Flotoir du 22 mai au 19 juin 2022
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photo et textes ©florence trocmé
La vie quotidienne
Je reprends le livre de Louis Lavelle publié par Arfuyen, Règles de la vie quotidienne. Certaines de ces réflexions iront plutôt dans un document privé, mais d’autres ont toute leur place ici dans ce Flotoir. Qui est aussi un outil de recherche et qui se base sur la vie et l’expérience quotidienne, notamment celles de la lecture, de l’écriture, de l’écoute.
Dans la préface, accent est mis sur la notion de spiritualité philosophique : « En un sens purement philosophique, écrit Jean-Louis Vieillard-Baron, la spiritualité consiste dans l’effort sur soi-même que provoque la réflexion ». (9). Et il ajoute que c’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre le travail de Louis Lavelle « où la recherche du savoir et l’écriture sont la trame de la vie quotidienne. ». Avec cette très belle et forte formule : « Il ne faut pas laisser la quotidienneté à l’abandon ».
→ C’est mon champ, labours, semailles et récoltes ! Ou pas de récoltes !
Il est donc judicieux de se doter de certaines ‘règles’ de vie quotidienne « afin d’échapper à la superficialité en sachant voir la profondeur réelle du moindre geste quotidien. » (11)
Lavelle : « L’efficacité des règles se fonde sur un exercice de l’attention plutôt que sur la répétition d’une pratique », constat que ne désavoue pas la pratique de la méditation de pleine conscience, qui porte bien son nom. Il s’agit de recentrer l’attention sur soi, sur ses perceptions, en débranchant momentanément le mental, en se mettant à l’écart du foisonnement de divertissement du monde moderne. Qui a pour effet, sinon parfois pour but, d’empêcher la personne d’être elle-même, de s’occuper de ses affaires ! Il faut « mettre en jeu l’activité la plus subtile et la plus profonde, dont la volonté n’est jamais qu’une imitation hésitante et grossière. »
→ curieux comme je retrouve des propos similaires autour de l’idée de volonté chez Lavelle et chez Cynthia Fleury.
Car « toute la difficulté, dit encore Lavelle, est de libérer en soi une activité à la fois plus sûre, plus puissante et plus aisée que le vouloir, à laquelle on évite de recourir et dont on gêne le jeu parce que l’amour-propre s’en mêle (...) qu’il refuse de consentir à une action qu’il est incapable de revendiquer. » (33).
→ Il suffit, si ces mots ne sont pas clairs, de plonger dans son expérience personnelle, d’évoquer toutes ces fois où l’on a voulu quelque chose (par exemple continuer un texte qui se dérobe, pour rester dans les processus de la création), bloquant en fait encore plus le processus naturel, le ‘travail’ profond (on peut si on veut l’appeler l’inconscient ou le subconscient) de se faire, car on a fixé arbitrairement un objectif, une ligne au lieu de consentir à cette autre voie qui s’ouvre, qu’on n’a pas voulue, que peut-être on rechigne à emprunter, etc.
Puissances de l’âme
« Ces puissances de l’âme qui se dérobent presque toujours, mais qu’il dépend d’un acte continu de notre attention de toujours tenir en éveil. » (23)
→ Si difficile ! Car tellement puissantes sont les sources de divertissement mais aussi d’intérêt sain et sincère qui occultent cette nécessité profonde.
Car il faut « que l’esprit soit toujours en éveil » (ce serait peut-être là ce que certains appellent le travail ?), il ne doit se laisser endormir « ni par la paresse, ni par la mémoire », ni « divertir par la crainte ou le désir ». Il faut « qu’il soit toujours prêt à écouter et à accueillir tout ce qui s’offre à son attention. » (31)
→ Je suis troublée par la mention de la mémoire, presque sur le même pied que la paresse. En quoi la mémoire peut-elle endormir l’esprit ? Par la rêverie, par le recours à quelque chose d’antérieur dans le for intérieur, par le regret du passé ?
De Lavelle à Valéry
Voici une remarque qui pourrait, me semble-t-il, avoir été écrite par Valéry : « Il faut chercher toujours l’intelligence et non l’intelligible et n’avoir de regard que pour l’acte de la pensée et non point pour son objet. »
→ Et c’est toute la différence sans doute, à jamais, entre mes chers et tant admirés Cahiers de Paul Valéry, que j’ai posés en modèles bien sûr inatteignables à l’orée de la navigation du Flotoir et ce Flotoir, tant tourné vers l’objet de la pensée. Je l’ai souvent dit, il n’y a pas grand monde dans les Cahiers de Valéry, peu de livres ou de personnes évoqués. Non il scrute inlassablement, sans concession, sans recours au tout fait et au déjà pensé, l’acte de la pensée.
Règles de l’intelligence
Ce sur-titre est le titre d’un des chapitres des Règles de la vie quotidienne de Louis Lavelle. « Qu’aucun travail de l’esprit ne ressemble à un devoir, ni à l’exposition de ce que l’on sait, qu’il soit toujours une création et une découverte. » (46)
→ Même à l’intérieur du Flotoir, il faudrait que cette visée s’applique. Oui, d’une certaine manière, j’expose ce que je sais, ce que j’ai découvert récemment, mais n’est-il pas possible dans le même temps, le reprenant d’en faire quelque chose d’autre, un appui pour une création ou une découverte miennes. Fut-ce dans de petites gloses hasardeuses.
De l’acquisition des connaissances
Autre règle essentielle, qui me concerne de très près, moi qui suis atteinte parfois d’une sorte de boulimie de connaissances dans tous les domaines. Et pourquoi, s’il vous plait ? Immense question. À se poser. Voilà de quoi m’y inciter : « Il ne faut pas acquérir la connaissance comme on acquiert une chose, qui occupe momentanément une place dans notre mémoire. Une connaissance n’est rien si elle ne se change pas en une activité qui nous change nous-même. Ainsi, à l’inverse de ce que l’on croit, la connaissance n’est jamais qu’un moyen mais non pas un but ; et le but, c’est par elle de découvrir une des puissances de notre vie secrète. » (47)
Incitation aussi à une forme de tact vis-à-vis de ce qui s’offre à nous : « Ne pas s’attarder sur une vue que l’on vient d’obtenir avec l’intention de n’en rien laisser échapper. Car en s’appesantissant sur elle, on obscurcit peu à peu sa lumière. » (48).
→ N’en va-t-il pas ainsi aussi de certains souvenirs, si vivants, si lumineux au moment de leur découverte ou redécouverte et qui tournés et retournés mille et mille fois dans la tête et le cœur finissent par ressembler à de vieux chiffons poussiéreux ?
Lavelle encore stipule qu’il faut « éviter l’effort qui, en pressant notre pensée, lui barre la route. La pensée est un mouvement spontané et subtil, il faut découvrir et respecter son libre jeu et non point le forcer ; elle est au-delà du vouloir et de l’amour-propre, au-delà de moi-même, et résiste à leur sollicitation. C’est au moment où ils s’effacent qu’elle jaillit. » (49)
→ Dans son introduction, Jean-Louis Vieillard-Baron soulignait la proximité de certains aspects de la pensée de Lavelle avec le taoïsme. Il m’arrive aussi souvent de la rapprocher d’expériences nées de la méditation de pleine conscience, voire de la méditation à la Grothendieck.
Tendresse
« La vie de la conscience est une oscillation indéfinie autour d’un point d’équilibre sans cesse franchi et retrouvé ». (59) Bouffée de tendresse envers mon père, disparu il y a plus de huit ans et qui disait toujours, avec une pointe d’humour, que l’équilibre était une suite de déséquilibres. Je ne pense pas qu’il lisait Lavelle, jamais vu cet auteur dans ses mains et ne l’ai pas croisé dans les bibliothèques en rangeant l’appartement après leur disparition à lui et à ma mère.. Mais je suis convaincue qu’il l’aurait apprécié ; et ce d’autant plus que lui était croyant. Donc plus proche que moi de certains aspects de cette pensée qu’il aurait sans doute assimilée davantage à celle d’un Ignace de Loyola qu’au taoïsme (mais en homme de recherche intérieure qu’il était, ô combien, il avait aussi étudié les religions de l’Asie et voyagé à plusieurs reprises dans ces pays, Inde, Japon notamment.)
De la vocation particulière
« Il ne faut point attiédir cette ardeur d’être soi-même qui seule peut justifier la place de chaque être dans le monde. ». (67) « C’est qu’il n’y a rien que nous ne devions faire par don plutôt que par choix. Alors seulement tout devient pour nous aisé, alerte, ardent et efficace. Il suffit pour cela de montrer assez d’attention à soi-même et de confiance dans ce qui s’offre. C’est l’intelligence même qui s’exerce en nous presque sans nous : ce n’est plus le moi qui essaie de la conduire et pour ainsi de la forcer. » (70)
Avec toujours l’importance de l’attention : « Il n’y a qu’une règle qui est de demeurer dans un état de constante attention, qui est une constante réponse, c’est-à-dire consentement constant à tout ce que la vie nous demande. » (72)
Tant de joies
À découvrir des textes superbes, ce poème tellement émouvant de Christian Dotremont qui m’a permis de mettre en œuvre mon idée de nouvelle rubrique pour Poezibao. Celle-ci, intitulée « A livre ouvert », sera souvent croisée avec « l’anthologie permanente » où j’avais commencé depuis un certain temps à développer l’appareil autour du texte choisi. Notamment avec des éléments trouvés sur le site de l’éditeur ou dans le prière d’insérer. Elle pourra aussi fonctionner de manière autonome. Ce ne sera pas une note critique de lecture, mais laissera le livre parler de lui-même en quelque sorte.
De la création : Pasolini
J’ai lu hier soir un superbe livre de Pasolini tout juste édité par les éditions Nous, Je suis vivant. C’est étonnant comment d’emblée, et même dans des poèmes peut-être moins réussis, moins mûrs (ceux-ci ont été écrits tôt dans la vie de Pasolini), on sent quelque chose qui n’est pas commun, qu’on ne sent pas dans au moins 90% de la production. Une question de personnalité, peut-être, de tempérament, d’authenticité sans doute (trop de productions, dignes d’intérêt, sont fabriquées ou bien tout simplement ne résultent pas de l’impératif de Rilke de n’écrire que ce qu’on ne peut absolument pas ne pas écrire). Dans un livre comme celui de Pasolini, certains poèmes me parlent, d’autres moins, mais il y a toujours ce continuum, qui traduit, j’ose une interprétation, que je suis en contact par ce poème avec le moi profond de Pasolini, son moi d’artiste, ce fond dont parle si bien Hohl, ou Rilke, ou à sa manière Cynthia Fleury et pas avec un « mental », performant, brillant, inventif. Mais au fond pas essentiellement créateur.
Pour parfaite de manière vraiment honnête l’analyse, je dois me poser la question de savoir si j’aurais détecté cela si je n’avais pas su que le livre est de Pasolini. Je ne peux pas répondre en l’état à cette question.
De l’eau, encore de l’eau
Pour mille raisons je suis infiniment sensible au thème de l’eau. Des raisons personnelles, des raisons d’imaginaire, me sentant plus proche de cet élément que de tout autre (feu, terre, pour reprendre certains des éléments de Bachelard,) des raisons écologiques. Hier encore me servant un grand verre d’eau, je m’étonnais de sa transparence. Il me semble qu’un Laurent Albarracin a beaucoup travaillé sur ce thème, sans pouvoir ici être plus précise. Je ne sais pas si Boris Wolowiec qui vient de faire paraître Feu a aussi écrit sur l’eau, certainement, il faudrait plonger dans les livres pour retrouver le fil de l’eau. J’en viens à la raison de cette longue introduction, c’est que j’avoue ici mon plaisir à lire un poète qui n’est pas parmi les plus cités, Jacques Darras. Il me fait découvrir notamment le Doggerland dont j’ignorais tout et dont j’apprends qu’il s’agit « du nom donné par les géologues à l'étendue émergée au début de l'holocène, qui se situait jadis dans la moitié sud de l'actuelle mer du Nord, reliant la Grande-Bretagne au reste de l'Europe durant les glaciations quaternaires. Le nom ‘Doggerland’ est emprunté au Dogger Bank, un banc de sable situé à la hauteur du Yorkshire. » (source) Je n’ai pas trouvé de sens pour ce mot anglais Dogger dans lequel bien sûr, dans un premier temps, j’avais entendu Dog et connoté ce territoire comme un territoire de dystopie, le Pays des chiens !!! Comment travaillent notre sens des mots et notre imaginaire !
