Flotoir du 12 octobre au 22 novembre 2022
Depardon
De la lettre quotidienne, souvent très riche d’enseignements, de Jean-Christophe Dichant, j’extrais ces mots : « En 1980, lorsqu'il tourne son documentaire dans l'asile de San Clemente proche de Venise, Raymond Depardon écrit ceci :
‘La lumière, c’est le bonheur, et le cadre, c’est la douleur.’
La lumière, c’est le bonheur parce qu’on est des chasseurs de lumière, l’essence de la vie repose sur ça.
Mais il faut donner un point de vue, faire des choix, et de là vient le cadre. » (site de J.C. Dichant)
Ce conseil donc dans la même lettre : « Ce qu'il faut toutefois retenir de cette citation, c'est que vous devez toujours avoir deux choses en tête lorsque vous faites des photos.
Le cadre, déjà, sans limites comment composer vos images ?
La lumière, aussi, car elle dicte le résultat final. »
→ Nous entrons dans cette saison souvent miraculeuse pour la lumière qu’est l’automne, lumières plus douces, plus basses, parfois gorgées d’humidité ou de pluie. Lumières qui sculptent les masses, les reliefs, qui font vivre les bâtiments, même ceux qui nous semblent très banals.
Feuilletant en Bretagne d’anciens Cahiers du refuge, j’ai d’ailleurs recopié un long extrait d’un article sur le « photographe des poètes », Jean-Marc de Samie, un peu dans l’idée d’en envoyer certains passages à JC Dichant.
La mort, la lumière
« Ensuite elle mourut de manière inattendue comme on dit
passa lointaine à jamais
sauf dans l’air, et quelque part proche
du lit de mon cœur »
Alice Notley, traduction inédite de Jean-René Lassalle.
Flotoir
Oui Flotoir te nourrir de ce que je croise, nous sommes un bateau, n’est-ce pas, un radeau de fortune, une embarcation vaillante qui peut traverser des périodes de calme plat comme des phases bien agitées.
Le vrai savoir
Fascinée par le savoir, par les savoirs, cherchant depuis l’enfance à les accumuler, non sans une tendance clairement boulimique, je suis sensible à cette remarque si juste d’André Hirt, dans une note de Muzibao : « Le vrai savoir, ainsi peut-on le formuler, le seul véritable savoir au demeurant, est celui qui est incorporé. Le savoir est inconscient, ou, si l’on préfère, il ne relève pas ni ne recourt à la dynamique de la conscience. C’est alors le corps du musicien qui s’étend tout en se spiritualisant. »
Poche de silence intérieur
Comme une poche de silence, poche de kangourou ? pendant un bref instant, à habiter, comme le bébé kangourou... cela vient de l’écoute d’une très belle émission de l’heure bleue de Laure Adler qui recevait Hélène Cixous, à propos de la sortie de son dernier livre. Il n’a été question que de revenants, de porosité des mondes entre les vivants et les morts, avec comme compagnons Virginia Woolf dont on entend la voix à un moment et c’est infiniment émouvant ou Shakespeare, notamment à la fin où le prince Hamlet traite le roi Hamlet de vieille taupe, old mole. J’ai retrouvé la Cixous des séminaires récemment suivis, avec les références aux condamnés à mort, celui de Hugo et celui de Dostoïevski. Cela vient, cette poche, aussi des voix. Et de nouveau cette expérience, de la modification physique manifeste quand je passe de l’écoute des voix, ici celles de Cixous et de Laure Adler, à la musique, ici Zefiro de Monteverdi. Un vrai changement de régime d’être, de manière d’être au monde, à explorer beaucoup plus à fond et dont je perds conscience lorsque je suis dans une écoute prolongée de la musique.
Transition de phase
Car ce qui me frappe, me passionne, m’émeut c’est la transition de phase, et ce n’est pas un hasard si j’ai été autant retenue aussi par ce qu’Hélène Cixous dit de cet instant incroyable entre vie et mort que certains vivent, Blanchot par exemple dont elle a beaucoup parlé récemment dans son séminaire. Et voilà que surgit aussi, et elle, Hélène l’accueillerait comme il vient, dans le mouvement de l’écriture, voici que surgit Omar Raddad, le jardinier dont la demande de révision du procès vient d’être de nouveau rejetée. Non pas condamné à mort mais condamné à nonvérité dirait-elle sans doute. Elle a une façon d’agencer les mots, à l’encontre de l’usage, qui est le fait des grands écrivains et des vrais poètes. J’eus aimé qu’elle reçoive le Nobel. Peut-être un jour ? Mais statistiquement les chances se sont bien éloignées depuis quelques jours. Femme, française... quand la prochaine ?
Écrire, quand
Je ne pose pas ici une question de disponibilité, qui ne devrait pas entrer en ligne de compte. Mais celle du moment, à chaud ou en léger différé. Dois-je écrire en lisant puisque la lecture est pour moi un des plus puissants inducteurs d’écriture, dois-je écrire en écoutant, ou bien faut-il que j’aie le courage et suffisamment de confiance en moi pour m’adonner, corps et âme, à ma lecture, à mon écriture et, en très léger différé, à tenter de transcrire ce qui est advenu pendant l’écoute, pendant la lecture.
Traversée
Je suis traversée en ce moment par des silhouettes de lecteurs que je ne peux ou peut-être ne veux capter. Est-ce que les photographiant pour les « travailler » a posteriori je n’édulcore pas la teneur de ma perception. Ne dois-je pas prendre en quelque sorte un cliché intérieur, me donner une vision plutôt que de vouloir à tout prix cerner une réalité qui de toutes façons m’échappe complètement ? Le petit jeu, fort amusant mais un peu stérile du « que lit-on là », ne détourne-t-il pas de l’essentiel ? Peu importe ce qui est lu, compterait seul le lire. Et l’attitude du corps lisant, ce que je perçois et qui me parle tant, bien plus, il faut l’avouer, que le fait de savoir que l’objet de l’attention de celui-ci ou de celle-là est un polar ou une bluette (souvent le cas !). Pourquoi lire ? Pourquoi est-il étonnant de voir, comme ces deux derniers jours, des lecteurs lisant en marchant, en attendant un autobus qui ne vient pas, ou que le feu passe au rouge. Et soudain une image, celle de ce chauffeur de taxi, dans un encombrement, armé d’un petit pinceau époussetant son tableau de bord et son rétroviseur, tellement drôle dans ce nœud de ouatures intriquées, son petit pinceau comme antidote à l’électricité dans l’air et au manque d’essence dans les réservoirs !
