Extraits du Flotoir du 22 novembre au 15 décembre 2022
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Un abrégé de bêtise
Voici un petit article du Figaro littéraire qui a suscité chez moi deux réactions bien contradictoires. Le petit chapô m’attire et m’inquiète : « Denis Grozdanovitch. Un essai joyeusement érudit sur l’art de vivre en poète au jour le jour ». Sans doute marquée par mon expérience de création en cours d’un nouveau site, je ne peux m’empêcher de penser que c’est un titre bien fait pour le SEO, à savoir Search Engine Optimisation. Autrement dit bien formaté pour que les moteurs de recherche le remarque, avec art de vivre, poète, etc. Entrons dans le vif du sujet : il est dit que l’auteur est un collectionneur de génie et un orfèvre de la citation. Un peu excessif peut-être, non ? Je retiens en revanche cela qui me plait beaucoup : « Cette même minutie que je mets dans l’écriture, écrit Grozdanovitch, je dois la mettre également dans les moindres actes du quotidien. Car la minutie est en fait une manière de voir le monde. Qui consiste à révéler à travers les plus petites choses, les grandes. À déceler l’invisible dans la moindre pépite de visible ; l’éternité vivante en chaque seconde. » En phase avec ce concept de minutie, qui est au fond l’exercice de la vraie attention, la plus fine possible et la plus consciente possible de tout ce qui peut fausser la perception de la réalité, préjugements et cie. Un peu moins emballée par les pépites et l’éternité... ; Mais un peu plus loin c’est un propos de la rédactrice de l’article, Astrid de Larminat, qui me fait bondir : « Grozdanovitch n'est pas un idolâtre de la poésie. Et surtout pas des jongleries absconses qui se multiplient sur les Marchés de la poésie sous le patronage de René Char. Auquel il consacré un chapitre cinglant. ». Voilà tout ce contre quoi Poezibao œuvre depuis tant d’années, ces a-priori éculés et ces clichés sur la poésie, cette méconnaissance de ce qu’elle est vraiment, aujourd’hui. Les jongleries absconses, c’est particulièrement mal informé pour une journaliste littéraire. Je n’achèterai pas le livre de Grozdanovitch, auteur que j’ai déjà lu (vague souvenir de nage et de tennis ?)et avais trouvé très dans l’air du temps. Vous avez dit mainstream ?
Paysage, photo, écriture
Je suis très sensible à ces mots de Jean-Pascal Dubost à propos de La TraVersée verte d’Olivier Domerg dont il a d’ailleurs été déjà question dans ce Flotoir : « Pour en revenir au dizain, ton livre est donc séquencé en 19 poèmes (plus un cahier photos), tous faits de strophes carrées, ce qui ne manqua pas de générer une dynamique de lecture mêlant l’enthousiasme, de la jubilation, quelques colères aussi, des questionnements sinon un divin transport devant autant de force à dire un paysage. As-tu fait ce choix formel pour, à l’instar des photographies de Brigitte Palaggi, cadrer ton sujet ? Cadrant bien les choses, le dizain décasyllabique donne un certain rythme au poème, du moins dans la façon que tu as de le construire avec irrégularité prosodique dans sa régularité formelle, comme peut l’être un paysage, si divers et multiforme et varié et pourtant cadré par l’œil : irrégularité matérialisée par des rimes riches, pauvres, assonancées, croisées, embrassées, décroisées, des homéotéleutes, des vers blancs, des mots coupés à l’enjambement, des justifications de vers tantôt à droite, tantôt à gauche, tout cela esquissant à l’œil déclivités, reliefs, sinuosités et courbes. Es-tu dans l’injonction horatienne ? Que la poésie soit comme la peinture (Ut pictura poesis erit) ? Ou comme la photographie ? Je dirais que ton livre est plutôt dans la recherche d’une correspondance de mouvements entre paysage-photo-poésie, rien n’est comme, mais veut s’en rapprocher pour rapprocher le lecteur de ce qui n’est pas la seule évocation d’un paysage départemental, mais plus que ça : « cette grammaire du Cantal » bouge sous nos yeux pour « S’interroger sur tout ce qui paraît » ; c’est le fondement de ta poétique paysagère. »
Ces remarques recoupent mon intérêt et mes questions sur la photographie, sur les formes fixes, les formats, la mise en page.
Flacon de sels
amusée de découvrir dans un livre une date d’impression postérieure au moment de la parution du livre –
Mes collectes et collections
« Une voiture secoue la nappe de ses phares dans la nuit. »
Pascal Commère, Verger, etc..., notes buissonnières, Fata Morgana, 2022
Du Flotoir
toujours bien trop encalminé et cela fait des mois que cela dure. Or je le sais central dans mon travail et dans ma vie, dans ma recherche en général. Hier j’ai pris conscience que j’avais une énergie et une détermination très fortes la matin mais que si j’attendais la fin de la journée pour me consacrer enfin à mes travaux personnels, je n’en avais plus assez. Je vais donc essayer d’éviter le travail des sites au moins jusqu’à la deuxième partie de la matinée, pour bien reprendre l’habitude de transcrire au jour le jour mes réflexions et mes ‘notes en lisant’ dans ce Flotoir. Un peu de Logoir pour le factuel et le Flotoir pour le fond. Je sais que les travaux des sites, je les ferai de toutes façons. Même chose a priori envers la correspondance qui me prend beaucoup de temps.
Déverbalisation et écrans
Deux textes à rapprocher, un important passage du livre Les Irremplaçables de Cynthia Fleury et un édito du Figaro (samedi 3 décembre 2022) qui s’intitule « Les écrans et la caverne ». Dans cet édito Laurence de Charrette fait un rapprochement entre le sort des contemporains accrochés à leur téléphone et la caverne platonicienne : « la compulsion des écrans est un virus contemporain » écrit-elle, ce qui en dit long sur « les transformations profondes du rapport au monde qu’engendre la société numérique ». Elle évoque alors la fameuses allégorie de Platon mettant en scène des hommes enchaînés dans une caverne : « tournant le dos à l’entrée, ils ne voient pas des objets, mais leurs ombres projetées sur le mur, qu’ils prennent pour la réalité, toute la réalité. ». Résultat ? « Confondre ombre et vérité, voilà le syndrome que nourrit l’addiction aux réseaux. » Et l’on ne peut s’empêcher de s’inquiéter de ce que cette dérive va devenir avec le développement du fameux métavers. La journaliste a ces mots forts : « voir la vie au travers de sa projection narcissique dans le monde liquide, penser l’instant d’abord dans sa représentation, sa mise en scène dans l’agora du vide ; et se placer ainsi dans l’attente éperdue de l’écho de soi-même. ». Elle enfonce ensuite le clou rappelant que les plateformes ne sont pas des succédanés de la Poste ou le commencement « de l’espace démocratique rêvé par les Grecs anciens » parce que « leurs algorithmes sont faits pour transformer nos données personnelles en bénéfices »
Et c’est là que peut s’opérer le rapprochement avec Cynthia Fleury dans la deuxième partie de son livre Les irremplaçables, partie titrée « Le Dogme du pouvoir ». Le sous-chapitre s’intitule « désubjectivation et déverbalisation » et va montrer comment tout est fait dans le système capitalistique pour vider le sujet humain de sa substance et principalement en lui ôtant les mots, pas tant de la bouche que de la conscience. « Toute tentative de désindividuation prend appui sur la déverbalisation » qui n’est pas seulement « l’impossibilité de traduire précisément ce que l’on pense » mais « porte atteinte à la faculté même de conception intellectuelle » (p. 113) Avec ce double constat, terrifiant : 1. on ne parvient plus à penser ce que d’autres sont capables d’énoncer ; 2. on perd conscience de ce qui devrait faire réalité pour soi.. Elle ponctue cela d’une très belle formule « le langage est une naissance du monde, comme une naissance au monde ». On retrouve là sans doute une des grandes raisons d’être de la poésie ! Mais « voler au sujet sa capacité d’énonciation n’est pas suffisant. Ce qu’il faut voler c’est la condition de possibilité de cette énonciation, sa dynamique de conscientisation. Premier grand processus de la domination : ‘priver de langage les dominés’. » D’où cette frénésie de faire taire les médias dans les sociétés totalitaires ! « La langue des dominés n’a pas le même accès à la performativité que celle des dominants. Si la première demeure langage, la seconde fait réalité. Elle fait autorité et institution. Plus la parole proférée est celle d’un individu appartenant au groupe – social, culturel, économique,– dominant, plus elle fait ordre pour tous, réalité et vérité. » (p. 115). Dans ces pages Cynthia Fleury s’appuie sur le livre La Société du mépris d’Axel Honneth.