Je recopie encore quelques éléments de ma source (c’est le cas de le dire !), car pour moi ces éléments sont inducteurs immédiats de rêve : « Au dernier maximum glaciaire il y a un peu plus de 20 000 ans, le niveau de la mer était plus bas qu'à l'époque actuelle, d'environ 120 mètres, ce qui faisait émerger une grande partie de l'actuelle mer du Nord et la totalité de la Manche. Différents fleuves comme le Rhin, la Tamise, la Seine, la Somme, se rejoignaient et formaient le fleuve Manche qui se jetait dans l'Atlantique (expliquant que l'on retrouve les mêmes poissons d'eau douce dans ces fleuves actuellement isolés). D'autres fleuves comme le Trent coulaient vers le nord. La ligne de partage des eaux se situait au niveau des Pays-Bas (et non dans le pas de Calais) ».
Le livre de Jacques Darras s’intitule Le chœur maritime de la Maye du nom de cette rivière dont Darras suit le cours et la vie depuis huit tomes publiés au Castor Astral.
Et bien sûr la lente submersion de ce territoire ne peut que renvoyer aux craintes contemporaines devant l’élévation du niveau de la mer. Ceux d’alors « ne purent pas ne pas avoir noté la montée des marées / ne purent pas ne pas s’être parlé empiètement de vagues / Ne purent pas ne pas avoir pensé édification de digues / Ne purent pas ne pas avoir envisagé migrations futures. (15) ?
Alors Albarracin justement
Laurent Albarracin et son dernier livre Manuel de Réisophie pratique dont j’ai donné des extraits dans l’anthologie permanente de Poezibao. Petit rappel pour bien me faire comprendre : « Que nul n’entre ici s’il n’est tautologue. / Car c’est à sa dimension de chose que se mesure la chose /Et c’est dans sa dimension de chose qu’elle se déploie en chose. /Parce qu’elle s’enchose qu’elle est chose. ». Albarracin qui a bien écrit Cartes sur l’eau, et aussi Le verre de l’eau et Le Ruisseau.
→ Le Flotoir et c’est bien normal aime accueillir le fluide.
La fin du courage
Si j’ai bien buté sur Pretium doloris, faute de bagage philosophique et sans doute juridique suffisant, je me retrouve à l’aise dans la Fin du courage de Cynthia Fleury, un livre datant de 2010. Où beaucoup de thèmes me semblent prémices de ce que j’ai trouvé dans Ci-gît l’amer. Cynthia Fleury qui avertit d’emblée : « Je sais maintenant que l’âme ne survit pas à la mort. Seule l’œuvre : c’est-à-dire l’âme des autres. » (8)
Féconde aussi cette idée posée très tôt, au seuil du chapitre intitulé « La morale du courage » : « Chaque époque historique affronte, à un moment ou à un autre, son seuil mélancolique. De même, chaque individu connaît cette phase d’épuisement et d’érosion de soi. Cette épreuve est celle de la fin du courage. ». Et elle ajoute, n’enfermant pas le lecteur dans le désespoir que « c’est une épreuve qui ne scelle pas le déclin d’une époque ou d’un être mais, plus fondamentalement, une forme de passage initiatique, un face-à-face avec l’authenticité. »
C'est curieux comme a surgi dans ma tête le mot réarmement moral. Il y aurait peut-être un peu de cela dans ce vers quoi ouvre cette épreuve initiatique. (Attention, rien à voir avec certaines dérives fascistes !). Et s’appuyant toujours sur de solides sources, Cynthia Fleury convoque Giorgio Agamben qui au contraire « définit le contemporain par son habilité à être courageux, à savoir fixer l’obscurité du présent, autrement dit ‘neutraliser les lumières dont l’époque rayonne, pour en découvrir les ténèbres. (...) Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps.’ » (16)
L’art de l’à propos
« Ne pas savoir profiter de l’occasion, vivre l’instant présent, voilà l’autre nom du manque de courage. Être sans cesse déporté vers un passé ou un avenir, ne pas avoir le sens du temps, seulement celui du temps qui court et ne laisse rien s’achever ou arriver. A l’inverse, ‘vivre à propos’ devient l’art renaissant. ‘Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; (...) c’est injustice de corrompre ses règles. (...) – avez-vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne de toutes’ » (26, les citations sont de Montaigne, in Les Essais, III, 13, l’art de vivre).
Montaigne encore : « A mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine » : ce qui pourrait définir mon attitude présente envers le monde ! En sachant, comme le dit Sartre dans la Nausée que c’est sans doute cela qui est le plus difficile : maintenir le désir devant la vie qui s’efface » (cité p. 29)
Fleury continue avec Roquentin « parfois regarder extrêmement les choses, les circonscrire, les définir, fait partie de l’acte courageux (...) l’engagement de voir juste (...) Pour cela les protocoles varient. Roquentin en avait un. Écrire chaque jour le changement quotidien. Ne rien laisser échapper et en même temps savoir trier le nécessaire de l’inutile. » (29)
Jankélévitch
Je retrouve ensuite, pendant de nombreuses pages dans le livre La fin du courage, la présence de Jankélévitch, avec bonheur. Je n’oublie jamais l’immense musicien qu’il fut et cela joue, peut-être, dans l’impression de familiarité que me donne souvent sa pensée. Pour lui, le courage est sans doute la réalisation de tout le reste, avec un « seuil de décision inaugurale ». Oui, dit Cynthia Fleury, « le courage est affaire de seuil, de saut. Il y a quelque chose de l’effort de Sisyphe, il faut affronter les ‘pauses de l’intention’ et il est bien difficile de se tenir en état d’alarme continuée. Ce que, soit dit en passant, on considère aussi souvent comme l’origine du stress. L’animal à l’origine était en état d’alarme continuée. Observer une gazelle dans un parc africain, au bord de l’eau, où tout ressemble à un jardin d’Eden, montre en quel état de vigilance extrême elle est, se sachant constamment proie potentielle de maints prédateurs. » Je pense aussi, devant cette exigence ici annoncée de regarder les choses en face et de se maintenir en état de vigilance à cette autre attitude, qui consiste à se mettre la tête dans le sable, comme on dit que le fait l’autruche, pour rester en Afrique. Il faut donc aussi être dans le souci de soi, mais souligne C. Fleury « le ‘souci de soi’ foucaldien n’est pas synonyme de bien-être. Il est indissociable d’un effort et d’un art de vivre qui sous-tendent un prix à payer » (34)
Et c’est aussi que « le dépassement de soi se fait dans l’épreuve du vide. C’est là son caractère initiatique » (35).
Et je découvre avec joie qu’il y aura une émission « Un été avec Jankélévitch » à partir de ce 2 juillet, sur France Inter, à 7 h 54. En espérant que ce soit un peu plus qu’une « capsule ».
Imaginatio vera
Découvert chez Cynthia Fleury cette très intéressante notion.
« L’épistémologie du courage, une équation à trois entrées : Imaginatio vera – pretium doloris – vis comica. S'il fallait synthétiser l'épistémologie du courage, on pourrait chercher à articuler trois postures éthiques et de connaissance, trois manières de se tenir face au réel, trois mécanismes profonds qui diffèrent tout en gardant une force alchimique commune. Rappeler que le dire vrai, parrèsiastique, est littéraire, c'est s'inscrire dans le règne de l'imaginatio vera ou imagination vraie. Cette faculté est l'inverse de l'imaginaire et des fantasmatiques infantiles ou barbares. L'envers d'un surmoi déconstruit ou en perdition. À l'opposé d'un ça qui prendrait le pouvoir. À l'inverse, l'imaginatio vera est le pouvoir de ceux qui inventent le réel, qui font surgir l'événement. Les bachelardiens qui se réclament des poétiques de la matière, qui savent que la connaissance est toujours affaire de co-naissance, font l'épreuve de cette imagination noétique, créatrice et éthique. C'est autant la faculté qui schématise, produit les schèmes et les modèles, concentrés de principes et de valeurs. Quelque chose qui n'est pas exclusivement un concept. Et qui n'a rien de strictement sensible. Un entre-deux. Henri Corbin l'avait rattaché au monde imaginal, ce monde aux confins du monde sensible et du monde intelligible a pour but de concrétiser le spirituel et de spiritualiser le sensible. Non pas le monde des idées, mais celui des images principielles, des images de l'âme, qui la nourrissent et l'élèvent. (...) une faculté de l’âme et du cœur, plus encore que de l’esprit. La gageure de l’imaginatio vera : inventer le réel sans le fuir. » (84).
→ noter d’abord que le parrèsiaste est celui qui fait usage de franc-parler. Chez C. Fleury cette notion très présente de « dire vrai, parrèsiastique » (en référence aux travaux de Michel Foucault sur la parrêsia) ?
Du poème
J’adore cette introduction d’un article de Julien Starck sur le travail de Philippe Jaffeux : « La poésie de Philippe Jaffeux est renaissance. Chaque aphorisme agit comme une onde de choc entraînant une révolution dans l’esprit. Il est rare d'avoir affaire en poésie à des inventions, ou plutôt il est rare que la joie du poème égale celle de l'invention d’une technique, l’allégresse d’une trouvaille, la stupéfaction devant la découverte d’une terre inconnue. Si la renaissance implique le sentiment de l’aventure et la promesse réjouissante d’une perspective nouvelle, alors les Courants sont pleinement un poème renaissant. »
Le ‘verstohlen’
« Ce qui ne peut être volé. Tel est le titre de la « charte du Verstohlen » (Tracts, Gallimard) rédigée par Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio et publiée ce jeudi 26 mai. Derrière ce terme, qui désigne en allemand la notion de furtivité, la philosophe et le designer appellent à préserver ce qui fait le sel de la « vie bonne », qu’on l’appelle bien commun, bien vital, besoin essentiel, capacité, capabilité, universel ou inappropriable.
Bien sûr, je vais l’acquérir sur le champ.
Un peu plus tard, c’est fait, sur la liseuse !
Règles de la vie quotidienne
Je reviens à mes relevés du livre de Louis Lavelle qui suggère de « Bannir toute préoccupation et d’avoir l’esprit vide et non point rempli de pensées. Alors l’activité de l’esprit s’exerce librement : et les pensées dont il a besoin se présentent à leur place et dans la lumière qui convient. » (76)
→ on n’est pas loin ici des suggestions de la méditation de pleine conscience, avec le travail sur le mental qui accapare ou monopolise l’attention et détourne des sensations, de l’environnement, de ce qui advient, là. Un peu plus loin : « Il ne faut pas solliciter la pensée, il faut la laisser venir à son heure et lui prêter seulement une oreille attentive. C’est en ne cherchant pas à penser qu’on pense, en ne cherchant pas à être profond qu’on l’est. » (84)
Et pour préciser encore mieux sa pensée : « Le mal, c’est que nous sollicitons vainement l’esprit quand il est muet et que nous demeurons sourd à son appel quand il nous parle » (94).
Et ne pas croire qu’en modifiant quoi que ce soit dans sa vie (conditions matérielles, entourage, etc.) on empêchera la procrastination : « quelle que soit la situation où l’on est, être assuré de pouvoir retrouver toujours cette inspiration spirituelle dont dépend à chaque instant notre puissance et notre bonheur. » (77).
→ c’est essentiel ce contact avec cette intention, celle du souci de soi, de la recherche, de l’attention focalisée à l’intérieur, à l’écart du divertissement général.