La lente observation de la respiration du monde
Je reprends cet extrait d’un article de Laure Adler, paru le 8 août 2022 dans Libération : « Jeune, je n’ai jamais pensé que je deviendrais vieille. Vieille, je ne passe pas mon temps à récapituler ce que j’ai vécu. La vie n’est pas une sédimentation de nos expériences qui s’agrègent entre elles et qui formeraient une cuirasse censée vous protéger du malheur. Il n’y a aucun mérite à être vieux. Il n’y a pas de grades. Il n’y a pas d’étoiles. C’est juste une chance. Il faut l’attraper comme cette peluche que les petits enfants espèrent décrocher au manège. Vieillir est pourtant synonyme de perte, perte de mémoire, perte de repères, perte de moyens, perte de vue. Vieillir pourtant ce n’est pas courir à sa perte. Ce n’est pas parce qu’on est vieux qu’on est bon à jeter à la benne aux ordures. Vieillir, c’est savoir qu’on est de l’autre côté du monde, pas dans la folle vibration de l’électricité des secondes mais dans la lente observation de la respiration du monde. »
Vert
Pour mon Flotoir potager (au sens ancien du coin où l’on garde ses potages), ce merveilleux dizain d’Olivier Domerg, à ma couleur préférée, celle que j’ai le sentiment d’aller brouter quand, enfin, je sors de la capitale bétonnée, bitumée, asphaltée, macadamisée !
VERT veille sur nous, veille sur le MONDE.
VERT est cette respiration muette.
VERT est cette « multitude du paître ».
VERT ce qui se propage telle l’onde,
Sur la prairie qu’agite le vent.
VERT, ce souffle, rendu visible, un temps !
VERT la flore, l’unité picturale :
Ô VERT babillard d’une Babel prairiale
Renvoyant le volcan inaugural
Dans l’oubli caressant du végétal.
(in La Verte TraVersée).
Hélène Cixous
Je lis l’étrange Mdeilmm d’Hélène Cixous. J’ai l’impression qu’elle explore cette zone tampon entre la vie et la mort, en fait beaucoup à partir de l’expérience traumatique initiale, semble-t-il, son père qu’elle voit mourir, qui lui semble pas encore mort, avec qui elle tente de communiquer. Dans le séminaire elle a beaucoup parlé du condamné à mort, elle a beaucoup parlé de L’instant de ma mort de Blanchot, de cette balle qu’il attend, imminente et qui contre toute attente, ne viendra pas... et de Victor Hugo et de Dostoïevski.
Je me rends compte que les séminaires m’ont aidée à entrer dans ce fonctionnement, qu’elle reprend maintenant pratiquement sans intermédiaire dans ses livres. Elle me semble travailler sur sa propre mort à venir, après avoir tant travaillé sur celle des autres, et bien sûr au premier rang celle de sa mère. Comme si par moments elle basculait dans cette zone d’entre-deux, qui serait aussi celle où elle est le plus en communication avec ceux qui lui « téléphonent ».
Innig et Innigkeit
D’un bel article d’André Hirt pour Muzibao, sur musique et silence :
« Innig, l’Innigkeit, adjectif et substantif quasiment impossibles à traduire, ou dans la difficulté, comme et de même que la musique elle-même, sont tirés du silence. Traduisons envers et contre tout : il s’agit de ce quelque chose qui dans l’intériorité comme dans l’œuvre est innig en s’avérant silencieux, fragile, tendre donc, presque intouchable, si précieux et insubstituable, quelque chose qui indique l’unité avec soi dans l’intériorité comme dans l’extériorité, une unité composée avec les choses et le monde. L’Innigkeit en ce sens marque moins un repli, qu’elle est bien évidemment, qu’une intériorisation, autrement dit une prise en écharpe de toute chose dans une harmonie, une pacification, en un mot dans la conscience de l’unité primordiale et ultime de tout et du tout, qui fait fi des séparations très abstraites comme celle du subjectif et de l’objectif, de soi et du monde, de la sensibilité et de l’entendement, de l’eros et de la raison, etc.
L’Innigikeit ne fait pas de bruit. ‘Pas de bruit’ est le contraire de l’hystérie, celle de l’Histoire et celle qui l’a faite, en toute rigueur le contraire de ce qu’elle a fait valoir. »
Beethoven
Tout ce que nous avons perçu est toujours et encore là. Cette citation d’une remarque de Beethoven, proposée par André Hirt dans le même article : « Je suis porté à croire, que tout ce que nous avons vu, connu, entendu, aperçu, jusqu’aux arbres d’une longue forêt, que dis-je, jusqu’à la disposition des branches, à la forme des feuilles, et à la variété des couleurs, des verts et des lumières ; jusqu’à l’aspect des grains de sable du rivage de la mer, aux inégalités de la surface des flots soit agités par un souffle léger, soit écumeux et soulevés par les vents de la tempête, jusqu’à la multitude des voix humaines, des cris des animaux, et des bruits physiques, à la mélodie et à l’harmonie de tous les airs, de toutes les pièces de musique, de tous les concerts, que nous avons entendus, tout cela existe en nous à notre insu ».
Et aussi cette remarque si importante sur l’écoute : « Certes, Beethoven était sourd. Si on en reste à ce handicap érigé en mythe, alors la compréhension de la musique, et de la sienne en particulier, devient impossible. En réalité, et sans le moindre paradoxe et sans facilité d’expression, Beethoven entendait comme personne, parce qu’il écoutait. Il entendait la résonance de soi, des autres et du monde, de soi dans le monde et du monde en soi. Ce travail, parce que c’en fut un, ne serait-ce que celui de se soustraire du handicap de la surdité et davantage celui de mettre la tentation du suicide de côté, et même de la reléguer au statut d’idée inconsistante, contraire à toute Innigkeit en vérité, ce travail, donc, fut et est toujours celui de l’esprit.
