De la lecture murmure, là...
Peter Szendy
Extraits du Flotoir du 22 juin au 23 août 2022. Ce texte est disponible au format PDF à ouvrir d'un simple clic sur ce lien.
Photo Florence Trocmé
Aby
Aby, tel est le titre du très beau livre de Marie de Quatrebarbes. J’avais tenté une première incursion mais n’étais pas vraiment entrée dans le livre, mais une discussion avec Anne Malaprade m’a convaincue d’y revenir. Oh comme elle a eu raison !
Titré roman, le livre s’attache à la figure d’Aby Warburg, le grand historien d’art, auteur notamment du spectaculaire Atlas Mnémosyne. « L’Atlas mnémosyne de l'historien de l'art allemand Aby Warburg est un important corpus d'images, créé entre les années 1921 et 1929. Sa conception a été stoppée par la mort soudaine de son auteur en octobre 1929. L’ouvrage est publié pour la première fois en français et en version intégrale en 2012 par Roland Recht, dans une traduction de Sacha Zilberfarb. L’Atlas a été conçu en étroite relation avec la bibliothèque d'Aby Warburg ouverte en 1926 à Hambourg qui portait l'inscription ‘Mnémosyne’ au-dessus de sa porte d'entrée. Riche de près de 60 000 volumes et de plus de 25 000 photographies, la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg (KBW) présentait un classement reposant sur les grands thèmes sur lesquels travaillait son fondateur, principe qu'il a repris pour l'organisation des planches illustratives de son atlas. Son objectif était de mener une histoire comparative de l'art basée uniquement sur l'image. Pour cela il a réutilisé pour certaines planches des illustrations préalablement recensées à l’occasion de conférences ou d’expositions organisées au sein de sa bibliothèque. L'Atlas mnémosyne est une œuvre originale et unique qui renouvelle les conditions de lecture et d'interprétation des images. (source)
Un pacte
« Hambourg, 1903 - Entre Aby et Max, il y a un pacte de l’enfance, une résolution précoce par laquelle l’aîné choisit de céder sa place à son cadet. A treize ans, Aby renonce à reprendre les rênes de la banque familiale, en échange de quoi il fait promettre à Max qu’il lui achètera tous les livres qu’il voudra. Max tient parole et Aby bénéficie, tout au long de son existence, d’une source inépuisable de livres, venant d’année en année grossir les rayonnages de son immense bibliothèque. » (Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L., p. 13)
→ Il y a quelque chose de fascinant dans ce pacte entre les deux frères. Et à qui ira la célébrité ? pas au banquier mais au chercheur.
« Comment faire quand l’océan de la pensée n’a plus de bords pour refluer ? Comment rejoindre la rive où retrouver un corps sauf ? Peu importe si le souffle te manque, Aby, voyons où le vent te mène. Les symboles creusent dans le réel des niches votives et des planques. » (p. 16)
Le livre est découpé en séquences, qui ne sont pas forcément montées dans l’ordre chronologique, ce qui rappelle que Marie de Quatrebarbes s’intéresse au cinéma et à ses techniques narratives ! Les différentes séquences sont localisées et datées.
Des bibliothèques
« New York – Washington, 1895 - Quoiqu’il en soit, c’est à la Smithsonian qu’Aby trouve refuge à la fin de l’année 1895. Il y mêle un temps ses pas à ceux des chercheurs, qui vivent comme lui au rythme de la science, s’activent du matin au soir telle une colonie d’abeilles au chevet de leur reine. Il retrouve à leurs côtés les gestes de la recherche, ceux d’une quête lente, assidue, d’une joie d’autant plus délectable qu’elle est sans cesse arrachée à l’effort. » (p. 27)
→ Là aussi fascination totale pour ces figures mythiques, un peu fantasmées sans doute, de ces héros écrivains solitaires passant des heures dans les livres, dans les bibliothèques. On pense bien évidemment aussi à Walter Benjamin et il suffit d’ouvrir Le livre des passages pour comprendre les milliers d’heures passées dans les bibliothèques.
Plusieurs fois la nuit tombe
Un passage du livre évoque par touches un voyage au Nouveau-Mexique, sur les traces des peuples autochtones. « Nouveau-Mexique, 1893 - (...) Dans son journal, le ricordi comme il l'appelle, Aby prend des notes. Il recueille les traces d'un voyage à vive allure, des éclats arrachés à la route aux mille soleils. Plusieurs fois la nuit tombe. Autant de fois le jour se lève. Aby cligne des yeux. Ses pas brillent dans la neige. Nul ne l'attend de l'autre côté du voyage. Il traverse des pans entiers de sa mémoire. Ses souvenirs se mélangent aux paysages dans une lumière folle. Durant le trajet, il entrevoit un passé qui n'est pas celui des peuples autochtones d'Amérique seulement, mais aussi des Italiens de la Renaissance et des dieux, des astres, des pierres. Les rites amérindiens éveillent en lui la même énergie polarisée que celle qui l'avait capturé dans le voile de Vénus, la torsion des corps chez les peintres du Quattrocento, la chevelure d'une nymphe sur un bas-relief. Elle se branche à la même source, charriée depuis les nappes souterraines d'une matrice confinée dans le sombre, et qui fait retour, à intervalles réguliers, rejaillit à la surface comme une eau vive. Depuis qu'il s'est aventuré sur les traces des rites amérindiens, Aby se sent mû par un désir qu'il voudrait constituer en réserves. Il sent planer sur lui une menace dont il ne connaît pas l'origine, sorte de crépuscule, le Nibelung de toutes ses peurs ensemble, enroulées sur elles-mêmes comme un nid de serpents. (...) (p. 31)
Un autre auteur, Pierre Parlant, s’est penché sur ce voyage de Warburg sur la trace des hopis. On peut lire ici un article de Sophie Ehrsam, dans En attendant Nadeau en juin 2021.
Aby pleure
« Hambourg, 1918 - Et dans cette terreur, Aby pleure. Aby pleure l’espace de contact impossible entre la matière et les signes. Aby pleure les symboles qui filent entre les doigts comme du sable. Aby pleure les portes qui restent toujours closes et la clôture dont jamais ne sortira le parc. (...) Les murs sont des hiatus qui ne se dressent pour personne. Aby pleure la matière arrachée à ses cris. Il pleure l’odeur du rat musqué et le petit bout de fromage. Il pleure le premier indice et le tout dernier. Il pleure la boucle de cheveux de la gouvernante anglaise. Il pleure la forme de l’ongle et le lobe de l’oreille. Parfois même il pleure les lois de Kepler. Il pleure le mouvement pendulaire du temps. Il pleure la manière dont l’étoffe et le bruit se mélangent. Il pleure la victoire oublieuse et la défaite certaine (...)il pleure le ruisseau asséché et le feu se propage. Il pleure la perte du courage. Il faudrait un mot pour chaque début. Et le noisetier sur la berge, Aby le pleure aussi. En tout point du globe pleure, et plus encore il pleure à cet endroit précis.
Un jour, le doute saisit la pensée, il gagne un nouveau bastion de pensée et toute chose ébranlée à nouveau s'ébranle. Puis le château de la réalité vacille et se divise en détail de détails, et chaque détail se transforme en un autre détail de plus en plus petit et isolé. Quelque chose hésite et avance, imperceptible, comme la brume hésite et avance, et dans la terre retournée, les pieds s'enfoncent, les débris, la poussière, les chevilles se heurtent aux rochers et la terre palpite en dessous, battant le rythme d'un monde à peine saisi, flottant sur son manteau de lave. Les contours se distordent autour des choses, car plus rien ne les retient dans cet espace amenuisé d’où l’harmonie a été chassée, et nul ne sait comment ni où, quelque chose tombe, toujours, au même endroit, sans faire de bruit, de si petit, tout se dépose, en outre, dans ce mouvement de chute et s’étend, tiré vers l'horizon réduit à son minimum le plus strict, une ligne pâle à peine esquissée qui disparaît dans ce qui semble à première vue à peine plus grand qu’un trou de terre. » (pp. 44-45)
Une forme
Extrait d’une note de lecture de Cédric Kerguélennec sur un livre de Jean Frémon publié en 2002, la vraie nature des ombres. « Qu’est-ce qu’une forme ? Une volonté qui prend corps. Pline raconte que le jeune ourson est une masse amorphe, c’est la mère qui, en léchant le nouveau-né, lui donne forme. Toute forme révèle l’intention d’être. Le réel est un ourson non encore léché. » (p.147).
Une crise
Aby va traverser une terrible épreuve psychique, au bord de la schizophrénie et une des forces du livre de Marie de Quatrebarbes est sans doute de savoir pénétrer dans son esprit, de comprendre ce qui, peut-être, s’y est joué et qu’elle a déduit de ses sources, les documents médicaux, la vie, le ricordi peut-être et les livres de Warburg : « [Hambourg, 1918] Dans ce monde inversé où les réseaux archivistiques accumulent les preuves comme autant de pièces d’un puzzle infiniment agencé il se sent pris au piège. (...) Il se souvient d’un temps pas tellement lointain où il suivait les linéaments de sa propre pensée, et il la rejoignait sans effort. Il était le pisteur de sa propre émergence, sismographe ultrasensible que chaque mouvement de sa proie mettait sur la piste. » (48).
