans certitude et avec beaucoup de précautions, de ces purs moments d’écriture lucotienne qui comblent et portent. Il n’en reste pas moins que ce livre est comme une leçon de vie magnifique, et aussi paradoxal que cela puisse paraître compte tenu de ce dont il est question ici comme un admirable art de vivre sa vie, comme elle est, avec ce qu’elle donne, impose et retire.
Notes à la volée
Reprenant et feuilletant A mon tour, j’extrais quelques notes. J’avais omis de recopier ce bref passage qui m’avait remplie de joie : « Routinier, mon travail a comporté quelques pointes d’un bonheur imprévu. » (165). Il m’arrive si souvent, dans un travail parfois un peu routinier pour les sites, d’éprouver ces pointes, qui sont parfois de vrais a-plats, lumineux, de bonheur imprévu. A rentrer dans un texte, à l’éprouver de l’intérieur en le recopiant, à sentir que ce travail a ses raisons d’être, que sans doute je ne perçois pas toutes.
Et feuilletant le livre, je conteste la vérité de mes propres impressions relevées ci-dessus. Il y a bien, partout, de ces scènes prises sur le vif (mais en réalité profondément retravaillées), ici un étal de poissonnier, là la vision d’une petite fille, une sensation : « j’ai travaillé pendant deux heures, poumons et gorge avalent le beau soleil hivernal et le choc du froid. » (218)
« Extrême ma fatigue, constant mon dégoût des multiples aliments et des odeurs flottantes, comme tout cancéreux, je maigris. Tout à l’heure, dans les couleurs du Greco, du Lac d’Annecy, de Dora Maar, ma fatigue et mon angoisse avaient disparu. L’art constitue une survie au sein même de la vie. » (296) [Il écrit ces mots après un tournage vidéo avec Mathias Pérez qui l’interroge sur son rapport avec l’art.]
Intéressée aussi, sur le plan humain, par cette remarque concernant une de ses proches. Elle « me cuisine comme font les mauvais partenaires de ma maladie ». (308). Éprouvé souvent comme il est difficile, tactiquement en quelque sorte, d’être dans la bonne attitude vis-à-vis de nos proches, malades. Ni trop, ni trop peu. Ne pas raconter les horreurs de la guerre, comme tant et tant le font, évoquant la tante du cousin de la grand-mère à qui... ; souvent Lucot se plaint de l’expression se battre contre la maladie. Lui préfère dire qu’il tient. J’ai employé le mot de « tenue » un peu plus haut.
Les terreurs insensées de l’enfance
Parlant avec son neveu handicapé, il le rassure alors que ce dernier lui raconte qu’il pense avoir commis un faute en possédant trois chats pendant plusieurs mois, ce que lui avait semble-t-il interdit son curateur. Lucot : « Je parviens à le rassurer, moi-même j’ai connu les ‘terreurs insensées de l’enfance’. »
Bouffées de souvenirs soudain, comme cette angoisse d’avoir effacé une des bandes magnétiques des fameux fondus-enchainés de mon père. Oui il y a bien une sorte de « terreur insensée » et pourtant mon père était tout sauf violent ou même sévère. Peur irrationnelle d’un désastre sans commune mesure avec la réalité des faits (et la bande n’avait pas été effacée, malgré quelques manipulations hasardeuses du magnétophone Grundig !).
Tableau Lucot
« La montée de la Mule [rue du Pas-de-la-Mule] éprouve mon souffle, je marque un arrêt sur le rebord de la boucherie alors que la blanche chevelure du garçon descend vers moi – depuis la brasserie Bessières ? – pour regagner son étal, croisé par la bouchère montant tirer sur sa clope dans un renfoncement de la rue ; la chevelure et le dos blanc de la petite blouse patronale concentrent la luminosité de l’espace pour susciter en moi un léger vertige – que je vaincs en détournant les yeux sur le tablier noir de l’écailler qui de l’autre côté du Pas-de-la-Mule opère devant le Bar à huitres. » (316)
Formule choc et brève, concernant tous les désastres qui nous assaillent « le fait que nous nous habituons à eux, cois. » (316). Ce cois très sonore ! Quoi, cois ! ?
Le cours des choses
« Non seulement ma coquetterie mais le cours des habitudes m’assistent : Hugo soda-croissant, polissage d’AMT, Mariani, Barbier, crevettes du thaï, fausse sieste... »
Me frappe d’ailleurs, œil d’ex-aidante peut-être, provisoirement suspendue de ses fonctions, le peu de présence de son entourage, sauf son adorable petit-fils Cédric qui habite chez lui. Il ne demande rien, H.L., il se débrouille tout seul. Quelle leçon.
Je l’ai déjà dit, je n’ai pas connu Hubert Lucot, nous n’avons pas échangé de lettre, je ne l’ai pas rencontré, mais j’ai l’impression qu’il est un de mes proches. Très fraternel.
Effroi
Hier, prenant comme il m’arrive parfois un livre au hasard, j’ai rouvert Chronique des sentiments, livre II, Inquiétance du temps, d’Alexander Kluge. Et je suis tombée sur la relation des bombardements d’Halberstadt le 8 avril 1945. Comment ne pas penser à Marioupol, en lisant ce qu’écrit ici Kluge, rapportant souvent des témoignages de civils, cette femme avec ses trois petits-enfants qu’elle protège de son corps, à qui on a expliqué qu’il fallait bloquer sa respiration au moment du souffle de la bombe, pour ne pas avoir les poumons brûlés ou détruits ? « Elle avait entendu dire que l’effet de souffle des bombes explosives déchirait les alvéoles pulmonaires, provoquant une compression d’air dans les poumons – jusqu’à ce que ce soit fini. » J’ai si souvent pensé aux images de Dresde après les bombardements en voyant les images de Marioupol. Ce qui est arrivé à cette ville, sa résistance, peut-être est-ce là ce qui me frappe, me touche le plus, suscite le plus d’effroi. Cette volonté d’éradication totale, en coupe réglée. Dans le récit des bombardements d’Halberstadt (à partir de la page 237 du livre), on voit bien aussi le côté systématique, plus de 136 bombardiers, en formation, avec 5 raids successifs.
On se dit aussi que des récits comme ceux de Gerda, dans ces pages, la femme aux trois petits enfants, c’est ce qui arrive en ce moment. Que ces témoignages, nous en sommes contemporains, et que c’est en ce moment qu’on les recueille. Je n’avais pas anticipé ce que serait le « documenter » dont j’avais parlé dans l’éditorial de Poezibao.
Persévérer
« Le pas gagné, le refaire toujours. Victoire du nombre. On s’augmente de recommencer. » (Hohl, Notes, 171).
Petite, si petite chose
« Les grands artistes ne sont pas les architectes de l’univers ; ils dressent dans le monde des figures éphémères. L’esprit est solitaire, il est rare, hasardeux, mortel, comme une nacelle minuscule sur l’océan terrible. » (173)
Morceau d’ambre jaune dans le crépuscule
Tous ils la relèvent, l’importance du rêve, tous ceux que je lis en ce moment ; tous ils les relèvent, leurs rêves. « La beauté : ‘Cela n’a rien de matériel...’ entendis-je une nuit, dans un rêve obscur et lumineux. J’avais longtemps cherché, péniblement lutté, désespérément quêté, et soudain cette réponse résolvait tout. Néanmoins la parole qui, dans le rêve ou le demi-sommeil, m’était apparue d’une évidence et d’une importance aveuglante, perdit de sa brillance à la lumière du matin ; ses lignes et ses rapports se brisèrent, ses lointains se brouillèrent. Tout cela, pensais-je, vaut pour le sommeil ou le demi-sommeil mais ne supporte pas la grisaille du jour. – Dans mon rêve pourtant, cette réponse était extraordinaire, et je m'en souvenais encore avec force : elle m'était apparue comme un morceau d'ambre jaune dans le crépuscule, vaporeux mais aigu, doux et lumineux comme l'or, aux contours parfaitement nets dans leur liberté. – Plus tard, venu par d'autres chemins, je revisitai les mêmes régions, et la parole hermétique de mon rêve livra son sens, reprit une vie nouvelle : je compris soudain que la formule, apparemment inversée, eût gardé le même sens : ‘Cela n'a rien d'idéal...’ car l'accent portait sur le rien. Rien ne s'ajoutait à l'ordre salutaire des choses ; l'heureuse perfection du monde n'exigeait en aucune façon d'être soulignée.
Chaque fois que la vie se manifeste en sa plénitude, il y a beauté. » (177)
L’art n’est pas une addition
« Non, l'art n'est pas une addition d'objets péniblement réunis, Trouver l'expression propre de ton lieu (et certes, pour atteindre ce lieu, tu peux venir de mille endroits) voilà qui suffit. Se purifier jusqu'à donner le nécessaire, et rien d'autre que lui ; autrement dit, donner ce qu'on voit, ce qu’on vit, ce qui est maintenant, est l'existence, sans le moindre ajout, donc sans le moindre recours aux formes d'une expérience ou d'une existence anciennes : l'art est tout entier dans cette exigence.
(Dans cette optique, les poèmes de Goethe n'échappent pas toujours à la critique ; de tous les poètes allemands, c'est Hölderlin qui lui échappe le mieux).
Ce qui, croit-on, sépare le plus, voilà ce qui unit. Et ce qu'on ajoute dans l'espoir de rejoindre autrui, voilà ce qui cause la déperdition d'être et de forces, voilà ce qui sépare. » (177)
→ serait à méditer longuement. A inscrire peut-être dans les notes sur la création de Poezibao.