Le silence est en effet esprit, il est l’esprit pour l’esprit et l’esprit dans les choses, qui elles-mêmes ne sont pas, jamais, sans esprit, sinon elles seraient seulement des objets… »
Le silence de l’art et le monde du silence
Je relève encore cela : « Le silence de l’art n’est donc pas psychologique ou empirique, comme l’absence de bruit. Il désigne une provenance qui n’est pas davantage transcendantale, ce terme désignant outre la conditionnalité, avant et indépendamment de toute expérience, une négativité, autrement dit une ou des possibilités strictement déterminées et indépassables, en réalité comme en vérité ce qu’on doit au sens strict nommer la finitude, une dimension contraignante imposée par ce qui n’a pas été créé par nous. Il désigne en revanche un tout autre ‘monde’, qui n’est certainement pas un monde, mais un plan de réel comme celui d’avant la naissance, la venue au monde, celui-ci justement, ou bien (est-ce le même, un autre ?) qui se tient derrière les apparences, lorsqu’elles se dissolvent et se tirent, au sens propre, comme un rideau aussi devant du rien, ce qu’on appelle la mort, elle-même n’étant pas un état, pas seulement en tout cas, pas essentiellement certainement, car il s’agit là aussi d’un lieu ou d’un plan. « Le monde du silence », devrait-on dire si la formule n’était pas en usage pour désigner autre chose, les fonds marins. »
Flacons de sel
retrouver les sensations très particulières que j’éprouvais enfant pendant les séances de projection de diapositives de mon père en regardant mes dernières photos de bretagne – observer aux jumelles tout un ballet sur le toit terrasse d’un bâtiment en réfection avec des modules pour les fenêtres descendus à l’aide d’une sorte de camion grue installée sur ce toit –
Philippe Grand
Hier soir plongé à nouveau dans le travail de Philippe Grand, accessible en grande partie sur son site. J’ai lu Plus avant, son dernier texte en cours. Une quarantaine de pages lues partie sur écran, partie sur impression. Je retrouve toutes les qualités qui me font tant aimer son écriture, si personnelle, si inventive, si différente et cette façon qu’il a de vriller sur place dans son for intérieur, c’est frappant. Personne n’écrit comme cela dans le monde contemporain.
De la joie
Très bel article de Camille de Toledo, dans le Monde daté d’aujourd’hui, sur Bruno Latour et la joie. « Le philosophe incarnait une joie toujours là, au cœur du désastre laissé par nos siècles de progrès, souligne l'écrivain qui rend hommage au penseur de la question écologique mort début octobre. »
« Il avait la silhouette d'un grand monsieur Hulot, un air de gamin malicieux; jusqu'au bout, et peut-être plus encore dans les derniers mois de sa vie, sa dégaine laissait paraître l'enfant qu'il avait été: un enfant émerveillé par les affaires du monde, des humains et de leurs sciences, des humains et de leurs techniques, des humains et de leurs fois, de toutes leurs formes de croyance. (...) Des têtes savantes, de tous les coins des sciences, évoqueront ce qu'il a su voir, détourer, approcher. Mais j'espère aussi que de nombreux textes parleront de sa joie ; la joie de penser, jusqu'au bout, cette joie qu'il transmettait à celles et ceux qu'il rassemblait pour travailler avec lui (...) Bruno était un chercheur, un laboratoire, un collectif, en permanence relié à mille formes de savoirs et d'expériences. »
Le mode d’existence Latour
« Il est mort, mais ce qu'il nous laisse, en plus de toutes ses œuvres, c'est son précieux mode d'existence. Le mode d'existence Latour : la joie de penser au cœur du drame, la force de ne céder ni à l'angoisse ni à la catastrophe.
Il y avait ces régimes de vérités qui le passionnaient, qu'il adorait observer et décrire : les obstinations, les certitudes diverses le faisaient rire et son rire se transmettait. On riait avec lui. Son rire était le signe d'une immense tendresse ; car, à force d'observer la vie de laboratoire – comment se construit la vérité ? il avait compris, en sage, combien nous ne nous comprenons pas ; combien il importe de repartir de cette formidable incompréhension entre les récits du monde. Bruno avait le rire humble ; une joie toujours là, au cœur du désastre laissé par nos siècles de progrès. (...) En littérature, il y a un mot qui exprime, je trouve, le regard qu'il portait sur le monde. Estrangement. Bruno Latour savait estranger la vie.
J'ai entendu parfois des témoignages de gens qui le trouvaient difficile d'accès. Je crois, à l'inverse, qu'il a réussi cette chose bouleversante : celle d'une vie dévolue à la complexité, mais qui parvient à énoncer, à la fin, simplement, ce qui nous arrive.
Latour a donné forme à un monde de l'après-progrès. Plutôt que d'en avoir peur, écoutez, sa pensée sauve au moins une part de la joie que la gravité de l'époque nous vole. Car il pensait avec le temps long. Il ne cessait de nous relier à ce dont nous sommes les descendants : les siècles où émergent les sciences et la coupure qui s'ensuit entre nous, les humains, et les autres formes de vie. (Le Monde daté du jeudi 20 octobre 2022)
Imagination vera
J’ai été frappée par cette page de Cynthia Fleury, dans Les Irremplaçables : « De manière à ne pas réduire les préceptes delphiques à des recommandations prosaïques, il est possible de les subsumer sous la notion d'imaginatio vera (de Paracelse à Corbin) (1). En apparence, rien de commun. En apparence seulement. Car l'imaginatio vera est un mode de véridiction qui a pour pierre de touche l'ouverture à l'autre, au monde, à la vision intuitive. À moins que ce ne soit l'inverse, l'accès à une vérité qui se situe toujours au-delà d'un voyage, d'une itinérance à travers les mondes, céleste et terrestre. L'imaginatio vera est la faculté des seuils, qui traverse les frontières du sensible et de l'intelligible et qui conduit la progression éthique d'un individu. En deçà de la connaissance intellectuelle, la pierre de touche du Réel, et de l'un de ses modes d'accès, le présent ou plutôt l'acte de présence, cette connivence de la rencontre entre soi et le monde. On retombe sur le « connais-toi toi-même », dans une version plus dynamique encore, dans la mesure où elle fait l'épreuve de la singularité de l'acte de présence, ici et maintenant. « Ne manquez pas votre unique matinée de printemps », écrit Jankélévitch, en faisant écho à la formule de Pittakos le Sage, « connais l'instant », « connais l'occasion » (kairon gnôthi). L'allusion au printemps n'est pas neutre dans la mesure où elle évoque la régénérescence. Le printemps est cette saison dont l'allure est celle des matins perpétuels. C'est l'éveil en soi. Telle est aussi l'imaginatio vera, une forme de cognitio matutina. La connaissance du matin reste une connaissance en alerte. Elle est susceptible de saisir ce qui ne vient pas de l'individu. Il n'est nullement passif pour autant. Il est précisément éveillé. Le « connais l'instant » signe ce pacte de la philosophie avec la vie, plus encore qu'avec la connaissance. L'instant à saisir, c'est l'obligation éthique de l'engagement pour l'homme. Il ne suffit pas de l'espérer. Il faut le créer. L'instant est par nature manquant. Il redit la même histoire inaugurale du « connais-toi toi-même » qui scelle notre insuffisance. »(Cynthia Fleury, les Irremplaçables, Folio Essais, pp.25-26)
(1) imaginatio vera, littéralement l'imagination vraie, est un mode de connaissance, à différencier de l'imaginaire, très présent dans la tradition néoplatonicienne, renaissante et alchimiste. À l'inverse de la puissance fantasmatique, la faculté imaginative ou imaginale (Corbin) est noétique, éthique et créatrice. Elle est pour l'âme le mode d'accès au Réel.