Penser par soi-même
Un peu auparavant, dans ce même chapitre, Cynthia Fleury avait évoqué « l’impossibilité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui » et elle ajoute que « Ne pas penser par soi-même reste une décision », ce en quoi je la trouve un peu optimiste, car tant de conditions aujourd’hui rendent extrêmement difficiles de penser par soi-même, ne serait-ce que ce qu’il faut bien appeler la misère. « Ces non-agir et non-penser sont même les actes les plus courants chez l’homme. Il n’y a là aucune forme d’ignorance mais, à l’inverse, l’assimilation servile des codes préexistants ». Même remarque, c’est bien optimiste tant sont puissantes les forces qui induisent ces états de non-agir et non-penser, et cela depuis l’école où rien n’est vraiment fait pour développer le sens critique des enfants. J’avais eu, il y a quelques années, une conversation passionnante avec un très jeune ami allemand (19 ans), qui m’avait expliqué que dans sa scolarité, on lui avait appris à ne pas prendre pour LA vérité ce qui était enseigné. Héritage sans doute de l’Histoire et de l’immense manipulation dont le peuple allemand fut l’objet. Je crains un peu qu’aujourd’hui cette salutaire attitude ne soit plus de mise. En tous cas, chez nous, elle n’existe pas à ma connaissance. Gobe et tais-toi, c’est ce que j’ai si souvent ressenti dans ma scolarité et ce n’était pas hier ! Peu de chances que cela ait évolué. « Le récit de l’origine n’a rien de naturel. Il nous est conté par la société et ceux qui se présentent comme ‘nos pairs’. Et l’idéologie du pouvoir parachève ce récit de l’origine, en donnant aux uns -au détriment des autres- le droit de penser et d’agir en leur nom propre, et au nom des autres. La République de Platon a fixé la formule, souligne Jacques Rancière : ‘que chacun fasse sa propre affaire et développe la vertu propre à sa condition’. Magistrale formule qui montre la naturalisation de l’arbitraire inaugural. Il ne s’agira nullement du ‘propre’. Il s’agira, à l’opposé, de se conformer au propre désigné par autrui, c’est-à-dire par la société, et ses récits de l’origine et de légitimités afférents ». et un peu plus loin, elle aborde la question centrale de l’attention, souvent évoquée dans ce Flotoir : « L’exploitation capitalistique (...) capte, plus encore que les richesses, l’attention des individus. Les individus sont divertis, distraits au sens pascalien, ils sont occupés, pleinement occupés à ne pas penser. » (pp. 104-105). Il s’agit bien de détourner l’attention, voire de rendre cette fonction malade, voire invalide par le jeu des sauts constants de toute focalisation un peu tenue, induits par tous les médias, au sens très large. Incluant bien sûr les écrans en tous genres. Or dit encore Cynthia Fleury « l’attention est par essence l’antichambre du souci de soi et des autres ». (p. 106)
Des abréviations
On sait à quel point elles fleurissent. Tant et si bien que certains articles de journaux doivent être patiemment décryptés pour savoir de quoi ou qui il s’agit sous le jeu des acronymes. Mais cela va plus loin, c’est une désubstantialisation. Cynthia Fleury (oui je m’efforce toujours de donner le nom en entier, dans la plupart de mes phrases et ce n’est pas un hasard !) fait appel à Orwell et à son Angsoc qui explique qu’il ne faut pas dire ministère de la Vérité mais Miniver (on n’est pas loin du métavers !) ou Comarch pour Commissariat aux archives. Et on frémit en pensant à quel point en elles-mêmes, même sous un nom non abrégé, ces instances ont toujours la vie belle comme le montre les ministères de la Vertu afghan ou la police des mœurs iranienne. Mais ce que dit Cynthia Fleury, c’est qu’en « abrégeant un mot, on abrège son potentiel herméneutique ». (p. 107)
L’importance de la verbalisation
... d’où, serait-on tenté de dire, l’importance de la poésie, que l’on peut voir peut-être comme une forme très particulière de verbalisation. « La verbalisation est par définition commencement et pas nécessairement stricte verbalisation du (et dans le) monde préexistant : verbaliser c’est aussi créer un monde. C’est déjà une première délivrance. Mais cerner l’allégeance au pouvoir qu’est structurellement la langue rappelle la difficulté de la sortie de la minorité. La vraie nature du pouvoir est circulatoire. Elle aura besoin du langage pour se fonder, s’extérioriser en donnant la réalité qu’elle n’a pas, s’intérioriser pour créer le consentement dont elle a besoin pour perdurer. C'est tout l’imaginaire instituant de la domination qu’il faut déconstruire ». Ici Cynthia Fleury n’évoque pas le magistral livre de Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIème Reich, mais je pense constamment à ce livre en lisant ces pages (p. 108).
Humpty Dumpty
Et par une de ces coïncidences qui m’enchantent, voilà que Cynthia Fleury évoque Alice aux Pays des Merveilles et Humpty Dumpty, citant le passage même qu’Hélène Cixous a évoqué dans son séminaire ce samedi 3 décembre ! « Ce dialogue imaginaire d’Alice dit simplement la vérité crue de l’origine du pouvoir. Il n’est pas le fruit de la pensée et du langage. Il est ce qui façonne la pensée, par sa violence inaugurale » (rappel de la phrase de Humpty Dumpty : « lorsque moi j’emploie un mot, dit Humpty Dumpty, (...) il signifie exactement ce qu’il me plait qu’il signifie » et à Alice qui lui rétorque que la question est de savoir s’il a le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire, le personnage répond que « la question est de savoir qui sera le maître, un point c’est tout. »
Ce leurre magnifique
Un peu plus loin Cynthia Fleury cite Roland Barthes : « si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos. (...) à nous qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur permanente d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature. ». Glose de Cynthia Fleury : « autrement dit, la littérature invente l’échappée symbolique, pas simplement l’usage de nouveaux signes et de nouveaux symboles, pas simplement le jeu avec la signification mais l’invention d’un champ de liberté cognitive nommant ce qui n’a jamais été nommé, susceptible aussi de lui donner vie et sens. ». Et d’invoquer à l’appui de sa réflexion Les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov.
Flacon de sels
j’aime que les feux des projecteurs installés sur les très hautes grues de chantier, à l’ouest, traversant l’appartement, semblent clignoter à l’est – décider que le tout début de la matinée, quoiqu’il arrive, je me le consacre, Flotoir, notoir, logoir., réaliser les travaux des sites ensuite. – les mots et expressions qui me délogent du transi de ma langue
Ma lecture
Je lis de plus en plus mal, je lis lame, petite coupe de papier, qui tranche dans le vif du livre
Intelligence artificielle et écriture
Suis à la fois intéressée et un peu effarée devant le développement des logiciels d’écriture, mettant en œuvre de l’intelligence artificielle. On les bourre de millions de pages et ils sont censés rédiger des textes sur un sujet défini. Le Monde donnait un exemple de texte rédigé sur une requête relativement complexe, dans son édition du jeudi 8 décembre.
Voici la requête « Écris un article dans le style du journal Le Monde sur le lancement de ChatGPT [le nom du logiciel], en incluant les limites et les dangers de cette application ». Réponse (dont je ne livre que le début) : « Le 6 décembre 2022, la société OpenAI a lancé une nouvelle application de messagerie intitulée ChatGPT. Basé sur le modèle de langage GPT-3 développé par Open AI, l’application promet d’offrir une expérience de conversation naturelle et fluide pour les utilisateurs. Cependant certains experts s’inquiètent des limites et des dangers potentiels de cette technologie » Alexandre Piquard l’auteur de l’article ne précise pas si la réponse a été faite en français, ce dont je doute, où s’il l’a traduite. Il signale que la date est erronée et parle d’Open AI, une petite entreprise de San Francisco déjà réputée pour ses travaux dans l’intelligence artificielle, qui avait fait sensation avec Dall.E 2, un logiciel capable de créer une image à partir d’un texte. J’avais lu un article sur cette autre application et j’avais trouvé cela tout à fait fascinant, d’autant que les exemples donnés dans l’article (j’ai malheureusement oublié la source) étaient très beaux et très parlants. J’avais essayé de trouver cette application pour la tester mais avais fait chou blanc. Alors étant curieuse de nature (le Flotoir n’existerait pas sans cette curiosité-là qui est aussi un fabuleux moteur d’énergie), je décide de tester, il me faut m’inscrire, mais peu importe. J’interroge le système en anglais « Write a short text to explain the migration of my website”, réponse immédiate plusieurs lignes de conseils très avisés, il y a donc aussi une dimension « moteur de recherche » (l’article disait bien que Google avait de quoi s’inquiéter). Je ne reproduis par la réponse ici, mais c’est tout de même assez stupéfiant.
Puis je décide de faire un test en français avec la requête « Écris un texte pour expliquer pourquoi en raison d'une panne de mon hébergeur je déménage mon site ». Là aussi réponse immédiate, dans un français parfait et c’est stupéfiant : « Bonjour, je tiens à vous informer que, suite à une panne de mon hébergeur, je suis dans l'obligation de déménager mon site web.
La panne a été imprévue et nous n'avons pas pu prévoir un plan de sauvegarde pour éviter les problèmes. Malheureusement, cela signifie que mon site web est actuellement indisponible.
Je suis en train de trouver un nouvel hébergeur pour mon site et je travaille dur pour le remettre en ligne le plus rapidement possible. Je vous remercie pour votre patience et votre compréhension pendant cette période difficile.
Je vous tiendrai informé de toutes les mises à jour concernant le déménagement de mon site et de sa disponibilité. Si vous avez des questions ou des inquiétudes, n'hésitez pas à me contacter.
