Rédigé par Florence Trocmé le 06 décembre 2019 à 15h44 dans photomontages | Lien permanent
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Fernando Pessoa
Très belle note de lecture d’Isabelle Howald à propos de Poèmes jamais assemblés d’Alberto Caeiro de Pessoa. Sur le site de l’éditeur, je relève cet extrait :
J'accepte, c'est mon caractère.
Je suis né comme tout le monde, sujet aux erreurs et aux défauts,
Mais jamais à l'erreur de vouloir chercher à trop comprendre,
Jamais à l'erreur de ne vouloir comprendre que par l'intelligence,
Jamais au défaut d'exiger du monde
Qu'il soit autre chose que le monde.
Bien vu
Christian Prigent, la dent dure mais juste sur certains jeunes auteurs :
« 04/12 [petit robinet]
Manuscrits récemment reçus, d'auteurs ‘jeunes’. On voit d'abord d'où ça vient : souvent de peu loin (ces auteurs ont lu surtout leurs aînés immédiats). La posture d'épigone y conditionne l'aisance stylée : c'est l'invention des autres, la difficile invention d'avant, qui a eu à ‘trouver une langue’ et à assumer la rugosité que cette recherche impose aux œuvres.
Question : ‘qu'est-ce que ça produit ?’. On aimerait l'éviter : elle n'est pas si loin de ‘qu'est-ce que ça dit ?’ Ou même de ‘de quoi ça parle ?’. En moins plat : quelle expérience est-ce que ça traite (voire thérapeutiquement) ? Au bord de l'emphase : quel monde ça soulève, changé par le travail d'écriture ? La volubilité habile de ces écrits (de presque tout écrit, finalement) tient rarement le coup devant ces questions. Peu donnent la sensation d'avoir eu à affronter résistance (une obscurité rude, venue du ‘réel’, qu'il aura fallu traverser pour former une langue singulière ?). D'où l'impression qu'ils ne disent rien d'autre que le désir d'écrire et la découverte du plaisir qu'il y a à laisser courir un mouvement d'écriture seulement aspiré par les modèles qui l'ont enclenché. Il faudra, dit l'ancêtre (qui n'oublie pas qu'il est passé par là), que ça en bave un peu pour assécher le flux du robinet extasié de son propre débit. » (Christian Prigent, Point d’appui, 2012-2018, P.O.L., 2019).
A quoi tiennent les choses
Stupéfaction d’apprendre que je dois le poste de présidente de la commission poésie au CNL (juin 2016-janvier 2019) à Christian Prigent, contacté quelques jours avant moi par le président du dit CNL et qui avait refusé ! (Ibid. p. 108)
Le souci expérimental
Belle approche de ce souci, qui en montre non pas l’ambition mais la nécessité : « Le souci ‘expérimental’ : trace d'une insatisfaction quant au donné symbolique d'époque. Tel qui ne se contente pas de la médiation verbale courante (ni des formes littéraires académisées) parce qu'il n'y voit pas justement représenté le monde tel qu'il l'affecte, celui-là se voit contraint de refaire des formes : autres, plus justes. De ces formes, a priori, il ne sait rien. Ne peut que tâtonner dans l'infinité potentielle des effets de langue pour de temps à autre parvenir à fixer des éclats qui lui sembleront tracer du vivant. Toute expérimentation formelle a une dimension avant-gardiste : une vocation à être à la pointe du renouveau des représentations et un projet de transformation du donné réel ainsi représenté. Ainsi le dadaïsme (surtout le berlinois). Le futurisme russe. Le surréalisme. Dans les années 1950, Bernard Heidsieck déclare la fin de la poésie livresque. Son geste est expérimental : de nouvelles formes poétiques sont inventées par son action. Mais également avant-gardiste : table rase de ce qu'était alors la poésie et revendication, pour cette action radicale, d'une sorte de leadership. Vers 1970, avant-gardisme = invention formelle + philosophie marxiste + engagement ‘communiste’. Poésie sonore, konkrete poesie, beat generation n'en sont pas (et, l'occasion, s'y opposent). L'historiographie est donc fondée à établir des typologies. Mais celui qui, après avoir traversé cette bibliothèque (dada, futurisme, surréalisme, poésie beat...), écrit dans la cacophonie de l'époque en cherchant sa propre voix ne se demande pas s'il est avant-gardiste ou expérimental : il cherche, en passant à proximité de tout ce qui s'expérimente dans l'époque (mais pour s'en différencier à chaque fois), la formule qui lui semblera sienne. Dans les années 1967-1980, je suis peu soucieux de savoir si L'Main (1975) est un texte expérimental et Power/ Powder (1977) plutôt un livre avant-gardiste — écartelés qu'ils sont tous deux entre leurs partitions sonorisées, leurs effets de poésie visuelle et leur volonté (sur jouée !) d'implication politique. En 1970, TXT doit autant à Dada qu'à Denis Roche, à Schwitters qu'à Artaud, au Zaoum qu'à Ponge. Et en a conscience. Sans toutefois que cette conscience exige qu'on dispose dans des catégories déjà historicisées les traces des influences diverses qu'on s'efforce de traiter (dont on s'efforce de guérir ».