Plus loin : « l’art est, en lui-même, un comble d’expérience, il ne se rapporte pas à des éléments indépendants de lui. L’art n’est pas un transmetteur, ce n’est pas un réceptacle à parfums ; il ne va pas à la récolte. Le fruit véritable c’est lui-même. » (199)
Et toujours : « Laisser à toute chose sa dureté. Couper court, autant de fois qu'il le faudra, dès que commencent les ajouts, les émollients et les brillants. Mépriser ceux qui font la roue. Pas de membre inutile. Chaque fois qu'il le faudra, nous brûlerons et rejetterons ce qui, en nous, est fatigué, forcé, ennuagé, détourné de la nature ; tout ce qui flagorne le lecteur, toutes les captationes, fussent-elles au service du vrai. Toujours nous nous dirons : il vaut mille fois mieux être incompréhensible et ne pas servir au lecteur de l'incompris (les flatteries, les clins d'œil, les conventions sont incomprises, c'est-à-dire opaques à la lumière de l'explication). » (200)
Expérience et travail
Dans un étonnant passage du chapitre « Varia », intitulé « Forêt de la lune, forêt du hérisson », Ludwig Hohl relate comment il avait coutume de se rendre dans certaine forêt, proche de chez lui, quand il butait sur son travail, incapable d’aller plus loin, cherchant à reprendre des forces pour continuer. Il appelait ce lieu « la forêt du hérisson » car il y avait un jour rencontré un hérisson (mais aussi généralement l’échec dans sa tentative de sortir de son blocage). Un jour, il se dirige vers une autre forêt, éclairée par une lune énorme la première fois qu’il s’y était rendu et qu’il avait donc baptisé « Forêt de la lune ». « Durant cette promenade il m'arriva peu de chose (rien d'extérieur), et pourtant je fis une expérience décisive. Je vis surgir les fondations, ou le premier étage, si je puis dire, de ce qui, dans les années suivantes, se développerait comme l'essentiel. Expérience intérieure aux conséquences incalculables. Connaissance préparée de longue date, et qui se cristallisait, dans une clarté sans défaut.
Donc je gagnai cette forêt de la lune, avec l'obscure crainte, nourrie de souvenirs, que mes efforts demeurent vains. Mais il en alla tout autrement. Pour je ne sais quelle raison, je ne tentai pas, cette fois-ci, de me reposer, de ‘ne penser à rien’. Au contraire, j'examinai ma peur (cette peur obscure, que je portais en moi) ; je passais en revue ce qui s’était produit dans des cas semblables, je réfléchis, je ne me reposai pas. Mais il faut le remarquer : mon esprit ne se consacrait plus à son objet premier. Son activité, maintenant, était tout autre. Je couchai quelques-unes de mes réflexions sur le papier, et... d'un seul coup j'atteignis un double but : primo je pouvais à nouveau me consacrer au labeur initial ; et secundo, mon enquête avait abouti, au point que je pouvais en rédiger une partie des résultats.
En outre, ces deux choses dessinaient une spirale, une manière de fugue ; elles se renforçaient mutuellement, s'imbriquaient l'une dans l'autre ; la première prouvait la seconde, la seconde répétait l'ensemble en dimensions réduites, et l'ensemble illustrait la seconde en la magnifiant. Tout cela m'apparut comme une flamme éternelle (je pouvais, au sens le plus précis, parler de cristallisation).
Ma découverte ? Ce qui nous fait croître, ce n'est pas le repos mais le travail productif. Ou encore, ce qui nous donne des forces, c'est le travail, non le repos.
D'un coup, tout mon univers s'était éclairé, et de toutes parts accoururent les preuves de ma découverte : le repos tue. Qu'est-ce que le sommeil ? Serait-ce le repos de l'esprit, son rafraîchissement ? Non, dormir c'est se tourner vers une autre forme de productivité, une forme qui peut être des plus efficaces. L’esprit s’abreuve à des sources nouvelles, si bien qu’au réveil, s’il s’est ‘reposé’, cde n’est pas grâce pas grâce au repos, mais grâce à cette activité différente, et violente. C’est ainsi que l’on peut retourner au labeur du jour. Les forces nouvelles nous viennent de directions insoupçonnées. Jamais du repos. » (222)
Un conte
Bonheur de découvrir un fort beau conte, que j’ai déjà fait mien, sous la plume de Hohl, toujours dans la section Varia. Il l’intitule le conte des trois épreuves et n’en connait pas la source. Soit un jeune prince vaillant et au loin, une princesse merveilleuse, prisonnière d’un père-roi cruel. Le jeune prince, malgré tous les avis des sages, décide de se mettre en route pour aller demander la main de la princesse. Il entreprend donc un très long et périlleux voyage. Une partie insupportable de monotonie pour commencer. Puis un désert, mais non solitaire comme le début du voyage. Car là il rencontre des nuées d’oiseaux, pris dans des filets et agonisant. Il va les libérer un à un, prenant tout le temps nécessaire ; plus loin ce sont des éléphants qu’il délivre de pièges dans lesquels ils sont tombés et qui étaient blessés ; enfin il ne s’effraie pas en rencontrant d’immenses colosses, des titans en fait, pris dans des travaux de construction gigantesques. Mais l’un d’eux se blesse et personne ne sait comment le soigner, sauf le prince qui y consacre de nouveau tout le temps nécessaire. Il repart et arrive en vue du château, aux abords épouvantables. Il va devoir accomplir trois épreuves. Le voilà dans une sorte de cave, remplie d’immenses tas de grains mêlés de divers céréales. Il devra avoir tout trié avant le matin. Bien conscient que c’est mission impossible, il pleure quand soudain, il entend un bruissement. Des centaines de petits oiseaux entrent par un soupirail « s’affairent à picorer » et à répartir tous les grains selon la consigne. Le roi rit jaune. Deuxième épreuve, on l’amène au bord d’un immense étang, qu’il devra avoir vidé le lendemain, nouveau découragement mais voici des cohortes d’éléphants prenant place autour de l’étang et le vidant consciencieusement. Petite pique drolatique de Hohl dont on a déjà vu l’humour parfois un peu grinçant : les derniers jets seront pour les fenêtres du château. Le roi pâlit et ordonne au prince de construire à la place de l’étang un immense et colossal château comme on n’en a jamais vu et cela en une nuit. Et voilà que les titans surgissent du désert et la construisent, cette admirable demeure, en quelques heures. « Maintenant, plus personne, nulle part, ne pouvait résister au prince. » (225-227)
Hohl précise que les autres prétendants, tout à leur but, ne s’étaient pas arrêtés pour libérer oiseaux et éléphants ou soigner le titan.
Les choses nous viennent
« ‘ce poème, qui m’est venu sous la lune, dans la forêt’. Oui les choses nous viennent. Créer n’est pas construire. C’est ce que dit Valéry, et tout observateur aigu doit en convenir : nous tous, tant que nous sommes, que faisons-nous sinon tendre avec soin nos filets ? » (241)
Lune et filet, je n’ai pas fait exprès de rapprocher ces deux notes ! Elle montre aussi la suite dans les idées de Hohl.
Autre remarque concernant le travail créatif : « je dois pêcher quand il y a du poisson – et non point quand tu m’en laisses le temps, quand je m’en laisse le temps, etc. » (241)
Dans un paragraphe précédent, Hohl dresse une liste désopilante de tous les préparatifs et préalables au travail créatif, faisant bien sentir à quel point ce ne sont que des échappatoires !
Flacon de sels
entendre la respiration régulière d’un petit garçon très aimé endormi derrière moi, à l’heure de la sieste qu’il ne fait pourtant plus en principe et cela pendant que je recopie mes prélèvements dans les Notes de Hohl – dans ces notes retrouver mes doubles signes, petites croix de 1989, petits cercles de 2022 et me demander quel sera le signe de 20xx, s’il doit y avoir un nouveau passage dans ces pages –
L’acte d’écrire
« Il me faut quatre, six ou huit heures pour écrire, chaque jour, une à quatre pages dans leur état définitif (à supposer que je parvienne à ce stade). Je dépasse rarement les deux pages, et les trois pages encore plus rarement. Voilà, certes, qui n’intéresse personne. Mais ce qui est remarquable dans cette affaire, c’est que presque toujours j’ai l’impression d’avoir rédigé dix ou vingt pages (et c’est avec étonnement que vérification faite, je reviens de mon illusion). Cependant, l’explication est simple : mon écriture m’a fait parcourir des espaces immenses. Ce qui subsiste, ce qui s’offre à la lecture, ce ne sont que les arêtes ou les sommets. Cependant j’ai cheminé par monts et par vaux, j’ai fait mille escalades, j’ai tout traversé, tout exploré du regard. » (258)
Métamorphose de la vie en connaissance
Nouveau chapitre dans Notes de Hohl, chapitre au titre curieux : « VII, suite, appendice autobiographique ». Faut-il écrire de soi ou pas, demande Hohl, qui répond avec cette citation d’Andreas Ronai « philosophe secret » : Le plupart des auteurs croient que s’ils coupent tous les liens qui rattachent leur livre à leur expérience personnelle, ils donnent à leurs phrases, à leurs œuvres, une garantie d’universalité. En fait d’universalité, ils n’aboutissent qu’à l’abstraction. L’universalité, c’est la métamorphose de la vie en connaissance. » (265)
Ronai ?
Étrange expérience, la recherche Google pour une fois ne renvoie pas grand-chose concernant Andreas Ronai. Premier lien avec Tintin ??? Article « tintin et le gogo » (que je ne lis pas) et qui cite exactement la phrase que je viens de recopier. Et bien sûr, Google books qui plonge dans Notes et en a extrait cette même citation. Je n’en sais pas plus sur le philosophe sauf qu’il est hongrois. Il semble aussi qu’il y ait un lien avec le compositeur contemporain Claude Ballif dont j’avais suivi, éblouie, des conférences, jadis, au centre Sèvres - j’ai encore le petit cahier jaune de mes notes). Dans un article sur Ballif, présent dans Google Books, il est dit que le compositeur étudia « l'œuvre de Bartok avec Andreas Ronai qui fut jadis son élève à Budapest entre 1910 et 1912. » S’agit-il du même Ronai ou Ronaï ?
Mais voilà que j’ai omis de regarder le bas de la page ! Or le traducteur fait bien son travail : « A. Ronai, (1895-1969), écrivain politique hongrois qui vécut à Vienne, en Suisse et à Paris ; ami de Hohl, il connut quelques temps la prison pour activités communistes. (NdT) ». Merci Etienne Barilier, belle occasion de citer à nouveau votre nom.
Image mémoire et grains de souvenir
Ces grains de souvenir (qui sont souvent liés à une photographie) sont peut-être les images-souvenirs de Roubaud ? Ce matin, ce petit chemin là-bas, outre-Atlantique, dans le lieu tant aimé, peu après notre arrivée dans la maison avec toute la famille, en 2019, N. avec une immense plume d’oiseau dans la main. Ce temps-là. Si je dis grain, je dis germe.