Merci encore pour votre soutien et votre compréhension. »
→ je reste confondue, c’est à la fois admirable et terriblement inquiétant. Je précise que je n’ai pas l’intention de m’en servir pour rédiger mes articles de Poesibao, mais on peut imaginer l’usage que peuvent faire des journalistes paresseux ou pressés, des étudiants peu scrupuleux ou des hackeurs pour rédiger des messages un peu plus convaincants que ceux que l’on reçoit régulièrement.
Noter la petite faute d’orthographe, je vous tiendrai informés...
Je teste aussi l’application qui génère une image à partir d’une phrase, mais les résultats sont vraiment moches (mais relativement convaincants).
→ tout cela ne peut qu’interroger l’écrivain sur ses pratiques. Et sans doute particulièrement sur un aspect lié au mode d’entraînement de ces intelligences artificielles. Dans notre travail de création, quel est le rôle joué par la masse de livres que comme la plupart des écrivains nous avons lus ou lisons ? Y-a-t-il en nous une capacité combinatoire fabuleuse qui brasserait tout ce que nous avons acquis, notamment par nos lectures, et interviendrait lorsque nous sommes en plein processus d’écriture. Je crois que la question vaut d’être posée et c’est aussi pourquoi je me suis arrêtée longuement sur cette application dans ce Flotoir.
De la joie
J’ai reçu récemment le nouveau livre de Jean-Pascal Dubost, la Pandémiade, paru chez Isabelle Sauvage. Jean-Pascal Dubost s’est lancé dans un entreprise folle, la rédaction de poèmes qui déclinent, déforment ou reforment « quatre-vingt-dix-neuf formes ou genres de la littérature médiévale ». Ici trois formes sont choisies pour évoquer les tout débuts de la pandémie de Sars-Cov2, pour les trois parties du livre, la « Cronicque », les « Congés » et ma préférée à ce jour, sur laquelle je vais largement revenir le « Sermon », ici en un Sermon joyeux de la crise sanitaire. Chaque partie ouvre par une date et un fait : I. Le 17 mars 2020 commençait en France l’ère du confinement ; II. Le 12 juillet 2021 fut prononcée en France l’ère du pass sanitaire ; III. Le 9 août 2021 la France est entrée dans l’ère du pass sanitaire.
Tout au long du livre court un thème essentiel, dont Jean-Pascal Dubost se rend bien compte qu’il peut étonner et choquer dans le contexte de la pandémie, la notion de joie, qui lui vint essentiellement d’une extraordinaire fécondité d’écriture, une vraie coulée en fusion de poèmes dès les premières annonces et mesures sanitaires. Bien sûr le confinement, vécu pour lui en un lieu privilégié, la Forêt de Brocéliande, n’était pas pour inquiéter ce grand solitaire (pourtant très impliqué dans les affaires de la poésie comme en témoignent ses actions locales, son festival estival et bien sûr ses nombreuses contributions à Poezibao). Je serai franche et dirai que j’ai eu un peu de mal à entrer dans le livre, tant me lassait ce rappel de faits pas marrants avec ce constat que bien des choses étaient déjà presqu’oubliées, paraissaient irréelles et loin dans le temps (pourtant c’était hier et je les ai vécus, ces moments, comme nous tous, les inquiétudes pour soi et nos proches, le déni initial, le rejet des mesures restreignant les libertés de mouvement, etc. etc. ). Personnellement je n’ai pas écrit comme d’autres l’ont fait (Jean-Pascal Dubost cite par exemple Pierre Vinclair et ses sonnets) mais je me suis mis à chercher fébrilement des ressources disponibles en ligne susceptibles de soutenir les lecteurs de mes sites et de les nourrir, contre le chagrin, la peur ou l’ennui : concerts, lectures, expositions, conférences susceptibles de les intéresser...
Mais la joie ?
Oui elle peut paraître étrange cette réaction mais je l’ai éprouvée aussi devant certains aspects de cette crise : le confinement n’était pour me déplaire, me libérant des contraintes sociales qui souvent me pèsent, libérant du temps pour moi ; impression aussi que ce choc était salutaire pour le devenir de notre monde, que nous allions enfin prendre conscience de ce qui était en train de se passer, en termes d’environnement, de dégradation des conditions de vie, etc. Mais le joie de Jean-Pascal va plus loin, elle est liée à la création, à sa capacité de répondre par ses mots, ses vers, ses inventions à l’ampleur du désastre, sans sombrer. Elle a quelque chose d’ontologique et refermant le livre, j’ai eu conscience que cette joie, il ne fallait pas que nous l’étouffions au prétexte que le monde va si mal ou que nous traversons, collectivement et individuellement, de redoutables crises. Ce serait, mais la formule est un peu galvaudée, la joie de vivre, la joie d’être en vie, au monde, pour un temps infinitésimal mais d’être vivants, dans un monde qui regorge de splendeurs. Et savez-vous que Jean-Pascal Dubost cite, en tête de sa troisième partie, cette remarque pénétrante de Gilles Deleuze : « Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves » ! On nous gave de malheurs, d’horreurs, dont il n’est pas question de nier la réalité. Et nous courbons l’échine sous ce poids, devenons obéissants, culpabilisés et sages comme des images. Alors lui, Jean-Pascal, il fait joie et feu de tout bois, s’appuyant sur sa connaissance érudite de la langue ancienne.
Les langues
Non pas celles de la Pentecôte, encore que ! Trois occurrences de langues hors-circuit dominant, hier, qui toutes m’ont réjouie. Le picard d’Ivar Ch'Vavar dans un livre merveilleux dont je reparlerai, le gaélique écossais évoqué dans un reportage d’Arte, près de l’île de Skye, en Ecosse et enfin les melting formules de Jean-Pascal Dubost, puisant allègrement (la base de données de son intelligence artificielle est bien nourrie) dans sa grande culture notamment autour du Moyen-Âge et du baroque pour concocter des octosyllabes pleins de vie, d’énergie, de drôlerie, inventer des formules choc qui font rire et réfléchir et oui, qui mettent en joie. Sa joie, il la partage. Cela pullule de trouvailles en un vrai geyser, pulsant des bouffées de gaz et de chaleur « à donf ». L’argot est utilisé aussi. « Si le poème se dressait / avec dure ostinacité / contre la très molestative / contre la très-évolutive / et influente épidémie / et très contre la mollicie / qui faisait avoir des courantes / dans des cervelles déficientes, / si le poème me prenait / autant de temps en temps c’était / parce qu’il s’agrandissait mine / de rien boostant mon endorphine/ (...) (p. 139)
→ se souvenir de la formule de Cynthia Fleury citée tout récemment : « le langage est une naissance du monde, comme une naissance au monde ».
Conservatoire, réservoir, potager
Le livre de Jean-Pascal, celui-là bien sûr, mais tous les autres sont aussi de formidables conservatoires de langue. Or entendant le picard de Ch'Vavar, les mots anciens de Dubost, j’éprouve un sentiment d’ancrage dans un fond(s) commun, trop oublié et qui a l’étrange caractéristique d’être une vraie source d’énergie. J’éviterai un rapprochement fâcheux avec les énergies fossiles, mais le processus est un peu le même, des mots, des tournures, des phrases, des expressions se sont accumulées au fond de notre langue, composant un substrat plein d’énergie qui peut nous animer, qui nous anime même sans doute à notre insu. Jean-Pascal Dubost : « aimant à mâcher ce schmilblick / transmué en poèmes bien durs / qui font une belle envergure / à la vie – confinée ou pas – .
Je le cite encore « j’étais en mode herculéen, / en un prométhéen combat / pour la régénérer, ma joie, / et dans mes travaux incrédules / n’être pas ras les homoncules / était le souci de ma joie / et la joie était une foi, /une force contre l’ennui / qui encline à mal tout autrui, / et forse en l’ennui je pompais / l’énergie de la joie, qui sait. » (p. 147)
Enfonçons encore un peu le clou ! : « ainsiment je me dopamine / en langue estrange et barbarine /qui sonne hautement comme estrange / et barbare et qui désarrange / en arrangeant un sacré nom / de rythme exultoire qui fait non / et je me veux des renégats / de la prose policière ah
/ comme Manon je m’en réclame (...) (p. 154)
Régimes
Il y a des régimes de langue comme il y a des régimes de moteur mais à l’écriture, il faut une énergie (Antoine Emaz en parlait souvent). On sent que le poème de Jean-Pascal Dubost est bourré d’énergie, qu’une sorte de manivelle a été tournée (comme on lançait les moteurs jadis, en faisant attention au ‘retour de manivelle’) et que le moteur une fois lancé, il l’a laissé aller à ses embardées, il a peu ronronné, n’a pas ahané dans les côtes, ne s’est pas laissé glisser au point mort dans les descentes, il a tenu (autre mot d’Antoine Emaz, « ça tient », disait-il de ses textes quand enfin il les jugeait sinon terminés du moins viables).
Une expérience de lecture
Avec son autorisation, je reprends ici un passage d’un courriel de Siegfried Plümper-Hüttenbrink : « Je ne sais plus si je vous avais fait part d'un ‘exercice de lecture’ que je pratique assidument avec les extraits de poèmes publiés sur Poezibao. Je les lis au hasard et sans me soucier du nom de leur auteur. Je m'exerce seulement à les lire en vue de tester mon oreille interne. Va-t-elle parvenir à se mettre au diapason avec ce qui lui est donné à lire ? Sich einstimmen, s'accorder , entrer en résonance, ou décrocher, perdre le fil conducteur...