→ Prigent propose là à la fois une belle vision de ce qui anime celui qu’habite un souci (mot important) expérimental, entre inadéquation des moyens mis à sa disposition et ce qu’il aimerait tenter d’exprimer, précisément. Et la mise en perspective des différents mouvements expérimentaux est utile. (Ibid. p. 112/113)
Un matériau de langue
« Écrire traite un matériau de langue troué et dissonant. Pas la vie nue (une ‘nature’ hors langue) mais le réseau toujours-déjà verbalisé dans lequel nos vies se déforment et se reforment. Faire poésie : faire éprouver (d'abord à soi-même) ce matériau. Composer des formes verbales qui en soient un dépassement triomphal (un réglage en beauté) sans pour autant effacer en elles la trace du ‘charabia’ originel (qui est l'ombre portée, sur elles, du ‘réel’ irreprésentable : et donc le garant que ce réel a été, autant que faire se pouvait, symbolisé). Cette trace non figurative affleure dans l'attachement du poétique à des procédures de composition par associations sonores et rythmiques (non résorbées par l'articulation des significations » et Christian Prigent d’ajouter que son propos à lui c’est « exposer un enchaînement sémantique habité par une motilité sémiotique qui le défait pour le refaire autrement ». (Ibid. p. 116)
Ceux qui m’ont bouleversé
« Ceux qui m’ont bouleversé, écrit encore Christian Prigent (Rimbaud au premier chef) sont ceux qui ont fait œuvre d’un double constat, empiriquement éprouvé : 1) On n’est pas ‘au monde’ (mais ‘séparés’ – par la médiation verbale) ; 2. c’est dans la médiation verbale (la décision d’en retourner la puissance contre elle-même) que réside la chance de jouir quand même, d’un réel pourtant à tous les sens innommables. » (Ibid. p. 130).
La langue n’a jamais été un îlot apolitique
« La langue n’a jamais été, en quelque lieu que ce soit, un îlot apolitique, car on ne peut pas la dissocier de ce qu’on fait à autrui. Elle vit toujours dans les cas isolés, et, chaque fois qu’on l’écoute, il faut essayer de déceler ses intentions. Indissociable de nos actes, elle devient légitime ou inacceptable, belle ou laide, voire, disons-le, bonne ou mauvais. Dans chaque langue, donc dans chaque mode de parole, il y a d’autres yeux » (Herta Müller, Essais choisis, traduits de l’allemand par Claire de Oliveira, Arcades Gallimard, 2019, p. 38).
Formule frappante pour qui a été harcelée, persécutée par la Securitate roumaine, humiliée, injuriée, comme elle le montre souvent dans ces pages qui font froid dans le dos. Précisément sur ce que l’humain peut infliger à l’humain, en une horreur qui parait parfois sans fond. Tout ce qui est imaginable aura été commis et pire même, ce qui n’était pas ou n’est pas imaginable, qui a été néanmoins non pas imaginé mais exécuté comme résultante d’une pulsion profonde. Il y eut les plaies d’Égypte sur lesquelles je pense depuis longtemps travailler mais il y a la redoutable triade contemporaine, pouvoir-argent-sexe, à l’origine de presque toutes les tragédies de l’irrespect de la vie, de sa singularité. Elle n’est plus sacrée. Et tout ce qu’elle exprimer ici fait bien sûr penser aux travaux de Viktor Klemperer sur la langue du IIIe Reich.