Hélas : « Bientôt, les portes de la clinique du docteur Lienau se refermeront sur lui et sa vie ne se conjuguera plus au présent. Et il n’y aura rien derrière lui, sinon une page blanche. Il n’y aura rien devant lui, sinon des rives qui s’étendent à l’infini sans qu’il puisse y jeter l’ancre. En une fraction de seconde, un mur a poussé dans son dos. » (50)
Un diagnostic
Très passionnantes pages sur les soins reçus par Aby Warburg, notamment de la part du célèbre docteur Binswanger. Cette remarque si importante : « Un diagnostic psychiatrique doit s’échelonner dans le temps. Tout diagnostic est une forme ouverte, poreuse, une hypothèse pouvant à tout moment être révisée. » (70)
Belle évocation de quelques figures ou moments de l’enfance, avec, déjà, la lecture qui aide ou sauve : « Lorsque ses émotions étaient trop fortes, Aby trouvait refuge dans la bibliothèque de son quartier où les récits de cow-boys et d’indiens le transportaient très loin de Hambourg. (...) il tentait de consoler cette partie de lui-même qui ne pouvait l’être. (86)
Et la fameuse bibliothèque de Warburg
Elle est évoquée, bien sûr, par Marie de Quatrebarbes. « Après avoir pénétré pour la première fois dans la bibliothèque de Warburg, Cassirer écrira qu’il eût peut-être mieux valu la fuir que de s’y laisser prendre. En tout état de cause, il ne pouvait y avoir d'entre-deux. Aussi, il s’y perdra, se vouant à ses autels, son cosmos en escalier, ses zigs et ses zags. Aby a tressé ses dédales, et chaque rangée de ses livres, comme un mouvement vivant, élevé au mépris des séparations strictes, des catégories et des classes. Du sol au plafond sa bibliothèque fonctionne comme un gigantesque outil de vision, la métaphore de quelque chose resté hors champ, énigme jamais totalement révélée, en équilibre sur les terrasses spirites de sa pensée. Ses rayonnages sont organisés selon la loi du ‘bon voisin’, permettant à quiconque cherche un certain livre de trouver sa réponse dans le livre suivant. Ainsi la pensée avance par bonds et décalages, elle échappe à ce qu’elle croit savoir et se découvre toujours autre que ce qu’elle sait. » (175)
Et puis il y a les planches du fameux Atlas : « sur ses planches sans cesse remaniées, Aby compose des rapports sur des rapports, des distances sur des distances, et ainsi, il avance, jour après jour, désir après désir, désir abouché à un autre désir. Mémoire, effractions, spectres engrammés, la composition des panneaux est un art du mouvement (...) Dans la distance qui les sépare et les relie, les images agissent comme des potentiels, des nœuds de charge permettant les passages et les flux. Là où se produisent des interférences, elles libèrent des énergies qui électrisent la composition. » (179-180)
Nœuds et conduction saltatoire
Je rebondis sur les nœuds de Ranvier, dont j’ai découvert l’existence dans une très intéressante émission de France Culture sur les neuropathies : « Notre histoire débute par un élément indispensable de notre système nerveux, la myéline. La myéline est une membrane constituée en majorité de lipides qui entoure les prolongements de nos neurones, les axones. Elle agit comme une gaine isolante autour de ceux-ci permettant une diffusion optimale de l’influx nerveux aussi appelé potentiel d’action entre les neurones. Lorsque le neurone est activé, un échange d’ions sodium et potassium entre l’intérieur et l’extérieur de l’axone provoque un changement de polarité qui crée alors un courant électrique, le potentiel d’action. Ce dernier se propage le long de l’axone jusqu’aux terminaisons nerveuses où il est transmis à d’autres neurones connectés par des synapses. La myéline n’est pas une enveloppe continue. Elle est en réalité composée de segments interrompus par des zones non-myélinisées : les nœuds de Ranvier. Et cela encore qui fonctionne bien avec les explications de Marie de Quatrebarbes sur la bibliothèque et l’Atlas d’Aby Warburg : « Les nœuds de Ranvier, ces petits domaines intercalés entre les segments de myéline sont indispensables à la propagation de l’influx nerveux. Ils concentrent des canaux ioniques assurant les flux d’ions sodium et potassium nécessaires à la transmission du potentiel d’action qui s’effectue par des bonds de nœud en nœud. C’est ce qu’on appelle la conduction saltatoire. La gaine de myéline est là pour éviter une déperdition entre chaque nœud et accélérer la diffusion de l’influx. Au fil des années, d’autres rôles essentiels pour les nœuds de Ranvier ont été mis en évidence et soulèvent encore de nombreuses questions. »
→ Poussant le bouchon encore un peu plus loin, on pourrait dire que les entreprises de Warburg sont construites à la manière d’un système nerveux.
Le terme de conduction saltatoire me ravit littéralement !
Hymne à l’Atlas
« Lanterne magique, bouteille de Leyde pourvoyeuse d’énergie, constellation jetée sur la voûte d'un ciel pensif, oracle ou vigie, Mnémosyne est le nom de la déesse de la mémoire dont Aby a fait inscrire le nom à l’entrée de la bibliothèque. C'est aussi celui du livre qu'il conçoit pour rassembler soixante-dix-neuf des panneaux constellés de photographies qu'il utilise pour ses conférences. Le voici, cet outil fabuleux qui doit aider les hommes à s'orienter dans le monde. Au moment où il met à flot son petit esquif, Aby prie pour qu'il soit sauvé du naufrage. Conçu comme un livre d'images et d'énigmes, un guide offert à la solitude du lecteur, une carte au trésor, l'Atlas Mnémosyne entend fixer la nébuleuse au travail, le temps d’une pose fébrile, suspendant son balancier pour révéler au lecteur quelque contenu inaliénable. Il y a ce moment rare, fugace, où le chasseur et la proie se tiennent presque à égalité et quelque chose s'inverse dans le rapport de force. Le passé resurgit alors comme une évidence du présent. Il ne plane plus sur les rivages du temps mais prend son envol et plonge vers l'avenir. C'est peut-être ce moment de crise statique, d'hésitation contenue, tremblotante, où la pensée ‘s’arrête à l'improviste en une constellation saturée de tensions’ que décrit Walter Benjamin dans Le Livre des passages. » (180)
La place du poète
Plusieurs fois lisant ce livre, j’ai pensé que Marie de Quatrebarbes n’avait pu l’écrire que parce qu’elle est aussi poète (et certains passages sont de purs poèmes en prose !). Et voilà qu’à la fin je suis confortée dans cette idée par une remarque de Freud, cité par l’auteur : « Là où, dans l’histoire et la biographie, s’ouvre une lacune irrémédiable, le poète peut entrer et tenter de deviner comment les choses se sont passées. » (200)
→ C’est un très beau livre qui s’inscrit sans doute dans un courant qui mêle documents, érudition et poésie. Un courant qui m’est particulièrement cher.
L’eau, ses formes
Remarquable entretien de Fabien Ribery avec la photographe Aurore Bagarry qui pour une commande a beaucoup travaillé sur les formes et les traces de l’eau dans la région parisienne.
« L’eau est très peu présente dans mes images. Ce sont davantage ses traces qui sont mises en lumière. Il me paraissait intéressant de déconstruire l’idée nostalgique ou idyllique d’une eau originelle, parfaite et pure pour essayer de l’appréhender comme processus et comme mouvement. Les traces sédimentaires laissées par les anciens océans qui sculptent nos paysages contemporains témoignent de ce passé complexe. L’eau passe d’une forme à une autre forme, elle porte des imperfections, elle est le fruit d’un lent processus. En composant un atlas photographique par strates, mon idée était de montrer qu’il n’y a pas de bon passé ou de mauvais futur, mais que l’eau est une ressource qui nous pousse à nous adapter. »
Les aqueducs franciliens et les regards
La photographe a beaucoup travaillé sur les aqueducs de la région parisienne et évoque notamment l’Aqueduc Médicis et ses « regards ».
« Mon intention était de parcourir les trois grands aqueducs franciliens : Médicis, la Dhuis et les sources du Nord. Ils permettent d’aborder d’une manière radiale, en partant de la périphérie vers le centre, les dimensions sociales, urbaines et symboliques de l’eau. J’ai choisi de photographier les regards car ce terme est polysémique : il désigne à la fois un mouvement des yeux porté volontairement sur un objet mais aussi une ouverture pour surveiller. Ils sont fermés et parfois surmontés d’un édicule. J’ai réalisé plusieurs grandes marches et photographié une cinquantaine de regards. Pour l’exposition, j’ai gardé un extrait de la série sur l’aqueduc Médicis, car, de par son histoire et son ancienneté, il me paraissait exemplaire. ».