Ce test auditif est infaillible, d'autant qu'il est anonyme. Je me mets seulement à lire hasardeusement ce qui a trouvé à s'écrire sous la forme d'un poème, en m'abstenant de recourir à ces repères névralgiques que sont le nom d'un auteur ou le titre de son livre. Une lecture en forme de blind test en quelque sorte , et au fort de laquelle on reste tout ouïe, en pleine expectative, face à ce qu'on s'exerce à lire sous le sceau de l'anonymat. Je ne sais si on peut se fier à un tel mode de lecture, tellement il reste aléatoire et plus qu'hasardeux quant aux enjeux qu'il soulève. En lisant toutefois de la sorte, on n'est pas sans appréhender une sorte de mémoire inhérente aux mots et qui en fait des corps conducteurs, doués de souvenance , mais aussi d'une revenance par laquelle ils se reconduisent et se rappellent à nous au cours de nos lectures. »
Pratiques et méthodes
Je suis en train de changer un certain nombre de mes méthodes et pratiques. J’ai décidé de quitter le seul réseau social que j’utilisais, Twitter dont l’évolution actuelle ne me convient en rien. Pour l’instant pas d’autre réseau social, je ne suis pas convaincue de leur utilité pour un travail comme Poesibao. Mais Twitter où j’avais près de 5000 abonnés (totale illusion, 90% à mon avis étaient inactifs et ne s’intéressaient pas du tout à mes contenus) m’aidait à m’informer. Mes propres contenus étaient d’information sur la littérature, la musique, parfois une ou deux découvertes scientifiques spectaculaires. Et je n’émettais jamais d’opinion. j’avais aussi soigneusement sélectionné les comptes que je suivais, cherchant là aussi exclusivement de l’information sur le monde du livre, sur la photo, sur les sciences. J’ai donc réactivé une plate-forme qui me permet, via les fils RSS, de suivre l’actualisation de plusieurs sites. Alors je lance, en riant sous cape, un qui m’aime me suive, mais pas sur les réseaux sociaux, non, sur Poesibao, Muzibao, le Flotoir.
La joie du picard
Lu avec délectation hier le livre qui rassemble l’œuvre en picard d’Ivar Ch'Vavar, en deux parties la première avec ses créations en langue picarde, essentiellement berckoise d’ailleurs, Berck étant sa ville d’origine et un point focal de son travail, la seconde avec ses traductions d’écrivains picards. Il y a là une vitalité incroyable, une inventivité extrême. Il faudrait des fichiers audio liés pour entendre aussi la langue, car ce doit être un régal, et l’on ne sait guère comment prononcer alors pourtant qu’étrangement on ne se sent pas en langue étrangère. Comme si on avait du picard dans ses gènes ou ses veines en quelque sorte. A priori ce n’est pas le cas, la Picardie étant pour moi surtout du côté de ma belle-famille, avec une forte assise des Trocmé à St Quentin. Mais je me retrouve dans ma forte polarisation générale vers le Nord, assez peu partagée au fond. Cette note du prière d’insérer qui permet de bien comprendre de quoi il s’agit ici : « Ivar Ch'Vavar a écrit surtout en français, y compris pour ‘inventer’ la Grande Picardie mentale ; mais il a mis le picard ‘au travail’ dès le début des années 1979. Est réunie ici la quasi-totalité de ce qu’il a écrit en picard depuis 1995. ». Et lui-même de dire que « le problème du picard est un problème poétique : écrire le picard, c’est en faire une langue pour l’écriture, c’est mettre cette langue au travail pour l’écriture. C’est également un problème politique » [comme pour la plupart des langues minoritaires !]. Le livre est fort bien édité, avec un dessin frappant de Sébastien Morlighem. Il est publié par les éditions Engelaere. J’ai choisi pour l’anthologie permanente de Poesibao un passage qui résonnera fort avec les préoccupations du moment, sur une coupure d’électricité. Mais j’ai adoré une longue séquence Ché’bonje é-pi ch’goron, autrement dit Sagesse secrète des Berckois où toute la vitalité inventive de Ch'Vavar s’exprime sous la signature de son hétéronyme l’abbé Michel Desquendras en une série de 43 maximes, dictons ou règles, donnés d’abord bruts, puis traduits et analysés un par un par Ch'Vavar. Je cite un exemple :
« 15. I a mouru tout cru / d'awér miè dé'm moùrue. — « Il est mort tout vivant / pour avoir mangé de la morue. »
C'est un dicton sur la puissance des mots. Un tel est mort ‘tout vivant’, c'est-à-dire de la façon la plus soudaine, non, bien sûr, pour avoir consommé de la morue, mais le mot moùrue même, entendu mouru, c'est-à-dire : non pas seulement ‘mort’ ici, mouru est un participe passé aberrant, une invention grammaticale populaire qui met l'accent sur l'acte et devrait être appelé plutôt un participe passant, et indiquant non l'acte fait, mais l'acte en train de se faire, et autrement qu'un participe présent. Le passage de ‘tout vivant’ à ‘mort’ se fait ici non par ‘mourant’, trop lent et comme passif, mais par ‘mouru’. C'est l'instant très bref et très intense du passage qui compte. Et toute l'intensité mortelle de cet instant est contenue dans le mot qui le dit. » (Ivar Ch'Vavar, ch’miloé din ch’tiloé, le tiroir au miroir, édition bilingue picard-français, éditions Engelaere, 2022, 15€, p. 29)
Le 1
Commencé à lire deux numéros de l’hebdomadaire Le 1, que Laurent Greilsamer rencontré lors de la remise des prix de l’Académie Française (le co-fondateur du 1, Eric Fottorino était primé) a eu la gentillesse de m’envoyer. Il m’avait expliqué que dans chaque numéro, qui porte toujours sur un thème unique, il y avait un poème. Dans les deux numéros envoyés, ce sont des poèmes de Michaux, dans le numéro 419, intitulé « 8 milliards d’humains, et moi ? et moi ? et moi ? » : « La population ici, c'est la Marouque / la Bourouque / la Biroubouque / la Gorguena / la Flandoche et la Pouperougue / la Roboueuse / la Clivette à gli gli (...) »
Et dans le numéro 425, « Climat, féminisme, faut-il désobéir, un poème de Cavafis : « A quelques-uns arrive un jour / d’avoir à choisir entre le grand Oui / et le grand Non (...) »
De la musique et des circonstances
Parlant des oiseaux, Vinciane Despret, une de mes plus importantes lectures de cette année, écrit : « Avez-vous déjà voyagé en train, un casque sur les oreilles ? Avez-vous ressenti, comme j’ai souvent pu le vivre, que le paysage pouvait être “bachien”, ou “tchaïkovskien”, à quel point la musique s’imprime, recouvre, affecte à ce moment ce qui nous entoure ? – un accordéon dans le métro ne change-t-il pas non seulement l’humeur, mais la perception même des choses ? Le monde devient non musical, mais mélodique. Et ce n’est plus une mélodie associée à un paysage, “c’est la mélodie elle-même qui fait un paysage sonore”. En d’autres termes, l’acte de territorialisation serait, entre autres, un acte de musicalisation d’une place – je précise “entre autres” parce qu’il y a également les postures, les rituels dansés, les menaces spectacularisées, les couleurs, les battements d’ailes. Et l’arpentage de l’espace. »
(Vinciane Despret, Habiter en oiseau).
→ c’est une expérience que j’ai faite, que je fais si souvent. Cette modification de l’état intérieur dès que nait la musique. Et c’est sans doute en fait une profonde modification de la nature même de l’activité mentale. Sans doute parce que d’autres connexions sont sollicitées dans le cerveau et que cela modifie les équilibres entre les différentes zones et les différentes fonctions. J’aime à penser, ce qui est sans doute complètement faux, que ce sont alors les cellules gliales qui entrent en résonance avec la musique, la propageant dans un plus grand nombre de zones du cerveau, y compris les zones qui commandent la motricité. Puisqu’on sait bien que le corps bouge dès qu’il entend de la musique, plus ou moins perceptiblement. Le rythme affecte la motricité fine et au-delà.
Collecte, collections, reliure
Il y a peu j’employais le mot de collecte, et j’aurais pu lui ajouter celui de collection, à propos des milliers de citations que je relève, partout, depuis l’adolescence. Vrai trésor de paix ! Je peux en recueillir partout, de ces phrases qui font sens pour moi, qui résonnent dans le for intérieur, et même dans des articles de presse ou dans des livres qui ne me parlent pas de manière générale. Je me suis bien accrochée au livre de Peter Szendy sur la lecture, mais je ne suis pas du tout en phase avec le propos général, que je trouve au fond assez destructeur. Je n’y trouve que des points de vue négatifs sur la lecture, du soupçon pour le dire clairement. Mais j’aime cette note, quelque part : « Ramasser, collecter, recueillir : autant de sens, disions-nous, du verbe latin legere. Comme si lire revenait essentiellement à lier, le lecteur étant dès lors une sorte de relieur. » (Peter Szendy, Pouvoirs de la lecture, p. 143) et j’aime ici entendre le mot relieur dans sa polysémie, un des sens principaux étant, pour moi, fortement évocateur de ma mère qui a pratiqué la reliure, à un très bon niveau quoiqu’amateur, pendant des années. Et il m’arrive de penser que le Flotoir est à certains égards une vaste entreprise de reliure !