Je trouve aussi ici ce court et très frappant résumé de la vie d’Herta Müller qu’il est utile de connaître pour mieux la lire : Née Roumaine d’origine allemande, installée depuis l’âge de 34 ans à Berlin, elle a dû fuir le Banat, où ses ancêtres s’étaient installés au XVIIIe siècle, à l’instigation autrichienne. La région venait d’être vidée des Turcs, et les Roumains étaient peu friands de ces terres plates. Ces Allemands fondèrent donc des villages germanophones, isolés mais prospères, à force de travail et de rectitude protestante. (...) Hélas, l’histoire vira mal pour ces gens, lorsque le régime, délaissant les nazis, fit alliance avec l’URSS, qui déporta quantité de villageois dans ses camps de travaux forcés en Ukraine. La mère d’Herta Müller y survécut cinq ans, puis toute cette population meurtrie s’enferma dans le silence, sous la chape brutale et persécutrice de la police roumaine. Beaucoup, harcelés, intimidés, épiés jusque dans la vie privée, se sont suicidés. »
Des formules récurrentes et si fortes
Il y a dans la prose poétique d’Herta Müller un usage d’images types, très fortes, qui reviennent sans cesse, qui parfois la rendent ponctuellement difficile à comprendre si l’on tient à tout comprendre, de manière rationnelle. Sa prose excède la raison, déforme les attendus et notamment ceux des images et ceux des mots. On peut relever ainsi tout ce qui a trait au roi, figure le plus souvent du pouvoir, de celui qui a un pouvoir sur soi, quel qu’il soit, le roi qui penche, le roi qui tue, qui est aussi le roi des échecs. C’est comme une image en filigrane qui se manifeste, qui surgit sous la prose, dans la prose, ici ou là, puis qui de nouveau s’estompe dans la blancheur du papier, mais qui est là comme tapie. Il y a aussi l’animal du cœur. J’emprunte cette citation à Pierre Drogi, à l’orée d’un article de la revue Secousse, la bien nommée) : « À quelle condition verrai-je ce que vous voyez ? Faut-il échanger les yeux ? Le cerveau ? Les expériences aussi… Il est plus simple de chausser un livre. Vous éprouverez cette sorte de folie expérimentale qui altère et modifie, partiellement, vos yeux, votre cerveau, vos expériences, votre façon de percevoir. ». Seuls les récits de l’expérience des autres permettent parfois de voir ce que l’autre voit, de comprendre ce qu’il est et pourquoi il est ainsi. Si jamais il n’y a ce décentrement de soi par le récit (livre, film, émission de radio, podcast, peu importe), il y a une terrible assignation à domicile, à soi, qui rend toute compréhension de l’autre impossible et toute tolérance problématique. Pierre Drogi encore : La (...) clairvoyance pourrait se rapporter aussi à une forme d’écoute. Elle nous mettrait en chemin, à l’écoute de ce que le livre ne nous dit pas mais qui résonne à l’intérieur de nous : provenant de lui, faisant appel, faisant écho, en silence, sur du silence - dans une nouvelle étrangeté acquise - à notre propre expérience, à notre propre fond. Le livre, ainsi, nous prendrait à témoin. »
Je relève aussi ces propos de la traductrice Nicole Bary à propos de Herta Müller : « Herta Müller n’écrit pas pour raconter, ni pour se raconter. Elle écrit pour retrouver dans l’écriture la cohérence indispensable à la vie, comme si les mots permettaient de recoller les morceaux des existences brisées, des êtres dont les blessures sont si profondes qu’elles restent pour toujours béantes et douloureuses. Fragments éclatés, les romans et récits de Herta Müller, comme ses collages, sont une reconstruction de son paysage intérieur brisé par la folie totalitaire. »
Son rapport ambigu à la langue
Et je suis bien sûr très sensible à ces propos, toujours dans l’article de Nicole Bary : Herta Müller a un rapport ambigu à l’allemand : « mon allemand de minorité », écrivait-elle peu de temps après son installation à Berlin-Ouest, est maintenant relié. Désormais le lien te semble corde. » C’est sans doute d’une double confrontation que jaillit toute la singularité et la force de l’écriture de Herta Müller : refus de l’instrumentalisation de la langue en Roumanie (« La langue imposée devient une ennemie aussi redoutable que la perte de la dignité elle-même »), rébellion contre le lien qui unit « son allemand de minorité » à la langue-mère, pour conserver sa propre langue, la spécificité de son écriture. « Quand rien ne va plus, les mots s’effondrent eux-aussi. »
Berlin
Récemment, en composant l’anthologie permanente de Poezibao, je découvre le beau livre de Michèle Métail, Berlin, trois vues & rues. Le lisant le soir, je suis déstabilisée et diablement intéressée par ce qui se joue entre la photographie et le texte. On pense en premier lieu que le texte décrit strictement la photo puis on prend conscience que quelque chose cloche : où est ce dont il est question ? La photo est petite, les yeux fatigués, je ne dois pas bien voir... etc. S’instaure tout un jeu mental entre le vu et l’imaginé, cet imaginé qui naît de la lecture, se construit dans et par la lecture, cet imaginé auquel on s’attache au point de ne pouvoir supporter de le confronter à l’imaginé en images d’un autre, cinéaste surtout. Pour l’illustration, je suis moins catégorique ayant en tête les illustrations des livres de Jules Verne qui m’ont semblé souvent nourrir l’imaginé, l’étoffer et non pas l’étouffer.