Le soleil la nuit
Préparant l’anthologie permanente de Poezibao, je relève cette pépite
« C’est quand nous ne voyons pas d’où vient la lumière qui nous éclaire que nous voyons l’intérieur des choses. Le soleil éclaire le ciel mais il éteint l’infini qu’il contient, il éclaire la terre mais il éteint l’univers. » (Jean-Luc Parant, Soleil la nuit, édité par Laurent Cauwet, coll. Al Dante, Les presses du réel, 2022, p. 22)
Les Schöpfer
Belle remarque de Laurent Margantin dans son compte twitter : « Les créateurs sont des Schöpfer en allemand, ils puisent dans les profondeurs. Schöpfen = puiser. »
Grand prix d’Académie de l’Académie Française
Appris hier soir que j’étais lauréate d’un des 64 prix de l’Académie Française attribués cette année. Un des « Prix d’Académie », dans le cadre duquel sont aussi primés Philippe Escola, Patrick Reumaux et Stéphane Guégan.
Dans tous les très nombreux messages de félicitations reçus, certains me touchent particulièrement. Celui de Catherine de K Editions : « Bravo Florence ! Être co-lauréate de Philippe Descola, ce n’est vraiment pas rien. Il a initié un tournant ‘ontologique’ en anthropologie qui est très important, qui renouvèle toutes les sciences sociales, qui les met à la hauteur des enjeux si lourds de notre époque. Et pour lui, être ton co-lauréat quel bonheur je pense – que la poésie fasse signe, et quel signal sur l’importance aujourd’hui, à nouveau, de la poésie, et sur le rôle que tu y joues. » et un autre qui regrette que le Flotoir n’ait pas été associé à la récompense !
Troubler la familiarité
Premières approches, possiblement, du travail de Philippe Descola. Lisant un article de En attendant Nadeau, je relève cela : « En sorte que, progressivement, l’analyse de Descola réussit ce tour de force de troubler la familiarité qu’on peut avoir de cet art-là [peinture flamande et hollandaise] tout en l’éclairant d’un jour qui en restitue l’épaisseur intime, comme lorsqu’il relève combien, dans ce mode de figuration, ‘le détail n’a de sens que par rapport à la totalité dont il est l’un des attributs – la veine par rapport au bois, la diaprure par rapport au tissu –, ce qui en fait le support d’un rapport d’inhérence, et non de proportion, chaque chose dépeinte devenant l’indice d’une réalité qui le dépasse’ ».
Je note aussi que cet article de Paul Bernard Nouraud est un vrai travail critique, au sens noble du mot, pas simplement un compte rendu descriptif de lecture mais une analyse, avec une part de contestation de certaines théories de Descola. Pour l’instant, je suis en terrain très vierge pour moi, mais j’ai été sensible à cette dimension.
Et si je me lance sur la piste Descola, c’est en quelque sorte par « politesse » (je suis vraiment vieux jeu !) parce que nous nous côtoyons dans les Prix d’Académie de l’Académie Française, avec aussi Patrick Reumaux et Stéphane Guégan et que je trouve que c’est la moindre des choses, pour moi mais pas seulement, que de connaître un tout, tout petit peu mes co-lauréats.
Pépites
Souvent à feuilleter livres ou articles, il m’arrive de tomber sur ce que j’appelle des pépites, une courte phrase, une pensée, qui peuvent être incluses dans un article ou un ouvrage qui ne me retiendront pas plus que cela par ailleurs, mais qui ouvre tout à coup un champ de perception, de réflexion. Ce « troubler la familiarité », une notion sur laquelle au fond je travaille depuis des mois, en tentant de me décentrer de mes pré-jugements, de mes perceptions usées. Et parfois cela relève presque de cette pratique de la bibliomancie !
André Hirt pour Muzibao
Très belle note d’André Hirt pour Muzibao. Il parle ici de ceux qui savaient, avant tout le monde, lors des premiers temps de l’extermination des Juifs et qui se sont tus : « On a donc affaire à une impressionnante puissance de dénégation, qu’on qualifiera, faute de mieux, de surdité, et pour dire un peu mieux d’a-musicalité. Car la surdité consiste à ne pas entendre, alors que l’a-musicalité résulte d’un détournement de ce qu’il y a à entendre. Dans la musique en tant que telle, il s’agit d’entendre ce que l’humanité considère comme sa preuve d’existence, son expression la plus étendue, la plus originelle et la plus destinale. La grande musique prend cette dimension en charge. Ce faisant, elle ne peut se réduire à des considérations mondaines ou seulement esthétiques. Le fond de la musique est métaphysique, comme les philosophes et les écrivains qui l’ont prise au sérieux le savaient (Rousseau, Schopenhauer, Nietzsche, Baudelaire, Kafka, Wittgenstein, Robert Musil, Thomas Mann, Philippe Jaccottet…). L’a-musicalité de notre temps concerne une restriction de la musique à ce qu’on entend, sans l’écouter. »
Notes d’un journal
Nathalie Quintane m’a envoyé des extraits remarquables du journal de Bojan Savić Ostojić : « Ne prêter l’oreille qu’à ce qui s’impose de lui-même, le laisser s’écouler, sans pause, sans intervenir – c’est ce qu’on appelle l’attention. Le miracle et l’imprévisibilité de l’attention. Une image m’attire maintenant, tandis que je la regarde – ou jamais. Tout ce à quoi j’ai ensuite donné le nom d’obsession, n’a jamais duré plus d’une seconde. Me rappelant ce moment d’attraction irrésistible, je l’imiterai, je me mettrai consciemment, artificiellement, dans un état de disponibilité. Mais cette attention dirigée se verra elle-même (heureusement !) troublée par un élément nouveau, trouvé en chemin – qui surgira de nulle part et m’entraînera avec lui. » (Lire ces notes)
James Webb
Un peu suivi les aventures extraordinaires de ce télescope spatial James Webb et les images inouïes qu’il commence à délivrer. Je ne m’intéresse pas du tout à la « conquête » spatiale, aller sur la Lune ou Mars ne m’a jamais vraiment fait rêver, en revanche ces mondes astronomiques me fascinent, sans doute depuis cette très lointaine attirance pour les deux infinis à la suite de la lecture éblouie, vers 13 ou 14 ans, des Pensées de Pascal qui en traitent. Les chiffres donnent le vertige, on est à la limite de l’inconcevable. Et en plus les images sont magnifiques.
Lire écrire
Je relève ces mots dans un article de Tiphaine Samoyault en hommage à Shoshana Rappaport-Jaccottet qui vient de disparaître, ce 27 juillet 2022 : « Shoshana prenait des notes, beaucoup de notes, sur des petits carnets Clairefontaine verts, orange ou bleus, qu’elle remplissait à l’envers, trouvant ainsi son ‘endroit’. Elle lisait le crayon à la main et rendait inséparables la lecture et l’écriture qui à leur tour prolongeaient sa vie. Au don que lui faisait la littérature, elle répondait par le contre-don d’une lecture-écriture profondément empathique. Rien de ce qu’elle écrivait, elle n’aurait pu se l’appliquer à elle-même : non par projection abusive ou appropriation, mais par un mouvement de compréhension de l’autre comme soi et de soi comme autre. Comme elle le dit à propos de Marcel Cohen : ‘Lire, écrire, n’est-ce pas emprunter à d’autres ce qui aurait pu nous appartenir ? N’est-ce pas pratiquer, peu ou prou, un droit d’inventaire liminaire – dans cette silencieuse demeure de demi-jour –, aussi fugace ou timide fût-il, qui nous offre, ou nous autorise, à nous lecteurs, une possible passation de pouvoir, bien que nous nous sentions de parfaits usurpateurs ?’ L’étrange familiarité ressentie à la lecture de certains livres en fait une terre où nous pouvons migrer, tout en partageant une condition d’étrangers, d’exilés. Toutes les vies sont possibles et il y a plusieurs vies. » (source)
Il me semble que le Flotoir répond un peu à cela : « Au don que lui faisait la littérature, elle répondait par le contre-don d’une lecture-écriture profondément empathique. »
Quatre sortes de silence
Traduction d’un tweet de ce jour : « Cynthia Fleury distingue 4 dimensions du silence ; l'intellectuel, qui permet la réflexion, le silence spirituel, qui donne accès au sacré, le rituel, le clinique, qui permet la guérison et le citoyen qui est à l'écoute des autres, indispensable à la démocratie » (@josevidal2352, 8 août 2022, 1.59 pm)
Bruno Latour
Je suis venue à bout hier soir d’une première lecture d’un article difficile de Bruno Latour. « Factures/fractures : de la notion de réseau à celle d’attachement. » C’est un extrait d’un livre de André Micoud et Michel Peroni, ce qui nous relie, daté de 2000. Ce chapitre est disponible en ligne, je l’avais imprimé pour le lire et l’annoter tranquillement. J’y ai retrouvé l’histoire de Mafalda évoqué par Vinciane Despret dans une vidéo où elle parle de son travail.