Mais (et en dépit du titre du livre), ce n’est pas en se donnant des règles qu’on peut y arriver, il ne faut pas tout attendre de la méthode ou de la règle. Car « ce n’est pas demain qu’il faut agir, c’est tout de suite. Et chacun dispose d’assez de lumière pour savoir dans l’instant ce qu’il a à faire. »
→ un peu moins optimiste que Lavelle sur cette dernière proposition, tant sont puissantes les voix des sirènes, de toute nature, qui nous détournent de ce qu’il y aurait à faire, vraiment ! Mais « cela ne veut pas dire que les règles sont sans utilité ; elles sont non pas des recettes pour agir, mais cette sorte de rappel à nous-même de notre activité la plus pure dont l’exercice demeure toujours nouveau. » (78).
Tenir ensemble trois attitudes
« Le malheur, c'est qu'on ne fait rien sans cette ardeur intérieure qui ébranle toutes les puissances de notre esprit, sans cette sérénité indifférente qui, comme un miroir parfaitement poli, attend que l'image se présente à elle pour la refléter sans la déformer, sans la méthode enfin qui prépare et sollicite la découverte par des artifices.
Mais ce sont des attitudes spirituelles qui s'excluent presque toujours et il faut beaucoup d'art pour ne pas laisser éteindre le feu intérieur et savoir à temps le convertir en lumière, pour être capable de le régler et de lui fournir à temps l'aliment qui lui convient. » (97)
→ ce serait presqu’aussi des conseils pour la photographie !
Et le but est qu’il y ait « une certaine constance de notre état intérieur qu’il s’agit pour nous de maintenir et qui est telle que les événement se produisent alors comme ils le doivent, sans que nous ayons jamais ni à les refuser ni à les appeler. » (98)
→ mais pour cela, il faut sans doute savoir déterminer quels éléments sont toxiques pour cet état intérieur, lesquels viennent à le polluer.
Et il y a là une grande ambition en fait, il s’agit d’« aller vite et loin, donner toujours à son esprit tout son mouvement et l’obliger à enjamber les distances les plus grandes afin qu’il nous évite de demeurer sur place et d’y mourir. » (98)
Comme un feu
(En hommage secret à Boris Wolowiec, dont le dernier livre s’intitule Feu. « L’esprit est très justement comparé au feu. Il y a des choses qu’il doit éclairer, d’autres qu’il doit échauffer, d’autres enfin qu’il doit consumer ou fondre. » (99)
Wolowiec, première phrase du livre : « Le feu offre. Le feu détruit. Le feu offre détruit. Le feu offre infinitif. Le feu détruit infinitif. Le feu offre détruit infinitif. » (7)
Ou bien : « Le feu apparait comme l’arbre de la fascination. Le feu apparait comme l’arbre de fascination du hasard. Le feu apparait comme l’arbre de fascination du hasard fatal.
Le feu apparait comme l’arbre de vivacité de la fatalité. Le feu apparait comme l’arbre de vivacité de la fascination. Le feu apparait comme l’arbre de vivacité fatale de la fascination. » (25)
→ Ces auteurs rares mais importants, qui d’ailleurs se parlent beaucoup : Jaffeux, Wolowiec, Albarracin, Ch'Vavar.
Un contact difficile
« Le difficile, c’est d’obtenir toujours le contact direct avec le réel dans l’instant, d’empêcher que la mémoire, l’habitude, le savoir creusent un intervalle, puis interposent un écran entre le réel et nous. » (99)
→ C’est qu’il nous faut prendre conscience de l’immense bagage de réflexes conditionnés que nous traînons en permanence avec nous, de telle sorte que lors d’une sensation x, se met en branle tout un jeu d’associations, de suggestions intérieures, de réminiscences, qui viennent immédiatement envahir, comme une marée montante, la sensation x et bien entendu la dénaturer à nos yeux. Elle n’est plus la sensation x, brute mais une entité complexe et inextricable (sans aucun intérêt quant au travail profond).
Une vraie sagesse
Celle de connaître ses moyens, mais aussi ses tropismes, ses tensions, ses désirs. De ne pas se croire obligé d’aller dans telle ou telle direction qui ne nous concerne pas (par amour-propre, dirait sans doute Lavelle !). Qui conseille de « ne point s’attacher à un objet qui m’est étranger ou qui me dépasse. ». (104). Que la puissance créatrice « ne cède jamais à la contrainte, même celle de l’amour-propre ; et qu’elle s’attache seulement à discerner ce qui lui convient, c’est-à-dire un accord entre la proposition que le réel lui adresse et son élan le plus naturel. Ce qui est moins aisé qu’on pense. »
→ En effet. Il s’agit par exemple d’examiner avec soin les conseils bien intentionnés (en principe) du type qu’il me faudrait m’intéresser à telle œuvre, lire tel livre.
Il y a beaucoup de mesure et d’intelligence dans ce livre, qui porte haut l’exigence mais qui n’enseigne pas une forme de rigidité asséchante. Pour preuve, cette suggestion qu’il s’agit de « maintenir cette grande aération de l’esprit, qui garde sa liberté non pas seulement toujours disponible, mais toujours en exercice, qui se laisse solliciter par toutes les choses qui s’offrent, sans jamais se laisser emporter par elles, qui n’est point toujours à la peine pour rechercher ce que l’inspiration lui refuse et que son amour-propre lui réclame, telle est la santé de l’âme et même du corps. » (109) [c’est moi qui souligne].
La grande affaire
« La grande affaire est de rejoindre tous les éclairs qui traversent notre pensée aux différentes heures de la journée, de telle manière qu'au lieu de se dissiper aussitôt, ils nous permettent de vivre dans une atmosphère de lumière.
Et pour cela il s'agit beaucoup moins de les multiplier que de les convertir en une sorte d'irradiation continue où tout mouvement semble aboli.
Il en est ainsi de tous les mouvements particuliers de bonne volonté qui doivent se fondre dans un même acte de volonté toujours présent et à peine sensible et qui ne connaît ni interruption, ni reprise. » (111)
Et cela qui est très important pour moi : « ne jamais servir une cause extérieure mais poursuivre seulement cet élargissement de notre âme dont tous les actes que nous cherchons à produire ne sont que les moyens ou les effets. (112) [c’est moi qui souligne]
Les quatrains
Lu hier et beaucoup aimé Quatre à quatre vers le Nord de Jacques Darras (éditions Cours toujours, alors que je reçois aussi un livre de Lucien Suel, publié chez le même éditeur, au nom merveilleux). J’ai aimé ces quatrains pour leur forme concise, Darras parle quelque part de leur brièveté et aussi bien sûr pour le thème du Nord. Peu d’écrivains le partagent, ce thème. Il y a ceux de la Picardie (Ch'Vavar en particulier, Lucien Suel peut-être), il y a Dotremont évoqué récemment dont la vie oscillait entre Belgique et Finlande (Laponie). Il y a aussi l’exemple célèbre de Gould. Le tropisme principal chez les écrivains (ceux que je lis en tous cas et ils sont quand même assez nombreux pour tenter une petite statistique !) est vers la Méditerranée, vers le Sud, voire vers l’Orient et l’Extrême Orient. Cela dit le tropisme nordique de Darras ne me semble pas inclure, il me contredira peut-être, l’Allemagne. Pas tant que ça en tous cas.
Et mon âme ?
« Est-ce que l’âme s’évapore comme après qu’est tombée / Une pluie sur des fanes, toi marchant à travers / Pieds bottés, les secouant, gouttes rejoignant la terre, / Les rivières puis au ciel, nuages condensées ? » (J. Darras)
Un nouveau tract, comme une tendre invite
Invite presque tendre de Cynthia Fleury, qui propose un second texte à la collection ‘Tracts’ de Gallimard ; ce qui ne peut nous être volé. « Ce texte a vocation à inspirer tous ceux qui ont besoin de réarmer leur désir, de s’appuyer sur quelques compagnons (fellows) déjà constitués, de partager des méthodes de conception et de déploiement et d’arpenter ensemble les chemins de la ‘vie bonne’. Nous sommes des hommes dont l’humanisme est fragile, dépendant de la dimension phorique des milieux naturels, socio-historiques, économiques, culturels et politiques. Chacun d’entre nous tisse dans le détail de sa vie une manière de se lier à des collectifs plus régulateurs, tout en assumant un principe d’individuation digne de ce nom. » (Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio, Ce qui ne peut être volé, Gallimard, p. 2)
Et ce texte va s’articuler en dix points « venant poser sans hiérarchie tout ce qui ne peut nous être volé : le silence, l’horizon, le soin des morts, la liberté d’usage, la qualité de vie, la santé physique et psychique, le temps long, la possibilité de demeurer et devenir ; mais aussi les méthodes qui permettent d’éviter que ce vol ait lieu : le proof of care, le climat de soin, l’enquête, le droit d’expérimentation, la générativité du vulnérable et, plus généralement, la furtivité. » (3)
→ tout un programme, dans le vrai sens du mot et pas en boutade et même si je ne ressens pas le besoin de réarmer mon désir. Un programme que j’aimerais dérouler point par point, car comme j’aime à le dire je crois être ici sur zone ! par rapport à ma recherche en cours. Littéraire et personnelle.
La dimension phorique
Cynthia Fleury use d’une langue souvent bien particulière, avec des concepts que j’ai parfois un peu de mal à suivre comme celui du dire vrai, parrèsiastique, déjà évoqué ici. Mais je tombe en arrêt devant le terme de dimension phorique, ce qui nous porte, comme le christophore, Christophe, qui porte le Christ et qui m’évoque toujours un beau texte de Michel Tournier (dans Les Météores ?) mais qui me fait penser aussi à Jean Valjean portant Marius dans les égouts de Paris.
« L’adjectif ‘phorique’ nous vient du grec ancien (phorein) et veut dire ‘porter’, aussi bien porter un petit enfant qui ne peut se porter tout seul, qu’un objet pour le déplacer d’un endroit à un autre. La fonction phorique caractérise tout ce qui relève explicitement de cette action de portage, soit une partie non négligeable des activités humaines liées aux problématiques de dépendances. » (ici)
Cynthia Fleury explique qu’à travers ses différents engagements, elle travaille à mettre fin à ce qu’elle appelle un « déni des vulnérabilités, qu’elles soient sociales, ontologiques ou systémiques » (3). Il s’agirait de « concevoir des modes d’être ou d’agir résilients, susceptibles de refonder des émancipations et des capacités, de créer, de prototyper, d’expérimenter, de faire advenir le ‘réel’ autrement que dans son fracas et son impossible synthèse, de le donner vers son ‘ouvert’, vers sa générativité. » (3)
La furtivité
« Très vite, l’adjectif furtif et son adverbe (‘furtivement’) sont apparus. Ils étaient devenus littéraires grâce à Alain Damasio. Ils allaient devenir irrémédiablement politiques, avec une charte dédiée à cet enjeu, celle du Verstohlen, littéralement furtivement en allemand, ou comment s’extirper, s’exfiltrer de la réalité telle qu’elle nous est proposée aujourd’hui, tristement réduite aux processus de réification quasi quotidiens. »
C'est qu’il ne s’agit pas de fuir, mais de « créer dans les entrelacs des abandons, des fatigues, des blessures et des vexations, le renouveau nécessaire à l’élaboration des futures légitimités, celles qui continueront de guider les grandes et petites histoires, individuelles et civilisationnelles. » (4)
Accéder à une vue
Un premier point dans ceux que développent C. Fleury et A. Fenoglio dans ce manifeste : accéder à une vue, pas une vue de l’esprit, une vue réelle, une vue sur le paysage, fût-il urbain, une vue sur le monde. Une fenêtre pourrait-on presque dire alors que les marchands de sommeil ne se privent pas de louer des recoins ignobles et dépourvus de fenêtre, alors que j’ai connu jadis un petit garçon qui dormait dans une chambre sans fenêtre. Je passe des heures chez moi à regarder la vue, vue Ouest sur les coteaux de Seine, avec tout le jeu des verts, des lumières, les grains qui arrivent presque toujours par là, les hélicoptères qui se posent à l’héliport, l’Observatoire et son toit rond, le halo lumineux des bateaux mouches, le soir, sur la Seine, que je ne vois nulle part, sauf via cette trace lumineuse ; à l’Est, une vue plus minérale, quelques arbres, et une mer de bâtiments, dominée par ce phare qu’est le Dôme des Invalides.