→ Il me semble que c’est mon mode de fonctionnement, voire d’existence, cette imaginatio vera, avec le côté à saisir, en alerte. Ce qui se déperd très vite aussi, qu’il faut « battre » tant que c’est chaud.
Peter Handke
Je termine La deuxième épée, histoire de mai de Peter Handke. À vrai dire je ne suis pas très intéressée par l’intrigue ou ce que l’on peut appeler ainsi, à savoir l’exécution d’une vengeance que le narrateur veut accomplir sur une personne qui a injurié sa mère en la soupçonnant de collusion avec les nazis. Mais tout le livre se passe dans ce que Peter Handke a par ailleurs appelé La Baie de Personne, son petit coin de Chaville, dans la périphérie sud-ouest de Paris, un endroit que je connais un peu. Ses descriptions et ses évocations du lieu sont magnifiques, avec une observation très fine, très subtile. A-t-on jamais vu plus exaltante peinture d’une gare et d’une ligne de tram ! Il y a aussi quelques portraits, de ceux qu’ils croisent toujours dans ce coin où il habite depuis plus de trente ans, quand il est en France, c’est-à-dire une grande partie du temps. Au bistrot de la gare, par exemple.
Manière de lire
Je continue à suivre ma propre manière de lire, très peu orthodoxe, mais on s’en fiche, n’est-ce pas ? J’ai d’abord pensé pour la décrire à une descente rapide dans un kayak avec arrêt sur les rochers ou les petites plages rencontrés, mais c’est une comparaison fausse ; puis à la déambulation monacale dans un cloître, ce n’est pas juste non plus. Finalement je me suis arrêtée sur cette idée que ce serait plutôt du butinage, comme les abeilles, pour faire au fond mon miel qui serait le Flotoir ? Je vais de fleur en fleur, au fil de l’inspiration (qui sont pour elles des parfums sans doute, ou des couleurs). J’attrape un livre et lis trois lignes qui seront presqu’aussi éclairantes que des semaines d’autres lectures ; je passe d’un livre à l’autre, je finis rarement les livres, le marque-page reste souvent coincé aux deux tiers ou au quatre cinquième sauf exception et nous partagions ce petit travers, mon père et moi ! Quand il me prêtait ses livres, même position semi-finale du marque pages !
Le devoir de présence
Titre magnifique. Lu hier soir en effet Le Devoir de présence de Lily Robert-Foley (PURH, paru en deux volumes, l’un version originale anglais américain, l’autre la traduction française, très belle, de Anne-Laure Tissut, l’histoire d’une naissance et de la relation d’une mère et de son enfant, une mère qui si j’ai bien compris est une ardente féministe mais que cette expérience aurait beaucoup transformée. Il y a des choses magnifiques. Cette idée par exemple que les choses vécues « dérivent et disparaissent vers la haute mer du passé ». Précédé d’une allusion à un bateau de nuit dont je me rends compte, tronquant la citation, qu’elle l’imprègne en fait, que je vois un bateau fantôme s’enfoncer vers la haute mer dans un climat un peu à la Jules Verne. Transcription très fine de sensations fortes, lors de l’allaitement en particulier.
Teddy
Après avoir beaucoup entendu parler de « doudous » cette semaine, après même en avoir offert à deux petits enfants très aimés, voici que j’ouvre L’autobiographie de Teddy de Allen S. Weiss. Je ne sais pas encore quel rôle va jouer dans le livre cet ours en peluche, sorti d’une réclusion de plus de quarante ans dans un tiroir, lors d’un rangement de bibliothèque que l’auteur entreprend en vue d’un déménagement. Mais les premières pages du livre sur la bibliothèque sont magnifiques. Weiss explique qu’il a longtemps « feint le nomadisme », mais qu’en réalité, il est beaucoup plus sédentaire qu’il ne veut bien le dire. Et pourquoi ? « Parce qu’avec une bibliothèque de plus de dix mille volumes, il serait impossible d’être itinérant ». Il ajoute : « En outre, préférant me définir par mon écriture plutôt que par ma nationalité, mon genre, ma race, ma sexualité ou toute autre forme d’auto-identification, il est évident que la bibliothèque est la matrice de mon identité, qu’elle exprime les linéaments de mon âme. » (Allen S. Weiss, L’Autobiographie de Teddy, p. 14).
→ Comment ne pas lui donner entière raison, en ce qui me concerne ! Mes livres, ceux que je possède dans mes multiples bibliothèque, sans doute pas dix mille mais au moins six ou sept mille, mes disques et CD, ne sont-ils pas intimement, oui, intimement liés à ce que je suis. Ils m’ont faite sans doute bien plus que n’importe quel éducateur, quelle éducatrice (j’exclus ici l’influence, majeure, de mes parents, de ma famille, c’est une autre histoire). Je me souviens que toute jeune, dans ma première installation autonome, et même avant, dans ma chambre, livres et disques, embryons de mes futures bibliothèque et discothèque étaient ma fierté, ainsi que mon installation de musique et en particulier mon gros magnétophone Revox ! Musique, lectures, essentiels dès l’origine. Matrices de mon identité, alors que je peinerais toujours à me définir selon les critères classiques et bien trop étroits. Qui ne m’intéressent pas beaucoup en plus. Une personne est une personne, donc un monde.