Une approche très subtile
J’en profite pour noter ici cette approche pratiquée par Isabelle Baladine Howald, celle de cercles successifs autour d’un livre qu’elle pressent difficile, avec du matériel souvent trouvé en ligne, des articles, une présentation du livre, des vidéos. Je sais par exemple qu’avoir regardé un entretien avec Philippe Descola, d’avoir entendu sa voix aussi, m’aide à mieux entrer dans ce livre difficile que j’ai entrepris de lire, Au-delà de nature et culture. Préparer le terrain en quelque sorte, plutôt que de l’attaquer de front, au risque de s’y casser les dents.
Décrire
Dans un amusant dialogue de Bruno Latour avec un étudiant, je relève : « vous pensez que décrire, c’est facile ? Vous devez confondre description et succession de clichés. Pour cent livres de commentaires, d’argumentation, de gloses, il y a seulement un ouvrage de description. Décrire, être attentif aux états de choses concrets, trouver le seul compte-rendu adéquat d’une situation donnée – j’ai toujours trouvé cela incroyablement exigeant. »
→ Cela me renvoie à toutes mes réflexions en cours sur la photographie, grand sujet d’études estival ! À partir d’un cours en ligne très intéressant notamment. Ne pas prendre un « cliché » mais tenter de réaliser vraiment une photo. Ne pas se servir des automatismes qui ne sont que des programmes créés par des ingénieurs en fonction des supposés attentes du plus grand nombre. Débrayer les automatismes, comme on dit si justement. En photo et dans la vie ! Et rater beaucoup bien sûr, en se souvenant de la merveilleuse phrase des Shadocks, « en essayant continuellement on finit par réussir. Donc plus ça rate plus on a de chances que sa marche. ». Petit cadre dans mon bureau depuis des décennies, avec l’image d’un Shadock qui reçoit la boule du bilboquet sur la tête, car rater, ça peut faire mal.
Le point de vue
Dans ce même dialogue, Bruno Latour explique à son pauvre étudiant passablement paumé : « Ce qui est essentiel avec un point de vue, c’est précisément que l’on peut en changer ! Pourquoi en rester prisonnier ? De la position qu’ils occupent sur la terre, les astronomes ont une perspective limitée, par exemple à Greenwich, l’Observatoire en bas de la rivière en partant d’ici – vous devriez y aller, c’est fabuleux. Eh bien, en changeant de perspective grâce à divers instruments, télescopes, satellites, ils sont désormais capables de tracer la carte de la distribution des galaxies dans tout l’univers. Pas mal, non ? Montrez-moi un point de vue, et je vous montrerai trente-six manières d’en changer. Écoutez : pourquoi vous ne laissez pas tomber toute cette opposition entre ‘point de vue’ et ‘vu de nulle part’ ? Et aussi cette différence entre ‘interprétatif’ et ‘objectiviste’ ? Laissez tomber l’herméneutique et revenez à l’objet – ou plutôt à la chose. »
Un peu plus loin : « Si vous pouvez avoir différents points de vue sur une statue, c’est parce que la statue elle-même est en trois dimensions et vous permet, oui, vous permet de tourner autour. Si une chose rend possible cette multiplicité de points de vue, c’est qu’elle est très complexe, intriquée, bien organisée et belle, oui objectivement belle. »
Priorité à l’objet et à la description
« C’est parce que les choses que les gens appellent ‘objectives’ ne sont le plus souvent qu’une série de clichés. Je vous ferais remarquer que nous manquons toujours tragiquement de descriptions ; nous ne savons toujours pas ce qu’est un ordinateur, une routine informatique, un système formel, un théorème, une entreprise, un marché. Nous ne savons presque rien de cette chose que vous êtes en train d’étudier, l’organisation. Comment pourrions-nous être capable de la distinguer de la subjectivité ? Autrement dit, il y a deux façons de critiquer l’objectivité : la première consiste à s’éloigner de l’objet pour adopter le point de vue subjectif humain. Mais moi, ce dont je parle, c’est du mouvement inverse : du retour à l’objet. (...) L’objectivité n’est pas la propriété privée des positivistes. La description d’un ordinateur est bien plus riche et plus intéressante si elle est faite par Alan Turing que par Wired Magazine, non ? Comme nous l’avons vu en cours hier, une usine de savon décrit par Richard Powers dans Gain est beaucoup plus vivante que celle que vous pouvez lire dans les études de cas de la Harvard Business School. Je vous l’ai dit, le but du jeu, c’est de revenir à l’empirisme. »
→ je ne sais pourquoi je pense ici fortement à Walter Benjamin et à ce qu’il dit du récit, de notre manque de récit. Je suis incapable d’argumenter le rapprochement mais il s’est fait et j’en rends compte. Avec un certain pragmatisme ? !
Du trafic de clichés
Bruno Latour encore : « notre business à nous ce sont les descriptions. Tous les autres font du trafic de clichés. Enquêtes, sondages, travail de terrain, archives, documentaires, tous les moyens sont bons – on y va, on écoute, on apprend, on pratique, on devient compétent, on modifie nos conceptions. C’est vraiment très simple : ça s’appelle le travail de terrain. Un bon travail de terrain produit toujours de nombreuses descriptions nouvelles. »
→ Et cela aussi où je serais tentée de remplacer descriptions par livre : Je n’ai jamais vu une bonne description qui aurait ensuite besoin d’une explication. Par contre j’ai lu un grand nombre de mauvaises descriptions auxquelles une addition massive d’ ‘explications’ n’avait rien ajouté. »
Et encore, car c’est décapant : « Ne pas apprendre aux doctorants à écrire leur thèse, c’est comme de ne pas apprendre aux chimistes à faire des expériences. C’est pourquoi je n’enseigne plus rien d’autre que le travail d’écriture. Je ne cesse de répéter la même chose : ‘Décrivez, écrivez, décrivez, écrivez’ ».
La voie moyenne
Si j’en suis venue à ces lectures passablement désordonnées (mais potentiellement porteuses, via une forme de sérendipité), c’est parce que j’ai été fortement retenue par une allusion de Vinciane Despret à la voie moyenne de Bruno Latour. Que je n’ai sur le moment qu’entrevu de quoi il était question et que j’ai souhaité y revenir. Dans l’article « Factures/fractures », Bruno Latour écrit : « Et si la question portait plutôt sur l’absence de maîtrise, sur l’incapacité de la forme active comme de la forme passive à définir nos attachements ? Comment parler avec justesse de ce que le grec appelle ‘la voie moyenne’, forme des verbes qui n’est ni active ni passive ? » Bruno Latour explique que dans cette note il voudrait « explorer quelques-uns des obstacles conceptuels qui rendent difficile la pensée de la forme moyenne » de ce qu’il « appelle depuis quelques années les ‘faitiches’ ». Expression incongrue dit-il qu’il obtient à partir de fait et de fétiche, « dont le premier est l’objet d’un discours positif de vérification et le second d’un discours critique de dénonciation. » « En faisant à nouveau résonner, pour la vérité comme pour la fausseté, pour les faits appréciés comme pour les fétiches critiqués, ce redoublement du ‘faire faire’ que la langue française préserve avant tant de justesse, on déplace l’attention vers ce qui nous fait agir, on l’éloigne de l’obsédante distinction du rationnel – les faits – et de l’irrationnel – les fétiches. (...) Ce qui est mis en branle ne manque jamais de transformer l’action – ne donnant naissance ni à l’objet-ustensile ni au sujet réifié. La pensée des faitiches demande quelques minutes d’habituation, mais, passé le moment de surprise devant leur forme biscornue, ce sont les figures obsolètes de l’objet et du sujet, du fabriquant et du fabriqué, de l’agissant et de l’agi qui paraissent chaque jour plus improbable. » Plus loin : « Deux idiomes, celui de la liberté et celui de l’aliénation permettent d’éviter l’étrange position des ‘faitiches’ capables de vous faire faire des choses que personne, ni vous ni eux, ne maîtrisent. »
Voies passives et actives, encore
Et on relève aussi ici l’humour de Bruno Latour, très présent dans le dialogue avec l’étudiant évoqué plus haut (humour redoutable et terriblement déstabilisant pour le pauvre jeune homme et un peu pour la lectrice, mais celle-ci ne cherche-t-elle pas précisément à être déstabilisée ?) : « On prétendait, quand j’étais jeune, sur le Boulevard St Michel, que ‘le locuteur était parlé par la structure de la langue’ : cela ne faisait rire personne... Ceux qui trouvent trop violent l’usage de cette forme passive, usent d’euphémismes sans pour autant changer de voix : on dira de l’acteur qu’il est ‘conditionné’, ‘déterminé’, ‘limité’ par la société qui l’entoure. Quelle que soit la mollesse de ces termes, on en reste toujours à une répartition entre la voix passive et la voix active, et l’on ne fait que déplacer vers la droite le curseur qui diminue la marge de manœuvre quand on augmente le poids des structures, ou, vers la gauche, on laisse plus de liberté à l’acteur quand on diminue le rôle déterminant de la société. »
Un petit branle
Mon boulot : toucher doucement ce qui dort ou n’a même pas encore été éveillé par le jeu des associations, des échos, des résonances. Sonner un petit branle.