Et sans cesse ce fameux ciel de traîne de Paris, les contrastes, les couleurs. L’éclairage du soir qui me fait si souvent penser à la Vue de Delft de Vermeer. Les traînées des avions, toutes les grues qui clignotent à qui mieux mieux la nuit. Je me souviens de cette réflexion de mon père, qui disait que dans la maison bretonne, il était difficile de lire assis dans le canapé, tant l’œil était constamment sollicité par un jeu de couleurs ou de lumière sur la mer, les petites îles en face de la maison et ces couleurs d’émeraude. Évoquer aussi la frustration, toujours, du photographe, lui, moi, de ne jamais pouvoir rendre ce que nous avions vu, si furtif (verstohlen !), parfois, si subtil que même d’excellents appareils de photo (lui avait un Leica) demeuraient impuissants à traduire cela.
Un projet de lecture
Je relève ces mots dans le blog l’Intervalle de Fabien Ribery à propos de l’écrivain Stefan Hertmans : « Paraît aujourd’hui, conjointement à Une ascension (roman) et Sous un ciel d’airain (poésies, 1975-2018), un ensemble de quatre essais intitulé Poétique du silence influencés par la façon dont Adorno conçoit ce genre comme composition musicale avant tout. Il s’agit d’interroger l’inadéquation du langage et du monde, notamment à partir de la fameuse Lettre de Lord Chandos, de Hugo von Hofmannsthal, et du mutisme dans Lenz de Büchner, mais aussi de la césure chez Paul Celan et de la thématique de l’oubli et du mal chez W. G. Sebald (Austerlitz, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Campo Santo). ‘Dans les essais qui suivent, écrit l’auteur en préface, je me penche sur la limite de ce qui peut être dit dans un texte littéraire, mais aussi sur ce qui fait que certains poètes finissent par se taire douloureusement, se suicider ou sombrer dans la folie. Je commence mon questionnement en m’intéressant à la littérature prémoderne, à la manière dont on abordait le thème de l’indicible pendant le romantisme, et je termine par la modernité tardive.’ »
Dans le même article, cette autre note : « Dans l’essai La glotte comme abîme, l’écrivain belge analyse de façon magistrale le drame Celan condamné à écrire dans la langue (maternelle) du bourreau.
‘L’allemand devient la remise où sont stockés à la fois l’élévation et l’angoisse infernale, les codes moraux brisés, les traces de culture oubliées, un soupçon de langue et de prière yiddish, une invocation ou un psaume associé à un ordre absurde.’ Celan, qui admirait Hölderlin, c’est la brisure, le style paratactique, l’enjambement vertigineux, l’extrême concision, l’effroi, le glas. »
Lectures croisées
Je continue mes lectures croisées, enchevêtrées, reprises, mises de côté, reprises encore, abandonnées, ressuscitées. J’ai fini Quatre à quatre vers le Nord de Jacques Darras. Il y a là en effet des quatrains mais aussi ce qu’il appelle des Congés, forme poétique du Moyen-Âge, inaugurée par Jean Bodel : un douzain octosyllabique où l’esprit satirique côtoie l’éloge et la gratitude. Darras dit relancer dans son livre cette pratique sous forme de Nouveaux congés arrageois. C’est vraiment intéressant et il y a une très grande érudition cachée sous bien de ces quatrains.
Le goût des mots, Françoise Héritier
J’ouvre Françoise Héritier, le goût des mots, un petit livre publié par Odile Jacob et découvert par hasard en allant acheter à la librairie le coffret Kafka de la Pléiade qui sera sans doute ma grande traversée estivale (Journal et correspondance). Je note d’abord à quel point certains livres peuvent être confortables, oui confortables. Ici tout est plaisant, à ma main, à mes yeux. Le livre est petit mais très soigné, avec en fond une trame empruntée à Paul Klee, un beau cartouche blanc avec le nom de l’auteur et le titre et en bas le petit tipi des éditions Odile Jacob. Belle typographie, très lisible. Pour me « battre » tout le temps avec certains livres (notamment ceux qui s’ouvrent mal, ou ceux dont la typographie est mal lisible), j’apprécie hautement. Ce livre n’est pas une nouveauté en fait, c’est une réédition d’un livre de 2013.
Curieusement, ayant parcouru aussi quelques pages de Bingo de Marc Cholodenko reçu cette semaine, je note une similitude d’approche, à savoir celle d’un jeté de propositions, d’idées, de phrases. Chez Cholodenko, à peine effleuré encore, il s’agit de propositions numérotées, mais disposées dans un ordre qui semble aléatoire. Chez Françoise Héritier, c’est plutôt l’idée de quelque chose d’hétéroclite « les registres eux-mêmes ne sont classés d’aucune manière ni conceptuelle ni alphabétique. J’ai voulu conserver le caractère hétéroclite de cette danse poétique et vibrionnante des mots ». (15)
Un étonnement
Je m’étonne, en lisant ce petit opus de Françoise Héritier (dont Le Sel de la vie compte tant pour moi au point de m’inspirer une rubrique de ce Flotoir, « Flacon de sels », sans doute trop peu alimentée ! Non par manque de « sels », mais plutôt par négligence à les recenser, alors que c’est fondamental pour tenir le coup !) Je m’étonne donc d’un curieux mélange entre des passages profonds, sinon forcément innovants et d’autres qui tombent à plat, tissés de lieux communs et de banalités (surtout au demeurant quand elle passe du constat à l’exemple précis !). Comme un décalage entre la subtilité de ses analyses et certains de ses exemple qui me font l’effet d’être un peu béta (je m’autorise ce vocabulaire dans ce contexte, puisqu’elle traque aussi, et je me réjouis de les découvrir, des mots que l’on employait dans son enfance, et encore sans doute un peu dans la mienne, décalée d’une grande quinzaine d’années par rapport à la sienne (calculez l’âge du capitaine !).
Dame Tartine
Françoise Héritier parle de fantaisie à propos de cet essai et dit que cette fantaisie elle « trouve ses racines dans des étonnements d’enfance où la découverte des mots du langage parlé s’apparentait à celle de confitures et bonbons et avait le même goût de réalité » (9).
→ Lisant ces mots, surgissent en moi ces paroles de chanson enfantine où tout se mêle, les bonbons, la musique et les mots, en un ensemble... forcément délicieux : « il était une dame Tartine /dans un beau palais de beurre frais /la muraille était de praline... » (ennéasyllabe) et aussi bien sûr les paroles de Ah vous dirais-je maman « ce qui cause mon tourment/ papa veut que je raisonne/comme une grande personne/mais moi je dis que les bonbons valent mieux que la raison. » (heptasyllabe - préfère l'Impair / Plus vague et plus soluble dans l'air /Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.)
Alors Françoise Héritier, une face dame savante une face dame Tartine ?
Ah vous dirais-je maman pris comme thème de variations par Mozart, ce qui bien sûr n’est pas un hasard.
Parlure et écriture
Françoise Héritier met en regard parlure et écriture. Et s’interroge sur ce qui se passe dans sa tête quand elle « essaie de cerner au plus près le processus de la pensée et de cette ‘parlure’ inlassable ? (...) Sont-ce des mots que j’entends ? ou que je vois ? que je déchiffre, que je prononce in petto ? que j’ai en bouche et pas seulement en tête ? qui viennent tout seuls ou qui sont happés nécessairement par d’autres dans un déroulement sans fin ? Sont-ce des images globales, des sons ou des lettres ? des phonèmes nettement séparés, en leur état brut ? des lettres que l’on épèle mentalement ? des ensembles qui se substituent les uns aux autres à grande allure ? (10)
→ questions en apparence simples mais vertigineuses. Chacune prise séparément à confronter à ce que l’on expérimente, via une vraie introspection.
Question liée, concernant ce qu’elle appelle de façon amusante des encordages du sens : « S’agit-il encore vraiment de pensée puisque nous voyons bien que ces encordages dans la vie quotidienne dérivent plutôt d’états émotionnels et d’affects (ce qui affecte notre vie intérieure et extérieure) que d’une pensée consciente, élaborée, organisée ? (10)
Et ce qui est particulièrement intéressant, c’est qu’elle réfléchit aussi en s’appuyant sur son expérience « auprès des locuteurs analphabètes d’une langue africaine dont l’originalité consiste à avoir des tons de hauteur différente (...) ainsi le vocable tyiri peut revêtir cinq sens radicalement différents, selon le ton (chef, brousse, rein...) (12).
[Bref pense-bête : Françoise Héritier, née le 15 novembre 1933 à Veauche dans la Loire et morte le 15 novembre 2017 à Paris, est une anthropologue, ethnologue et militante féministe française.]
Mot écrit
Elle insiste sur ce passage, si important pour chacun, entre le mot seulement entendu et le mot que l’on va découvrir ensuite écrit. Elle pense, toujours se confrontant à ses expériences d’ethnologue, « qu’un caractère acquis (la transcription des sons par l’écriture) joue un rôle considérable dans notre manière d’isoler et d’entendre les sons de la langue. »
→ j’en veux pour preuve que lorsque j’entends un mot (ou un nom d’ailleurs) inconnu, j’essaie tout de suite de visualiser son écriture, ce qui est aussi une manière de chercher sa structure, voire son étymologie. Ce serait intéressant d’avoir l’avis d’orthophonistes sur ce sujet !
Et ce passage du mot seulement entendu au mot vu, F. Héritier pense qu’il pourrait avoir asséché l’imagination. Elle pose donc deux interrogations : « Qu’est-ce qui nous reste de la faculté créatrice de sens d’après les sens qu’a l’enfant avant l’écriture comme l’avait jadis l’humanité ? Comment fonctionne le formatage dans le corps ? »
→ Une dizaine de pages et déjà un nombre considérable de questions, là où j’attendais surtout un petit effet « madeleine de Proust » à retrouver des mots perdus de mon enfance ! Des questions et des expériences concrètes à faire, qui ne sont pas sans rapport avec ce qui est souvent proposé dans la méditation de pleine conscience, une fois de plus.
Une expérience particulière
F. Héritier dit avoir isolé dans son enfance deux « registres », mot dont elle dit qu’il faut le prendre au pied de la lettre, dans ses deux sens. Celui d’un volume, d’un recueil où l’on enregistre des données d’une part ; orientation ou tonalité donnée d’autre part (le registre d’une voix). Elle révèle que dans ce livre-registre, elle a engrangé des mots qui ont pour elle une autre définition que celle qui leur est communément accordé, « créant ainsi une surréalité où ils s’épanouissent à l’aise ». (14). C’est fort surprenant et j’attends la suite, pour voir si j’ai aussi cette expérience de mots détournés secrètement de leur sens usuel.
Elle annonce alors deux parties de son livre, deux « registres », celui de ces « définitions accordées intuitivement à des mots dans la recherche d’une création permanente du réel » et par ailleurs celui recensant « une partie (seulement) de l’énorme ensemble de ces expressions toutes faites qui ne sont ni des proverbes ni des dictons, ni des aphorismes ni de l’argot et qui nous servent à communiquer sur des bases solidement partagées ».
→ petit bémol sur le solidement partagées, car mon expérience m’a maintes fois montré qu’il y avait un effet générationnel et que ces expressions parfois, ne « disent » strictement rien à des enfants, voire à des jeunes adultes d’aujourd’hui.
Question d’échelle
Dans la Charte du Verstohlen, Cynthia Fleury pose la juste question de l’échelle, car, dit-elle, « nous ne pouvons plus utiliser les voies de la massification standard, qui sont indissociables du processus de production et de consommation, trop voraces en matière de ressources et trop réificateurs pour les sujets. » (10) Ce qu’elle appelle le climat de soin (clouds of care) est à la fois une méthode et un territoire, et active plusieurs échelles, plusieurs plans de régulation. « Nos ‘réalités’ socio-politiques sont fusionnées : elles activent autant des milieux écosystémiques, des territoires physiques classiques (local, national, international) ou nouveaux (espace et cyber espace) que des territoires mentaux et des espaces thymiques (au sens d’espaces émotionnels), tous ces plans à activer ensemble pour qu’un nouveau ‘réel’ advienne et se développe en soutien à la vie bonne. » (11)
À rapprocher peut-être de cela : « Les avancées de la monoculture généralisée à toute chose causent la perte de la diversité de la vie et des modes d’existence. Les conséquences de cet appauvrissement ne touchent pas seulement les nombreuses formes de vie directement menacées, mais nous concernent tous. », citation extraite d’un livre de Ailton Krenak, dont me parle Christophe Esnault, Idées pour retarder la fin du monde, éditions Dehors.