Ailleurs dans le livre, Peter Szendy reproduit une image saisissante : « Lire, lier, délier Il est temps de rassembler ce que nous avons cueilli ou glané jusqu’à présent. Il est temps pour ce geste que le graphiste allemand Gunter Rambow a su illustrer de manière saisissante sur une affiche conçue pour la maison d’édition Fischer en 1976 : on y voit une main sortir du livre (comme une sorte d’excroissance) pour tenir le livre, pour le clore sur lui-même, pour le relier. » (p. 142)
La lecture m’invente
Autre formule qui m’a frappée dans le livre de Szendy : « Chaque fois que je lis, la lecture m’invente, précisément dans le jeu de l’écart – de l’anticipation ou du retard – où je me précède et je me suis, comme l’incipit de Calvino nous le donne exemplairement et vertigineusement à entendre : ‘Tu es sur le point de commencer à lire’, c’est-à-dire de devenir celle ou celui qui consiste dans ce ‘lire’ même dont le ‘tu’ du début de la phrase n’était pas encore (mais un peu déjà) le sujet. » (p. 123).
→ Je commence à lire, que se passe-t-il, quelles sont mes dispositions, complexes, hétéroclites, humeurs, attentes... ? Je finis de lire, que se passe-t-il, suis-je agrandie par ma lecture, portée par elle ou abattue, découragée ? Ne dit-on pas de certains livres qu’ils vous tombent des mains ?
Changement d’état
de même que l’eau change d’état selon sa température, je change d’état selon ce que je lis d’une part et le support de cette lecture d’autre part, sans doute aussi selon l’environnement de cette lecture. Je l’ai encore constaté hier soir en passant de la lecture de mes deux journaux quotidiens, sur tablette, à un livre, celui de Cynthia Fleury, Les Irremplaçables, pourtant un petit livre de poche un peu moche. Oui, mais, comment dire cette sensation de confort et de retour à la maison qui m’a saisie immédiatement. Cela réveille le souvenir d’une des dernières lectures que j’ai faites à ma mère, malvoyante, peu avant sa disparition. Nous avons lu son journal quotidien, elle y tenait, mais elle était absente, s’endormait... et puis soudain je suis passée à un livre, c’était Le Clézio et sa Chanson bretonne et là, sur le champ, elle comme moi, nous nous sommes senties différentes. Moi j’ai cessé d’ahaner sur ma lecture à haute voix qui est devenue facile et fluide, et elle, elle a manifesté un net regain d’intérêt. C’est bien troublant et cela fait partie des aspects que je veux évoquer et peut-être étudier un peu plus avant dans mon grand projet sur la lecture.
J’ai pourtant lu des choses intelligentes et de belles analyses dans mes journaux quotidiens mais elles n’ont pas pénétré au-delà d’un niveau assez superficiel alors que d’emblée les phrases du livre suscitent échos, résonances, questions, bref mise en mouvement profond.
Lectures mêlées
Toujours ce jeu des livres posés, repris, avec leurs extraits transcrits... Cynthia Fleury et Philippe Descola, avec pour ce dernier, le bonheur d’un déclic, à savoir le sentiment de commencer enfin à entrer un peu dans sa pensée, difficile pour moi et sur laquelle je butais. Je vais y revenir.
La révolution
Cynthia Fleury insiste sur ce qu’elle appelle l’état de minorité. Non pas le fait, comme on pourrait le croire, d’appartenir à une minorité, mais le fait de ne pas sortir d’un état de sujétion à autre que soi, comme un mineur encore sous la tutelle de ses référents. Intéressant passage où elle s’appuie sur Kant et Michel Foucault, Foucault citant Kant : « ‘Peu importe si la révolution d’un peuple (...) réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocités’ ; reconnaît Kant. Ce qui importe, c’est que la révolution signe la potentialité de l’homme à sortir de l’état de minorité, qu’elle scelle à jamais sa capacité de faire cesser le mensonge de l’origine. En somme elle vient incarner par sa seule possibilité – et non pas son succès – la filiation originelle de l’homme avec la liberté et le progrès de la conscience. Dorénavant l’homme ne pourra plus ‘oublier’ le souci de soi, et qu’il est enfant de cette capacité-là » (p. 129-130)
→ comme résonnent ces mots aujourd’hui, alors que plusieurs mouvements sont en cours dans le monde, révolutions ou rébellions de peuples et singulièrement de femmes qui veulent sortir de l’état de minorité.
De l’individuation
Cette notion si importante mise en avant par Cynthia Fleury, la capacité de chaque être humain non pas à consommer sa vie passivement (et souvent, bien malheureusement) mais à accéder à plus de conscience et de réalisation de soi-même , via le souci de soi et ce qu’elle appelle les 4 figures de l’individuation, le connais-toi toi-même, la capacité imaginante (imagination vera), le courage de supporter le prix à payer pour cette évolution (pretium doloris) et enfin, à ne surtout pas oublier, la force comique, la vis comica. « L’histoire sert aussi à cela, à rappeler que l’individuation a eu lieu, que si elle est une création journalière, elle n’en demeure pas moi principielle, et de toute éternité présente, comme la potentialité même de l’homme, que celle-ci advienne ou pas. Cette histoire de la révolution, si collective, si abstraite d’une certaine manière, conte aussi autre chose : la possibilité de l’émergence de la singularité, quelque chose d’absolument concret et présent. » (p. 130)
Tenter l’expérience subjective
« L’irremplaçabilité du sujet se situe dans le fait de ne pas s’inscrire dans la reconnaissance du pouvoir. Tenter l’expérience subjective pour ce qu’elle est, simplement ce qu’elle est, c’est s’extraire de la circulation aliénante du pouvoir, découvrir l’esprit d’aventure. » (p . 133)
Une décision peu subtile
Je trouve très sotte la décision de cette maire d’une grande ville de réduire drastiquement le budget de la culture. C’est une écologiste et sa ville est une des plus importantes villes de culture en France. Je trouve absurde de sacrifier la culture (sans doute en toute bonne conscience pour l’environnement), c’est ne pas comprendre qu’en quelque sorte, nature et culture se tiennent très étroitement, que sans culture il n’y a pas de conscience écologique qui tienne, que la culture est une des voies pour sortir, précisément, de l’état de minorité pointé par Cynthia Fleury. Que la culture aide chacun à prendre « soin de lui-même » mais aussi soin du monde.
De l’évaluation
Très fortes pages de Cynthia Fleury sur la question de l’évaluation ! « L’idéologie de l’évaluation (...) typique des sociétés néo-conservatrices (...) s’affiche sous la bannière de l’égalitarisme et de la méritocratie » alors qu’en fait elle est à « l’opposé du paradigme d’émancipation. ». Un peu plus loin : « Un sujet n’est fondé que lorsqu’il est évalué. L’évaluation produit de la servitude volontaire, car elle s’assimile à un processus de formation du sujet. C’est l’évaluation qui après avoir tué ce qu’il y a d’agent dans le sujet le reconnaît en tant que tel, mais désormais devenu non plus un sujet libre mais un sujet domestiqué, sous domination. L’évaluation est une culture mortifère (...) elle calibre, détruit la singularité ou précisément l’irremplaçabilité. Le travailleur n’est plus un nom mais un chiffre, une catégorie dans un tableau, que l’on surveille et sanctionne. (...) faire disparaître les individus sous leurs chiffres permet simplement d’usurper leur dû. (...) Il s’agit de chosifier l’individu, de l’itemiser. »
Et ici belle citation faite par Cynthia Fleury de Barbara Cassin : « L’objectivation passe par la commensurabilité. On ne note objectivement que des items. Il faut donc décomposer les métiers, les savoirs, les processus, les relations et le sens pour en faire des procédures sectionnées en tâches (...) en dernière analyse, l’objectivité requiert des éléments de langage préformaté (...) qui constituent une langue de bois universelle, exprimée en globish, car c’est d’abord une langue qui fait grillage » (extrait d’un ouvrage publié sous la direction de Barbara Cassin, Derrière les grilles. Sortons du tout-évaluation, cité par Cynthia Fleury p. 140)
→ Les propos de Barbara Cassin datent de 2014, ceux de Cynthia Fleury de 2015, or cette dérive n’a fait que se propager, dramatiquement, avec l’essor du marché des données, des datas et avec les algorithmes et désormais l’intelligence artificielle. Nul doute que pour tel grand marchand en ligne, je ne suis pas Florence Trocmé, mais un contenant x, lui-même rempli à l’infini des numéros de tous les items que j’aie jamais achetés chez lui, mâtiné des numéros de tout ce que j’ai consulté sur le site, de toutes mes recherches en ligne, etc. Et tout ça donne quoi : un camembert (qui ne sent pas très bon) et une cible. Je suis non pas Florence Trocmé, mais une cible pour la pub et derrière la pub, la vente. On peut aussi essayer de m’acheter en tant qu’influenceuse (heureusement avec la poésie, je ne crains pas grand-chose, le marché est trop petit !).
Alors le boulot, mon boulot ?