Citation de Sophie Loizeau, aujourd’hui même, dans Poezibao : « la poésie est langage premier, incantation et chant, elle narre et elle méta-narre, elle part en exploration, elle est comme les yeux à facettes de la squille ou mante de mer dont les yeux sont les plus extraordinaires de la création. Avec ça elle peut surprendre le moindre mouvement et se le rapporter pour en faire quelque chose. Elle est munie des mêmes pattes ravisseuses qu'elle détend de façon brutale et imprévisible. La poésie rapporte. »
Vinciane Despret
Voilà un moment que Vinciane Despret est entrée dans le champ de ma conscience. D’abord discrètement, au fil d’une lecture sans doute et via une brève focalisation sur son prénom. Les chemins empruntés, je ne les retrouve pas, mais je sais qu’il y eu des vidéos de la série Les possédés et leur monde. Mon historique YT me permet de constater que dès le mois de mai, j’ai commencé à suivre ces vidéos. Il y aussi dans l’historique une présence forte de Cynthia Fleury, il se peut que l’une m’ait menée à l’autre.
Ces vidéos ont suscité un vif intérêt, parfois même une vraie émotion. Je me suis donc procuré Au bonheur des morts qui m’a accompagnée ces dernières semaines, si occupées, si peu propices à la lecture. Et pourtant, véritable présence de ce livre... et des morts.
Sur le chemin des morts
Le livre ouvre sur un prénom, Georges. C’est un oncle de Vinciane Despret, un tout jeune garçon conduit par son père à la gare. Ils sont en avance, il y a à quai un train pour la même destination, le père incite son fils à le prendre. Cette rame subira un très grave accident dans lequel seul George et un de ses amis seront tués. Cette histoire refait surface dans la vie de la philosophe et psychologue belge et la pousse à explorer tout un nouveau monde.
En exergue : « Au moment où un individu meurt, son activité est inachevée, et on pourra dire qu’elle restera inachevée tant qu’il subsistera des êtres individuels capables de réactualiser cette absence active, semence de conscience et d’action. Sur les individus vivants repose la charge de maintenir dans l’être les individus morts dans une perpétuelle nekuia » (Gilbert Simondon, cité p. 10)
Mais quid de la nekuia ? « La Nekuia ou Nekyia (du grec ancien Νέκυια, parfois francisé en « néquie », de νέκυς / nékus/nékys, « le mort, le cadavre ») est un rituel sacrificiel lié à la mythologie grecque et ayant pour but d’invoquer les morts dans un nécromantion. C’est aussi en particulier le titre donné au chant XI de l’Odyssée relatant l’invocation du défunt devin Tirésias par Ulysse qui, cherchant désespérément à rentrer à Ithaque, reçoit de Circé le conseil d’aller consulter le devin thébain à propos de l’avenir de son périple (fin du chant X). Tirésias étant mort, Circé initie Ulysse aux secrets d’un rituel qui lui permettra de communiquer avec lui malgré tout. Il ne faut pas confondre la Nekuia avec une catabase, qui désigne la descente aux Enfers de dieux et de héros tels qu’Hermès, Perséphone, Dionysos, Héraclès, Orphée et d’autres. En effet, Ulysse ne descend pas aux Enfers, ce sont les morts qui, invoqués par le rituel, viennent lui parler depuis le royaume d’Hadès. » (source)
Ah le travail du deuil
Il faut le rappeler, dit Vinciane Despret, « l’idée que les morts n’ont d’autre destin que l’inexistence atteste d’une conception de leur statut très locale et historiquement très récente. Elle s’est imposée avec une telle force qu’elle est devenue, chez nous, conviction officielle. » (...) Cette conception officielle est donc devenue ‘la’ conception dominante ou plutôt, devrait-on dire, la conception ‘dominatrice’ dans la mesure où elle écrase les autres et leur laisse peu de place. Symptôme de cette domination, la théorie du deuil est devenue une véritable prescription : ‘On doit faire le travail du deuil’ ».
Que de clichés en effet, autour de cette notion. Inutile d’insister, il suffit de brancher n’importe quel média. Je repense, écrivant cela, à la belle note publiée ce matin, une note de Jean-Nicolas Clamanges à propos d’un livre de Claude Favre : livre d’une archéologie d’une amnésie en cours, propos auxquels souscrirait sans doute Vinciane Despret ! Sont dénoncés là tant de formules toutes faites, de clichés de langue. Faire son deuil en fait partie. Et en gros, cela consiste à arriver à se débarrasser, plus ou moins vite, de la mémoire du mort. « Toutefois, cette conception laïque, ‘désenchantée’, a beau avoir réussi à occuper le devant de la scène et alimenter les discours savants, il n’en reste pas moins que d’autres manières de penser et d’entrer en relation avec les défunts continuent, certes sur des modes plus marginaux, à nourrir des pratiques et des expériences. (...) Nombreuses, très nombreuses, sont les personnes qui continuent à créer et à explorer, de manière souvent inventive, des rapports avec leurs morts. » (13)
De combien de façons peut-on dire que l’être existe
« Doit-on dire qu’un rocher ‘existe’ de la même manière qu’une âme, qu’une œuvre, qu’un fait scientifique ou qu’un mort ? Tous existent, répond Latour [autre champ d’exploration plus ou moins sporadique de cet été], mais aucun ne se définit selon la même ‘manière d’être’. Déterminer chacune des façons dont chacun de ces êtres peut être dit exister, c’est statuer, pour chacun, sur son mode d’existence propre, sur la manière dont il peut être dit ‘réel’. Interroger le mode d’existence d’un être, c’est situer celui-ci dans le registre de vérité qui lui convient (...) mais c’est également l’inscrire dans le rapport créateur qui a présidé à son instauration. C’est le problème que Souriau a posé dans le champ de l’esthétique : qui est l’auteur d’une œuvre ? (16)
Oui qui est l’auteur d’une œuvre ?
« L’œuvre en quête d’existence appelle le peintre, le poète ou le sculpteur, et celui-ci va se dévouer pour la mener à sa pleine réalisation, pour l’accomplir en tant qu’œuvre. En d’autres termes, le tableau, la sculpture ou le poème à faire réclament une existence ; l’artiste, et c’est ce qui définit son rôle et ses obligations, accède à cette demande, il va explorer à partir d’elle et répondre ou, plus précisément, se rendre capable de répondre à ce qu’elle exige. C’est cela ‘instaurer’ une œuvre, la conduire d’‘œuvre à faire’ à son existence d’œuvre accomplie. » (17)
→ peut-être à rapprocher de cette idée qui m’a souvent traversée que mon P’tit Bonhomme réclamait à nouveau l’existence, le personnage, le livre de Jules Verne si méconnu. Un concours de circonstances a fait que je me suis trouvée sur le chemin de cet appel, que j’y suis devenue sensible et qu’il m’ait donné la force d’envisager enfin un livre.
Au fondement du livre
Il y a cette remarque : « affirmer que les morts ont des ‘manières d’être’ qui en font des êtres bien réels dans le registre qui est le leur, qu’ils manifestent des modes de présence qui comptent et dont on peut sentir les effets, c’est s’intéresser au fait qu’il y a eu, à chaque fois, un ‘être à faire’ et un vivant qui a accueilli cette requête. » (17)
→ On est bien loin me semble-t-il du détricotage de tous les liens avec un mort prôné par le travail du deuil !
Georges encore
Ce programme, Vinciane Despret l’accomplit en rédigeant son livre autour d’une sorte de trame essentielle, à savoir son enquête sur la mort de ce parent, Georges. Elle réalise qu’on en sait très peu dans sa famille, qu’on a peu gardé mémoire des faits et elle va mener une vraie enquête pour tenter de redonner vie à Georges. Quand et où a eu lieu cet accident, notamment ? L’histoire familiale de Vinciane vient par étapes qui ponctuent son travail d’enquête auprès de tous ceux qui entretiennent des liens avec des disparus. Maints témoignages recueillis, des lectures, des films, avec ce beau programme de toujours suivre les recommandations faites par ceux qui l’entourent dans la vie et dans son travail (je suis en partie ces recommandations mais il faut, pour moi, y ajouter les recommandations que les livres se font entre eux, lire Vinciane Despret parce que j’ai lu Cynthia Fleury ou lire Bruno Latour « à cause de » Vinciane Despret. Je suis aussi extrêmement sensible au scrupule avec lequel V. Despret cite toutes ses sources, même anonymes. Il y a là une sorte de respect profond de la vérité du dire de chacun. Une manière aussi de « faire exister ».