Et me voilà partie fureter sur Internet, avec la requête « image souvenir chez Roubaud » et de tomber, illico, sur ce texte qui fourmille pour moi d’associations : « Jacques Roubaud, qui se dit affecté de ‘bibliothécomanie’, se définit dans ‘le grand incendie de londres’ par le néologisme homo bibliothecus. La bibliothèque roubaldienne est immense, polyglotte et polymorphe. Telle qu’elle s’inscrit dans son œuvre, elle est aussi, le plus souvent, insaisissable : si les livres qu’il a lus affleurent partout, dans tous ses textes – essais, poésies, théâtre, fictions, proses de mémoire – c’est la plupart du temps de manière instable et comme brouillée, les références d’ ‘origine’ se perdant constamment dans des effets de réécriture, de diffraction et de recyclage où le lecteur perçoit la présence insistante d’autres textes (y compris ceux de Roubaud lui-même) sans pouvoir pleinement la saisir. Cette pratique d’une intertextualité à la fois obsessionnelle et désinvolte provoque, à la lecture, une impression de ‘déjà-lu’ qui fait vaciller le texte lu, le rendant comme absent à lui-même pour être constamment hanté par d’autres. Mais l’ ‘effet de spectralité’ – pour reprendre l’expression derridienne – qui caractérise l’œuvre de Roubaud ne se résume pas à la présence-absence d’une intertextualité évanescente, aussi obsédante soit-elle. Il se fonde d’abord sur la théorie et la mise en œuvre d’une poétique mémorielle, où ce qui a disparu (ou qui est envisagé comme tel) est systématiquement réélaboré d’après mémoire.
→ Poétique mémorielle, oui, cela qui fait sans doute un des fondements (mais pas le seul) de mon très grand attachement à l’œuvre de Jacques Roubaud. Si je dois relire, si j’ai le temps de relire, bref si je relis à la fin de ma vie, Roubaud sera incontestablement de ceux que je relirai.
De la spectralité
Dans un bel essai disponible en ligne, je relève cette citation de Derrida : « S’il y a quelque chose comme de la spectralité, il y a des raisons de douter de cet ordre rassurant des présents, et surtout de la frontière entre le présent, la réalité actuelle ou présente du présent et tout ce qu’on peut lui opposer : l’absence, la non-présence, l’ineffectivité, l’inactualité, la virtualité ou même le simulacre en général, etc. Il y a d’abord à douter de la contemporanéité du présent. […] il faut […] se demander si l’effet de spectralité ne consiste pas à déjouer cette opposition, voire cette dialectique, entre la présence effective et son autre. » Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 1993, p. 72. (source, in D’après mémoire. Les proses fantômes de Jacques Roubaud, par Mireille Séguy et Nathalie Koble)
Les fantômes du Flotoir
« Inactuels, habitant un futur indéterminé ou un passé impossible, les livres des bibliothèques roubaldiennes évoluent dans le temps et l’espace inassignables des fantômes. Ils sont là sans y être. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ces mêmes bibliothèques soient également hantées par des ouvrages qui n’y sont pas tout en y étant. » (ibid.)
Et tous les livres du Flotoir, n’y sont-ils pas, sans y être ? Imaginons que par un hasard tout à fait extraordinaire, un hasard archéologique, une version du Flotoir, dans quelques centaines ou milliers d’années, ait survécu, sous une forme ou une autre et qu’il ne reste que cela pour traces de livres de Jacques Roubaud, d’Yves Bonnefoy, d’Antoine Emaz, de Ludwig Hohl... A ce sujet on peut lire le paragraphe 6 de l’essai mentionné ! (qui sera peut-être devenu fantôme au moment, improbable ou quelqu’un le consultera ?)
Fantômes, bibliothèques, atlas, etc.
Vraiment passionnant cet article ! Je relève encore :
« Si les livres qui hantent la bibliothèque roubaldienne ont un mode de présence fantomatique, c’est aussi qu’ils relèvent, avant tout, d’un paysage mémoriel qui, pour être immense, est aussi instable et lacunaire. L’analogie de la bibliothèque avec un ‘théâtre de mémoire’ court dans de nombreux textes de Roubaud »
et
« La conjonction qui se cristallise ici entre la mémoire, la bibliothèque et l’atlas, tous trois à la fois totalisants et incomplets, fait immédiatement surgir à l’esprit du lecteur l’image de la bibliothèque de Warburg, placée comme on le sait sous le signe de Mnémosyne et prolongée par un atlas mobile et inachevé. Cette présence en creux de la bibliothèque de Warburg dans Nous les moins-que-rien … est significative de son mode d’existence dans l’ensemble de l’œuvre roubaldienne. Affleurant souvent à la conscience du lecteur, plusieurs fois directement mentionnée, elle ne figure pourtant dans aucune des listes des bibliothèques que Roubaud affirme collectionner – au premier rang desquelles la British Library, la Bibliothèque Nationale et la Bibliothèque de la Sorbonne. (ibid.)
→Je me sens ici vraiment sur Zone (nom de la revue littéraire interne à Poezibao !) en lisant ces mots.
→ il faudrait tenter de chercher les livres-fantômes, ou plus précisément les lambeaux de livres-fantômes qui me hantent, depuis les premières lectures jusqu’aux dernières (ici, moi écrivant, celles que je viens de faire – plus tard, moi disparue, les lectures qui furent vraiment dernières, finales, s’il y en a, et pour cela il faudra que les yeux et la conscience soient fonctionnels) : « Non seulement le livre lu avait une existence flottante dans la mémoire de ses lecteurs, mais la page mémorielle pouvait servir de support à la composition du texte, qui était d’abord mental et palimpseste. » (à propos du Moyen-Âge, de sa place dans l’approche de Roubaud, toujours dans ce même article, §. 22).
La main mnémonique
Je ne me souvenais pas avoir déjà relevé cela chez Roubaud, grand adepte et fécond passeur des Arts de mémoire, ceux des époques où il n’y avait pas de livres, ou très peu et encore moins de disque dur ou de nuage (pour ne pas dire cloud, et Roubaud a aussi écrit des choses magnifiques sur les nuages, notamment chez Constable). « […] il s’agit […] d’un art de mémoire de poche, d’une variante sophistiquée du ‘nœud à mon mouchoir’. Dans la paume d’une main ouverte, fictive, mentale, bien éclairée des lumières de l’esprit, de taille raisonnable, disposer, dans un ordre choisi, immuable, des lieux de mémoire, plus ou moins nombreux, numérotés, les nombres permettant de suivre le parcours voulu par le mnémoniste. En chaque lieu placer, par la pensée, un fragment de ce dont on veut se souvenir. Passer et repasser en chaque lieu de la main mnémonique, selon l’ordre, et graver dans sa mémoire ce qui doit s’y trouver et retrouver. Quand l’heure vient, ouvrir la main, mentale bien entendu, bien l’éclairer de son attente et relire ce qui s’y trouve. » (citation faite ici de La Dissolution, Nous, 2014, livre que je possède et que j’ai donc insuffisamment ou mal lu, car cela aurait dû me retenir – et me rendant dans le livre, je constate un soulignement juste après, donc j’ai bien lu ces pages, mais pas de ce passage, que j’annote immédiatement avec la date d’aujourd’hui et renvoi au Flotoir de ce jour (jeudi 28 avril 2022). Livre que je vais relire de toute urgence. Et travaillant tout cela, cette conviction qui me saute aux yeux encore une fois que Roubaud est sans doute un des plus grands écrivains contemporains. Cela se saura. Mais ne se sait pas encore vraiment.
→ et de façon beaucoup plus anecdotique (sauf pour moi bien sûr), il m’ouvre encore plus à la possibilité de mélanger tous les plans de mémoire, mémoire propre au sens strict, mais mémoire de tout ce que j’ai lu, entendu, vu, écouté pendant ma déjà longue vie.
La méthode de composition
Et cette importante mise au point : « Autrement dit, et contrairement à ce qu’une première lecture des branches du ‘grand incendie’ pourrait laisser croire, la prose de mémoire, qui s’écrit sans repentir et suivant un principe strict de véridicité, n’est pas simplement composée au fil de la plume à des heures fixes (très matinales) du jour : chaque moment d’écriture est préparé par une ‘préfiguration’ mentale (sur main droite), qui orientera la pensée du jour, et donnera lieu, après avoir été déployée dans l’écriture, à un nouveau condensé mental (sur main gauche) qui permet au prosateur de composer avec en tête un double fantomatique du moment de prose précédent. Le présent de l’écriture est ainsi comme à la croisée complexe d’un passé et d’un futur conçus comme fantomatiques et qui se « donnent la main. » (ibid.)
→ J’interromps ici ma lecture de cet article, que je serre précieusement dans ma bibliothèque électronique, un peu oubliée depuis des années.
La bibliothèque finale
Et si petit à petit se dessinait la bibliothèque de mes derniers jours que je commence à voir poindre. Et si le Flotoir n’était pas le catalogue de cette bibliothèque des derniers jours. Il y aurait lui, lieu de passage et d’enregistrement de tant de lectures et quelques livres, peu nombreux qui excèdent beaucoup trop largement le Flotoir pour y avoir trouvé une vraie résidence.
Comme un voyage
Cette belle réponse de la pianiste Maria Bundgård à l’enquête de Muzibao, comment l’écoutez-vous ?