Eh bien, il repose peut-être sur cette remarque de Cynthia Fleury, dans le sillage de Barbara Cassin : « La langue fait grillage et elle organise incognito la disparition de la seule chose qui fasse valeur, l’inconnu, soit la base de la connaissance. ». Donc, contrairement à ce que semble penser la maire écologiste, tenter de diffuser, de mettre à la portée de qui veut, librement, de la poésie, de la littérature, des textes qui ouvrent sur l’inconnu, la connaissance, cela a peut-être un sens, voire un sens écologique !
C'est aussi tenir compte de la vraie nature de l’homme : « L’individu est par essence un passe-muraille. Il traverse les mondes, les sphères de valeurs, et par ces itinéraires croisés accède à l’individuation » (p. 144)
Quitter les territoires mortifères...
Je lis sur le site Actualitté cette présentation d’un livre de Christian Arnsperger, intitulé L’Existence écologique. « Rendre la vie possible sur terre implique alors non seulement des réformes structurelles, mais aussi de nous réinventer afin de quitter, en nous, les territoires mortifères qu’exploite le capitalisme de la croissance. Si le rêve communiste d’un ‘Homme nouveau’ est déchu, notre nature humaine n’est pas figée pour autant. À nous de nous rendre réflexifs sur nos fragilités, d’y travailler collectivement par des solutions non consuméristes en rouvrant les horizons d’expérimentation que nous offre notre ‘plasticité anthropologique’. C’est de cette réforme anthropologique et d’un nouveau rapport au vivant que peut naître, pour une humanité plus sereine, un mode d’existence écologique post-capitaliste. »
→ nous réinventer, quitter les territoires mortifères qui sont ceux d’une domination, horizons d’expérimentations, plasticité anthropologique... je pense qu’on est ici tout près de certains aspects de la pensée de Cynthia Fleury.
Et des premières pages du livre qui sont accessibles au cœur de cet article, j’extraie ces mots : « La ‘science’ économique dominante qui colonise depuis des décennies les universités, mais aussi les médias, a partie liée avec le déni de la mort et de la fragilité existentielle, donc avec l’apparente toute-puissance de l’idée de croissance. Nous décoloniser de ce déni et de cette toute-puissance, c’est d’abord devoir reconnaître notre aliénation et, pour la dépasser, prendre conscience des horizons d’expérimentation que nous ouvre notre plasticité anthropologique. » (extrait de L’Existence écologique, de Christian Arnsperger, Le Seuil, janvier 2023, p. 8)
Autre extrait : « Bien entendu, notre liberté de nous refaçonner est loin d’être absolue et sans bornes : nous restons mortels, fragiles et finis. Mais cette mortalité, cette fragilité, cette finitude forment un habitus existentiel qui, enveloppant nos possibles et les bornant, nous libère pour l’exploration de tout ce qu’il ne limite pas. Font partie de notre condition humaine les données biologiques (cerveau évolué, fragilité de l’organisme, adaptabilité, etc.), nos circonstances géographiques (climat, topographie, biotopes, etc.) et nos circonstances sociales et historiques (culture, conventions, visions du monde, technologies, etc.). Mais voici l’important, qui change tout sans pour autant tout permettre : fait également partie de la condition humaine une capacité fondamentale de recul, une capacité innée à nous distancier de l’inné en nous, une capacité que je nomme plasticité anthropologique. »
Cela encore, qui résonne tellement avec tout ce qu’écrit Cynthia Fleury : « Nous sommes des êtres aliénés : nous portons en nous des potentiels humains non actualisés qui nous sont rendus inaccessibles. Le système économique en place occulte ces potentiels et nous rend étrangers à nous-mêmes. Et pourtant, nous adhérons à ce système par nos pratiques : travail, consommation, marketing, épargne, investissement, etc. L’un des symptômes de notre aliénation est notre relative absence de questionnement critique et existentiel. »
A propos de cet article
J’ai donc quitté Twitter ne supportant plus ce qui s’y passe, les dires et agissements de son nouveau patron. Est-ce pour autant me couper de sources d’information qui me sont utiles (je suivais par exemple le site Actualitté sur twitter). Eh bien, non, il existe d’autres solutions. J’ai réactivé un bon lecteur de fils RSS, dans lequel j’ai inscrit les quelques sites suivis via Twitter et qui m’apportaient des informations utiles.
Les modes d’identification (Philippe Descola)
Je reprends la lecture de La composition des mondes, un livre d’entretien de Pierre Charbonnier avec Philippe Descola recommandé par Isabelle Baladine Howald pour m’aider à entrer mieux dans Par-delà nature et culture. Philippe Descola à qui j’ai touché deux mots de ce détour lorsque je l’ai rencontré à la remise des Prix de l’Académie et qui m’a confirmé que c’était une excellente idée. Il était accompagné de son épouse, Anne-Christine Taylor qu’il évoque souvent, notamment lorsqu’il parle de leur long séjour chez les Achuar, en Amazonie, leur premier « terrain » de jeunes ethnologues et le fondement de tout le travail à venir. Je me souviens d’ailleurs qu’il raconte leur difficulté à se réinsérer dans notre monde et cela résonne avec tout ce que je viens d’écrire ! « C’est la rencontre avec une altérité radicale qui m’a rendu conscient du fait que la boîte à outils conceptuelle que j’avais emportée sur le terrain ne m’était pas d’un grand secours pour comprendre ce que j’avais sous les yeux. (...) Chez les philosophes, la disposition à ne rien tenir pour acquis procède pour ainsi dire de l’intérieur. Kant illustre très bien cet héroïsme intellectuel, lui qui a eu une existence incroyablement réglée de petit-bourgeois, mais qui en même temps a pensé des choses si originales par rapport à son temps. Je trouve absolument extraordinaire ce genre d’imagination aventureuse, mais j’en suis moi-même incapable : il m’a fallu partager la vie de gens dont les actions sont assez souvent énigmatiques, dont les propos apparaissent très étranges, et vont tellement à l’encontre des manières d’être que l’on a l’habitude de tenir pour normales, pour que je sois incité à remettre en cause les outils intellectuels au moyen desquels je m’efforçais de saisir cette étrangeté. » (p. 247)
Au fil de tout un cheminement, travaillant sur l’articulation nature et culture, observant ces peuples qui n’ont pas du tout le rapport distant que nous avons avec les plantes ou les animaux, Philippe Descola va en venir à considérer quatre modes d’identification : l’animisme, le totémisme, l’analogisme et le naturalisme. Il s’agit en somme de « dépasser le dualisme qui oppose nature et culture en montrant que la nature est elle-même une production sociale, et que les quatre modes d’identification qu’il a distingués et redéfinis (totémisme, animisme, analogisme et naturalisme) ont un fort référentiel commun anthropocentrique. Ainsi, l’opposition nature/culture n'a plus guère de sens, explique-t-il, car elle relève d'une pure convention sociale. Il propose alors en vertu de ces propositions de constituer ce qu’il nomme une ‘écologie des relations’. Il s'agit d'une anthropologie non dualiste, en ce sens qu’elle ne sépare pas en deux domaines ontologiques distincts humains et non-humains, une anthropologie donc qui s’intéresse aux relations entre humains et non-humains autant qu'à celles entre humains.».(source)
De la discrétion
Je reprends aussi, parmi les lectures suspendues par tous les travaux pour imaginer puis monter de toutes pièces un nouveau site, un nouveau lieu pour Poezibao, je reprends Apologie de la discrétion de Lionel Naccache. Discrétion qui ici n’est en rien synonyme d’effacement, d’humilité, qui n’est pas une qualité morale mais discrétion qui s’oppose à continuité. Dans le domaine mathématique, un système discret est un système où les composantes sont séparées.
Sept fois la langue dans sa bouche
Dans son analyse scientifique sur la discrétion de la vie mentale, Lionel Naccache expose des mesures sur ce qui se passe, en fait, dans le cerveau, par exemple lorsque nous lisons quelque chose. Voici un extrait de ce passage, car il est savoureux ! « La distance entre le lobe frontal, qui est riche en neurones de l’espace de travail global, et la région de la forme visuelle des mots, que nous avons identifiée et baptisée dès l’an 2000 avec Laurent Cohen et Stanislas Dehaene, est de l’ordre de 15 centimètres (0,15 mètre) dans un cerveau adulte (Cohen, Dehaene et al., 2000). La vitesse de conduction moyenne des neurones corticaux impliqués dans cette communication peut être approximée à environ 20 mètres par seconde. Il s’agit d’un mini circuit constitué d’une ou de deux synapses, ce qui permet de négliger dans notre calcul les temps de transmission synaptique entre les neurones impliqués. On en déduit que le trajet simple entre le réseau de la lecture et un point d’entrée dans l’espace de travail global dure environ : 0,15/20 = 7,5 millisecondes. Une boucle de communication entre ces régions dure donc environ 15 millisecondes. D’où l’on déduit que le temps requis pour l’amplification attentionnelle (100 millisecondes) correspond à environ 7 boucles réentrantes. En griffonnant ce calcul approximatif, le souvenir d’un fameux proverbe s’est invité aussitôt dans mon espace de travail global : « Il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. » (Apologie de la discrétion, p. 123)
La discrétion de la discrétion
Long développement dans le livre de Lionel Naccache sur ce qu’il appelle « la discrétion de la discrétion », entendue la seconde fois au sens mathématique de ce qui n’est pas continu. Il montre, en prenant notamment des exemples dans le domaine de la psychiatrie, que si nous ne sommes pas conscients de la discontinuité essentielle de notre vie mentale, c’est parce qu’en prendre conscience serait trop déstabilisant pour notre sentiment d’identité. « Notre regard subjectif sur nous-mêmes est enfermé dans la scène unifiée de notre conscience qui masque le Meccano sous-jacent de notre esprit [et] il nous est dès lors extrêmement difficile de prendre conscience de la mosaïque discrète qui pourtant compose notre vie mentale, et que la neuropsychologie parvient à mettre en évidence. » (p. 134).