Un travail anthropologique
Au cœur de ses enquêtes, le travail anthropologique de Heonik Kwon, qui étudie les relations des vivants et des morts dans le Vietnam contemporain. « C’est cela se laisser instruire : se laisser mobiliser par le type de saisie particulière qu’exige la situation – dans le cas de Kwon, honorer le problème, c’est lui donner une suite et se laisser conduire à partir d’elle. » (29). Ne pas partir d’une idée pré-conçue en cherchant à tout prix à faire entrer les faits, souvent au prix de graves distorsions dans le cadre posé à priori, mais ici aussi, se laisser déstabiliser. Faire preuve de tact ontologique ! « Kwon, dans sa pratique, cultive une vertu essentielle dans ces situations : le tact ontologique. Il prend soin de ce qui confère à la situation sa puissance d’exister. En d’autres termes, l’exigence à laquelle Kwon soumet son enquête, c’est d’accepter que les questions n’appellent ni explication ni élucidation. Ce sont des énigmes, c’est-à-dire des débuts d’histoires qui mettent ceux qu’elles convoquent au travail sur un mode très particulier : qu’est-ce qu’on fait avec cela ? À quel type d’épreuves est-on appelé et quel régime de vitalité rendra possible de se laisser saisir par elles ? On se laisse conduire, comme le fait Kwon, à d’autres événements et à d’autres histoires, en fabulant qu’ils et elles vous attendaient. Et que l’énigme en était à la fois la clé et le guide. On se laisse instruire, en acceptant de se trouver au point de connexion, ou d’être le point de passage de deux ordres de réalité différents. » (29-30)
→ et peut-être est-ce aussi cela que tente de faire le Flotoir ?
Une petite couche supplémentaire ? : « Se laisser instruire. Faire d’une histoire une matrice narrative. Une machine à faire des histoires de proche en proche, une matrice d’histoires qui se fabriquent au départ des précédentes et qui, de ce fait, se connectent les unes aux autres non sur un fil, mais de telle sorte à former une toile – c’est ce qu’on pourrait appeler écrire en trois dimensions ; n’importe quel point de la trame peut donner naissance à une nouvelle direction narrative. Chaque maille qui se crée vous conduit à la suivante, ou à une autre, selon la connivence des motifs. » (30)
Enquête
À partir de ces prémices, le projet de Vinciane Despret s’est précisé et elle en informe clairement ses interlocuteurs en leur expliquant qu’elle mène une enquête sur la manière dont les morts entrent dans la vie des vivants et comment ils les font agir.
Font agir ? Faire faire ??? ne voilà pas en effet l’idée de la voie moyenne de Bruno Latour. Qu’est-ce que les morts font faire aux vivants qui veulent bien les écouter ? Il y a une vraie inventivité des morts et des vivants, dans leur relation. Elle ne s’attarde pas pour savoir si tout cela est fantasme ou vérité, elle insiste sur le fait qu’il y a quelque chose qui se crée et c’est sur cela qu’elle porte son regard, ou plutôt autour de cela qu’elle va susciter la relation d’histoires. « Quant à moi, j’emporte toujours avec moi un mouchoir de mon père. En cas de chagrin, c’est à présent lui qui me console », ajoute-t-elle, donnant ainsi une existence aussi concrète que tendre à son travail.
Des conseils, en un lieu de très grande intelligence
Je l’ai déjà évoqué, elle recueille moult conseils et elle décide de les suivre. Elle écrit : « chaque personne avait au moins un conseil à donner. Tu devrais lire..., tu devrais voir..., tu devrais aller... Je n’ai jamais, pour aucune de mes recherches, reçu autant de conseils, des conseils pertinents. J’avais trouvé un lieu de très grande intelligence. Alors j’ai décidé de me soumettre à une contrainte. En septembre 2007, j’ai pris la décision que, pendant un an, jour pour jour, j’allais faire précisément tout ce que les gens me diraient de faire, sans qu’ils le sachent. » (33)
Il lui fallait se laisser travailler et instruire. Merveilleuse méthode ! Et dit-elle, formidable manière de « rompre avec les explications » ! Il faut véritablement résister au pouvoir de l’explication. Suivre les choses telles qu’elles se présentent. Apprendre de leurs connivences et de leurs frictions.
→ et ce mot de Frictions de me renvoyer au titre de ce livre lu d’une manière étrange, par petits bouts, par encore terminé, mais toujours là, prêt, dans ma liseuse, Frictions, d’Anne Tsing Lowenhaupt dont il fut question, déjà, dans ce Flotoir.
Trop de chercheurs en sciences humains cherchent à expliquer, en appliquant leur grille à eux, sans trop de soucier des manières ‘justes’ et partageables de partager leur expérience Ce qui renvoie à l’échange évoqué plus haut entre Bruno Latour et un étudiant fictif. Vinciane Despret dit de ces chercheurs qu’ils sont fidèles au programme de désenchantement.
Tiens, tiens
Évidemment je sursaute en lisant cela, Vinciane Despret disant se souvenir « qu’une enquête récente auprès de ce qu’on appelle le ‘tout-venant’ et demandant à ces personnes si elles entendent des voix ou voient des choses que les autres ne voient pas, a reporté que statistiquement, ceux qui connaissent ce genre d’expériences ont des dons reconnus en musique, en art et en poésie. (56)
Veiller sur ce qui importe
Je me demande si ce n’est pas central pour moi. C’est le titre du chapitre 4 de Vinciane Despret, ce pourrait être un titre de Cynthia Fleury et il évoque en effet son « Ce qui ne peut être volé.
« Se souvenir n’est pas un simple acte de la mémoire, on le sait. C’est un acte de création. C’est fabuler, légender, mais surtout fabriquer. C’est-à-dire instaurer. » (66)
Prendre les êtres au sérieux
Ne pas prendre les êtres au sérieux, un dire au sérieux, une souffrance au sérieux, dès l’enfance j’ai compris que c’était refuser l’existence à ces êtres, à ces dires (souvent fortement intriqués). « L’erreur est de ne pas prendre les êtres au sérieux. Renvoyer les motifs ou les causes de la relation entre les morts et les vivants à l’ère spectrale, c’est ne prendre au sérieux ni les morts ni les vivants qui les soutiennent dans leur existence, qui leur parlent, qui les accueillent dans leurs rêves, qui leur écrivent, bref, qui apprennent à répondre à leurs sollicitations. » (75)
Ce qui nous touche
« Ce qui touche, je l’ai appris, et c’est une dimension importante de l’écologie des sentir, demande relais, reprise : ‘Passe ce qui touche, touche d’autres à ton tour.’ Ce qui nous touche relève de l’écologie du viral ; faute d’hôtes, ce qui touche s’étiole, et ne pourra plus toucher personne. Ce qui touche nous requiert. » (78)
→ C’est cela aussi veiller sur ce qui importe en le détectant par ce qui touche.
Des modifications de la conscience
Bien comprendre que chez Vinciane Despret, il n’y a nulle trace d’ésotérisme, mais une écoute et une enquête.
Elle écrit : « Les modifications de conscience ouvrent la conscience à un autre plan de réalité et nous pouvons seulement dire qu’elles font sentir ce qui s’y trame ou, plus précisément, qu’elles répondent à l’appel de sentir ce qui s’y trame. Elles constituent, à cet égard, une énigme. Tout comme l’inspiration. Et les rêves. Énigme, inspiration, rêve : trois sites au sein desquels se produisent des interpellations, des apostrophes, des mises au travail de la pensée. » (87-88)
Musique, Kodaly, Delalande, Britten
Difficultés à dormir en ce moment et hier soir, grande séance musicale au casque en piochant dans les « découvertes » de Qobuz. J’ai ainsi écouté Kodály, Suite Hary Janos, orchestre philharmonique de Budapest, dir. János Ferencsik, épatée par la vitalité de sa musique et la richesse de l’orchestration. Puis le très beau De Profundis de Michel-Richard Delalande, vieille version de Michel Corboz (1970) avec l’ensemble vocal et instrumental de Lausanne. Très belle soprano et magnifique hautbois. Et enfin deux mélodies de Britten, arrangement de mélodies Folk. Beaucoup aimé les deux premières chantées par Philip Langridge. Moins les suivantes chantées par Felicity Lott, qui « crie » un peu selon moi. Le pianiste est merveilleux, c’est Graham Johnson. Parcouru un peu le livret, il y a plusieurs CD et c’est une mine. Le tout premier morceau, The Salley Gardens est sur un poème de Yeats.
À propos de Kodály : « Kodály a tiré une suite orchestrale de l'opéra (créée par Willem Mengelberg en 1927), qui fait partie des morceaux les plus populaires de la musique classique hongroise, avec l'emploi du cymbalum, un instrument traditionnel hongrois. La suite comme l'opéra commencent par un "éternuement musical". Comme l'expliquait Kodály, ‘Selon la superstition hongroise, si une affirmation est suivie de l'éternuement de l'un des auditeurs, c'est considéré comme une confirmation de sa vérité. La Suite commence par un éternuement de ce genre !’ »
Selon le compositeur, ‘Háry János est la personnification de l'imagination du conteur hongrois. Il ne raconte pas de mensonges, il imagine des histoires, c'est un poète. Ce qu'il raconte n'est peut-être jamais arrivé, mais il l'a vécu dans son esprit, c'est donc plus réel que la réalité.’ »
→ J’avais tout à fait eu le sentiment d’une histoire racontée, qui m’a fait penser un peu parfois par ces retournements de situation abrupts au Till Eulenspiegel de Richard Strauss.
Quel écho !