« Toute nouvelle œuvre est un voyage dans un coin encore inconnu et mystérieux de mon âme, de mon esprit et de mon cœur, et tout le temps quelque chose en moi doit être brisé pour que je puisse y pénétrer plus profondément. Pour que la musique puisse m’émouvoir, il faut qu'elle atteigne une partie de moi qui n'est normalement pas touchée. La musique doit jeter de la lumière sur les ombres et apporter de la chaleur là où il fait froid. De cette manière, la musique sera toujours pour moi un voyage intérieur comme dans l'universel car ce que je trouve en moi-même, je pourrai plus tard le reconnaître en autrui. » (article)
Coïncidence, les lieux, de Roubaud a Perec
Et il est bien curieux qu’ayant rédigé ces notes sur Roubaud et citant Perec, je tombe quelques heures plus tard sur cette annonce de la publication de pages inédites de Perec, son projet inachevé intitulé Lieux : « Bien qu’inachevé, le projet du membre de l'Oulipo compte tout de même six cent douze pages, une centaine d’illustrations en couleur, et pèse près de 1,3 kg. En débutant Lieux, Georges Perec avait pour ambition de décrire 24 endroits de Paris, sa ville natale. À raison de deux par mois pendant douze ans, l’ouvrage aurait dû se composer de 288 textes à la fin. Une première moitié est rédigée à partir du ‘réel’, de constatations sur place et l’autre se compose de rédactions de mémoire, d’après des évènements passés, de ‘souvenirs’. Perec commence en janvier 1969 en espérant avoir terminé pour le mois de décembre 1980. Il s’y tiendra jusqu’en septembre 1975 après avoir produit 133 textes qui ne seront jamais publiés de son vivant. L'auteur écrit toutefois à Maurice Nadeau, son éditeur : ‘Je pense qu’on y verra tout à la fois le vieillissement des lieux, le vieillissement de mon écriture, le vieillissement de mes souvenirs.’ Lieux est un ouvrage incomplet comme un témoin de son envie profonde de suspendre le cours du temps. ». À noter, Lieux, édité par Le Seuil sera disponible en librairie le 29 avril au prix de 29€ mais également, gratuitement, en ligne. (source)
Portraits de lecteurs
Ils sont revenus ! Qui ? Le couple lecteur du square. En fait, je pense plutôt qu’ils viennent en semaine et pas pendant le week-end. Je les ai donc revus, toujours assis côte à côte, lui plutôt corpulent, cheveux courts en brosse, elle plus mince, avec des cheveux blonds noués en queue de cheval. Mais aujourd’hui je n’avais que mon téléphone en guise d’appareil photo et je ne peux déchiffrer le texte du livre photographié en plongée, depuis la promenade haute. Il lit Au cœur du solstice de Jacques Vandroux.
Dans le Flotoir de 2018, « sur un banc bleu, un homme et une femme. Lui, quarante-cinq ans sans doute, corpulent... » (Flotoir d’Août 2018, paragraphe ‘Trois lecteurs’). Cela fait donc plus de trois ans et demi qu’ils viennent lire, au square, assis côte à côte, sans se parler.
Comprendre
Superbe phrase de Spinoza offerte par une correspondante* du Flotoir : « Ni rire, ni pleurer, comprendre. ».
Et apparemment la maxime complète comprend aussi le mot haïr. Ce serait en fait une forme condensée de la proposition suivante (dans une lettre) : « Pour ma part ces troubles ne m'incitent ni au rire, ni, non plus, aux larmes ; ils m'engagent plutôt à philosopher et à mieux observer ce qu'est la nature humaine. »
Et de celle-ci (Traité politique, I, §4) : « J'ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les déplorer ni les maudire, mais de les comprendre. En d'autres termes, les sentiments par exemple d'amour, de haine, de colère, d'envie, de glorification personnelle, de joie et peine par sympathie, enfin tous les mouvements de la sensibilité n'ont pas été, ici, considérés comme des défauts de la nature humaine. Ils en sont des manifestations caractéristiques, tout comme la chaleur, le froid, le mauvais temps, la foudre, etc. sont des manifestations de la nature de l'atmosphère. »
→ Comme toute proposition forte et profondément juste surtout, il suffit de jeter un petit regard en soi et autour de soi pour trouver nombre d’exemples et d’associations d’idées.
*De cette correspondante, Raymonde Rays, on peut lire un peu plus loin quelques extraits de l’introduction de Mon abécédaire.
Lieux en ligne
Et voilà, Lieux de Perec est en librairie et en ligne et tout de suite, j’en extrait un passage : « Je dois faire confiance à mon oubli comme à ma mémoire, c’est-à-dire au temps. Chaque lieu choisi s’incruste. Ils ne me quittent plus. Je dois pourtant, d’une année sur l’autre, apprendre à les perdre et à les retrouver, oublier ce que j’en ai dit, savoir les surprendre, me surprendre. Je ne sais pas très bien à quoi rime ce projet : fixer des instants intacts, les soumettre à l’épreuve du temps : perdre le temps retrouvé, figer sur une grille arbitraire mais nécessaire pourtant, des lieux, des époques, des instants, tous loin » (site – Lieux sort aussi en livre édité par le Seuil)
De la marche
« Esquisse d’une typologie de la marche : la plupart flânent, traînent, n’ont pas d’idée précise quant à l’endroit où ils vont » (Perec, in Lieux, ibid., n° 60).
Ces derniers temps, balades dans le très beau square près de chez moi. En général je marche, regardant les arbres en fleurs, les fleurs (à foison, dans les platebandes), la pelouse de gauche, toute neuve, la pelouse de droite, toute terre, qui vient d’être replantée et bâchée. Mais parfois, avec F. je m’assieds et regarde passer les gens. D’où mon intérêt pour cette manière d’observer les passants de Perec : pas l’allure générale, pas le vêtement comme je fais dans mes portraits de lecteurs, mais la marche. Et il y a de quoi dire et faire. J’essaierai.
Je
Je réinvestis ‘je’. Le ‘on’ prétendu neutre de beaucoup d’auteurs me semble à la fois pas très juste (un procédé), imprécis (qui est on ?) et masquer, souvent mal, un égocentrisme réel. Et rédigeant mes maximes et réflexions à moi, qui sont strictement personnelles, je constate que quand je me dis ‘tu, cela a toujours quelque chose de l’injonction, de l’admonestation. Alors je reprends ‘je’ à mon compte, tranquillement et sereinement.
Le fascisme en action
Reprenant le titre de Robert Paxton, Cynthia Fleury écrit : « Ce fascisme en action a existé. Il existera à nouveau car il dépeint une situation psychique et non historique, un ‘idéal de rétrogradation’ qui peut envenimer toute âme n’ayant pas su transformer les affres de son époque et ayant subrepticement mis en place un délire de persécution, qui a l’ampleur de son impuissance à produire une action transformatrice dans le monde. » (Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, p. 174)
La formule ‘idéal de rétrogradation’ est de Georges Sorel, in Réflexions sur la violence, citation ici reprise de Robert Paxton. Sorel est un auteur que Cynthia Fleury cite beaucoup dans toute le début du livre, sans faire l’impasse sur son antisémitisme.
C. Fleury fait une autre citation de Paxton, très éclairante pour nos temps : « En personnalisant le fascisme, l’image du dictateur tout-puissant crée la fausse impression que nous pourrions parfaitement comprendre le phénomène en nous contentant d’étudier en détail celui qui en est le leader. Cette image, dont la puissance agit encore aujourd’hui sur nous, est le triomphe ultime de la propagande fasciste. Elle offre un alibi aux nations qui ont approuvé ou toléré les leaders fascistes et détourne l’attention des personnes, groupes et institutions qui les ont aidés » (177).
La vie comme création
Superbe assertion de Cynthia Fleury en ouverture d’un chapitre intitulé : « La vie comme création, l’ouvert est le salut » (elle se réfère beaucoup à la notion d’Ouvert chez Rilke). « Le psychisme n’est heureusement pas la loi exclusive pour expliquer l’univers humain. Il ne détient pas les clés des secrets de l’individu et de l’Histoire. Gageons que le déterminisme social, économique, culturel et/ou psychique ne gagnera jamais la partie de la compréhension d’un être et d’une société. Il est néanmoins certain qu’un psychisme ‘malade’, autrement dit une névrose trop forte ou une psychose, explique quantité de phénomènes qui ont tous une incidence immense sur le sujet et son environnement. C’est là un biais qui ne peut être nié, qui ne dit aucunement la vérité du sujet – qui dit même précisément l’inverse, comment le sujet se laisse déborder par ce qui n’est pas lui et s’y complaît, comment il se laisse duper, ce qui peut devenir à terme hélas la vérité de ce sujet-là. La manière dont un sujet ne renonce pas à se comprendre est déterminante pour saisir la façon dont il envisage sa liberté, et élabore une ‘vérité’ dynamique, existentialiste et humaniste. J’ai toujours considéré que la vérité, dans sa part non dynamique, était essentiellement mortifère ; c’est la part de la finitude de l’homme et du caractère poussiéreux de son existence. Je ne suis pas sûre de savoir vivre avec cette vérité-là, qui m’ennuie et me désespère. Dès lors, la part de vérité qui m’intéresse se situe du seul côté de l’œuvre, qu’elle soit artistique ou qu’elle relève plus généralement de l’ordre de la subjectivation (enfantement, amour, partage, découverte du monde et des autres, engagement, contemplation, spiritualité, etc.). » (185-186)
L’Ouvert
« Le travail analytique est là pour aider à saisir la part de création que doit comporter la vérité d’un sujet, son pacte avec l’Ouvert, notion rilkéenne qui n’a cessé de me suivre depuis mes premières publications. Quand je l’ai découverte, j’ai cru enfin respirer. Pourtant, elle était plus puissante, dans la sensitivité qu’elle invoquait, que mes façons de penser, plus abstraites, plus théoriques, plus tranquillement platoniciennes. Il y avait dans cet Ouvert la présence de l’animal, de la nature, du vivant, du ciel, des montagnes, de la mort bien sûr. Il y avait la poésie douloureuse de Rilke, ses élégies, il y avait tout ce grand siècle de malheur et de romantisme bientôt contemporain des deux guerres mondiales, l’avant-catastrophe et sa première sidération, comme si cela grondait aussi dans l’inaptitude à l’Ouvert, celle qui régit les êtres humains et qui les conduit à leur perte. » (186)
L’antidote au ressentiment
« L’antidote au ressentiment, quel est-il ? Il y aura quantité de chemins, tous possibles du moment que le sujet s’en saisit et y fait vivre son engagement, son implication intime, son for intérieur. Quand j’ai découvert l’Ouvert rilkéen et la manière possible de le tisser avec une écriture personnelle, cela a été un ‘possible’ pour résister à l’amertume, ou plus simplement à la mélancolie déjà bien en place ; Mallarmé, bien sûr, tout autant, ses fragments sur Anatole, ce souffle quasi coupé alors qu’il est le maître des sons et d’une syntaxe vertigineuse dans ses vers ; là impossible de ne pas entendre dans son ‘tombeau’ le souffle court, épuisé, et, malgré tout, la force d’autre chose pour celui qui le lit. Les écrivains portent en eux cette force pour les autres. Ils portent notre renouveau alors qu’ils s’échinent à faire face à leur asthénie. » (199-200)
Les écrivains portent en eux cette force pour les autres, je l’ai tellement souvent éprouvé, trouvant chez certains d’entre eux, la ressource, le ressort, l’énergie qui me faisaient défaut. Palliatif à l’impuissance, au sentiment dépressif, au doute, au manque de confiance en soi. Souvent comme une onde dont l’effet se propage longtemps après que le livre est refermé. Pourquoi surgit soudain, alors que j’écris ces mots, le visage imaginé d’Eugénie Grandet (je viens de relire le livre), qui pourtant n’est pas a priori figure à vous sortir du désespoir. Et si, pourtant ? Parce que c’est Balzac, un écrivain qui porte en lui la force pour moi, à ce moment-là.