J’aime qu’il cite l’extraordinaire passage de la Recherche où, Albertine partie, le narrateur montre comment chacun de ses multiples « moi » prend à son tour et successivement connaissance de ce départ. « À chaque instant il y avait quelqu’un des innombrables et humbles “moi” qui nous composent qui était ignorant encore du départ d’Albertine et à qui il fallait le notifier. »
Petite grappe de lecteurs
Trois petits enfants très aimés entre 6 et 10 ans collés côté à côté sur un siège avec leurs livres – ils se tiennent chaud entre eux et avec leurs livres – le plus petit est plongé dans un Wimmelbuch allemand, ces livres grand format fourmillant de mille détails sur le même principe que Où est Charlie ?), l’ainée lit Astrapi et entre les deux, dans son habituelle position d’entre deux, L. dessine.
J’ai pu feuilleter récemment un livre de Timothée de Fombelle s’amusant à observer et répertorier des dizaines et dizaines d’attitudes d’enfants lisant. Auteur jeunesse, il est constamment dans des lieux où il voit les enfants lire. Magnifique idée.
Une position de lecture
Sur un banc bleu, au square – elle est assise en biais dans une position bien particulière – le bras est appuyé sur un gros sac à dos qui joue les accoudoirs et la main enveloppe complètement le visage – cheveux blonds attachés en queue de cheval – la main droite tient le livre et la cuisse droite épouse le banc puis part en diagonale prendre appui sur le sol – la jambe gauche est relevée, pliée, pied sur le banc.
A travers les fleurs de printemps
Je la vois à travers les fleurs de printemps avec son petit chouchou en haut de la tête à la racine de sa queue de cheval – elle a déployé une serviette bariolée sur la pelouse, s’y est étalée de tout son long, les deux avant-bras croisés appuyés sur le sol – la main gauche qui tient le livre (qui restera inconnu) a les doigts très écartés et passe sous la main droite – jeu des pages du livre et du bord retroussé de la serviette – sur le sac posé au sol, vert céladon, une volée de lettres et je déchiffre stradivarius – mais peut-être est-ce comme pour beethoven le chien et qu’il ne s’agit en rien du luthier ? j’aurais bien aimé savoir ce que lit stradivaria !
Une bulle ?
Hypothèse : le lecteur du simple fait d’ouvrir son livre crée une bulle autour de lui, il s’isole comme s’il refermait son corps autour de son livre, comme si le corps était trop grand pour rentrer dans le livre !
Flacon de sels
écouter l’incroyable silence qui règne dans mon bureau, tellement paradoxal puisque je suis en pleine ville et que je la vois, cette ville, à mes pieds (je ne suis pas Rastignac !), milliers de toits, vue très lointaine à l’est comme à l’ouest mais je ne vois pas une seule voiture, quarante ans que ça dure et cela m’émerveille toujours autant – construire toute seule un nouveau site, découvrir des procédures, des possibilités et s’amuser beaucoup ! –
Pieds nus
J’adore quand les lecteurs enlèvent leurs chaussures. Veuillez noter que c’est assez fréquent. Celle-ci les a posés à côté du seul pied que je vois. Elle est assise en biais (c’est aussi une position assez fréquente) sur le blanc bleu – je pense qu’elle porte un jean dont je ne vois qu’un revers et une jolie blouse blanche ample à fleurs – les cheveux, relevés, sont roux – je ne peux hélas déchiffrer quoi que ce soit de son livre ouvert.
De l’éducation
Je termine ma première lecture de Les Irremplaçables de Cynthia Fleury, livre qui se clôt par un chapitre sur l’éducation. « Personne ne veut se montrer à la hauteur de l’agressivité des individus que nous sommes devenus » : terrifiant constat que cette agressivité qui nous caractérise tous et constat que fait Cynthia Fleury en ayant le courage moral de ne pas surplomber ce fait comme s’il ne la concernait pas. Elle parle du « désœuvrement parental qui n’est que le nom particulier d’un désœuvrement plus général ».
→ On peut penser qu’il y a un énorme vide qui s’est créé après la fin de la plupart des croyances, religieuses ou politiques, dans les pays occidentaux en tous cas. Autrefois les églises (parfois les partis !) éduquaient, apprenaient aux être à grandir (dans le meilleur des cas, parfois au contraire, trop souvent en fait ils contribuaient à les maintenir en état de minorité, non aptes à se former eux-mêmes). Qui dit à un enfant, aujourd’hui, même dans un milieu non-défavorisé qu’il est acteur et responsable de ce que Cynthia Fleury appelle son individuation, autrement dit son développement en tant qu’être humain irremplaçable, quelles que soient les conditions de sa naissance ? Question de Cynthia Fleury : « Jusqu’où cette vie qui est leur les concerne-t-elle ? ». (p. 177). Bel appui pris sur Kant « On peut ou bien se borner à dresser l’homme, à l’entraîner, à l’instruire mécaniquement, ou l’éclairer réellement. on dresse les chiens, les chevaux, on peut aussi dresser les hommes (...) Mais le dressage ne pourvoit pas à tout, il importe en priorité que les enfants apprennent à penser. » Le recours à la discipline n’est pas récusé, non pour faire disparaître l’irremplaçabilité de chacun mais au contraire la sculpter, la faire apparaître formellement. Et plus loin Cynthia Fleury avance que « l’éducation, si intime soit-elle, reste l’entreprise publique majeure, non parce qu’elle doit être confiée aux seules institutions publiques, mais parce qu’elle consolide la qualité du projet politique en tant que projet de la raison humaine. » (p. 179). Elle va même encore plus loin liant ce qui se passe entre parents et enfants et ce qui se passe à l’échelle d’un pays : « D’une certaine manière, la singularité de l’amour, la singularité de la transmission, cette qualité-là vient alimenter le grand projet éducationnel global, non pas de façon volontaire, ni même consciente. Mais par irrigation. Nous travaillons tous, en tant que parents et enfants, au progrès de l’éducation. L’amour dont nous enveloppons nos enfants irradie au-delà d’eux. Il nourrit un geste plus global, un geste qui n’est pas exclusivement intime, mais qui est humain. C’est l’aspect politique de l’amour : il construit inlassablement » (p. 180)
Un poème sur le temps qui passe
J’ai dû revenir à ce système de production de langage, basé sur l'intelligence artificielle, Chat-GPT, pour le tester plus avant. Pour cela je lui ai demandé « d’écrire un poème sur le temps qui passe ». Voici sa réponse (3 secondes) !
Le temps qui passe, inexorablement,
Emporte avec lui nos jours éphémères.
Il nous ravit notre jeunesse dorée,
Et nous laisse, vieillis, au seuil de la tombe.
Le temps qui passe, c'est comme un fleuve en crue,
Qui charrie notre vie vers l'océan de l'oubli.
Il ne laisse derrière lui que des souvenirs,
Qui s'effacent peu à peu comme des images floues.
Le temps qui passe, c'est un voleur insidieux,
Qui nous dérobe les instants les plus précieux.
Il nous prend nos rêves les plus fous,
Et nous laisse seuls, face à nos peurs.
Mais malgré tout, le temps qui passe
Nous offre aussi de nouvelles aventures.
Il nous permet de rencontrer de nouvelles personnes,
De découvrir de nouveaux horizons.
Alors ne craignons pas le temps qui passe,
Mais profitons de chaque instant,
Pour vivre pleinement notre vie,
Et laisser derrière nous des souvenirs inoubliables.
→ cela laisse un peu pantois, non ? La forme d’abord, avec des décasyllabes bien comptés pour la plupart et le fond, banal certes, mais pas mal vu, surtout à partir de cette simple question. On imagine l’immensité des sources brassées. Je viens d’écouter une émission de France inter sur le sujet avec un chercheur du CEA, Alexeï Grinbaum, qui expliquait bien que la machine ne pensait pas, qu’elle n’avait pas d’avis. Qu’il y avait en fait deux couches en quelque sorte, sa base de données établie en ingurgitant des milliards de pages sur Internet, à longueur de temps et une couche de contrôles qui permet d’éviter certaines dérives. Elle ne travaille pas à partir du sens, en réalité et c’est cela qui est fascinant.
Une question à propos de Philippe Descola
Nouvelle question à Chat-GPA : Quels sont les 4 modes d'identification selon Philippe Descola et peux-tu en donner une brève description ?