Lisant un petit livre très amusant (on rit jaune parfois) de Julien Blaine, qui « présente quelques-uns de ses amis Animaux & artistes », je tombe sur ce texte de Laurent Cauwet qui entre en résonance avec toutes mes recherches actuelles (Descola, Latour, Despret). « Parce qu'elle a décidé de régner en maître sur la nature, il y a seulement quelques millénaires, une minorité de l'espèce humaine a consacré son intelligence à bâtir un socle de pensées, de règles et de lois sur un unique mensonge : que la nature lui appartenait – et qu'il lui appartenait donc de la contrôler, de la domestiquer, de la ruiner le cas échéant, si tel est le prix pour en tirer bénéfice.
Également, cette même minorité a décidé de se séparer de l'espèce animale – quitte à risquer la dérive – afin de mieux la domestiquer, l'asservir et l'exploiter, ou de la combattre, si elle s'y refuse.
Pour mener à bien cette opération de prédation une guerre implacable a été menée contre tous ceux et toutes celles entretenant un échange avec la nature et ses habitants : sorciers et sorcières, druides, alchimistes, astrologues, captivants et captivantes, chamans et chamanes, charmeurs et charmeuses, enchanteurs et enchanteresses, ensorceleurs et ensorceleuses, envoûteurs et envoûteuses, féticheurs et féticheuses, guérisseurs et guérisseuses, incantateurs et incantatrices, invocateurs et invocatrices, mages, marabouts, vaudous, nécromants et nécromantes, thaumaturges.,.. des terres d'Afrique, des Amériques, des Orients, ou de nos cultures occidentales devenues orphelines ; contre tous ceux et toutes celles qui, en lien direct et constant avec leur environnement, ravivaient sans cesse le lien entre l'espèce humaine et la terre, offrant à tous et toutes en partage la recherche du mystère – mystère qui n'est pas croyance mais savoir en constant devenir, science des origines. Aujourd'hui cette minorité de l'espèce humaine est devenue légion, elle continue son combat en suicidant notre univers, par la destruction systématique de la nature et du monde animal, et en effaçant de nos mémoires cette science du mystère qui nous relie à la terre. Pourtant, quelques rescapés, tribus entassées dans des réserves, errantes et errants sans terre, personnes enfermées dans des asiles où des camps... – multitude désorganisée, composée de ceux qui sont nommés sauvages, barbares et déments – se souviennent et continuent, toujours et encore, armés de leurs 5 sens (la vue, l'odorat, l'ouïe, le toucher, le goût) et alliés aux 4 éléments (la terre, l'eau, le feu, l'air), à se dresser contre cette politique de la séparation. » (Laurent Cauwet in Julien Blaine présente quelques-uns de ses amis Animaux-&-artistes, Les Presses du réel, coll. Al Dante, 2022, p. 6-7).
Une formidable capacité
Formidable capacité qu’il faudrait sans cesse développer que celle évoquée par Keats et dont nous parle Vinciane Despret dans Au bonheur des mots : negative capability, la capacité négative, autrement dit « le fait d’être en paix avec l’ambiguïté, de rester avec la difficulté des contradictions et du non-savoir, d’accueillir la pluralité des versions ». (C’est dans une lettre de Keats à ses frères, le 27 décembre 1827, proposée dans Lettres, traduction de Robert Davreu, Belin, 1993). (89)
Les rêves
« (...) dans les rêves, ces merveilleux dispositifs à appâter ou à collecter les signes et à toucher d’autres mondes. » (89) ou encore : « Faire rêver. C’est l’un des modes privilégiés par lesquels les morts prennent soin des vivants, les mettent au travail de l’énigme, font bifurquer le cours de leurs actions, les incitent à rompre avec les habitudes, les obligent à une autre appréhension des choses. » (91)
Et il faut se garder d’interpréter, dit Vinciane Despret. Il faut accueillir l’idée que « les rêves n’ont rien de personnel et qu’ils peuvent se rêver à plusieurs, se répondre ». (107)
Porosité de l’âme
Le chapitre 7 d’Au Bonheur des morts s’intitule « Faire confiance aux esprits ». Et bien évidemment, dans notre éducation, tout va à l’encontre de cette idée ! Citation, superbe, de Michaux, en exergue : « Le laisser faire. Le laisser achever. Donner des vacances à la conscience. Quitter la fâcheuse habitude de tout faire par soi-même. L’important (dans l’ordre de la pensée), il faut au contraire toujours le laisser inachevé. Attendre son éclairage. Sacrifier l’homme premier qui nous fait vivre en mutilés. Faire revenir le daïmon. Rétablir les relations. » (in Connaissance par les gouffres). Cité p. 126.
En 1979, j’avois choisi pour Exergue d’Empreintes de la couleur, le livre que nous avions fait ensemble, mon père (photos) et moi (textes) une citation de Bachelard : « La vie réelle se porte mieux si on lui donne ses justes vacances d’irréalité. » !
Il est question de spiritisme dans ce chapitre et c’est une belle invite à mettre en pratique toutes ces suggestions semées au long du livre d’oublier un peu nos préjugés, de sortir de notre rigide rationalité, qui nous fait passer à côté de tant de réalités.
Porosité de l’âme dit Vinciane Despret proposant « d’amplifier les capacités de sentir, explorer les variations dans les manières d’être présent. » (131)
Invite à ceux qui restent : « ceux qui restent sont mis au travail. Ils acquièrent les arts de l’affût ; ils s’initient à l’éthologie de ceux qui ne sont plus et aux manières de les accueillir. Ils repartent avec des invitations auxquelles répondre, des biographies à remettre à jour, des récits à nourrir. Des histoires à prolonger et à accomplir. » (147)
→ Ce serait alors peut-être cela le devoir envers les morts, plus que d’aller se recueillir tous les ans le ‘jour des morts’ sur les tombes. Entretenir en soi le souvenir, voire une forme de dialogue avec ceux qui sont partis ; continuer les histoires ou les inventer (au sens archéologique) comme le fait Vinciane Despret à propos de l’histoire de son oncle Georges qui vient ponctuer en interludes tous ses chapitres. Comme le fait un écrivain comme Eric Villeneuve et tant d’autres. Qui donnent présence à ceux qui sont absents.
Sur le récit
Et là je trouve de nouveau un écho avec Walter Benjamin en son récit Le Narrateur : « Les histoires font, et elles font que quelque chose se passe. Elles créent. Elles sont sensibles et elles touchent. Elles font exister des choses et des mondes, elles métamorphosent, mais surtout, elles sont des expériences. » (165)
Elle poursuit, donnant ainsi une profonde assise à tout son livre : « je deviens moi-même relais de cette présence et de cette expérience. Je ne la raconte pas, je la fais passer. Les histoires gardent la présence présente, le mort vivant. Les histoires insistent à la reprise. Elles re-suscitent des vacillements. Ce sont des performances. » (166)
Benjamin : « L’expérience transmise oralement est la source où tous les narrateurs ont puisé. »
→ si l’on regarde cet entretien avec Vinciane Despret, il est manifeste qu’elle a inventé pour ce livre une nouvelle manière d’écrire.
Et cela enfin, qui me renvoie à l’expérience de l’écriture de mon P’tit Bonhomme de chemin : « les récits cultivent l’art de prolonger l’expérience de la présence. C’est l’art du rythme et du passage entre plusieurs mondes, l’art de faire sentir plusieurs voix. Vaciller, marcher au milieu, un vrai milieu, pas celui d’une ligne, mais celui de lignes multiples. » (166).
→ les voix multiples, les voies multiples, les chemins de traverse, les personnages secondaires mais essentiels qui viennent combattre l’univocité du récit, qui tentent de le rendre plus profond, plus vivant
Ethologie et cie
Écouté hier soir deux podcasts d’une série avec Vinciane Despret. Elle est vraiment très humaine, drôle, raconte ses histoires sans prétention et tranquillement, ses études passablement chahutées, son séjour en Caroline du Nord chez des pasteurs évangélistes après son bac, ses études de philo poussiéreuses et de psycho, aveu que la psychologie humaine ne la passionne guère, découverte de l’éthologie. Etc. Et merveilleux portrait d’une professeur de français qui comprenant qu’elle a affaire à une classe d’élèves en difficulté, décide de ne pas appliquer le programme mais leur concocte une année Cocteau, qui fut un éblouissement pour Vinciane.
Kafka
« La splendeur de la vie est à jamais en chacun de nous, dans l’attente, dans toute sa plénitude, mais voilée à la vue, au fond, invisible, lointaine. Elle est là, cependant, pas réticente, pas sourde. Si vous l’invoquez par le bon mot, par son bon nom, elle viendra. »
→ relevé sur Twitter (il n’y a pas que des horreurs sur Twitter, même si elles se taillent la part du lion), compte Poetry week-end : c’est un extrait du Journal de Kafka.
Tour d’horizon
Je lis le très beau Tour d’horizon de Kathleen Jamie, plusieurs histoires fortes, une aurore boréale, un chantier de fouilles sur un « henge » en Ecosse, des séances avec un anatomopathologiste, assez impressionnante. Chaque histoire est fortement caractérisée, curieusement je ne les appellerais pas nouvelles, plutôt essai-récit, voire conte.