Les citations, ce sont des preuves !
Dans l’introduction à Mon Abécédaire (inédit), Raymonde Rays écrit : « Peut-être critiquera-t-on un certain excès de citations, mais je ferai la même réponse que Sollers auquel on faisait ce reproche : ‘ce ne sont pas des citations, ce sont des preuves.’ Dans un entretien, l’écrivain Marcel Cohen qui, lui aussi, a recopié pendant des années des mots d’écrivains, des pensées de philosophes, des paroles de peintres, d’acteurs, etc., soulignait que ces citations l’avaient façonné à son insu, ‘l’imprégnation lente faisant de nous ce que nous avons lu.’.
Conclusion de cette introduction : « Ainsi, j’ai constitué comme un jeu d’échos et chaque mot de l’Abécédaire m’a renvoyée en permanence à un autre, jusqu’à former comme un immense quadrillage, une cartographie, un réseau. Et c’est Borges qui me fournit la conclusion : ‘Un homme se propose la tâche de dessiner le monde. À mesure que les années passent, il peuple un espace d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de baies, de navires, d’îles, de poissons, de chambres, d’instruments, d’astres, de chevaux et de personnes. Un peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son propre visage’ »
→ Il m’importe assez peu au fond de laisser une image de moi, en revanche peut-être la trace d’une individualité lisante des 20 et 21ème siècle, eine lesende Frau.
Nœuds, nexus
Cynthia Fleury cite Ronald Laing (dire encore une fois la qualité, la richesse, l’abondance de ses références et citations qui étayent si bien ce qu’elle écrit) : « Ronald Laing parle des ‘nexus’ dans lesquels nous sommes empêtrés : nexus familial en premier lieu, ce nœud fait des névroses des autres, de ceux qui nous ont précédés ; mais également nexus culturel, le grand nœud de la névrose collective, mais aussi le nœud des névroses bilatérales (si je peux m’exprimer ainsi) car nous sommes imbriqués dans des grands cercles mais aussi dans des face-à-face plus intimistes et générateurs de conflits. Le ‘moi’ est souvent fils ou fille de, conjoint ou conjointe de, frère ou sœur de, etc. Et voilà que les névroses se divisent, se doublent, et les nexus deviennent des sortes de fractales qui forment des plis dont Deleuze et Leibniz ont peut-être le génie, mais que souvent les individus peinent à interpréter. Soigner les individus : leur donner accès aux plis et surtout à leur herméneutique créatrice. La fin de la répétition commence ici, dans cette possibilité de desserrer les nœuds, voire de les laisser derrière soi car ils sont indénouables, les couper. » ( 222-223)
Un si long passé, discret
« A l’égarement et à l’errance que la marche en montagne permettrait, se substitue l’impression d’un sentier battu et rebattu par une modernité envahissante et grotesque. Reste cette parenthèse, comme en sourdine : l’hyperprésent est soutenu par un si long passé, discret. »
Dans une note d’Antoine Bertot à propos d’un livre de Guillaume Condello.
Je relève cela aussi : « Il ne s’agit pas de distinguer deux plans (celui de l’écoute et de l’observation critique), mais de les amalgamer en une phrase qui diffracte et réunie les perspectives. De ce nouage, naît le tremblement du sens. »
La vie quotidienne
Relevé cela dans un communiqué de presse d’Arfuyen, à propos d’un livre de Louis Lavelle : « Le texte des Règles de la vie quotidienne ici présentées est totalement inédit. L'originalité du dessein de Louis Lavelle est de proposer à l’homme d’aujourd’hui une spiritualité qui ne suppose aucune foi religieuse, aucun engagement particulier dans une confession déterminée. Cette spiritualité philosophique, qui était déjà celle de Platon, est profondément renouvelée par l'auteur de La Conscience de soi et de La Présence totale. Les Règles de la vie quotidienne qu’il avait écrites d'abord à son propre usage comme un ‘livre de raison’, en sont un merveilleux témoignage. (...) Sa position est d'ordre essentiellement philosophique : il ne faut pas laisser la quotidienneté à l’abandon. Pour Lavelle, le quotidien n'est pas, contrairement à ce que soutient Heidegger, le règne de l’‘impersonnel’ et du ‘superficiel’. Bien au contraire, la réflexion philosophique lui apparaît comme une conversion intérieure à la réalité vivante de l’esprit. Dès lors les Règles de la vie quotidienne sont une façon d’approfondir notre expérience de tous les jours, de lui donner un sens tout en la purifiant.
Une émission sur l’orgue
Le dimanche 8 mai 2022, sur Arte, Chercheurs d’orgues, superbe émission sur l’orgue, un film de Pascale Bouhénic et Bernard Foccroulle, brossant une grand portrait de l’orgue depuis Couperin jusqu’à Ligeti. De belles séquences chantées, notamment le Ich habe genug de Bach par Julian Prégardien. Un documentaire offrant un beau voyage musical, de la chapelle royale de Versailles au château danois de Frederiksborg. Parmi les orgues visités, celui de Ponitz en Allemagne (un Silbermann), celui d’une petite cité italienne, Poglio, sur lequel l’organiste Lorenzo Ghielmi joue une pièce de Frescobaldi (et cela me donne envie d’écouter plus de Frescobaldi) ; et donc aussi une escapade au château danois de Frederiksborg, avec un instrument unique en son genre, créé en 1610 : ses 1 001 tuyaux de bois ont été imaginés pour la fantaisie et l’amusement ! Et aussi bien sûr Olivier Messiaen (1908-1992), génial organiste de l’église de la Trinité, à Paris. Dans ce lieu, Thomas Lacôte interprète le fameux Chants d’oiseaux composé par le maître en 1951.
De l’attention
Constat en regardant exceptionnellement LCI et D. Pujadas au lieu de C dans l’air. Dans le premier cas, quelque chose de très confus, à la fois dans les propos du journaliste mais aussi dans la partition de l’écran, à gauche des images (déjà vues) tournant en boucle, à droite, l’intervenant de la table ronde et en bas, comme sur les chaînes d’info en continu, des bandeaux d’actualité (ne manquent que la Bourse et la météo !). Même moi, douée d’une forte capacité d’attention et de focalisation, je suis gênée. Il y a un saut permanent de l’esprit et des yeux d’un champ à l’autre, loin de la concentration sur les propos permise par C dans l’air, avec le temps donné à chaque interlocuteur alternativement et sans être interrompu d’exposer son point de vue et avec la partie documents et reportages proposée en ponctuation toutes les 15 mn. Je constate que l’attention est une capacité qui est mise à mal et qui se perd. Je constate aussi les difficultés d’attention de connaissances, soit des petits enfants, trop sollicités par leurs émotions ou les distractions (et on sait que cela peut être volontaire et c’est très préjudiciable), soit des personnes âgées. L’attention est un peu comme un muscle, ou comme on le dit parfois de la mémoire, elle doit se travailler. Elle peut se perdre et c’est pour moi un des signes majeurs de l’altération cognitive.
Une échappée à l’amertume
J’ai lu Le Soin est un humanisme, « Tract » Gallimard de Cynthia Fleury écrit pendant la pandémie, mais il me faut d’abord extraire les dernières citations relevées dans Ci-git l’Amer. Elle convoque notamment Cioran, en ce qu’elle appelle un détour, chapitre qui s’ouvre sur ces mots : « J’ai toujours pensé que la littérature, l’art, le génie des humanités restaient une porte possible pour tous ceux qui éprouvent l’amertume, qu’il y avait là dans l’expérience esthétique une possible échappée. Ce n’est pas si simple, je le sais bien, dans la mesure où l’effort demandé par les humanités est élevé et que ceux qui sont atteints par l’amertume n’ont plus le goût de rien, et surtout pas de l’effort. » (p. 248)
Après avoir cité Cioran, elle fait cette belle analyse : « Cioran narre l’amer, l’absence de goût de vivre et de sens, l’ennui presque, l’absence de désir. Mais pour dire cet amer, il parle d’ondulation sans substance, de reflets, d’un flux qui semble déjà celui de la mer, même si lui ne veut pas la valider comme telle. La mer est une ondulation avec substance, une ondulation magistrale. Mais nous qui lisons Cioran, même pris dans notre amertume, la poésie de la phrase ne peut pas nous laisser indemnes ; il y a quelque chose de cette grande capacité sublimante du créateur qui vient nous sauver alors même qu’elle ne le sauve pas lui-même. Et Cioran est cet écrivain-là, habile à nous sauver, malhabile à se sauver lui-même. » (249)
→ Cioran, tant lu à une certaine époque (où, il est vrai il était à la mode, ce qui ne semble plus autant le cas aujourd’hui), mais plus pour me conforter dans l’amer que pour m’ouvrir sur la mer !
La douleur liée au nid inaugural
Et l’on retrouve la psychanalyste aussi dans ces propos de Cynthia Fleury, dont je note par ailleurs l’engagement au sein de la Chaire de philosophie à l’hôpital (via son compte Twitter). Elle décrit ainsi « la parenté possible entre la mélancolie, l’amertume et la nostalgie, au sens de douleur liée au nid inaugural. ‘Au lieu de m’en tenir au fait de naître, comme le bon sens m’y invite, je me risque, je me traîne en arrière, je rétrograde de plus en plus vers je ne sais quel commencement, je passe d’origine en origine’ On y verrait presque la description douloureuse de la cure freudienne qui invite le patient à reprendre la confrontation avec le commencement, les commencements, d’ailleurs, tant ils sont multiples dans la vie, et le patient de résister parfois, en pensant qu’il n’opérera ainsi qu’une forme de régression inefficace. » (251-252)
Thérapeutique du style
« Chez Cioran, il ne s’agira pas de soigner. La guérison n’ayant aucun sens, le soin semble vidé de toute substance. Pourtant ce qui fait soin pour d’autres, et pour lui-même, c’est bel et bien son style. Cioran reste pour autrui un passe-muraille, une voie qui nous permet à nous, lecteurs, de produire de l’issue, même si celle-ci est tout sauf simple car à le lire le découragement peut nous envahir. Pour autant, par son style, il demeure ressource esthétique et thérapeutique. Et le style peut se révéler éthique, au sens où il nous invite à une sublimation. Il y a chez Cioran une forme de moraliste, tel un La Rochefoucauld du monde moderne, tout aussi dur, tout aussi drôle, tout aussi triste. Derrière le style terrible, il y a une rectitude, même si Cioran est le premier à ne pas s’illusionner sur lui-même, connaissant trop ses vices et ses insuffisances. » (252-253).