Une attention qualitative
Changement d’échelle, changement d’approche et cela, toujours via l’attention à porter au monde, avec un discernement subtil : « La dimension planétaire, terrienne, écosystémique, maniant les trois définitions de la biodiversité (génétique, des espèces, des paysages et écosystèmes), n’est pas assimilable à son réductionnisme ‘mondialiste’. Cette dimension est ‘constellaire’, ‘micrologique’, au sens donné par Adorno. Elle n’est perceptible qu’à la condition d’une attention qualitative et d’un discernement tout aussi subtil. Mais en retour, ce soin de l’esprit dont nous témoignons est ce qui protège la préservation de cette variété écosystémique. » (13-14)
Bingo
dixit Marc Cholodenko, titrant ainsi le livre qui vient de paraître chez P.O.L. ; j’en ai lu quelques pages et si je suis perdue, je pourrais aussi être séduite ! Puis-je tenter de comprendre par moi-même ou bien dois-je aller chercher quelques clés, ici ou là ? Le livre comporte trois parties +1, trois « grilles », terme qui fait penser dans le contexte d’un livre à des mots croisés et une sorte de partie complémentaire, dont je vais aller voir si elle aide à naviguer dans les grilles, sinon à les résoudre, « Du verbiage des choses » (je me souviens de la parlure de Françoise Héritier). Dans les grilles, des propositions se suivent, numérotées, mais dans un ordre qui ne suit pas la suite naturelle des nombres entiers. Ainsi la toute première page associe les numéros 65, 31 et 18. Chaque proposition a une longueur à peu près similaire, et semble, jusqu’à preuve du contraire après plus ample examen, formée d’une seule phrase, très complexe, dans laquelle il n’est pas facile de naviguer. Exemple avec la phrase 31 « Pour s’excuser d’un oubli on dit communément qu’on avait, au lieu de préoccupations plus urgentes, d’autres choses à penser, expression fautive qui demeure implicitement fondée sur une image de l’acte de penser comme consistant à extraire d’un répertoire des contenus concrets, à laquelle pourrait venir s’opposer celle de laisser des plumes s’envoler d’un oreiller déchiré. ». On peut faire plus clair, même si je constate, une fois encore, que recopier permet un peu de démêler l’écheveau. On peut avoir lisant certaines propositions un vrai sentiment physique de tourner en rond, de repasser au même endroit, que le serpent se mord la queue. Il m’est arrivé de penser à une lecture de Jacques Roubaud, il y a bien longtemps. Vive l’index monumental de Poezibao qui me permet de retrouver le fil, c’était en 2005, chez Double Change, en compagnie de Keith Waldrop (ma mémoire me parlait avec insistance de Jacob Delafon, qui m’avait tant amusée ce soir-là). Voilà ce que j’écrivais à l’époque : « Et si l’on a beaucoup ri on a aussi beaucoup pensé, sur le fil de la lame entre humour et métaphysique, à la limite du vertige. Tant dans la lecture des poèmes de Roubaud, paradoxes logiques et contraintes sur fond d’inlassable questionnement sur le sens que dans l’histoire extraordinaire de Jacob Delafon (dire Iakob Delafone) relatée par Keith Waldrop dans son dernier livre paru aux Etats-Unis et en cours de traduction par Olivier Brossard qui a donné, à la suite de la lecture en anglais du poète, de larges extraits de son work in progress. » Or, lisant Cholodenko j’ai parfois pensé à ces poèmes de Roubaud, à cause du côté paradoxe logique. Genre démonstration impeccable qui débouche sur l’absurde après vous avoir égaré dans plusieurs embranchements.
Sans doute faut-il préciser ce qu’est le bingo : un jeu de société apparenté au loto originaire d'Amérique du Nord, où l'objectif est de remplir sa grille de nombres en premier. Mais il faut aller un peu plus loin dans la notice Wikipédia pour lire ces mots qui peuvent rapprocher de la tentative de Cholodenko : « Une variante du bingo consiste à cocher non plus des nombres mais des phrases ou situations clichées inscrits dans une grille dès qu'elles sont prononcées ou se produisent lors d'une situation donnée (par exemple un événement familial) afin de se moquer des lieux communs liés à cette situation. L'expression ‘j'ai coché tout le bingo’ signifie dans ce cas que tous les lieux communs écrits préalablement dans la grille se sont produits pendant ledit événement. ». Reste à savoir si cela donne, pour moi en tous cas, un livre intéressant, qui donne à penser ou bien si l’on en reste au pur jeu.
Me vient soudain l’idée qu’il pourrait y avoir un rapprochement possible avec les travaux d’un Jaffeux ou d’un Wolowiec ? Des phrases jetées sur le papier, sans foi ni loi apparentes, selon les lois du hasart chez Jaffeux ? Je note les références qui me viennent, Roubaud, Jaffeux, peut-être Wolowiec.
Amusant d’ailleurs de retrouver sur le site de P.O.L., les mots de la notice Wikipédia ! Avec une conclusion qui n’y est pas « ‘Le sens est par-delà la lettre, le sens est toujours ironique.’, ajoute Marc Cholodenko en citant le philosophe Merleau-Ponty. Mouvement nous échappant toujours tout en nous faisant signe. »
Et une première conclusion : il n’y a pas d’ordre à reconstituer dans Bingo. En principe. Mais c’est à vérifier. Le jeu est souvent pervers, n’est-ce pas ?
De l’oubli
Je relève ces mots, dans une note d’Anne Malaprade autour de la correspondance entre Bernard Noël et Jean-Louis Giovannoni : « Loin d’être passif et inopérant, l’oubli est pour Bernard Noël une force agissante qui ne cesse de porter et de déporter l’acte d’écrire : il génère des ombres et une présence flottante que l’écrivain, ‘facteur d’ombres’, transforme en ‘événement verbal’ ».
Solitaire
Je relève sur le fil twitter de Laurent Margantin cette forte citation de Peter Handke : « Solitaires de tous les pays, isolez-vous encore plus ».
Solitaire encore, et retrait peut-être
Quel parcours solitaire que celui de Lucien Suel, ou plutôt de son héros dans le très beau livre Rivière paru récemment aux éditions Cours toujours. Plusieurs fils se mêlent là, des éléments de la vie du héros Jean-Baptiste Rivière (dont on se demande s’ils sont autobiographiques ou pure fiction), l’évocation d’un long, très long deuil, celui de Claire, la femme du narrateur, née en 1953, morte en 2001 à l’âge donc de 48 ans d’un cancer du pancréas, présente très fortement dans le livre à travers les multiples évocations d’elle qui traversent J.B. Rivière mais aussi par plusieurs monologues-poèmes, en italique, toujours page de gauche, qui lui donne en quelque sorte la parole depuis un supposé outre-monde. Bien troublant par les questions ici posées : que reste-t-il de nous (étant entendu qu’on est ici hors de tout Royaume des morts, plutôt dans des données matérialistes) ? Il y a un fil du passé, la culture du jeune couple (qui aura vécu 30 ans de vie commune), culture hippie et rock notamment, mais aussi un fil du présent avec une curieuse conversation avec un « twittos » plus ou moins punk. Il y a donc la longue, lourde solitude de Rivière, qui ne supporte personne, pendant des années et des mois et puis qui, un jour, entame une conversation avec une voisine et de fil en aiguille (ou plutôt de bêche en cisaille) va retrouver quelques contacts, et finir pas proposer ses services bénévoles pour arranger les jardins en jachère dans le coin du Nord où il vit (belles évocations du Nord, la terre de Lucien Suel, allusions au changement de nom de la région...)
Je donne ici un passage du livre : « Il se souvient de sa propre peur, en 2009, dans une bâche de la côte d’Opale quand, pris dans le courant de la marée descendante, il manquait de force pour nager vers la rive. Il se rappelle la main de celui qui l’a saisi, ramené sur le bord, la force de ce lien, signe visible de fraternité. ‘Vous savez, c’est un champion de natation ! Il fait partie d’une équipe.’. La femme de son sauveur a prononcé cette phrase. Jean-Baptiste s’est confondu en remerciements avant d’aller rejoindre sa serviette et ses sandales près des chars à voile. Il s’est assis, seul et silencieux au milieu des familles bruyantes. Il ne connait pas le nom de cet homme. Il a oublié son visage, mais pas la sensation de sa main dans la sienne. Ne l’oubliera jamais. Ni le jour, ni l’heure. 23 août, 6 h du soir. Tout ce temps gagné sur le destin, il le savoure. Le lendemain il a de nouveau pensé à ce secret qui s’amplifie dans sa tête et qu’il appelle ‘le retrait’. Loin des rumeurs et des idéologies, portant toute son attention au monde. Intérieur et extérieur. Comment un ‘pauvre Martin’ creusant la terre, creusant le champ, creusant le temps. » (Lucien Suel, Rivière, Editions Cours toujours, p. 15-16).
→ ce secret, cette tentation parfois, ce retrait, portant toute mon attention au monde. Intérieur et extérieur.
→ une bâche est dans la partie Nord de la France l’équivalent des baïnes, une dépression allongée sur la partie basse de l'estran et séparant des crêtes de plage ; flaque d'eau qui l'occupe après le retrait de la mer. Je ne connaissais pas non plus le mot de baïne et l’ai appris via le musicien contemporain Aurélien Dumont !
→ Je pense à Brice Bonfanti me parlant, merveilleusement, de mon P’tit Bonhomme de chemin et me disant que sans doute j’écrivais les livres que je rêvais de lire. Évoquant « l’alternance entre le poétique et le documentaire didactique », il ajoute : « Cette alternance vous ressemble, vous qui cherchez à tout comprendre, démarche honnête non drapée dans l’hermétisme adolescent ou vieillard caillouteux (les deux carapacés), et qui informe aussi, ne fait pas que des formes, les deux sont embrassés dans un ballet, balancement, le lecteur est bercé par la forme, et informé des histoires des faits. Sans doute, inconsciemment ou consciemment, écrivez-vous ce que vous voudriez lire, et qui vous manque ? »
→ Alors je dis oui, lire c’est ouvrir, ouvrir, ouvrir, ouvrir le livre, ouvrir tout ce qu’il charrie dans ses pages et qui me parle plus ou moins, ouvrir nombre des pistes qu’il trace, me servir à fond de mon cher Wikipédia pour explorer toutes les allusions que je ne comprends pas, réviser mes classiques, approfondir mes connaissances. Toujours envie, dans l’intérieur du livre, d’ouvrir les portes plus ou moins dérobées, d’emprunter les chemins plus ou moins balisés, parfois barrés, d’explorer les bas-côtés et les marges (je vais parler un peu plus loin d’un très beau texte de Muriel Pic sur les marges, précisément, et les signes qui les habitent).
Des écrivains à la bibliothèque
Des écrivains à la bibliothèque de la Sorbonne, 4, nouvel opus d’une collection liée à la manifestation « Livre en question ». Il s’agit depuis 2017 pour des écrivains invités d’écrire un texte librement inspiré par la bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne. Dans ce quatrième numéro, joli petit livre qui a le grave défaut, en termes d’ergonomie, de s’ouvrir très mal ce qui force le lecteur à constamment tirer sur ses mains pour le maintenir bien ouvert et pouvoir lire le texte près de la pliure centrale, place à Linda Lê (disparue depuis), Arno Bertina, Muriel Pic, Jean-Christophe Bailly et Jean-Marie Gleize. Je n’irai pas par 6 chemins, cinq de ces textes ne m’ont pas retenue et j’ai trouvé qu’ils sentaient un peu trop l’artifice et l’exercice obligé. Un seul joue à fond et magnifiquement de la contrainte, celui de Muriel Pic. Intitulé « Manicules ». Mais qu’est-ce donc que les manicules ? Elles vont constituer en tous cas le fil conducteur d’un long texte, tour à tour ou en même temps précis et rêveur, partant de vieux manuscrits mais faisant la part belle au présent, dans les salles de la BIS.