Décrivant un paysage urbain qu’elle trouve monotone, Michèle Métail écrit : « je m’ennuierai vraiment s’il n’y avait pas le ciel à contempler. » (Michèle Métail, Berlin, trois vues & rues, Tarabuste, 2019, p. 20).
Krematorium
Un peu plus loin, au cours de ses déambulations libres, Michèle Métail tombe nez à nez avec le mot Krematorium : « Passée la rue de Constance où l’autoroute bordée d’une glissière de sécurité mène jusqu’aux quartiers de Steglitz et Schöneberg, j’aperçois un panneau indicateur : ‘Krematorium’. Le mot se détache en grosses lettres. Je reste interloquée un long moment. Certains noms devraient être classés ‘Monuments historiques’ et qu’ils ne soient plus jamais employés. Un four crématoire.... à une trentaine de kilomètres à peine, de Sachsenhausen. Là où les nazis implantèrent le premier camp de concentration. Cela me parait tellement incroyable de lire ce mot au cœur d’une rue de Berlin, que je ne comprends pas tout de suite ce qu’il désigne. » (Ibid. p. 26)
Déambulation
Oui Michèle Métail se laisse porter par une banale promenade, marquée par une attention aux détails, faisant des relevés de noms, de rues, de boutiques et même, au grand dam d’un des préposés, des libellés des différents containers d’une déchetterie ! D’où vient que cette promenade est comme lourde : affleurements omniprésents de l’histoire, concrètement (traces encore de bombardements) et virtuellement ?
N’écrit-elle pas un peu plus loin : « la ville entière est un trompe-l’œil par l’épaisseur de son histoire ». (Ibid. p. 34
Un projet
Cela qui me fait penser à Hubert Lucot aussi : « Quand je suis fatiguée d’arpenter la ville, je monte au hasard dans un bus ou un tram et je parcours la ligne dans les deux sens, jusqu’au terminus » (Ibid. p. 30) Cela encore : « La U-Bahn jaune sort de terre, comme si elle surgissait d’une strate inconnue de la ville » ou quand l’image d’autrui vient épouser une de ses propres sensations, celle de ce monde étrange d’où sort soudain la rame de métro qui aborde son tronçon aérien.
Ces présences
Venant de vivre de longs moments en compagnie de deux femmes, Herta Müller et Michèle Métail et alors que toutes deux évoquent de très lourds souvenirs ou sujets, je me rends compte à quel point chacune a sa personnalité dans mon for intérieur, sa manière de m’habiter. Que l’effet qu’elles me font est très différent. Que la promeneuse Michèle Métail, en dépit de tout ce qui est sous-jacent à ses déambulations dans toutes les « rues de Berlin » de et autour de Berlin, allège un peu le poids d’Herta Müller à laquelle sont associées, comme collées, des images terribles, de pendaison notamment.
Lire, écrire, critiquer
J’aime bien cette remarque de Christian Vogels qui signe la seizième contribution à la première « Disputaisons » mise en œuvre par Poezibao sur le thème « Poésie et critique » : « La lecture critique permet à un(e) poète d’être nourri(e) par la prescription : lire et juger, c’est bien écrire. Écrire est une réponse à une demande intime : remplir le contrat de créateur, comme le disent A. Malaprade : ‘je lis pour écrire’ et L. Albarracin ‘écrire sur les autres c’est encore écrire pour soi, par les autres.’ Le commanditaire est ainsi destinataire du travail critique. Mais le poète n’en rend compte qu’à lui-même (L. Degroote). Dans ces conditions, les livres qui n’intéressent pas tombent dans l’oubli. Bons ou mauvais peu importe : ils ne nourrissent pas, c’est tout. »
Berlin, trois vues & rues, avec Michèle Métail
J’ai poursuivi ma lecture du fort livre de Michèle Métail même si j’ai été moins prise par le poème « Envers, canal », dont j’avais d’ailleurs donné des extraits dans l’anthologie permanente de Poezibao. J’y ai moins senti ce « télescopage / de strates de mémoire / surrection / de plissements proéminents / à côté / des replis enfouis / décombre de l’histoire / ou l’insignifiance / du quotidien » (un extrait pourtant de ce poème !). Un peu plus loin : « zoom sur la ville / ce qui s’efface / ce qui persiste / ce qui est documenté. » Les textes de ce livre datent de 2001 et 2005
Vues passionnantes, celles-là aussi.