Une forme d’inconscient
Autre idée d’Allen S. Weiss : « une bibliothèque est une forme d’inconscient de la personne, même quand de nombreux livres n’ont pas été lus (Surtout, peut-être, quand ils n’ont pas été lus). (...) comme beaucoup d’auteurs, j’ai du mal à faire la différence entre lire et écrire. Je lis un stylo en main ; j’écris avec un livre en tête ». Il ajoute ensuite que « parmi les citations, les notes de bas de page et les allusions qui parsèment [ses] écrits, quatre-vingt-dix-neuf pour cent ont leur source dans [sa] bibliothèque. » (p. 15)
Comme une distillation
Autre image qui me touche par sa justesse, en ce qui me concerne une fois encore : « Mes propres œuvres sont donc une sorte de distillation ou de sublimation de leur environnement : livres, œuvres d’art et souvenirs confondus ».
→ Il me faut ajouter la musique à cette énumération, déplorant une fois encore que celle-ci ne semble pas jouer un grand rôle ici, mais il ne faut pas anticiper ! Pourquoi tant de personnes se sentiraient honteuses de ne pas connaître une ou deux œuvres de Van Gogh mais n’ont aucune gêne à n’avoir jamais entendu un concerto de Mozart ?
Bibliothèque fantôme
Je parlais des livres que je possède aujourd’hui, mais il y a les milliers, peut-être même les dizaines de milliers de livres qui me sont passés entre les mains (et je ne suis ni libraire, ni éditrice, ni bibliothécaire !). Je rêverais d’entrapercevoir, dans un rêve, la bibliothèque fantôme de tous les livres que j’ai ouverts dans ma vie, ceux que j’ai lus, ceux que j’ai feuilletés. Les premiers livres de classe, les livres d’enfance, les premiers livres de poche, si fascinants, àl’adolescence... « Deux espaces que j’ai toujours chéris plus que tout sont les bibliothèques et les musées, dit-encore Weiss, que j’ai recréés sous une forme hybride dans ma bibliothèque-musée, où l’archéologie des acquisitions, la scénographie de la présentation et la progression du discours offrent non seulement des indices sur mes systèmes de croyance et de connaissance (...) mais aussi des juxtapositions heureuses d’objets qui tantôt ressemblent à un collage surréaliste, tantôt s’entrechoquent au point de fracturer toute idée préconçue, mais toujours disloquent les distinctions que l’on établit habituellement entre art, artisanat, artefact et symptôme. ». (p. 15)
→ On peut sans doute lire une bibliothèque comme on lit une biographie. Elle en dit long. Weiss raconte que le directeur de la bibliothèque légendaire d’Aby Warburg avait prévu d’en publier le catalogue « qui aurait constitué, à titre posthume, le dernier volume des œuvres complètes » de Warburg. La bibliothèque comme un visage, sur lequel on décrypte tant de choses, bonnes ou mauvaises. A l’heure où foisonnent les interventions en vidéo, je suis toujours frappée du peu d’attention que semblent manifester les intervenants au contexte, à l’éclairage, à leur visage même, aux déformations dues à une caméra trop proche, comme dans ces floppées d’affreux selfies.
Une hormone
Flash-back après une courte et intense période très délicieusement agitée, retour vers une des lectures suspendues, plus qu’interrompues, tant les lectures continuent à vivre en moi, une fois le livre refermé, flash-back donc vers Le Devoir de présence de Lily Robert-Foley où j’ai coché ce passage : « Qu’est-ce qu’une hormone ? Une chaîne de protéines qui s’attache à des fils et des brins d’éléments et de codes dans le corps. Les hormones sont des molécules de signal, du grec ‘mettre en mouvement’, produites par des glandes, transportées par le système de circulation pour réguler la physiologie et le comportement. Elles se lient à un récepteur pour activer une voie de ‘transduction de signal’, activant la transcription génétique qui, à son tour, accroît l’expression des protéines visées. En d’autres termes : des messagers. Nos corps sont de sublimes machines à communiquer. Des panneaux de commandes, d’interrupteurs et de circuits. Qui se fondent et s’effondrent sur des chaînes, de grammaire, de code, d’écriture. Les hormones sont des traductrices. » (p. 45)
→ pourquoi donc l’avoir relevé et est-il parfaitement juste dans sa description ? A la seconde partie de la question, je répondrais que je n’en sais rien mais que je m’en fiche un peu, car je crois que l’idée générale est juste. Il s’agit de transmission de signal. Et il y a code, il y a traduction, il y a grammaire et c’est en cela sans doute que cette description scientifique intéresse la littéraire que je suis (une littéraire toutefois passionnée de sciences et de médecine). Ce serait là la réponse à la première partie de la question, tout ce jeu d’associations, de rouages mis en branle par cette poignée de mots. Un texte a plus ou moins cette capacité d’ouvrir un monde sous chaque mot. Ou pas. Ouvrant nombre de ces livres de poésie reçus, lisant trois vers, ce constat que rien ne bouge ! Aucune adresse n’est faite à cette machine complexe que je suis. Aucune mise en mouvement de quoi que ce soit. Tandis que d’autres textes, littéraires ou non au demeurant, sont comme ces prairies en apparence silencieuses dans lesquelles on avance, y faisant lever par le seul fait de notre présence(Devoir de présence ?) mille insectes, mille bruits, toute une vie tapie dans le sol, les herbes, les fleurs. Pour un texte, il faut à la perception de ce fourmillement une sorte d’état particulier. Et ce moment, particulier en effet, unique en réalité, où un texte et un état de lecture se sont trouvés n’est pas toujours reproductible. Les mots tant aimés un soir peuvent le lendemain sembler lettres mortes.
La longue traîne des livres
Quoiqu’il en soit, il y a cette longue traîne des livres, plus ou moins marquée, plus ou moins prégnante. Ce que chaque lecture laisse en nous, en cet amalgame si particulier qui résulte de toute lecture, où ce que l’auteur a écrit vient se fondre dans un esprit de lecteur à nul autre pareil. Il est émouvant de penser au devenir de ce que nous écrivons et nous pouvons parfois l’imaginer en observant ce que deviennent en nous les œuvres des autres. Et la complexité des processus en jeu.