Lire est un acte de perception
« Heureusement, une main se tend. Elle vient d’un siècle lointain et parle une autre langue : the use, not the reading of books, makes us wise. En la modifiant légèrement, j'obtiens : ce n'est pas seulement la lecture, mais aussi l'usage des livres qui nous rend fous ou sages. La manière dont on les touche, dont on les tient, dont ils s’ouvrent ou se ferment sous nos doigts, a quelque chose à voir avec la manière dont ils nous touchent, nous marquent – à chaque fois nouvelle naissance. La lecture, dans la tradition européenne, était historiquement considérée comme une province de la main autant que de la vue. La main et le sens sont d'anciens alliés qui touchent de l'index la vaste peau intérieure frissonnante. Lire est un acte de perception. Avant de comprendre ce que me dit un livre, j'apprécie son tonus éditorial, son allure graphique et la manière dont je peux glisser mon doigt à l'intérieur pour ensuite y faire pénétrer mon esprit. » (49)
Oui, et moi de me battre avec ce livre si difficile à entrebâiller, impossible à tenir ouvert, je tente la photo du texte et l’OCR, résultat très moyen et me vois obligée de recourir à un autre stratagème, que j’utilise peu car il génère trop d’incorrections à corriger, la dictée.
Mais alors la manicule ?
« La manicule est une petite main que dessinaient jadis les lecteurs sur les joues pâles des livres, à distance de l'axe vertical du texte qui va du blanc de tête au blanc de pied, et distribue les mots de gauche à droite sur toute la surface du rectangle d’empagement. C’est un geste de lecture pour indiquer ce qui a retenu l'attention, doit être gardé en mémoire ou sera commenté plus tard. La manicule est une trace en forme de petite main que l'on trouve dans les marges des manuscrits et des incunables à partir du IXe siècle. Elle a l'index pointé sur une phrase articulée par une bouche imaginaire, dont les deux hémi-lèvres se touchent en formant l'arc de cupidon. Tout texte a son propre visage, ses propres mimiques, sa propre tache de naissance. Grâce à elle, on comprend qu'un livre a été pris en main. Un lecteur fait signe sur la surface diaphane du parchemin. Une motion intérieure affleure sur la peau animale chèvre, mouton, veau. » (50)
Les insectes du livre
Je suis intriguée par ces insectes kératinophages (54)
« Laine et herbiers sont facilement attaqués par les insectes :- kératinophages : lépidoptères (mites), coléoptères (dermestes, attagènes, anthrènes) » (sur le site de France archives)
C’est qu’ils sont fragiles ces vieux documents : Les archives en détenant en majorité des matériaux organiques, papier, cuir, parchemin, textile, bois mais aussi des films et des photographies font face à un risque majeur de contamination par les agents biologiques : bactéries, champignons, insectes, rongeurs. Les plus largement répandus dans les magasins et sur les documents sont les champignons et en particulier les moisissures. Et donc les insectes, les mites, les blattes, les poissons d’argent et j’en passe (tableau ici)
Les lecteurs
Autre belle idée de Muriel Pic, étudier quelques-uns de ceux qui furent lecteurs de cette BIS. « Pour la seule année 1901, on verra ainsi entrer et sortir Mauss une dizaine de fois du bâtiment flambant neuf de la nouvelle Sorbonne. Avec lui, quelques autres savants passent le porche un livre sous le bras ou la sacoche lourdement garnie d'ouvrages. Ils marchent le corps en travers, nouveaux personnages de la Genèse de Vienne, chassés du paradis pour avoir mordu au fruit de la connaissance. Dans les rues des métropoles où souvent ils habitent pour ne pas être trop loin des bibliothèques, on les reconnaît à cette manière de tanguer sur un bord qui trahit l'ivresse mélancolique dont s'emplit le corps rompu à la technique de la lecture. »
→ cette ivresse mélancolique me fait irrésistiblement songer, même si j’étais alors loin de ces personnes à la Benjamin, à la Pessoa, à l’état très particulier où je me trouvais enfant, l’été, après des heures de lecture dans la vieille maison près de Paris. Seule, des heures durant, avec les héros des livres, complètement « partie » comme on dit parfois de quelqu’un qui est ivre.
Les signes balistiques en marge
« Pour dater ou marquer ses pensées, le lecteur trace une croix ou dessine une main, cela dépend de l'époque, mais c'est presque la même chose, il abandonné dans la marge un bout de lui-même, de son enthousiasme, de sa puissance de vie. On ne sait pas grand-chose de ce signe graphique qui décore les marges des manuscrits et des incunables, le terme même ‘manicule’ est incertain, surgi dans l'esprit d'un philologue allemand en 1935, qu'il a certainement lu quelque part mais il ne dit pas où, non qu'il ne le veuille pas, mais par paresse il a oublié. À moins qu'il ait mal lu un autre mot, ‘manipule’ par exemple, terme militaire qui désigne une poignée d'hommes en phalanges. Entre manipule et manicule, il y a peut-être un lapsus lectionis qui devient un lapsus calami ou un lapsus linguae, voire peut être un lapsus memoria, ce qui conduit souvent aussi à un lapsus manus ou lapsus gestus que l'on ne remarquera peut-être pas. En tout cas quelque chose glisse, dérape, trébuche, tombe, perd une main. Dans le cas de ‘manicule’ le mot est relayé chez les philologues par toute une myriade d'autres : poing, index, doigt, pointeur, poing de mouton, poing de l'évêque, pied-de-mouche, indicateur, aiguille, boussole, main tendue. Dans tous les cas, le lecteur porte la main sur le texte, il le touche, il le fait sien dans le secret de sa chambre, un lieu où il peut jouir en paix d'une solitude sonore et adopter la position du lotus. Il ne regarde pas par la fenêtre pour voir ce qui se passe dehors, car c'est en lui qu'il ouvre un nouvel espace, libérant la puissante mise en abyme de la lecture qui aide nos âmes malheureuses à trouver une issue, une fuite à ce qu'elles ne comprennent pas et ne comprendront jamais. » (74)
→ Très tôt dans ma vie, j’ai pratiqué les marques dans les livres, les miens bien sûr uniquement et toujours au crayon. Je n’ai jamais pu utiliser un surligneur dans un livre et même avec les pointes Bic effaçables d’aujourd’hui, il y a une gêne technique !
Muriel Pic parle des petites croix. J’ai raconté récemment comme relisant trente ans après Notes de Ludwig Hohl, j’ai ressenti le besoin de marquer mon second passage dans le livre un peu différemment du premier. Ce premier, ce furent des petits croix, le second cela aura été des petits ronds ! Et sur certains passages, il y a juxtaposition des croix anciennes et des ronds d’aujourd’hui.
Par ailleurs, je sursaute presque lorsque soudain, dans un livre emprunté, je tombe sur une annotation, un soulignement, qui me donne presque physiquement l’impression d’un fantôme, d’une présence. C’est très frappant comme le passage d’un autre lecteur, qui a laissé une trace de son passage, devient alors fait quasi tangible.
Un livre de deuil
Isabelle Lévesque signe un très beau livre, Je souffle, et rien. Livre qui a suscité chez Isabelle Baladine Howald l’idée d’un entretien que j’ai eu vraiment plaisir à publier ce matin. Il y a comme un dévoilement progressif du livre, dans lequel on pénètre un peu comme dans une terre à la fois familière et inconnue. Il y a un « tu », dont on ne sait pas, tout un temps, qui il peut être. Est-ce l’auteur qui s’adresse à elle-même comme c’est souvent le cas. On se convainc vite que non. En une approche profonde et subtile, une image se construit petit à petit, le tu des poèmes qui émerge lentement, une histoire qui se dessine, un peu comme dans ces coloriages d’enfant où le crayonné de la feuille vierge permettait de voir apparaître la figure. C’est ce que j’ai ressenti.
Une expérience de lecture
J’ai été très frappée aussi car Isabelle Lévesque évoque plusieurs fois la Seine et lors des premières occurrences, par déformation, je l’imaginais parisienne ; et puis j’ai compris que c’était ailleurs et soudain j’ai « vu » le paysage en question s’est imposé, lieu et disposition. Or ce paysage je ne l’ai vu qu’une seule fois dans ma vie, il y sans doute une dizaine d’années. Ce fut une expérience de lecture très étrange. Cette coïncidence des mots, de ce qu’ils suscitaient et cette image enfouie (à laquelle je trouve quelque analogie avec des dessins de Victor Hugo).
La descente du Danube
Extraordinaire entreprise que celle relatée par Bernard Umbrecht en son site, « le Saute-Rhin », celle d’un homme de 57 ans, Andreas Fath, qui a prévu de descendre le Danube à la nage. « Il l’avait déjà fait pour le Rhin, en 2014 (...) Puis pour la rivière Tennessee, en 2017. Cette année, Andreas Fath, professeur de chimie à l’Université des sciences appliquées de Furtwangen et passionné de natation a entrepris de descendre à la nage, le Danube, le plus européen des fleuves d‘Europe avec sa traversée de dix pays. Son projet s‘intitule CleanDanube, Danube propre.
Le Danube, du sombre au sombre
« Le Danube est issu de la réunion, à Donaueschingen de la Breg et la Brigach. A une cinquantaine de kilomètres de sa source, le fleuve disparaît dans une faille où il alimente le bassin du Rhin qui est pour Hölderlin ‘l’autre’, celui qui bifurque vers le nord. L’Ister, son autre nom, est un des seuls grands fleuves européens (avec le Pô) à s’écouler d’ouest en est, formant un chemin qui relie l’Occident à L’Orient. Il passe du sombre au sombre, de la Forêt noire à la Mer noire. » (même source)
« Andreas Fath a prévu de rester huit heures par jour dans l’eau, espérant parcourir entre 30 et 70 km, quotidiennement, selon les difficultés. Une soixante d’étapes devrait couvrir en deux mois les quelque 2700 kilomètres parcourables à la nage soit plus du double du Rhin. La longueur totale du fleuve est de 2857 km. L’exploit sportif n’est cependant que l’aspect secondaire, si l’on peut dire. Au premier plan, il s’agit de nager pour attirer l’attention sur la nécessité de prendre soin du Danube. Et il en a besoin. »
C'est aussi une mission scientifique, avec des prélèvements effectués à chaque étape par le nageur et bien sûr pédagogique : « Le projet a une forte dimension pédagogique avec l’objectif d’une prise de conscience pour ce qui concerne la pollution de l’eau, les déchets et le broyage des plastiques, la valorisation de l’espace naturel du Danube. Sur la base des données scientifiques recueillies. Un laboratoire mobile permettra une expérimentation participative sur les origines des microplastiques, la manières dont ils se répartissent dans l’eau, la façon dont ils sont ingérés dans l’organisme. »
Je note qu’une interview d’Andreas Fath citée par Bernard Umbrecht porte le merveilleux titre « Der schwimmende Professor. », autrement dit « le professeur nageant » littéralement. Professeur nageur, professeur en train de nager. (lire l’intégralité de l’article et découvrir ses ressources, et notamment un joli film bande annonce d’un futur documentaire)
Et comment ne pas penser au livre de Michèle Métail qui à sa manière descend le Danube ! Le Cours du Danube.