Fragile
Belle remarque de Jean-Pascal Dubost, dans cette lettre à Christophe Manon, à propos de l’écriture de ce dernier : « fragilité d’une pensée glissée dans une parole incertaine (aucune certitude ne verrouille tes poèmes), où le réflexif et l’inquiet prédominent »
Je relève cela aussi : « Nous ne sommes que provisoires sur cette terre, ‘errant dans ces lieux/comme il est juste et bon avec/pour seule compagnie/la longue théorie des morts sous le vol/aveugle des martinets dans le matin’. Est-ce pour cette raison que tu considères que ‘Humble et noble est le métier/de vivre’ ? Face aux traumatismes planétaires, l’homme lucide ne peut que constater la ruine et sa fugace condition, constater le fragile et précaire métier de vivre. »
Cela aussi, que j’appliquerais volontiers à mon propre travail (celui de Poezibao) : « Je crois qu’il y a une forme d’humanisme en toi, celle de vouloir rallier l’humain à ta cause bénévole, en l’éclairant des lumières de la poésie, à dire quasi que la poésie est joie. La ruine du monde n’entraîne pas à tes yeux la ruine de la beauté (tout en se demandant, en tant que lecteur, si tu ne trouves quelque beauté dans la ruine du monde...), ‘nous sommes alors tout prêts/à croire à la beauté des choses’», écris-tu. Tu veux entraîner le lecteur, l’homme, dans cette conviction. Comme si tu avais une certaine foi en l’homme malgré tout. »
Camus
Jean-Pascal Dubost, dans cette même lettre à Christophe Manon cite Camus, une citation qui peut éclairer considérablement notre présent si lourd, difficile, trouble : « Albert Camus lors de sa remise du prix Nobel de Littérature à Stockholm en 1957, exprimait avec force qu’il faut ‘se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’œuvre dans notre histoire’, et qu’il faille pour l’écrivain, ‘entre la douleur et la beauté », construire une œuvre qui s’oppose au « mouvement destructeur de l’histoire’ ».
Note de passage
Une note de lecture devrait être un centon.
Tour d’horizon
Commencé hier Pouvoirs de la lecture de Peter Szendy que j’ai chargé sur ma liseuse et avancé encore dans le beau livre de Kathleen Jamie, Tour d’horizon. Il est question de baleines et notamment du Musée d’histoire naturelle de Bergen, en Norvège, qui abrite la Hvalsalen, une extraordinaire salle où sont conservées pas moins d’une vingtaine de squelettes de baleines !.(On peut l’écouter lire quelques pages du livre, dans le Musée).Ce sont de courts récits d’expériences fortes en lien avec les animaux, la nature. A la fois clos sur eux-mêmes dans leur conception, des petites entités autonomes, presque des poèmes en prose, ou plus exactement des récits poétiques, avec une exceptionnelle finesse d’attention et un grand pouvoir de description, une posture très juste me semble-t-il par rapport au monde. Une relation juste elle aussi de l’interaction entre ce qui est vu, ce dont on fait l’expérience et ce que cela fait au corps, au cœur et à l’âme.
Qui est Kathleen Jamie
Poète et essayiste écossaise, Kathleen Jamie est née en 1962. Elle grandit à Currie, près d'Édimbourg. Elle étudie la philosophie à l'Université d'Édimbourg, publiant alors ses premiers poèmes. Son écriture est ancrée dans le paysage et la culture écossaise et couvre les voyages, les problèmes des femmes, l'archéologie et les arts visuels. Elle écrit en anglais et parfois en écossais.
Elle vit dans le comté de Fife au nord-est de l'Écosse. (source)
Tour d'horizon, traduit par Ghislain Bareau, éditions La Baconnière, Genève, a été publié en 2019 et vient de paraître en poche. Très jolie édition au demeurant, une couverture vert pâle avec des graphismes jaunes qui sont des graffitis préhistoriques de la grotte de la Cueva de la Pileta à Malaga en Espagne. Graffitis que l’on retrouve, sur fond grisé, à l’orée de chacun des quatorze chapitres.
Pouvoirs de la lecture
Thème central pour moi, objet d’un futur livre, qui sait ? en tous cas les matériaux s’accumulent. Les portraits de lecteurs aussi. Surtout photographiques, mais hier j’ai éprouvé le travail du temps sur certaines de ces photos et ressenti l’aura de mystère engendrée par ces lecteurs, ces injoignables comme les appelle Siegfried Plümper-Hüttenbrink avec qui très régulièrement nous dialoguons sur ce thème.
Dialogue
Dans l’introduction du livre de Peter Szendy, éditions de la Découverte, je lis : « Cette archéologie du lire dialogue avec nombre de théories de la lecture, de Hobbes à de Certeau en passant par Benjamin, Heidegger, Lacan ou Blanchot. Mais elle s’attache aussi à ausculter, d’aussi près que possible, de fascinantes scènes de lecture orchestrées par Valéry, Calvino ou Krasznahorkai. » (p. 3)
→ Je ne sais pas si c’est à une archéologie du lire que je m’intéresse le plus, il me semble que je suis plutôt dans une phénoménologie du lire. Sur un mode littéraire plus que savant. Et multipistes comme toujours chez moi.
- As-tu commencé à lire ?, demande l’auteur, à sa lectrice, à son lecteur, d’entrée de jeu ! « Peut-être n’est-ce pas encore toi qui lis, ou peut-être n’est-ce déjà plus tout à fait toi, va savoir, ça lit en toi et tu écoutes celle, celui ou cela qui, en toi, lit. » (6)
La zone grise
« De la lecture murmure, là, sur le seuil du texte en attente que tu lui prêtes ta voix, ou peut-être plutôt que tu reconnaisses comme tienne cette voix à peine audible qui frémit dans la zone grise où de la lecture est déjà en route, déjà en train, à la façon d’un mouvement que tu attraperais au vol. C’est cette zone grise de la lecture que nous allons arpenter ensemble. Cette zone où il y a de l’avance (et du retard, donc), de la tension qui tire la voix dans un sens (et dans l’autre), la rendant loose, selon un mot de Hobbes auquel nous prêterons l’oreille, loose, c’est-à-dire déliée, détachée du texte car se portant déjà au-delà de lui ou traînant encore en deçà. » (p. 6)
Peter Szendy, Pouvoirs de la lecture, La Découverte, 2022
Et à Siegfried précisément, je viens d’envoyer cette autre citation : « Tu lis ces lettres, ces mots qui se lèvent en un chant intime que personne n’entend sauf toi. Nous en parlerons, de cette voix, une ou multiple, nous tendrons longuement l’oreille vers son énigme. Écoute : ce n’est pas la tienne, ni la mienne d’ailleurs, ni la sienne. C’est la voix à peine vocalisée de ta lecture intérieure. C’est peut-être la voix du texte qui (se) lit silencieusement en toi : lectio tacita, lecture tacite, comme disait joliment Isidore de Séville dans ses Sentences (III, 14, 9). » (p. 7).
Passé par là
Il en a déjà souvent été question dans ce Flotoir, cette expérience, qui parfois fait sursauter, lorsque l’on découvre dans un livre le passage d’une lectrice, d’un lecteur, avant soi. Une tache, un graffiti, une annotation. Surtout dans les livres empruntés à la bibliothèque, achetés d’occasion... Cette expérience Peter Szendy la connait bien aussi ! : « J’ai toujours aimé (...)partager mes lectures. Ou plus exactement : il y a quelque chose qui me fascine dans l’idée qu’elles sont déjà partagées. Car ce n’est pas tant que j’aime en parler (ça peut m’arriver), mais plutôt que j’éprouve un singulier enthousiasme à découvrir la trace d’autres lecteurs qui s’est pour ainsi dire déposée ou imprimée sur ce que je lis. Ce sont des marques parfois discrètes, comme des ponctuations apposées par celui ou celle qui a lu avant moi, qui est déjà passé par là. Je me souviens par exemple, non sans émotion, du merveilleux moment passé à feuilleter des livres dans la bibliothèque de Jacques Derrida, acquise par l’université de Princeton et récemment déménagée là-bas. Sur nombre de pages, il y avait tantôt un trait léger dans la marge ici ou là, tantôt une expression à peine soulignée : tracés cursifs d’un phrasé lisant, en quelque sorte, scansions presque invisibles d’un rythme de lecture. »
→ Lu non sans tristesse, à penser que la bibliothèque de Derrida est partie outre-Atlantique. Nous ne manquons pourtant pas de lieux pour accueillir de tels ensembles, si importants pour la pensée.
Vocalisation
S’il relève le fait que les neurosciences parlent de subvocalisation, Peter Szendy s’attache surtout au fait que la lecture tacite n’est qu’un phénomène au fond relativement récent, que la lecture à haute voix fut prédominante pendant des siècles. Il veut s’attacher à retracer l’histoire de ces lectures bruyantes, antiques ou plus récentes pour y « déchiffrer les enjeux des micro pouvoirs à l’œuvre dans l’activité lisante, comme s’ils avaient été avalés, en quelque sorte, incorporés dans notre for intérieur. » (14).