→ Ce qui est porteur ici, c’est de souligner que les lectures les plus sombres peuvent aussi être des recours, parce que ces livres-là sont des sublimations, qu’ils attestent d’une forme de résistance au désespoir, du fait même qu’ils sont, qu’ils sont là entre nos mains et que nous pouvons les lire. Je me souviens pourtant de ce geste, théâtral peut-être mais sincère sans aucun doute, par lequel, adolescente, j’ai jeté dans la mer, depuis les rochers, Le Traité du désespoir de Kierkegaard dans lequel je me complaisais (et je ne doute pas un seul instant aujourd’hui que je n’y comprenais rien et n’y ai rien compris, j’étais sans doute juste sensible à ce titre magnifique, qui me parlait au cœur à ce moment-là).
De la rationalité
Il est beaucoup question en ces jours de guerre de rationalité, et notamment du fait que la rationalité des Occidentaux n’est pas la même que celle des Russes ou des Chinois. On peut alors ici citer Cynthia Fleury, bien éclairante sur la question, une fois de plus : « Nous en revenons toujours à l’illusoire conception de la rationalité dessaisie de celle des pulsions et des émotions, et plus simplement comme déconnectée de ce qui constitue structurellement un individu, à savoir la finitude, son angoisse de mort, ‘les fondements existentiels de sa condition’. Ne pas les intégrer à notre façon de penser et de concevoir la démocratie dans son fonctionnement politique global voue celui-ci à plus d’entropie. » (270)
→ Il me semble qu’il ne s’agit pas tant ici de parvenir à imaginer d’autres rationalités que la nôtre que de comprendre que la rationalité est loin d’être la seule force à nous gouverner et que si on exclut les pulsions et les émotions du champ, on fait fausse route. De manière tragique en l’occurrence.
« Il s’agit de comprendre que la santé psychique des individus produit un impact tout à fait indéniable sur le fonctionnement de la société, et d’autant plus que celui-ci devient plus quantitatif. Dans Les Irremplaçables, j’avais cherché à démontrer ce lien à l’égard d’un individu réifié, se sentant remplaçable, interchangeable, non respecté par son environnement, notamment institutionnel et professionnel, donc public au sens large. Comment cet individu petit à petit se clivait pour résister à cette maltraitance psychique et comment, par la suite, il tombait malade. S’il était précisément sain inauguralement ; ou, à l’inverse, comment il renforçait par ce dysfonctionnement collectif ses propres dysfonctionnements intérieurs, liés à son histoire personnelle, elle-même déjà articulée à l’histoire collective. Cet individu-là, dès lors, ne serait plus capable d’assumer la charge de protéger la démocratie, autrement dit de la désirer et de s’y engager. Au contraire, il retomberait dans des délires de persécution victimaires, à la recherche d’un bouc émissaire et d’une figure paternelle lui procurant une double croyance, fausse, celle d’être protégé et de pouvoir libérer ses pulsions hostiles sans en payer le prix. » (271)
Du ressentiment
Ce ressentiment, sujet majeur de Ci-gît l’amer, examiné sous des angles multiples, sorte de clé pour ouvrir maintes problématiques d’aujourd’hui, tant individuelles que collectives et dont Cynthia Fleurit dit : « À partir du moment où l’on définit le ressentiment comme un des maux les plus dangereux pour la santé psychique du sujet et celle du bon fonctionnement de la démocratie, il est important de saisir comment s’en prémunir, certes institutionnellement, mais aussi cliniquement, ce qui renvoie à l’étude des phénomènes plus pulsionnels dudit ressentiment. » (271-272)
Une voie
« Il s’agit de comprendre que nos institutions – de manière large : de l’école à l’entreprise, en passant par les administrations, les hôpitaux, les universités, etc. – doivent produire assez de soin pour ne pas renforcer les vulnérabilités inhérentes à la condition humaine, à savoir ses conflits pulsionnels, le sentiment mélancolique de la finitude, et prendre garde à ne pas produire de la réification qui, après s’être retournée contre les individus, les avoir rendus malades, se retournera contre la démocratie elle-même, en développant la traduction politique de ces troubles psychiques et notamment dudit ressentiment. L’articulation avec la psychanalyse, mais plus généralement avec les humanités, sera d’autant plus nécessaire à l’avenir que cette considération sur l’importance de la rationalité émotionnelle, inséparable de nos processus rationnels de décision, s’inscrit dans un cadre désormais numérique et algorithmique. La technique concurrence de façon toujours plus oppressive, et potentiellement liberticide, les humanités dans leur compréhension de la personne humaine. (272-273).
Cynthia Fleury qui vient de donner sa conférence inaugurale à un colloque consacré aux liens entre soin, écriture et littérature.
Plus loin Cynthia Fleury en vient à la question du langage, articulant le ressentiment et un usage falsifié, déformé du langage, via une « utilisation ordurière », qui n’est pas seulement atteinte à l’autre mais atteinte au langage lui-même, dans ses capacités de sublimation et de symbolisation. (274) – inutile d’insister, un simple tour sur les dits réseaux sociaux permet de comprendre immédiatement de quoi il s’agit.
L’élargissement du moi
Et l’on retrouve cette grande idée d’un travail sur soi, indispensable, travail de compréhension, travail d’élargissement, loin des pulsions mortifères et dégradantes de la personnalité, cette idée que je retrouve chez Hohl, Rilke, Grothendieck, Cynthia Fleury et bien d’autres : « L’élargissement du Moi n’est pas une toute-puissance du Moi, mais précisément l’inverse. Il témoigne de la connaissance du Moi de ses limites, et de la nécessité de les sublimer pour ne pas en subir les possibles dérives mortifères. La symbolisation est cette antithèse de la toute-puissance, dans la mesure où l’absence est acceptée mais le sujet produit avec elle une relation qualitative, permettant de dépasser les douleurs de l’absence de possession. » (293-294).
La vis comica
A la fin du livre Ci-git l’amer, Cynthia Fleury annonce un futur livre, Vis comica, le pouvoir de rire et de faire rire. C’est que parmi les moyens pour résister au ressentiment, pour le déconstruire, ce ressentiment si mortifère pour l’individu comme pour la société, il y a bien sûr les moyens matériels et économiques, mais aussi tout le « soutènement » symbolique, les forces de sublimation et de symbolisation. Pour dépasser ses propres dérives ressentimistes, l’auteur avance en effet cette force-là, à côté de celles du style et de l’œuvre, la poeisis « cet acte de faire et de penser » et bien sûr aussi les chemins de la philia, vertus d’amour et d’amitié. (voir p. 313)
Ci-gît ?
« « Ci-gît », c’était pour dire : ‘c’est derrière soi’, cela repose, en paix et pas exclusivement ; une part de paix. Est-ce enterré, dépassé, refoulé, sublimé, je ne sais, mais c’est derrière, avec cette exigence de ne pas répéter, de ne pas se laisser enliser par la répétition involontaire. Il ne s’agit pas de résister à l’inconscient ; plus simplement de jouer avec, de comprendre ses méandres et de ne pas se laisser séduire par l’appel ténébreux, si tel est celui-ci. » (315)
Et de faire appel à Nietzsche et à sa formule ‘toutes choses veulent être tes médecins’. Si Zarathoustra sait prêter l’oreille et accueillir la phénoménologie qui l’entoure, le monde sera comme un jardin (316)
→ Bref, voilà un livre essentiel et magnifique, tellement riche en perspectives, en idées, en suggestions qu’il faudra le garder, le relire. Je suis bien contente de l’avoir sur ma liseuse, qui ne me quitte guère, tout prêt à être rouvert pour un moment plus ou moins long, quelques éclats à reprendre ou une lecture approfondie, un « repassage » fécond.
Et vis comica, je m’amuse de l’annonce électronique qui m’a été faite dans les dernières pages que « j’approchais de la limite de surlignement autorisée pour ce livre ». Je n’ai aucune limite dans ce domaine, que cela se sache, à partir du moment où cela a du sens, où il ne s’agit en rien de « voler » un texte mais de l’insérer et de l’articuler dans un long fleuve pas toujours tranquille qui s’appelle Flotoir (fluctuat nec mergitur) qui atteste d’une recherche, peut-être d’ailleurs d’une lutte contre maintes formes de ressentiments et d’une tentative d’élargissement du Moi avant le point final.
Le thème du jour
Dans le chapitre « indices autobiographiques » de ses Notes, Ludwig Hohl relate une étrange expérience, sous le titre « le thème du jour ». « Durant de longues périodes, presque chaque jour, ou tous les deux jours, – par des voies et moyens qui échappent à tout contrôle – une phrase m’a été donnée, le plus souvent en vers ; jusqu’à l’heure du sommeil cette phrase résonnait en moi doucement et clairement (si doucement parfois que je mettais des heures à m’aviser de sa présence). Elle se répétait sans cesse (...) A la fin, elle disparaissait aussi mystérieusement qu’elle était apparue ». Il compare cela à un jeu maniaque et à un moulin à prière tibétain. » Et il découvre qu’en fait ses phrases ont presque toujours un rapport obscur mais puissant avec sa vie intérieure et que pour en saisir le sens il lui fallait faire un pas de côté. Ces paroles, écrit-il, en savaient toujours plus que moi. Il dit les avoir notées pendant toutes les années sombres où il a préparé son ouvrage et les avoir baptisées thèmes du jour (au sens musical du mot). Elles surgissaient sans contrôle, relate-t-il encore, pour le meilleur et pour le pire. Puis il a appris à déjouer le détestable et l’insupportable. ((266). Il en cite ensuite quelques-uns qui mêlent des propos personnels et des citations (Angelus Silesius, Hölderlin, Montaigne, Goethe, c’est-à-dire au fond les auteurs qu’ils citent sans cesse).