Réponse, moins de 2 secondes : « Selon Philippe Descola, il existe quatre modes d'identification : l'identification naturaliste, l'identification animiste, l'identification totémique et l'identification analogique. L'identification naturaliste est le mode d'identification qui considère que les êtres humains et les autres éléments de la nature font partie d'un même monde et sont soumis aux mêmes lois physiques et biologiques. L'identification animiste est le mode d'identification qui considère que les êtres humains, les animaux et les plantes ont des âmes ou des esprits et sont donc capables de penser et d'agir de manière autonome. L'identification totémique est le mode d'identification qui considère que les êtres humains sont liés à certains animaux ou à certains éléments de la nature par des liens de parenté ou de filiation. L'identification analogique est le mode d'identification qui considère que les êtres humains et les autres éléments de la nature sont organisés selon des modèles ou des formes universelles, comme les quatre éléments (terre, air, feu et eau) ou les cinq sens. Ces différents modes d’identification sont des façons différentes pour les sociétés humaines de comprendre leur place dans le monde et de construire leur identité collective. Ils reflètent les croyances, les valeurs et les pratiques de chaque société, et influencent les relations qu’elle entretient avec la nature et les autres sociétés.
→ Les 4 modes sont bien définis et nommés mais je ne crois pas que les définitions surtout pour le naturalisme et l’animisme soient parfaitement justes par rapport à la pensée de Descola.
Maths et anthropologie
Je continue à questionner GPT et lui demande successivement comment on calcule le volume d’une sphère puis ce qu’est le naturalisme selon Philippe Descola. Que la réponse soit parfaite pour les maths n’étonne pas, mais elle est bien structurée et claire pour Descola.
Traduire aussi
Une dernière question posée à Chat-GPT-3 : Peux-tu me rédiger en allemand une courte lettre de remerciement à une amie qui m'a envoyé des fleurs
Réponse : « Bien sûr, voici une courte lettre de remerciement en allemand que vous pourriez envoyer à une amie qui vous a envoyé des fleurs :
Liebe [Amie],
vielen Dank für die wunderschönen Blumen, die du mir geschickt hast. Sie haben mich sehr gefreut und haben meinen Tag sofort heller gemacht. Du bist eine gute Freundin und ich schätze deine Geste sehr.
Liebe Grüße, [Votre nom] »
→ les professeurs vont avoir du souci à se faire pour traquer les copies GPT dans la masse !
Lirisme
Des choses intéressantes dans le livre d’Aurélie Foglia, dont le titre, Lirisme, doit être compris comme construit autour de lire et pas lyre ! « à force les mots comme les hommes // se fatiguent un peu d’eux-mêmes de / leur jactance // il ne faut pas leur en vouloir les ormes // atteints de graphiose leurs feuilles se / crispent // dans son jet la sève s’arrête la croissance / stoppe net les livres // se figent à vue d’œil entre nos mains / saisies // voudraient naïvement vainement finir /d’accomplir leur geste. » (p. 16)
→ J’aime bien le glissement constant des deux images, celle du livre et des mots et celle de l’arbre qui se traduit d’ailleurs par de curieux et féconds glissements à l’intérieur des phrases qui s’agglutinent.
C’est aussi la lutte pour écrire « les mots me tombent des / mains // décrire déchiffrer me déserte » (p. 106)
Et sur les livres : « les livres il se trouve lisent à / tâtons des tombereaux de / livres dans leurs ombres par / nature pilleurs fils meurtriers de cimetières // vandalisent les voix tues / avec quelle dévotion aveugle / ne font-ils pas des feux de / feuilles clarifient les liens // charrient des os dans leurs / replis de chair trop claire des / échos de cris des choses // lancées à ceux qui sont déjà / désormais hors de portée / une pluie de plus délave / nos mots » (p. 119)
Échos
J’aime tellement trouver des échos des auteurs qui me sont chers, importants, dans des livres qui m’importent ! Ici c’est Lionel Naccache dans son passionnant livre sur la discrétion (discontinuité) qui cite mon cher Grothendieck dont l’approche m’a si durablement marquée.
« N’est-ce pas ce même sentiment de stupéfaction face à l’abracadabra de la géométrie euclidienne qu’avait ressenti le prodigieux mathématicien Alexandre Grothendieck dans ses jeunes années et qu’il exprima dans son autobiographique Récoltes et semailles : ‘Ce qui me satisfaisait le moins, dans nos livres de maths, c’était l’absence de toute définition sérieuse de la notion de longueur (d’une courbe), d’aire (d’une surface), de volume (d’un solide). Je me suis promis de combler cette lacune, dès que j’en aurais le loisir. J’y ai passé le plus clair de mon énergie entre 1945 et 1948, alors que j’étais étudiant à l’université de Montpellier.’ » (cité p. 160 dans Apologie de la discrétion).
De la discipline
Dont on pourrait aussi faire l’apologie à la suite de Cynthia Fleury, la discipline entendue dans un sens très positif, comme partie intégrante du processus d’individuation et du soin de soi. « La discipline n'est d'ailleurs pas assimilable à l'obéissance. Certes, elle peut se confondre avec elle, et manquer par là même sa valeur propre de force méthodologique. La discipline, à terme, c'est plus de vitesse, d'efficacité pour soi. Moins de fatigue aussi, moins d'épuisement. C'est un sens de la mesure au service de l'action, la sienne. Elle est nécessaire à l'individuation, d'autant plus nécessaire qu'elle peut être instrumentée au service d'un autre. Dès lors, elle se retourne contre l'individuation. Il est ainsi impératif de veiller à toujours la préserver pour soi, au service du souci de soi, et de la continuité qu'il forme avec le souci public. Plus l'enfant acquiert tôt la discipline, plus il est apte à l'orienter. La discipline est une réciprocité à elle toute seule. Elle fait découvrir l'autre en soi, celui susceptible d'atténuer les insuffisances du moi, et qui pourra régénérer le temps de trouver mieux. L'acquérir est difficile tant elle est subtile et se laisse confondre avec la subordination inutile. Preuve de son irremplaçabilité au service de l'individu, le pouvoir, les dominations de toutes sortes la traquent pour récupérer sa puissance. Mais ils ne la récupèrent jamais vraiment. Ils ne récupèrent que son ersatz, une forme d'obéissance dont la vérité n'est que la dissimulation. La discipline est le moyen de production qui appartient au soi, l'inaliénable moyen de production, au seul service d'une valeur ajoutée pour soi. En ce sens, la plus-value dégagée par la force collective de production n'est que la résultante des disciplines personnelles agrégées et contraintes. Certes, elles ne délivreront jamais leur valeur ajoutée finale. Mais le mécanisme de la contrainte est si puissant qu'elles font déjà l'objet, même dans leur version avariée, d'une usurpation. Heureusement, il n'est rien de plus aisé que de feinter la discipline et d'amoindrir sa force de production. C'est d'ailleurs une technique de résistance essentielle. La discipline est ce que l'individu offre à l'autorité, qu'elle renvoie à un augere extérieur - mais jamais tout à fait extérieur puisque l'ajout d'augmentation est en grande part le fait de l'individu — ou à l'auctor que chacun aspire à devenir. Elle est plus qu'une motricité de l'âme, elle est le principe cardinal des motricités, psychique et physique. » (p. 182-183)
Infusion
Une œuvre doit être une infusion de vie voire une transfusion, toucher à du vital et à l’énergie profonde.
Ivar Ch'Vavar
J’ai relu hier soir ma longue préface aux Échafaudages dans les bois d’Ivar Ch'Vavar dont le premier volume vient de sortir. Je suis contente car ça tient, comme aurait dit Antoine Emaz et surtout parce que ça rend compte de l’énergie colossale, irradiante que dégage l’œuvre d’Ivar Ch'Vavar. Il a eu le courage d’aller au-delà des premières couches, de forer loin et profond non sans avoir forgé ses propres outils, je pense au vers arithmonyme (même nombre de mots pour chaque vers) et surtout au vers justifié dont il est beaucoup question dans ce livre qui fait suite à Travail du Poème. Cette préface a marqué pour moi un tournant : elle m’a donné confiance par la confiance que me témoignait Ch'Vavar (dans son « avertissement », il dit m’embrasser publiquement pour avoir accepté une tâche à peu près suicidaire et que j’en suis sortie vivante) ; elle m’a fait prendre conscience, et je vois à mon début de relecture de l’ensemble, que cette prise de conscience est toujours en marche, de ce qui comptait vraiment pour moi dans la poésie ; et c’est au fond grâce à elle et à mes échanges d’alors autour de Jules Verne, que j’ai enfin réussi à lever cet interdit que je vivais, celui de penser mon propre livre.
La question de l’énergie
Elle est fondamentale. Tant de livres respectables, voire impeccables, me tombent des mains car ils ne transforment rien en profondeur, ne m’apportent rien de vital, de vivant sans doute faute de savoir aller assez profond et parce qu’ils en restent à des couches superficielles, celles où sévit l’égo en particulier, tellement étroit et limité. Une œuvre devrait transfuser de l’énergie à celui qui la lit, la regarde, l’écoute. Si j’écoute Bach -en ce moment j’ai repris L’Art de la fugue par Angela Hewitt pour mon dérouillage matinal et notamment les Contrepoints 11 et 13 (rectus et versus)-, c’est une vraie infusion que je reçois (au sens théologique du mot, d’une faculté qui pénètre l’âme, ce qui est assez cohérent quand il s’agit de Bach !). Les Apôtres avoient le don des Langues (les veinards !) par infusion, par l’infusion du Saint Esprit.