Poezibao
Je subis depuis près de 72 heures (29 octobre 2022) une très grave panne de l’hébergeur de Poezibao, ce qui me remplit d’inquiétude et de tristesse, avec cette idée que j’aurais bâti 18 ans de travail sur du sable. Il y a plusieurs possibilités, soit rétablissement complet, éventuellement progressif du site – soit détérioration – soit fermeture. Et il me faut réfléchir à ce que je ferais dans chacune des hypothèses. Mais le ver est dans le fruit (j’avais déjà des doutes), l’entreprise est fragile et peu fiable, ils doivent faire de l’argent avec les abonnements mais avec une équipe réduite au minimum et pas forcément très compétente. Il n’y aurait pas le Prix de l’Académie, j’en conclurai que c’est le signe que l’aventure Poezibao est finie, sous cette forme en tous cas et que je dois mettre la clé sous la porte ?
Le Flotoir lui est en sécurité dans mon ordinateur et dans des sauvegardes.
Teddy
Avancé hier dans ce livre très étrange d’Allen S. Weiss, L’autobiographie de Teddy, sans doute un livre très complexe que je peine à vraiment comprendre. Quel rôle joue ce Teddy, est-il une sorte d’incarnation de l’inconscient, si on peut oser cette aporie, de l’auteur ? Il faudrait le relire calmement en relevant les indices, il me semble que l’auteur en sème énormément à la fin de chaque chapitre. Esquissant à demi-mot ce que pourrait être une des fonctions de Teddy parmi d’autres.
Le feu sacré !
J’aime bien ces mots de Gérard Pfister dans sa lettre mensuelle des éditions Arfuyen, je les aime d’autant plus que je pâtis moralement beaucoup de cette panne géante de mes sites ! « Dix-sept livres de plus. Qui nous ont pris une année de plus de notre vie. Pour entamer bientôt la 48ème année des éditions que nous avons créées. Pourquoi faisons-nous cela ? Tant d’effort pour un résultat apparemment si limité face à la marée des produits de l’industrie éditoriale ? Et pourtant dans le même enthousiasme de la découverte et du partage qu’aux premiers jours, dans ces années 70 dont l’élan d’optimisme semble aujourd’hui si lointain. »
De la mémoire
Étrange le travail de la mémoire, quand il s’agit d’une remémoration. J’évoquais devant un proche ce jour où pas moins de huit jeunes pompiers étaient intervenus au domicile de ma mère, très âgée, qui s’était luxé la hanche, pour la déplacer millimètre par millimètre vers un brancard enveloppant. Et soudain une image s’est formée en moi, de ce groupe de pompiers penché sur elle avec cette différence que l’un d’eux avait les traits de ce porte-parole des sapeurs-pompiers, Eric Brocardi, qu’on a beaucoup vu cet été sur les plateaux de télévision lors des dramatiques feux de forêt. Comme une greffe.
Antoine Emaz
Je suis cet après-midi le colloque Antoine Emaz qui se tient à Lausanne cette semaine avant Nanterre la semaine prochaine. J’interviens bientôt mais je veux noter à chaud deux choses :
Écouter les interventions et l’importance des carnets chez Antoine m’a poussé à reprendre plus précisément l’usage du carnet, un peu laissé de côté depuis quelques mois
Noter la profonde émotion suscitée par l’intervention de Ludovic Degroote, toute tissée mais en toute discrétion de l’histoire de leur amitié. Très fort et très beau.
J’aimerais publier cette intervention dans Poezibao, je verrai si c’est possible.
Antoine, hier
J’ai ressenti hier soir une grande tristesse, celle provoquée par l’absence d’Antoine Emaz, tout en prenant en plus conscience de tout ce qu’il avait apporté. Dans ma brève proposition, j’ai parlé de notre rencontre, le premier fait pour moi si saillant, cet envoi que je lui fais d’une page du Flotoir où je lui dis parler d’un de ses livres ; et sa réponse si typique de ce qu’il était et si atypique de la plupart des poètes avec qui j’ai dialogué : lire ce que j’ai écrit sur lui certes, remercier pour cela, mais aussi regarder autour, s’intéresser à ce que c’est que ce Flotoir, aller même jusqu’à extraire certains textes (à l’époque il y avait des textes de nature poétique dans le Flotoir) et me dire qu’il allait les proposer à la revue N 4728. Puis j’ai évoqué les deux grands massifs émaziens dans Poezibao, les articles qui lui sont consacrés (notes de lecture, entretien, compte rendus de rencontres), environ une centaine et les notes qu’il a écrites sur les livres des autres (inventaire et collecte en cours, non terminée, sans doute 180 notes). Et enfin en quoi il m’a aidée aussi bien pour Poezibao, pas tant par des conseils directs mais plutôt par ce qu’il était, par son approche de la poésie et du milieu poétique, comme une sorte de présence tutélaire, aujourd’hui encore ; que pour mon travail au CNL et notamment lors de mon entrée et ma sortie de la présidence, en 2016 et 2019.
Impression d’écran
Hier, suivant en ligne le colloque dont la première journée se tenait à Lausanne, j’ai cru faire deux ou trois copies d’écran pendant l’intervention de Ludovic. Mais hélas, je n’avais pas appuyé sur les bonnes touches et de copies d’écran, il n’y eut pas. Il me restera cette belle image, ces belles images envolées en tête. Je pense parfois aux photos que l’on n’aura pas faites, à celles que l’on aura ratées, prises mais loupées, floues, trop mal exposées... hier cette tentative de saisir les quelques instants du lever de lune, cette étrange lueur à l’horizon nord-est, pas tout de suite identifiée.
Le fonds Emaz
J’ai été très impressionnée par l’intervention de Marc-Edouard Gautier, archiviste paléographe et conservateur des bibliothèques, qui dirige la bibliothèque municipale d’Angers où il a créé et fait vivre le fond Antoine Emaz. À partir de 2009, il a développé une collection de livres d’artistes et cela l’a conduit à rencontrer Antoine en 2014. À partir de 2015, il a pu lui rendre visite plusieurs fois chez lui dans le but de constituer un fond le plus complet possible autour de son œuvre. Non seulement l’œuvre publiée mais aussi ses archives, avec tous les matériaux. Il y a notamment dans ce fond les fameux carnets, à ce jour 112 sur un total d’environ 209 ; des brouillons, états préparatoires d’une édition (31 boîtes ou volumes), la correspondance littéraire et artistique (384 correspondants), des éditions des livres, des livres d’artistes, des préfaces, études et articles...