Plusieurs vues passionnantes dans Herta Müller qui jamais n’ennuie. « De l’extérieur, l’écriture ressemble peut-être à la parole. Mais, de l’intérieur, c’est une affaire de solitude. A peu de choses près, les phrases écrites sont aux faits vécus ce que le silence est à la parole. Si je place du vécu dans les phrases, un déménagement fantomatique se met en branle. Les entrailles des faits se voient emballées dans les mots, elles apprennent à marcher et lors de ce déménagement, se dirigent vers un lieu encore inconnu. (Ibid. p. 86). Un peu plus loin : « Le processus du vécu se fiche de l’écriture, n’est pas compatible avec les mots. On ne peut jamais saisir les évènements réels par des mots qui en soient le calque. Pour être décrits, les évènements doivent être ajustés aux mots et entièrement réinventés. Agrandir, diminuer, simplifier, complexifier, mentionner, omettre : cette tactique suit sa propre voie, et, pour elle, le vécu n’est qu’un prétexte. On entraîne le vécu vers une autre tâche en écrivant (...) Il faut détruire la crânerie du vécu pour écrire à son sujet, quitter chaque rue réelle pour s’engager dans une rue inventée, la seule qui puisse lui ressembler de nouveau. » (Ibid. p. 86 et 87). Et comme il s’agit de rues, je me dis que c’est exactement ce que fait Michèle Métail, elle quitte chaque rue réelle pour s’engager dans une rue inventée. De la particularité d’une rue, même surchargée d’histoire, elle fait une rue presqu’universelle, une rue pour tous, là où il y a la rue de quelques-uns. La lecture d’Herta Müller est une lecture très exigeante mais nécessaire.
Déjà ?
Je me suis demandé avec insistance si je n’avais pas déjà écrit d’abondance, dans ce Flotoir, sur Herta Müller. Je pense d’abord ne pas faire la recherche maintenant (j’ai échoué à indexer les milliers de pages du Flotoir) mais j’en suis quasiment sûre. Plus tard, quand je relirai ces milliers de pages, si je le fais, ou si une machine le fait pour moi parce que je ne pourrai plus lire, je retrouverai ma bibliothèque sans mes livres. C’est un peu ma visée en ce moment, pouvoir me passer du livre une fois lu, parce que je l’aurais installé, solidement, via de larges citations, dans ce Flotoir.
Eh oui, je l’ai lue déjà, bien sûr, et j’ai écrit notamment cela en février 2018 : « Son propos résonne d’une étrangeté familière. Il semble en effet à la fois étrange mais comme familier, c’est quelque chose qu’on connait sans le savoir ou sans vouloir le savoir. Quelque chose qu’on a su ou connu, mais dû vouloir oublier, quelque chose que l’on a expérimenté enfant, dans son propre corps, avant les divisions (corps, esprit, ce qu’on appelait âme aussi), mais qui a été enfoui, caché, occulté. Une liaison charnelle avec les choses matérielles, du brut que l’on a dû reléguer (cave ou grenier, inconscient ou intellect) pour se socialiser. ». Et j’avais à l’époque relevé ces mots qui viennent en contrepoint de la citation sur les rues : « je crois que les détours sont les vrais chemins, car, pour écrire une phrase, je dois dévier des habitudes langagières : on trouve des mots en vertu du rythme et de leur sonorité et, d’une façon inattendue, ils vont se préciser et dire ce que j’ignorais, pour que je le découvre. Les faits réels ne sont pas annulés, ils sont mis en lumière. » (Tous les chats sautent à leur façon, en allemand Mein Vaterland war ein Apfelkern ce qui n’est pas tout à fait la même chose : littéralement ma patrie était un pépin de pomme. C’est en fait un livre d’entretiens avec Angelika Klammer traduit déjà par Claire de Oliveira.
→ et je me souviens, une fois de plus, de la technique de Claude Mauriac en ses journaux, en son Temps Immobile, montant côte à côte des extraits parfois séparés par deux ou trois décennies.
Appréhension
Appréhension, très consciente, en fermant les Essais choisis d’Herta Müller pour ouvrir Point d’appui de Christian Prigent : ne vais-je pas trouver ces pages indécentes ? Eh bien, il n’en est absolument rien, notamment parce que ce qu’il dit du poème et de la poésie pourrait très bien s’appliquer à Herta Müller (dont je me rends compte que la singularité de nouveau m’envahit). « Faire poésie ne veut rien dire. Pas de ‘vouloir’ (projet arraisonné). Ni de ‘dire’ (énoncé de quelque chose qui précéderait le fait de dire). Juste une obstination négative : une réaction aux langages communautaires qui forment nos représentations. À partir de la sensation (plutôt que de la conviction intellectuelle) que n'y résonne pas la note juste de l'expérience singulière et toujours chaotique que nous faisons au jour le jour de nos vies. Et qu'il faut donc en inventer d'autres.