Voir que toutes choses nous viennent
« Une manière de bonheur : voir que toutes choses nous viennent. C’est la découverte d’une méthode de travail ; il ne faut pas se jeter sur les choses, mais simplement se rattacher à la vie. Cela suffit pour que l’esprit soit là. » (271)
Le mystère de l’effort
« Tel est le mystère de l’effort : il permet d’atteindre ce qu’on ne peut calculer ; nul ne peut prévoir où il conduit ; ses fruits mûrissent aux lieux les plus inattendus. » (272).
→ Formidable encouragement à.… ne pas se décourager, dans l’effort. Le but visé ne sera sans doute pas atteint, il n’est jamais vraiment atteint, mais seront atteints d’autres choses qu’on n’avait même pas imaginées.
Tout est œuvre
Et tellement juste cette autre remarque : « Désormais je me refuse à dire que j’ai terminé une œuvre : Tout est œuvre. Il continue (avec une police de caractère plus petite) : « ‘tout’ : souligner tel passage d’un livre, ou le recopier ; envoyer une lettre, noter quelque chose, penser quelque chose, prendre position sur tel sujet. » (274)
→ il m’est arrivé de me dire que faisaient œuvre pour moi aussi bien l’immense construction de Poezibao, que le flux du Flotoir, que ce texte singulier P’tit Bonhomme de chemin.
Entendre ou ne pas entendre
D’une note de lecture d’André Hirt : « Il existe en effet des territoires sonores que nous n’entendons pas, et le savoir amène à comprendre, peut-être enfin, que nous ne sommes, nous les hommes, la mesure de rien du tout, seulement d’autres instruments de bonnes et de mauvaises musiques dans le concert continu du monde. Nous ne comptons à cet égard pour rien, mais nous possédons – encore un peu, de moins en moins dans la surdité qui vient, car c’est en vérité la grande question contemporaine, toujours inaperçue – une oreille dans laquelle, Nietzsche le rappelle sans cesse, non seulement la civilisation, mais décidément l’avenir tout cours se jouent. Entendre ou ne pas entendre… »
Michèle Métail
C’est un vrai « flacon de sels » pour moi que de recopier le début de cet article de Michèle Métail dans la revue Catastrophes : « Quand à l’automne 1972, je traduisis en français un mot allemand qui montre dans cette langue la capacité à créer des mots composés à volonté : der Donaudampfschifffahrtsgesellschaftskapitän soit : le capitaine de la compagnie des voyages en bateau à vapeur du Danube je ne pensais pas m’embarquer pour une si longue traversée. Introduisant un nouveau substantif en début de phrase : la femme (du capitaine), tout en faisant disparaître le dernier nom : le Danube, je calibrais une sorte de matrice en six mots, que je n’hésitais pas à nommer vers. J’amorçais là un processus dont l’objectif s’inventa peu à peu : utiliser une fois et une fois seulement tous les substantifs existants, de toutes les langues et dialectes, passés ou présents, ce qui laissait une certaine marge de manœuvre… Chaque nouveau vers commence par un mot sujet qui, répété à cinq reprises en tant que génitif, s’éloigne peu à peu jusqu’à disparaître. Ajouter un nouveau mot signifie ajouter une ligne, un vers. Ce tourbillon lexical menait bien au-delà de tout horizon prévisible, c’est ainsi que Compléments de noms fut vaillamment sous-titré ‘Poème infini’. Les vers continuent de s’accumuler, créant une lente et jubilatoire modulation qui n’hésite pas à se jouer de la langue, à déjouer ses attentes. »
Car c’est ici que je serre mes trésors, je l’ai souvent écrit, préparant mon livre de vieillesse, celui que je pourrai lire quand je ne pourrai plus lire, lire ou peut-être écouter, si mes yeux me font défaut. Je reparcourrai ainsi non pas le Danube mais tout le Flotoir du moment où j’aurai cessé de le tenir jusqu’à ses premiers balbutiements au tournant du siècle.
Alors je continue à extraire cet article, car la démarche de Michèle Métail me fascine : « Ce poème hors-gabarit nécessitait un mode de diffusion ouvert. Je nommais ‘Publications orales’ les lectures publiques au cours desquelles j’en lisais un extrait. Je revendiquais même que ‘la projection du mot dans l’espace représente le stade ultime de l’écriture’. Quelques dizaines de milliers de vers plus tard, la matérialité du texte évolua à travers divers supports pour aboutir à de longs rouleaux, tout d’abord dactylographiés, puis manuscrits au pinceau et à l’encre de Chine, s’enrichissant parfois d’insertions peintes à l’acrylique : reproductions de panneaux de signalisation relevés le long du fleuve, enseignes, logos en rapport avec son nom etc. La durée d’une lecture qui varie de dix minutes à plusieurs heures se mesure donc aussi en mètre de papier déroulé. Avant d’être publiés, les 2888 vers de ‘Le cours du Danube’, en référence aux 2888 km du fleuve, furent conçus à l’occasion du quarantième anniversaire du poème. Calligraphiés sur cinq lès de papier mesurant chacun dix mètres de long sur cinquante centimètres de large, ils firent l’objet d’une exposition. » (source)
Valéry
Commencé le merveilleux petit Essai sur Stendhal de Valéry. C’est d’une eau à la fois totalement limpide et si profonde. Ce sentiment est renforcé de ce que je sors d’un livre de Cynthia Fleury, un livre antérieur, largement, à Ci-gît l’amer célébré dans ce Flotoir. Pretium Doloris, très philosophique, un peu jargonnant à mon sens, sentiment que je n’ai pas eu ou très peu en lisant Ci-gît l’amer (il y a je crois près de 20 ans entre les deux livres).
Valéry procure du bonheur, rend intelligent, léger et vif et encourage même si bien sûr il n’est pas question de se comparer en quoi que ce soit à lui. Très belle analyse de Stendhal dont il dit préférer les textes qui ne sont pas ses grands romans. « En ce temps-là, écrit-il, je lisais passionnément la Vie d’Henri Brulard et les Souvenirs d’égotisme, que je préférais aux romans célèbres, au Rouge et même à la Chartreuse. Les intrigues, les évènements ne m’importaient pas. Je ne m’intéressais qu’au système vivant auquel tout évènement se rapporte. » (10) Toujours méfiant envers lui-même, à distance, ce cher Valéry : « je ne souffrais pas, et je ne souffre guère encore, d’être illusionné par un ouvrage d’écriture au point de ne plus distinguer nettement mes affections propres de celles que l’artifice d’un auteur me communique. Je vois la plume et celui qui la tient. Je n’ai pas souci, je n’ai pas besoin de ses émotions. Je ne lui demande que de m’instruire de ses moyens ».
→ Elle va très loin, en quelques mots, cette réflexion. Réception de l’œuvre, place de l’auteur, transfert d’émotions, avec tout de même presqu’une sorte de barrière sanitaire érigée par Valéry entre lui et l’auteur du livre. J’ai souvent été frappée au demeurant par le peu de livres auxquels il fait allusion dans le massif de ses Cahiers. Peut-être par opposition toute personnelle entre un Flotoir qui est à 80 ou 90% référence à des livres, à des auteurs, à des musiciens et les Cahiers, qui furent à l’origine du Flotoir (mutatis mutandis il me faut le souligner à chaque instant, aucune idée de la moindre comparaison possible !).
→ Autre idée qui me fait penser au Flotoir, Valéry souligne que le lecteur est possiblement choqué par des noms de vaudevilles et d’opérettes qu’il évoque, supposant qu’il n’aime pas « le mélange des castes littéraires » pour ajouter illico que « la vérité et la vie sont désordre ; les filiations et les parentés qui ne sont pas surprenantes ne sont pas réelles...(...) sur la sphère de l’esprit, tout vient de tout et va partout » (13-14)
De l’érudition et des hommes en place
À propos de Stendhal, Valéry écrit : « L’érudition a pointé ses yeux grossissants sur les moindres points de sa vie, sur ses griffonnages, sur les factures de ses fournisseurs ». Stendhal qui avait connu « de très près, noté, percé, raillé les sottises et les vertus des hommes en place ; observé quelquefois leur vénalité, toujours leur soif de l’avancement, leurs calculs profonds et puérils, leur futilité méticuleuse, leur goût des phrases et de l’importance, les embarras qu’ils se faisaient ; leur courage incroyable devant ces montagnes de dossiers, ces colonnes de nombres qui écrasent l’âme sans enrichir l’intellect, écritures infinies qui donnent au pouvoir l’illusion d’exister, de savoir, de prévoir et d’agir... » (17) [c’est moi qui souligne]
De l’exceptionnalité
Retour à Cynthia Fleury, en tours et détours, non pas donc vers Pretium Doloris que j’ai peu annoté et auquel j’avoue n’avoir pas compris grand-chose, mais vers le texte qu’elle a donné à la collection ‘Tracts’ de Gallimard, au plus fort de la pandémie. « Je considère pour ma part que la défense de l’exceptionnalité de l’homme reste la seule manière d’imaginer et de maintenir l’humanisme du genre humain, au sens où celui-ci remet en cause la barbarie, où il est ce visage capable de mettre à nu son horreur et son spectre. L’exceptionnalité de l’homme demeure, dans notre modernité, une fiction régulatrice. Encore faut-il l’interpréter justement, au plan de la responsabilité, de l’éthique, du cercle de l’éthique à agrandir, et non de l’impunité. Je place cette exceptionnalité de l’homme du côté du devoir de symbolisation et de sublimation, qui nous permet non pas de nier nos limites intrinsèques et nos manques, mais d’en faire quelque chose, de bâtir une société qui ne soit pas celle du ressentiment, et un être humain qui ne soit pas, lui non plus, l’objet – ou le sujet – des seules pulsions mortifères. Si l’homme fait exception, c’est bien du côté de la responsabilité, de l’obligation éthique et épistémologique qu’il se donne de poursuivre cette tâche « humaniste » : former l’humain, le maintenir maître de ses formes et critique de celles-ci. » (Cynthia Fleury, Tracts (n°6), Le Soin est un humanisme, Editions Gallimard, p. 7) [c’est moi qui souligne]
La notion d’humanités
Belle réhabilitation des humanités, terme qui va bientôt sortir complètement du champ de l’éducation, si ce n’est déjà fait : « La notion d’humanités fait le lien avec le premier territoire de recherche qui a été le mien : la Renaissance, les Lumières et leur au-delà. Poser les humanités au cœur de la santé, c’est se rattacher à cette histoire pour laquelle l’homme ne demeure humain qu’à condition de refuser de se dessaisir de sa propre faculté de jugement. J’ai travaillé sur le lien entre individuation et État de droit. La notion d’irremplaçabilité m’a semblé pertinente pour dire l’angoisse d’anéantissement ou la fascination d’anéantissement du monde contemporain. » (9)
Et le lien avec la langue, dans la parole de celle qui est aussi à sa manière une soignante : « Écouter la parole des patients, c’est très vite prendre conscience que toute tentative de désindividuation prend appui sur la déverbalisation. Celle-ci ne renvoie pas seulement aux mots taillés en pièces. La déverbalisation n’est pas seulement l’impossibilité de traduire précisément ce que l’on pense. Elle porte atteinte à la faculté même de conception intellectuelle. La prise de conscience de l’injustice sociale nécessite le langage pour la penser. Sans les mots pour le dire, la conscience est comme paralysée, stoppée dans son éveil. Quant à la notion d’irremplaçabilité, je l’ai expérimentée par défaut, en clinique, avec mes patients : les individus qui ont un sentiment de remplaçabilité tombent malades et peuvent opérer des passages à l’acte contre eux-mêmes ou autrui. Ils sont victimes de désubjectivation. » (10)
→ Nous existons par les mots, ceux que nous savons énoncer, formuler, prononcer, ceux qui nous désignent (et qui parfois nous blessent, voire nous tuent, ou au contraire nous aident à grandir). Et il faut lutter contre la terrible injonction que nul n’est irremplaçable, lui substituer son exact opposé, nul n’est remplaçable. Ce que Cynthia Fleury appelle l’exceptionnalité. Chacun de nous, du roi au mendiant, mais aussi du lion à l’araignée, du sequoïa à la petite euphraise, etc. est irremplaçable en ce qu’il est venu au monde. Parce qu’il est au monde. Avec un temps imparti, à condition qu’on ne lui vole pas.