Marc-Edouard Gautier a aussi insisté sur le fait que dans les dernières années Antoine Emaz avait procédé à un classement génétique de ses brouillons. En fait, à partir de l’ébauche ou l’idée initiales souvent recueillies dans les carnets, il pouvait y avoir jusqu’à sept états successifs, son éditeur de poésie Djamel Meskache l’a confirmé. Jusqu’au jour où Antoine envoyait un fichier définitif accompagné d’un « ça tient ». Ce sont ces états qu’il a classés pour ses archives. Marc Antoine Gautier le disant « assez soucieux de partager son travail, l’exigence dans la façon de travailler le texte ». Il s’agit de bien comprendre qu’il s’agit de documents pour la recherche et pas d’un « gisement d’inédits » !
Occasion aussi pour les intervenants de préciser que le livre posthume Erre, qui vient de paraître, n’en était qu’au stade 2 des révisions.
Miscellanées
Ah oui, miscellanées d’un bouquineur, beau titre qui fait tilt, forcément, pour moi que celui de ce livre de Virgile Stark, bibliothécaire depuis vingt-cinq ans, bibliophile et bouquineur insatiable. Ardent défenseur de l’objet-livre et de la lecture sur papier, il a publié Crépuscule des bibliothèques (2015), Le Navigateur obsolète (2016) et Les Miscellanées d'un Bouquineur (2022) aux Belles Lettres.
« 150 curiosités du livre, de l'écriture et des bibliothèques. Que trouve-t-on dans ces pages ? Un mélange varié et coloré, un bric-à-brac, un pêle-mêle. Toutes sortes d’informations, de faits historiques et de choses étonnantes, fascinantes ou amusantes sur le monde du livre. On voyage à travers le vaste continent de l’imprimé, en toute liberté et sans autre but que de glaner quelques bribes de savoir et d’émerveillement. On flâne sans s’appesantir au cœur de ces miscellanées, et l’on découvre des bibliothèques perdues ou légendaires, sur le Titanic ou dans la Rome ancienne, les bibliothèques personnelles du général de Gaulle, de Jean-Luc Godard ou Karl Lagerfeld, les sulfureux « Enfers » des livres interdits, les boîtes vertes des bouquinistes de Paris, le « quartier latin » de Tokyo ; on apprend ce qu’est le format in-octavo, la norme ISO 216 ou l’indice Dewey ; on voit le plus petit livre du monde et le plus grand, le portrait du Bibliothécaire d’Arcimboldo et les livres jaunes de Van Gogh ; on entend parler d’autodafés, de censures, de grimoires, de coquilles et de manuscrits mystérieux. Ludique, désordonné, parfois futile, ce condensé de culture livresque n’en est pas moins foisonnant et instructif ; il surprendra les lecteurs les plus érudits et trouvera naturellement sa place dans toutes les bonnes bibliothèques. » (sur le site de fabula.org).
La question du contexte
Deux occurrences autour de cette importante question. Cette citation de Philippe Descola tout d’abord : « Au fond, par rapport à d’autres grands modèles d’interprétation des faits sociaux, la causalité historique, par exemple, ou le fonctionnalisme, ce que Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale introduisent, c’est l’idée qu’aucun phénomène humain n’a de sens en soi, qu’il ne prend du relief que s’il est mis en contraste avec d’autres phénomènes de même nature, de sorte que l’objet de l’enquête c’est moins la description du phénomène que la logique des contrastes. » (in La Composition des mondes dePhilippe Descola et Pierre Charbonnier)
→ J’avais été très frappée aussi par une série d’émissions sur le cerveau, podcast que j’ai entrepris de suivre. L’auteur, le psychologue clinicien et chercheur en neurosciences Alfred Moukheiber, montre comment travaille notre cerveau confronté à l’inouï foisonnement de ce qui est dans notre champ de perception. Comment le cerveau trie constamment, privilégie tel fait, telle perception dans cette masse de ce qui parvient aux yeux, aux oreilles, à tous les sens. Et dans un des épisodes, le quatrième, il insiste beaucoup sur la question du contexte et montre en quoi celui-ci influence aussi considérablement ce que nous allons retenir. Il y a aussi la question de tous nos a priori, ce que j’appelle pour ma part le formatage.
Ce point de vue m’intéresse doublement.
D’abord parce que tout la recherche sur le cerveau me retient.
Ensuite parce que quand on en vient à choisir des aides auditives, on apprend qu’elles comportent plusieurs canaux, d’autant plus qu’elles sont plus sophistiquées et que cela permet à l’appareil de faire le tri dans la perception, par exemple pour donner un peu plus d’importance à une voix par rapport à un brouhaha de voix.
Enfin parce qu’il se pourrait que tout cela ait à voir avec la poésie, que parfois le poète est celui qui sait passer les biais cognitifs et ses apriori culturels pour percevoir, privilégier dans le donné quelque chose que les autres peut-être ne voient pas, n’entendent pas. D’où peut-être cette impression que j’ai souvent eue en lisant de la poésie qu’elle agrandissait le champ de mes perceptions (je me souviens avoir compris cela en lisant un texte de Jacques Réda sur la façon dont le ciel se découpait entre les immeubles dans une rue étroite !).
La gamme de Shepard et la réduction de l’ambiguïté
... et la musicienne que je suis a été très intéressée par l’épisode sur l’ambiguïté de la perception et la gamme de Shepard. Qui donne l’illusion de constamment monter alors qu’en réalité elle revient en boucle au même point. « Une fois que nous avons filtré l’information, il faut l’interpréter. Or, un même stimulus peut être interprété de plusieurs manières. Le monde est souvent ambigu, voire incertain, et notre cerveau va stabiliser cette ambivalence pour que nous puissions agir.