De la bibliomancie
Dans le petit opus Des écrivains à la Bibliothèque de la Sorbonne, Muriel Pic évoque la bibliomancie, divination basée sur l’ouverture du livre et la pose de l’index, au hasard sur un mot, une phrase. Je devrais faire de la bibliomancie dans le Flotoir. Elle explique que les Grecs la pratiquaient avec l’Odyssée et les Hébreux avec la Bible bien sûr. « On consulte le livre comme un oracle ou le médecin. Sur un endroit précis de la page, l'index est posé, pointé. » (84)
Les émotions du texte
Superbe évocation des émotions que peut susciter une lecture, toujours sous la plume de Muriel Pic : « cascade d'émotion, débordement des flux, effroi, hardiesse, calme, colère, pitié, indignation, amitié, haine, honte, peur, envie, émulation, chagrin, joie. Un index des émotions de lecture comporterait sans doute une liste encore plus longue de termes désignant la manière dont les mots nous touchent, coup, caresse, contact. On s'est battu pour des morceaux minuscules de mots, des bouts de phrases, quelques mètres de marge, les îlots d'une note en bas de page, l'angle d'un alinéa, le coin d'un numéro de page. Empathie, télépathie, charme, magie, irrationnel, spirituel, imagination, religieux, spectral, sacré, orphique, infra ordinaire, déploration. Les morts et les vivants, ceux qui ne sont pas encore nés. Un peuple de lecteurs circule dans les ouvrages, s'engouffre sous les arcanes des mots, ombres brillantes qui se glissent dans les passages des phrases, corps fictif, s’élançant de l'un à l'autre des paragraphes, sautant, tombant, se relevant. La ville du texte ou le paysage, jadis enluminé, poursuit son existence de monde interne ouvert sur l'infini de nos corps pensants qui ne retiendront d'un mot que tout ce qu'il enflamme. Le texte se tient à sa disposition, en apparence il dort, en réalité c'est une zone pour trafic d'existence de souffles, de doigts qui laissent des traces – certaines visibles, d'autres pas. » (75)
Les souvenirs de lecture
Jean-Christophe Bailly, toujours dans ce même livre, évoque des livres de sa bibliothèque lus « il y a donc de cela 30 ou 40 ans, je ne me souvenais certes pas très bien, et ce serait une exploration passionnante que de se demander de quoi sont faits les souvenirs, très variables en intensité, que l'on garde des livres et pourquoi il se fait que là même où l'on croyait que tout était effacé le simple fait de reparcourir quelques lignes ou de repérer les passages soulignés ou marqués d'une croix suffit à faire remonter toute une matière ou tout un climat. Mais en tout cas et c'est ce sur quoi je veux insister ils étaient là, ces livres et avec eux cette possibilité, justement, de faire revenir du passé et là teneur d'un chemin emprunté jadis. »
→ oui tout cela qui se déplie, presque comme des pop-up, lorsqu’on ouvre un livre lu il y a longtemps et dans lequel on a laissé, ou pas, des traces : parfois le climat intérieur et extérieur du moment de la lecture, des souvenirs amicaux, une odeur même. Et puis, je donne raison à Bailly, le chemin, le chemin tracé à l’intérieur du livre. Enfin, le fait qu’on l’ait gardé en dit long aussi, quand on aime tant les livres qu’on les accumule et qu’il n’est pas question de posséder ou de garder tous ceux qu’on a lus dans une vie de lecteur !
La vie d’un livre
Jean-Christophe Bailly s’interroge sur la vie d’un livre au fil du temps, quels lecteurs il aura rencontrés (il parle des livres d’une bibliothèque, celle de la Sorbonne donc en particulier). Il s’interroge, comment « il a conduit d'autres lecteurs au fil du temps, comment il est resté un long moment sans recevoir de visites puis comment un beau jour, rappelé grâce à une recherche inattendue, il a été rendu à son pouvoir premier, demeuré intact et peut-être même augmenté par le temps. C'est ce pouvoir, bien sûr, qui fait le prix des livres et des bibliothèques. Chaque livre pris séparément l'exerce avec plus ou moins de force, mais si l'on songe à la quantité de sens représentée par l'accumulation de milliers et de milliers de volumes, un vertige survient : étant donné que chaque livre, en droit tout au moins, constitue une réserve de sens sans fin renouvelable, qu'en est-il avec la masse de sens représentée par l'ensemble d'une bibliothèque ? Question évidemment sans réponse ou qui se délite dans une pelote infinie dont chaque moment de lecture tire un fil à la fois : on l'oublie en lisant et en étant plongé dans sa lecture – car telle est l'expression courante, si juste –, mais lire, c'est suivre un seul chemin entre des milliards de chemins possibles. Et si, d'une lecture à l'autre, chaque ligne, chaque phrase, chaque fragment de ce chemin reste identique dans son tracé ainsi qu'en décident l'inscription et l'institution de l'écriture –, ce qu'ils appellent dans l'esprit de celui qui les suit en les enchaînant se modifie constamment, de telle sorte que ce n'est pas une exagération de décrire les livres comme des batteries de sens susceptibles de se recharger sans fin. Si l'écriture est bien l'ombre portée de la parole qu'elle fixe, elle est comme elle toujours-déjà ouverte à l'interprétation. Le sens, qui simultanément la porte et la stimule, ne lui vient que comme ce qu'elle va elle-même véhiculer, mais cette conduite du sens fonctionne comme un appel à témoins, chaque phrase demandant à celui qui la lit de vérifier son pouvoir de résonance en se laissant emmener par lui : écoute, écoute donc ce que je te dis, dit chaque phrase, mais cette demande chaque lecteur ou témoin l'entend à sa façon, et celle-ci est unique et non reproductible : y compris lorsqu'on relit un livre, on ne retrouve jamais intégralement le chemin qu'une première fois on avait suivi, et il arrive même, lorsque la relecture en question se fait au bout d'un certain temps, qu'on ne retrouve plus du tout ce chemin qu'on avait emprunté (et que, du même coup, l'on se sente étranger à ce soi-même que l'on aura été autrefois). Ce potentiel infini d'écarts, de sursauts, de relais, de caramboles et même d'oublis, c'est ce qu’est chaque bibliothèque et l’on ne peut dès lors que rêver de voir cet infini ou cette infinition du sens continûment s’incarner. » (106-108)
L’attention, encore et toujours
Si difficile à maintenir parfois. Pas dans le courant d’un travail, mais plutôt dans une méditation ou bien encore, et c’est très proche, lorsqu’on écoute de la musique et ne fait que cela. L’esprit est si prompt à utiliser toute faille attentionnelle pour déployer ses petits jeux idiots ! « Il faut donc une attention assez éveillée pour que chaque moment qui passe soit lui-même plein et suffisant, et non pas simplement un moyen en vue d’un autre moment qui viendra plus tard. ». (Louis Lavelle, 118)
Étant bien entendu, et merci au fond à Louis Lavelle, qui « vole si haut », de le dire avec autant de force et de simplicité : « La règle fondamentale est pour chacun de nous de savoir faire la différence entre ce qui lui convient et ce qui ne lui convient pas. » Au fond un peu comme la vieille formule de la prière de la sérénité américaine implorant Dieu de donner le courage de changer les choses que l’on peut changer, la sérénité d’accepter celles que l’on ne peut changer et la sagesse d’en connaître la différence !
Chacun son métier dit le vieux dicton !
C'est aussi ce que dit encore Lavelle « On n’oubliera pas que les hommes n’ont pas la même vocation, que les uns ont pour mission d’accroître cette lumière intérieure qui éclaire la conscience de l’humanité tout entière, et les autres d’utiliser et de multiplier les ressources de l’univers matériel au profit de la vie du corps. (...) Toute la difficulté, c’est de découvrir en nous une participation à la puissance créatrice, qui constitue notre génie propre, et de lui laisser son libre jeu. » (130-131)
Est-il encore temps de critiquer ?
« Il faut s’abstenir de toute critique et chercher à découvrir dans tout ce qu’on rencontre, dans tout ce qu’on voit et dans tout ce qu’on lit, non pas cette part de faiblesse dont nous pensons qu’elle nous relève, mais cette part de réalité qui nous nourrit. » (136).
→ superbe vade-mecum pour le critique littéraire dont il était question hier dans l’émission « Poésie et ainsi de suite » de Manou Farine !
Aucun écho
« Il ne faut point forcer son esprit, il vaut mieux qu’il soit apte à moins de choses. Il faut préférer l’ignorance à une science trop laborieuse. Ce que je ne comprends pas dans les ouvrages d’autrui, c’est ce qui ne trouve en moi aucun écho, ou des échos trop obscurs. » (137)
Paul Otchakovsky Laurens
Très belle émission de France Culture sur l’éditeur Paul Otchakovsky-Laurens. « Très tôt orphelin de père, Paul Otchakovsky-Laurens est élevé par une mère adoptive (Berthe Laurens) qui lui donne son nom – bien que sa mère soit vivante et habite avec son frère dans la même ville que lui, à Sablé-sur-Sarthe. Au début des années soixante, Paul Otchakovsky-Laurens vient à Paris et cherche sa voie. Attiré par le monde de l’édition, il devient lecteur pour Christian Bourgois puis crée la collection Textes chez Flammarion. Il veut éditer des livres différents et attire Georges Perec dont il publie les célèbres La Vie mode d’emploi et Je me souviens.
En 1983, il fonde une maison à ses initiales : P.O.L. Il invente ce logo célèbre : quatre pastilles noires et trois blanches figurant le kō (ou "éternité") au jeu de go.
Malgré l’inévitable précarité financière, consubstantielle au secteur, la maison trouve son essor : La Douleur de Marguerite Duras y paraît en 1985, Emmanuel Carrère y publie son deuxième roman et lui restera fidèle toute sa vie. Marie Darrieussecq arrive en 1996 avec Truismes, un succès mondial. Paul Otchakovsky-Laurens est un découvreur de talents et lance Charles Juliet (auteur d’un vaste journal), Martin Winckler (La Maladie de Sachs), Camille Laurens, Mathieu Lindon, Guillaume Dustan, Atiq Rahimi (prix Goncourt en 2008 pour Syngué Sabour, pierre de patience) ... et tant d’autres !
Que de la poésie
Je suis très sensible au fait que « Paul Otchakovsky-Laurens disait ne publier "que de la poésie", c’est-à-dire des livres dont la forme elle-même avait toujours quelque chose de poétique, même s’il s’agissait de romans, récits, autofictions, etc. Bien sûr, il publiait aussi de la poésie proprement dite (les poètes Emmanuel Hocquard, Bernard Noël, Olivier Cadiot, Pierre Alferi, etc.) »
Les intervenants furent essentiellement Emelenne Landon, la femme de Paul, Emmanuel Carrère et Marie Darrieussecq, ainsi que Frédéric Boyer. Il fut aussi beaucoup question de Jean-Paul Hirsch mais il n’est pas intervenu. Autant j’ai aimé les propos de Marie Darrieussecq, autant j’ai ressenti quelque chose de pas complètement juste (au sens musical) chez Carrère. Ce qui correspond à ce que je ressens en le lisant. J’aurais beaucoup de mal à définir ce qui est au fond une mise en cause sévère. Je me rends compte à quel point je suis sensible, peut-être de plus en plus sensible, aux voix et à ce qu’elles me révèlent. Il m’est arrivé récemment, lors d’une émission de télévision, de devoir couper le son tellement la voix d’une intervenante m’était insupportable, au sens premier du terme. Je ne pouvais pas la supporter. Il me semble que quelqu’un dans l’émission, peut-être Frédéric Boyer, qui m’a semblé juste en tout, à sa place, a dit que ce que Paul Otchakovsky-Laurens dans l’apparente diversité de ses choix cherchait peut-être avant tout c’était à entendre une voix.
Emmelene Landon a lu des extraits de son livre Marie-Galante. La dernière journée, juste avant l’accident qui a coûté la vie à Paul, là-bas.
Un drame
Et puis j’ai appris par des extraits d’un des deux films réalisés par Paul O. L qu’il avait eu une enfance difficile. Né en 1944, orphelin de père très tôt, caché avec sa mère pendant la guerre, il revient ensuite à Sablé-sur-Sarthe. Sa mère est atteinte de tuberculose, on pense qu’elle ne peutpas survivre et Paul est adopté par sa tante, Mme Laurens. Il subira là-bas les assauts d’un pédophile qui lui donnait des leçons particulières car il n’était pas très bon en classe.