‘Poésie’ désigne moins un genre littéraire qu'une posture dans la langue : un dispositif d'échappée au fermé de l'époque. Projet : former artificiellement des formes non assignées au troc des informations, des messages, des opinions, des confidences, des narrations, des truismes sentimentaux ou sociologiques. « Poème » désigne une forme spécifique : plastiquement dessinée (découpe du vers), sémantiquement concentrée (polysémie interne). Elle concentre le potentiel des effets de la langue. Ils ne sont pas exclusivement sémantiques. Font sens au moins autant la matière sonore, les lignes rythmiques, les ruptures et les enchaînements prosodiques, éventuellement les relances rimées. Un poème est un emblème hiéroglyphique, saturé d'effets sensoriels, un blason du quotidien (mémoire + affects + vision + imaginaire + pensée + jubilation esthétique). (Ibid. p. 139)
Müller : dévier des habitudes langagières
Prigent : échapper au fermé de l’époque
Poésie spectacle
Bien enrichissantes aussi ces vues qui relèvent plus de la sociologie de la vie littéraire : « L'activité d'écriture, de pensée et de performance poétiques fait partie de la manifestation culturelle générale. Voire, aujourd'hui, du monde du spectacle. C'est à ce titre, et à lui seul, qu'elle bénéficie de soutiens institutionnels. Que ces soutiens soient en voie de diminution, voire, assez souvent, de disparition (la ‘crise’ économique en est le prétexte sinon la cause profonde) ne change pas ce principe. Les réseaux (étatiques ou régionaux) qui assurent ces soutiens sont des réseaux de spectacularisation. Ils n'échappent pas aux pressions de l'idéologie dominante. Ils en sont même des vecteurs : obsession de rentabilité, exigence de communication (d'assignation au commun du lieu, donc au lieu commun), devenir souhaité spectaculaire de toute proposition artistique. La posture poétique est (ou devrait être) en porte-à-faux par rapport à cette domination. Si, indéniablement, elle relève de la dynamique culturelle de l'époque, elle est aussi comme l'ennemi du dedans à l'intérieur de cette production culturelle et de ses normes plus ou moins implicites. Elle produit un marquage singulier dans l'uniformisation culturelle de masse : une dissidence discrète. Du coup, ce qui de sa passion surnage dans le bruissement des réseaux (institutionnels ou mis en place par le sponsoring privé), c'est toujours ce qu'il y a en elle de plus conforme au spectacle et de plus adapté à la médiatisation dominante : ses formes académiques ; ses aspects spectaculaires (bien des formes de la ‘performance’); son devenir chansonnette ; son pathos sentimental et ses innocences scolairement ressassées (Prévert); ses comportements narcissiques et infra-logiques (non relevés par l'effort de pensée théorique et politique); sa capacité à fournir des personnages-emblèmes d'autant plus héroïsés que ne sont pas lus leurs écrits (Rimbaud, Artaud); son identification à un supplément d'âme aux ‘eaux glacées du calcul égoïste’ (c'est ce calcul qui explique l'accueil que font aujourd'hui à quelques poètes spectacularisés les luxueuses Fondations où cherche à se blanchir par ce biais l'argent toujours sale du capital mondialisé).
La vérité est qu'il n'y a en France que quelques centaines de lecteurs de poésie (pour l'essentiel : eux-mêmes des poètes) ; que le travail de pensée qui accompagne le travail des poètes n'a plus guère d'atelier que du côté des réseaux marginaux et spécialisés de quelques organismes et publications universitaires ; que le travail de poésie est plus que jamais confiné dans le trente-sixième dessous de l'immeuble ‘culture’. Mais il n'est pas certain qu'il faille verser là-dessus des larmes de crocodile : on ne pleurerait qu'un leurre. » (Ibid. p. 141-142)
→ la plupart des manifestations littéraires et poétiques trop souvent ne sont que des cirques. En revanche, je trouve que Christian Prigent pourrait ici parler du rôle que jouent désormais des sites comme Sitaudis et même, oui même, Poezibao !