Ces réductions de l’ambiguïté dépendent souvent de nos a priori : nos croyances préalables, nos opinions sur le sujet, notre personnalité, notre tempérament etc. Nous pouvons mettre en évidence ces mécanismes de réduction de l’ambiguïté avec certains sons qui peuvent être entendus de plusieurs manières selon l’a priori auquel nous pensons. C'est le principe des illusions auditives. En témoigne une des illusions les plus connues : la gamme de Shepard. »
Une mystérieuse mémoire
Dans une des contributions à la Disputaison en cours, dans Poezibao, « quitter sa langue natale, écrire en français », cette très belle remarque d’Eugène Green : « En cherchant à maîtriser le français, dont je n’avais, en arrivant dans le pays, que quelques notions scolaires, j’ai eu l’impression non pas d’acquérir quelque chose de nouveau, mais de me souvenir d’une partie de moi-même que j’avais oubliée. C’était un des exemples les plus marquants d’une vérité que j’ai pu constater ailleurs : il y a des éléments essentiels de l’être qui viennent non de l’hérédité, ni de l’environnement, mais d’une mystérieuse mémoire. »
Flotoir
Un peu laissé en rade de nouveau. Je me suis lancée dans la création d’un nouveau site Internet, avec hébergeur et wordpress, donc tout à construire moi-même, cela prend un temps fou et c’est de plus très obsessionnel, mais je progresse et j’apprends plein de choses, ce que j’adore.
Les 4 figures de l’individuation
Je lis Cynthia Fleury et cela me remet dans les rails. J’aime beaucoup ce qu’elle appelle les 4 figures de l’individuation, autrement dit 4 chemins qui mènent à plus de conscience de soi : le gnôthi seothon couplé au kairon gnôthi (connais-toi toi-même et connais l’instant) ; l’imaginatio vera, la capacité d’imaginer, de se représenter ; le pretium doloris, la claire conscience du prix à payer sur ce chemin qui n’est pas celui de la facilité et de l’abandon et enfin la vis comica, la force du rire, de l’humour qu’il ne faut pas oublier. Savoir se moquer un peu de soi !
A propos de Claude Minière
Beau texte de Pascal Boulanger pour Poezibao, à propos de L’année 2.0 de Claude Minière, dont j’extrais ces mots : « Qu’est-ce qu’une poésie du corps qui se pense, change de position, se déporte, se déplace et fouille le présent et les souvenirs ? Le poème de Claude Minière réagit au présent d’une présence qui mêle des traces de civilisations aux sensations immédiates ; celles entre les siècles et les fleuves et celles qui s’enfoncent dans l’écart de l’écriture, ici et maintenant. Cet art poétique est celui du rassemblement, il intègre, sur la page, tous les calendriers. Du coup, l’espace se colore, de morts et de caresses, de départs et d’arrivées, de désert et d’océan, de pierres et de sable, de saisons, de récoltes et de catastrophes. »
Lectures et notes
Hier soir, j’ai terminé Les Miscellanées d’un bouquineur de Virgil Stark, lu Vacance de Victor Malzac et de larges extraits de Connaissance du centre de Cécile Riou. Au point d’avoir envie de reprendre un peu l’exercice de la note de lecture. Il se pourrait que la création du nouveau site, qui avance bien, me donne des ailes pour le poesibao nouveau !
Flacon de sels
Prendre sur mon bureau une jolie règle en métal et souligner la date dans le carnet, comme une petite fille dans son cahier, en classe – m’amuser de penser qu’enfant et encore aujourd’hui je ne disais jamais « à l’école », « au collège », « au lycée » mais « en classe » – penser au gilet à 18 poches de l’aquarelliste-reporter Noëlle Herrenschmidt – regarder le soir le grand vaisseau de l’école élémentaire, en contrebas de mes fenêtres haut perchées, s’éteindre puis s’enfoncer dans le silence – découvrir un livre qui noue ensemble la pratique de la photographie et la pleine conscience – comprendre que souvent j’entre dans l’écriture d’un livre comme dans une eau – m’amuser comme une enfant à construire un nouveau site, sorte de lego ou de meccano – repenser à ce cousin œuvrant l’été, à la campagne, à des constructions complexes avec son meccano ou peignant avec grand soin ses soldats mokarex -
Ralentir, travaux !
Lu hier soir encore un peu de Cécile Riou et Slow photo, qui croise la pleine conscience et la photo, livre que j’ai acheté sur l’incitation de Jean-Christophe Dichant sur son canal Telegram. Je retiens déjà une première idée, celle de « chercher ce qui... » et d’avoir un œil de photographe même sans appareil. Chercher par exemple ce qui va par trois, ou bien les couples âgés vus de dos, ou bien des choses vertes, de l’eau, des lecteurs, des cicatrices sur le trottoir, des vieux mouchoirs qui font origami, etc. etc. Je cherche aussi des etc. Penser par séries, 4 photos carrées par exemple sur le thème du trio (un quatre pour trois, musical !)
Noëlle Herrenschmidt.
Écouté un nouvel épisode de la série « à voix nue » consacré à ma lointaine parente par alliance Noëlle Herrenschmidt. Aquarelliste-reporter, connue pour ses aquarelles faites dans les prétoires, lors des grands procès, procès historiques (Touvier, Barbie, Papon, le sang contaminé) ou procès contemporains comme celui des attentats du 11 novembre, désormais dit V13, comme le titre du livre d’Emmanuel Carrère. Une vraie leçon de vie ! J’ai écouté le 4ème épisode où il est beaucoup question de sa pratique, comment elle travaille sur le terrain, par exemple dans les prétoires, cela fourmille de détails incroyablement vivants, voire amusants, comme ses boucles d’oreille (ce qui la pousse à se lever, le choix des boucles d’oreille, seule note de fantaisie, mais quelle, alors qu’elle est souvent habillée tout en sombre pour se fondre dans le décor, dans sa collection de plus de 250 paires qui ont toutes été créées par sa fille). J’adore aussi quand elle dit qu’elle est l’éblouie de service, qu’elle est toujours émerveillée par mille choses, une couleur, une attitude, un visage. Cela rejoint au fond Slow photo. Et cela fait un bien fou dans cette ambiance tellement dystopique qui est la nôtre, dans cet océan de négativité, de violence, de dénigrement systématique et a priori de tout par tous. . Cela me donne envie de revenir plus précisément aux flacons de sels du Flotoir qui sont précisément le relevé des éblouissements.
Ah tiens, encore, le gilet à 18 poches de Noëlle Herrenschmidt, où elle case tout son attirail, de manière très précise, les pinceaux, les taille-crayons, les crayons, les petits flacons d’eau, la boîte minuscule d’aquarelle, etc. etc. Je collectionne les etc. Vive le foisonnement des etc. Et hop tout cela dans le Flotoir !