Du soin
Cynthia Fleury dans ce Tract revient longuement sur la création d’une « Chaire à l’hôpital », chaire de philosophie consacrée au rapport entre les humanités et la santé. « Humanités et santé, le sujet est impressionnant tant il est large, englobant – holistique. Les humanités font le lien avec la grande tradition moyenâgeuse et renaissante du trivium et du quadrivium, désignant l’enseignement des sept arts libéraux. La santé, elle, renvoie à la fois à quelque chose de moderne – la santé des personnes et des populations, la santé publique comme un bien commun : et la modernité se fait plus ordonnancement du monde, gestionnaire des grands ensembles, biopouvoir – et d’archaïque, primordial, plus ancestral et cosmique : une vision nietzschéenne de la grande santé, du lien au vivant dans son ensemble. À moins que ne se situe là la modernité critique : il est impossible aujourd’hui d’envisager les humanités hors de la question anthropocénique, qui lie l’histoire de la Terre à un impact global et significatif de l’activité des hommes sur leur planète. » (14)
Il s’agit avec cette chaire de « consolider encore davantage la formation des soignants et des patients et de tous ceux qui considèrent que le soin est la seule manière d’habiter le monde. Il faut s’arrêter ici sur le mot ‘chaire’ comme lieu et dispositif. Dispositif non au sens machinique qui brise, mais au sens où l’entendent Michel Foucault, Giorgio Agamben (assujettissement et subjectivation sont souvent entrelacés) ou encore Bruno Latour, théoricien de l’acteur-réseau : un écosystème, un outil, un processus de génération de concepts et de prototypes. Une telle chaire est un dispositif parce que la relation entre pouvoir et savoir est assumée dans l’élaboration des légitimités à venir. » (15 – [c’est moi qui souligne])
L’expérience encore, selon Cynthia Fleury
« L’expérience, c’est ce qui nous protège de la fascination pour la certitude, du besoin maladif de certitude, c’est ce qui fait comprendre que connaissance, incertitude et faillibilité travaillent de concert, et l’obligation d’expérience, de vivre le savoir, de le ressentir, de l’expérimenter, de tenter de le reproduire, nous permet de consolider des étapes malgré un sol plus que mouvant. » (18)
→ oui lutter contre le besoin maladif de certitude, découvrir que connaissance et incertitude, voire faillibilité travaillent de concert, se renvoient la balle. Je me souviens que David Bessis dans son livre Mathematica dont il a été plusieurs fois question dans ce Flotoir disait à quel point l’indispensable représentation intérieure qu’il se forgeait au départ en faisant de la recherche mathématique était presque toujours fausse, mais lui servait d’étai pour progresser dans sa recherche, par sa déconstruction, son remaniement, sa réfutation.
rendre la vulnérabilité capacitaire
Beau texte au dos de la plaquette ‘Tracts’ de Cynthia Fleury, je le reproduis ici : « Soigner, la chose est ingrate, laborieuse, elle prend du temps, ce temps qui est confisqué, ce temps qui n’est plus habité par les humanités. Ici se déploie une tentative de soigner l’incurie du monde, de poser au cœur du soin, de la santé, et plus généralement, dans nos relations avec les autres, l’exigence de rendre la vulnérabilité capacitaire et de porter l’existence de tous comme un enjeu propre, dans toutes les circonstances de la vie. Cynthia Fleury expose une vision humaniste de la vulnérabilité, inséparable de la puissance régénératrice des individus ; elle conduit à une réflexion sur l’hôpital comme institution, sur les pratiques du monde soignant et sur les espaces de formation et d’échanges qui y sont liés, où les humanités doivent prendre racine et promouvoir une vie sociale et politique fondée sur l’attention créatrice de chacun à chacun. » (IV)
Il faut rappeler que Cynthia Fleury est philosophe et psychanalyste, titulaire de la Chaire Humanités et santé au CNAM et de la Chaire de philosophie à l’hôpital au GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences.
Du travail philosophique
Belle définition que j’extrais cette fois de Pretium Doloris (malgré tout !) : « le travail philosophique se définit comme la création d’outils conceptuels qui serviront à inventer les perspectives noétiques, éthiques et créatrices d’une âme ou d’un esprit. » (Pretium doloris, éditions Pluriel, p. 10)
Pretium doloris
« On peut définir la connaissance socratique comme l'élaboration, la mise en pratique de deux principes : le ‘connais-toi toi-même’ et le ‘souci de soi’, voir le connais-toi toi-même comme souci de soi, tous deux modalités de la connaissance de soi. Pour être connaissance du monde, la connaissance socratique est d'abord connaissance de soi. Le pretium doloris, le prix de la douleur, se pose comme la troisième et dernière modalité de la connaissance de soi. Quel degré de vérité est-on prêt à endurer ? Quel risque est-on prêt à vivre pour connaître le vrai ? C'est grâce à la figure dionysiaque de démembrement, de métamorphose, et à la catégorie de l'accident, pensée comme condition de possibilité d'une connaissance de soi, que le pretium doloris invente la critique imaginale du soi et son face-à-face avec le réel. » (20)
Vieillir
Une belle citation de Michel Foucault : « La pratique de soi a donc pour objectif la préparation à la vieillesse, laquelle apparaît comme un moment privilégié de l’existence et, à dire vrai, comme le point idéal de l’accomplissement du sujet. Pour être sujet, il faut être vieux. » Cynthia Fleury d’ajouter : « le souci de soi est à la fois un souci de l’âme et un souci du corps puisqu’ ‘endurer la durée’, c’est se conserver et implicitement prendre la mesure de la vérité. » (23)
→ je ne peux qu’adhérer à ces vues, sensibilisée que j’y suis par mon propre âge et par mon modeste engagement dans ce mouvement citoyen qui s’appelle le CNaV, Conseil national autoproclamé de la vieillesse.
Question littéraire et critique du monde
« La question littéraire, c'est d'abord la critique du monde, l'interrogation sur ses conditions de possibilités. Et la littérature reprend chaque modalité cognitive du pretium doloris : la résistance (‘combat’), Pacte cynique (‘s'en moque’), l'acte herméneutique (‘l'interprète’), et principalement l'épreuve incessante de la falsification (‘version’, ‘reconstruit par les fictions’). Les romanciers agissent comme les démystificateurs d'un romanesque usurpé par les médias. Or, les médias ne désignent pas une catégorie professionnelle mais une façon de transmettre, une idée fixe de la transmission et de l'information. Ils quittent l'univers de la forme pour celui de l'information, comme si la forme se technicisait : une Information toujours efficace parce que déjà produite, déjà attendue ; une information fétichiste comme les reproductions de Warhol ; toujours vaillante car toujours prête à prodiguer du formel. ‘L' ‘héritage’ de Balzac et des autres a été abandonné. Presque aussitôt, le journalisme planétaire s’en est emparé’ ». (170, la citation finale est de Philippe Murray)
→ et ici il faut se souvenir que ce texte date de 2002, où les médias n’étaient pas encore envahis par le recours à la « story ». !
Le langage est l’unique rêveur
Extrait d’un puissant article d’Alain Santacreu à propos des Chants d’Utopie de Brice Bonfanti : « Le langage est l’unique rêveur et croire rêver n’est qu’une illusion de poète. Novalis nous l’a dit dans un texte fondamental et énigmatique, révélateur du rapport du poète au langage. Selon lui, ce n’est pas le moi parlant ou écrivant qui choisit les mots, cela n’est qu’une croyance. En quelque sorte, l’écrivain ‘est écrit’. Novalis dévoile cette évidence : le langage parle par nous mais, pour ce faire, le moi doit lâcher prise et s’abandonner. » (lire l’article)
Je relève aussi cela : « Les Chants d’utopie sont des chants silencieux qui doivent être lus à haute voix, leur travail poétique réside en une sorte d’émendation du bruit des mots – Le chant IX est rebaptisé « Bruit IX » car le récit encastré en italiques est un pastiche hilarant de l’avant-gardisme psittaciste de l’art contemporain. N’ayant aucun ancrage vertical, son lieu d’énonciation est un ‘no human’s land’ privé d’espérance utopique. » [c’est moi qui souligne].