Sur le cut-up
Ce que j’aime aussi dans ce Journal de Prigent, c’est que mine de rien, il donne des petits cours, ici sur le haïku, j’en ai déjà parlé, là sur le cut-up à travers sa rencontre avec le travail de Burroughs, notamment. « Soit : 1) La langue est, en nous, un virus espion qui nous observe, oriente nos conduites, nous sépare maladivement du monde. 2) Écrire consiste à résister à la puissance en nous du virus. 3) La ‘réalité’ est un réseau de significations sous contrôle politique ; écrire c'est traverser ce réseau en coupant ‘les vieilles lignes’ pour donner la chance à un peu d'expérience réelle de fulgurer dans la langue (pas seulement comme description d'un autre monde, mais comme altérité verbale, énigmatique concrétion stylistico-sensorielle). 4) Toutes sortes de techniques sont mobilisables pour cela ; rien de si neuf (dans certains poèmes de 1871, Rimbaud superpose des lignes venues d'horizons divers ; Lautréamont découpe des pages de Jules Verne et les ‘monte’ avec des séquences façon roman noir) ; si le cut up est exemplaire, c'est qu'il effectue en vrai le geste de couper : emblématique, du coup. 5) L'originalité n'est pas un critère pertinent en littérature ; si je découpe pour des raisons X des séquences dans les textes des autres ou si je les plagie, si je monte ensemble et transforme ces séquences de langue selon des logiques Y pour leur faire produire des effets de sens Z et si je déclare que le résultat de l'opération XYZ est mon texte, mon texte, du coup, n’est pas approprié à moi, il ne relève pas de l’identification, n’est pas la traduction stylisée de quelque chose d’assigné à ma propre subjectivité et de propagé par elle : de cette évidence face à laquelle nous met Burroughs découlent des protocoles de lecture qui modifient beaucoup ce qu’on peut entendre par littérature et par lecture. » (Ibid. p. 144)
Lucot
Et Prigent lit, il lit Lucot notamment et écrit des pages magnifiques sur lui. Ces pages de Prigent me font revivre l’enchantement de ma plongée dans l’œuvre de Lucot il y a deux ou trois ans, mon émerveillement devant le « Grand Graphe » exposé à l’IMEC, me rappelle que Langst m’attend, que Jean-Marc Baillieu m’a dit que c’était un de ses livres les plus forts, les plus importants. Et voilà, lisant toutes ces pages de Prigent, folie de tête comme dit Herta Müller : « Lorsqu'il me faut expliquer pourquoi un livre me paraît incisif, et un autre futile, je ne puis que signaler la densité des passages qui provoquent cette course folle dans ma tête et ne tardent pas à entraîner mes pensées au-delà du séjour des mots. »
Lucot donc
« Lire Lucot : apprendre ce que c’est qu’un écrivain. Rien ce qu’il a publié n’est justifiable si on ne voit pas, 1) que lui sont ‘un jour’ apparu inadéquats les moyens verbaux dont la culture et les conventions d’époque nous outillent pour représenter le monde ; 2) qu’il a alors cherché une langue qui représente mieux : qui rende l’excès de l’expérience aux représentations normées ; 3) qu’il lui a fallu pour cela charger cette langue d’une densité sensorielle égale à celle du ‘réel’ ; 4) que de cette densité il a attendu un pouvoir d’élucidation de la vie vécue ; 5) qu’il a espéré que cette langue homologue à la complexité de l’expérience aurait une fonction homéopathique : qu’elle allègerait le poids de non-sens de la vie par le fait même de le reformer victorieusement en langue. Les livres de Lucot montrent d’où vient, par où passe et où va le fait même d’écrire. Certes, ils évoquent sa vie. Mais ils ne la racontent pas. Ils reconstituent d’abord, avec les moyens de la langue, la matière de sens et d’émotions de ce que fut cette vie. De cette reconstitution, ils font un bloc analyseur (une ‘simulation’) qui interroge l’énigme de la vie. » (Ibid. p.145)
Réalité, symbolique
« On ne travaille pas face à la ‘réalité’ mais à travers le mur du symbolique. (Ibid., 158)
Les deux ‘plus jamais’
Double confrontation, en quelques heures de temps, à deux intangibilités (l’une relative toutefois) qui se sont effondrées. Un reportage sur les travaux en cours à Notre-Dame avec nombreux flash-back sur l’avant. On les regarde en revivant ce sentiment d’intangibilité du monument que l’on pouvait avoir jusqu’au 15 avril 2019. On s’étonne même de l’avoir ainsi pensée, d’avoir pensé qu’elle serait toujours là, elle, à quelque moment que l’on vienne, demain ou dans dix ans, que pour nos descendants lointains elle serait là comme elle a été là pour nos ascendants lointains, telle qu’en elle-même : mais elle a brûlé sinon de fond du moins en combles, elle est dévastée, très fragile ; et même parfaitement restaurée, elle ne sera plus jamais celle qu’elle était, sinon depuis toujours, mais depuis Viollet-le-Duc. Puis dans Prigent la lecture des pages qu’il écrit en 2017 à propos de Paul Otchakovsky Laurens, le sentiment très étrange que procurent ces pages écrites alors que personne ne pouvait penser qu’un an plus tard, cette très forte présence du paysage éditorial, cruciale pour beaucoup (dont Lucot !) allait disparaître à tout jamais. Christian Prigent évoque notamment le film Editeur. Et voilà que nous, spectateur et lecteur de ce soir, nous sommes devant des images et des pages spectrales.