Marie Darrieussecq dit à un moment donné que si, elle, elle écrit pour survivre, Paul lui incontestablement éditait aussi pour arriver à vivre.
Une très belle émission, forte et la traversée d’une vie d’éditeur et quel éditeur !
Je me souviens qu’à une de mes toutes premières interventions publiques, en 2005, au cipM pour parler poésie et internet et présenter Poezibao naissant, Paul Otchakovsky-Laurens qui était assez distant avec tout le monde était venu vers moi et m’avait dit « vous pouvez être fière du nom que vous portez ». Comme d’habitude, je lui avais dit que c’était le nom de mon mari, mais qu’en effet celui-ci était un petit-neveu du Pasteur André Trocmé du Chambon-sur-Lignon. Un peu plus tard, il m’avait reçu à propos d’un projet de réédition des écrits d’Agnès Rouzier qui finalement s’est fait ailleurs. J’avais réussi à trouver en réserve centrale des Bibliothèques municipales de Paris des livres d’elle, introuvables par ailleurs, je lui avais apporté pour qu’il en fasse réaliser une bonne photocopie. Et puis le projet s’était enlisé.
Dupin et Giacometti
Un livre à lire et pour l’heure une très belle note de Mathieu Jung, que je relis avant de la mettre en ligne dans Poezibao. Et je retiens cela dans mon filet Flotoir :
« Une œuvre est gâchée ou elle n’est pas. ‘Faire ou défaire, ajouter et retirer, revenir sans cesse et ne jamais céder au découragement jusqu’à ce que la tête esquissée se rapproche de la tête vue qui n’est pas la seule tête réelle au sens anatomique mais la vision et la vérité de la tête dans les yeux de Giacometti.’ Importance du gâchage préalable. Ce n’est pas nécessairement le sempiternel ratage beckettien. Plutôt un ravage salutaire par où tout n’aura de cesse : ‘Antériorité de la destruction qui ouvre un espace vierge.’ »
Ou encore : « Giacometti disait sculpter ‘pour en finir’. Mais, redisons-le, c’est aussi bien une affaire de commencement. Gâcher, processus sans doute intransitif – comme une mise au monde éperdue. Les débuts inlassables du monde. L’inchoatif même, son impossibilité. Dupin le dit bien : il s’agit chez Giacometti d’une ‘naissance abrupte et infinie et plutôt que [d’une] œuvre inachevée, [une] œuvre incessante.’ Pour commencer encore ? Voire – ‘… le travail de Giacometti commence, le travail de Giacometti sans commencement se poursuit.’ »
Réseau
Cet autre réseau, qui n’a rien à voir avec le réseau dit social, le réseau mental, le jeu des rebonds intérieurs, tissés de pensées, de sensations, de réminiscences et qu’il est bon d’écouter. Il en dit long.
Hier Laupin, Mon livre, par le hasard d’une pioche dans un rayonnage, pour un court temps de lecture possible. Le volume est en attente depuis plus d’un an pour une vraie lecture, comme tant d’autres. Je lis la très belle préface d’Alain Borer. Je tombe pour la deuxième fois de la journée sur une allusion à un poète plutôt rare, Rodanski. La première fois, c’était dans un relevé de notes de Charles-Elie Flamand choisies par Jean-Nicolas Clamanges pour les « Notes sur la création » de Poezibao. Je pense alors, sans savoir si l’association est fondée ou non, à un petit livre de la belle et défunte collection de monographies des éditions Jean-Michel Place, alors que j’ai appris récemment, avec regret, la fin des Nouvelles éditions Jean-Michel Place. Jean-Michel Place que j’ai aperçu au Marché et qui me fait immanquablement penser à Arlette Albert-Birot. Eh oui, je viens d’aller voir, j’ai bien cette petite monographie de Rodanski dans ma bibliothèque et me dirigeant vers elle, le nom de l’auteur a surgi dans ma tête, Alain Jouffroy. Je ne crois pas qu’il faille voir là un quelconque name-dropping, mais c’est amusant de voir les chemins qu’emprunte la pensée qui se meut dans un champ culturel il est vrai assez riche mais aussi assez centré !
Lire c’est sauter à gué de livre en livre.
C’est le Flotoir.
Le lien
S’occuper de poésie, c’est aussi découvrir les liens entre les poètes. Pas seulement les liens personnels, qui connaît qui, qui est amie ou ami de qui, mais les liens spirituels. J’aime donc cet extrait d’une note de lecture d’Anne Malaprade sur Sommeil de l’ange de Marie Etienne : « Merci infiniment à Marie Etienne de trouver les mots suivants pour dire la profondeur et la matérialité du texte littéraire qui cache et dévoile tout à la fois – au lecteur d’y mettre les mains et le corps tout autant que l’esprit et la raison : « Le texte est une terre où sont enfouis les secrets qu’au lieu de révéler il recouvre avec soin ».
Flacon de sels
Cette impression de renouveau cellulaire et de rebond neuronal quand la chaleur excessive s’est dissipée – lire un livre qui fait renaître les innombrables souvenirs d’un lieu très aimé, le Cape Cod (Henry Beston, La maison au bout du monde) – écouter une émission perdue d’oreille et la découvrir toujours aussi forte – découvrir dans la silhouette d’une vieille dame qui marche devant moi quelque chose de ma mère, comme un doux fantôme – une pluie de petites pensées au réveil et allumer le stylo lumineux bricolé pour les noter avant qu’elles ne s’envolent – repenser aux cours de l’école du louvre en raison du stylo lumineux, au vieil amphi de jadis, fin des années soixante, où il fallait se présenter au moins une heure avec le cours, à la prise de notes dans l’obscurité, alors que défilaient à vitesse soutenue des diapos sur l’écran, loin, images que l’on était censé identifier plus tard, lors de l’examen final.
Gaïa et la manne d’étoiles
Hier dans une émission de TV (C l’hebdo), j’ai vu un jeune astrophysicien très « lumineux », Christophe Galfard (un peu de joie fait tant de bien dans cet océan de malheur) venu rendre compte de la récente publication de résultats spectaculaires obtenus par le satellite européen Gaïa. En fait, je me sens devant de l’inimaginable, en lisant ces chiffres et ces ordres de grandeur. Je pense à Pascal bien sûr, par qui, pour la première fois, toute jeune adolescente, j’ai connu mon premier contact avec l’infiniment grand et l’infiniment petit, notions qui ne m’ont ensuite plus quittée, qui m’ont poussée aussi à de nombreuses lectures pourtant souvent totalement hors de mon champ de compétence ! De belles discussions avec mon père, aussi peu scientifique que moi, mais avec qui nous partagions cet attrait et cette fascination pascalienne aussi bien pour le big-bang que pour les quarks !
Chiffres astronomiques !
Le télescope spatial européen a permis de déterminer la position, la distance, la vitesse mais aussi la couleur de millions d’étoiles. Et cela en effectuant « un relevé systématique de tous les objets jusqu’à 500 000 fois plus faibles que ce que l’on peut distinguer à l’œil nu » (article du Figaro, du 13 juin 2022, à qui j’emprunte aussi les notes suivantes). « Cela peut à la fois être des objets extrêmement brillants mais très lointains (plusieurs milliards d’années-lumière) tels que les noyaux actifs de galaxies (des trous noirs supermassifs qui émettent un rayonnement intense en avalant de grandes quantités de matière) ; mais aussi des petits cailloux noirs comme du charbon de quelques dizaines de mètres seulement situés à l’intérieur du Système solaire ; entre les deux, les étoiles de notre galaxie, jusqu’à quelques dizaines de milliers d’années-lumière, représentent la quasi-intégralité du catalogue. Au total près de 1,8 milliard de sources dont 6,6 millions de noyaux actifs galactiques ; 4,8 millions de galaxies ; et près de 160.000 astéroïdes. »
Et le jeune astronome de souligner qu’on ne parle ici que de notre galaxie à nous et que des galaxies il y en a sans doute des milliards de milliards. « À l’œil nu, dans le ciel le plus pur, par une nuit sans lune, vous ne pourriez distinguer que 3000 étoiles environ sur la voûte céleste. Gaia en a identifié… 600.000 fois plus ! Même sous cet angle, le chiffre paraît encore abstrait. Le catalogue réalisé par le satellite européen Hipparcos entre 1989 et 1997, qui représentait déjà un saut quantitatif impressionnant, contenait moins de 120.000 entrées. Celui de Gaia est 15.000 fois plus imposant. »
Sur les épaules de Darwin
Et le soir, accablée par la chaleur, je me suis réfugiée dans l’écoute de podcasts. Je suis tombée sur le replay d’une ancienne émission de Jean-Claude Ameisen, « Traces », une émissions de 2013. Je me permets de penser que l’émission procède au fond un peu comme le Flotoir par cercles successifs (mais il me semble que chez Ameisen la cohérence est plus grande, il suit un fil et le tient !). Il ne fait pas un cours, il parle autour d’un thème large
L’émission écoutée est superbe, riche des multiples associations que fait Jean-Claude Ameisen. Par exemple, dans cette seule émission : Modiano, Quignard, Béatrice Albertat avec un très beau texte sur Hiroshima, Paul Celan, Ben Okri, Aimé Césaire, Paul Auster, Siri Hustvedt, Georges Perec, Rithy Panh, Jean Hatzfeld, Elisabeth de Fontenay. Avec de substantiels extraits de leurs livres. Il faudrait réécouter et partir sur les « traces » (eh oui) de ces extraits.
Notes sur l’émission : Sur les épaules de Darwin était une émission de radio hebdomadaire de Jean Claude Ameisen, diffusée le samedi depuis le mois de septembre 2010 sur France Inter. Les sujets abordés sont assez éclectiques, de l'œuvre de Charles Darwin à l'évocation des travaux scientifiques les plus récents, mis en résonance avec la littérature, la philosophie, l'éthique, la poésie ou l'art. Sur les épaules de Darwin est également le titre de trois livres successifs de Jean Claude Ameisen, avec pour sous-titres Les battements du temps, Je t'offrirai des spectacles admirables et Retrouver l'aube. Les sujets abordés sont assez éclectiques, de l'œuvre de Charles Darwin à l'évocation des travaux scientifiques les plus récents, mis en résonance avec la littérature, la philosophie, l'éthique, la poésie, l'art Depuis l'été 2020, aucune nouvelle émission n'a été diffusée, uniquement des rediffusions, sans que la raison en soit donnée.
Et moi je viens de télécharger sur ma liseuse qui était un peu vide Les Battements du temps, qui commence très fort avec une pluie de citations exceptionnelles. Moi qui suis sensible à la figure du passeur, du christophore, comment ne pas retenir celle- là : « Bernard de Chartres avait l’habitude de dire que nous sommes comme des nains assis sur les épaules des géants – gigantum humeris insidentes. Et que, pour cette raison, nous sommes capables de voir plus de choses, et de voir plus loin qu’eux. Non pas parce que nous aurions une vue d’une particulière acuité, mais parce que nous sommes portés dans les hauteurs, que nous sommes élevés par leur taille gigantesque. » citation de Jean de Salisbury complétée par celle-ci : « Si j’ai vu un petit peu mieux, c’est parce que je me tenais sur les épaules de géants. » signée Isaac Newton. (
Battement du temps
C’est le titre d’un livre de Jean-Claude Ameisen, donc, le premier de trois où il reprend certaines des émissions de Sur les épaules de Darwin.
C’est aussi ce que je ressens parfois en écoutant d’anciennes émissions (expérience fréquente avec les Nuits de France Culture). Hier écoutant « Sur les épaules de Darwin », j’ai cru d’abord écouter une émission qui venait d’être diffusée. Puis à quelques éléments, allusion à une parution, dates, etc. j’ai eu un soupçon... et en effet c’était une rediffusion d’une émission de 2013. Ce que dénote aussi sans doute le corpus des livres et des extraits choisis et lus par Jean-Claude Ameisen avec cet art hors du commun d’incorporer les lectures et les citations à ses propos. Une sorte de modèle au fond pour le Flotoir !