Les expériences liminaires
Cette citation de Pierre Bergounioux, utilisée par les éditions Fario pour la présentation du livre François. Citation tellement en phase avec les propos d’Herta Müller notamment : « C’est tard qu’on tire parti des expériences liminaires. Elles dépassent tellement notre discernement, nos courtes personnes, qu’elles restent prises dans un repli de la mémoire jusqu’à ce qu’il s’avère, un jour, qu’elles expliquent presque tout. On se demande comment on a bien pu ne pas voir ce qui crève les yeux alors qu’il faut l’avoir perdu pour s’en aviser. La conscience, qui est notre contribution amère, douteuse, fugace et lacunaire, à la réalité, nous la tirons de la perte et de la destruction. »
Si décousu, Ludovic Degroote
J’aborde Si décousu de Ludovic Degroote et je suis frappée par l’extrême mélancolie, de nature comme ontologique, de ces textes. Me semble percevoir là, aussi, une parenté jusqu’alors peu rencontrée dans son écriture, avec des textes d’Antoine Emaz. « Je viens toujours après la disparition » écrit-il ainsi (Ludovic Degroote, Si décousu, Editions Unes, 2019, p. 19). Ailleurs, moins désespéré sans doute : « Je ne cherche rien / je regarde au hasard / ce que le hasard me lance » (Ibid. 32). Il y a comme une porosité entre intérieur et extérieur, une porosité qui parfois entraîne la dilution de l’intérieur si peu affirmé, si peu stable. Il semble se fondre dans le gris de la mer, omniprésente. « Un pas pour aller à rien » (Ibid. p. 34). Je note aussi la récurrence du thème de la disparition, la ‘présence de la disparition’ pourrait-on dire en une formule quasi oxymorique. Tout semble avalé à jamais par le simple mouvement de vivre. Seule ponctuation, mais ce sont un peu comme des marques, tout de même, sur le temps, dans le temps, sur le flux : la marche, les pas, en particulier sur la digue de Wimereux qui tient une place importante dans la vie de Ludovic Degroote.
Il faut savoir que les textes ici réunis ont été publiés à diverses époques sous forme de plaquettes à tirages limités ou plus confidentiels encore, de livres d’artistes avec qui Ludovic a beaucoup collaboré. On ne suivra pas l’idée du titre, que ce serait décousu, mais on lira les textes en connaissance de cause, tout en reconnaissant la cohérence de fond de la manière de l’auteur. Il y a « cette évidence du monde auquel [il] aimerait se mêler » (Ibid. 49)
Le mouchoir
Dans les essais choisis d’Herta Müller, je retrouve le fascinant récit autour du thème du mouchoir. Depuis l’enfance et la question de la mère, au moment du départ à l’école, dans le très pauvre village du Banat roumain : « As-tu ton mouchoir ? » qu’Herta Müller analyse comme la seule manifestation de tendresse, bien voilée, que sa mère pouvait lui adresser, jusqu’à ce mouchoir qui va en quelque sorte devenir son « bureau » dans l’escalier de l’usine où, chassée de la pièce où elle travaillait, exilée pour refus de collaboration avec la Securitate, elle atterrit sur trois marches pour mener à bien son travail de traductrice technique (formidable passage sur les noms de toutes les parties d’un escalier !). Le pire, c’est que ce refus de collaborer qui aurait dû la rendre populaire auprès de ses collègues, par de pernicieux engrenages, se retourne contre elle. Elle montre bien comment si elle avait « collaboré », ils ne se seraient sans doute doutés de rien, alors que là, elle devient suspecte et une simple rumeur fait que tout le monde pense qu’elle est une « balance ». Manœuvre potentielle des agents de la Securitate chez qui tout est vicié, tout est pernicieux, puisque leur seul but est de détruire mentalement tout ce qui est différent, résiste ou s’oppose ?
Les âmes des morts
« En été, les jours de grosse chaleur, les parents envoyaient leurs enfants au cimetière arroser les fleurs en fin de soirée. Par groupes de deux ou trois, nous allions de tombe en tombe, en arrosant vite. Puis, bien serrés contre les autres sur les marches de la chapelle nous regardions les traînées de vapeur qui montaient de la plupart des tombes. Elles volaient un peu dans l'air noir et se volatilisaient. Pour nous, c'étaient les âmes des morts : des silhouettes d'animaux, des lunettes, des flacons et des tasses, des gants et des chaussettes. Et, çà et là, un mouchoir blanc avec le noir liseré de la nuit. » (Ibid. 113)
Ce texte, si fort, si beau, me fait penser aux photos du cimetière juif de Vienne dans le très beau livre de Robert Bober, Vienne avant la nuit.
Mouchoir encore, celui d’Oskar Pastior
Autour de ce thème, apparemment si simple du mouchoir, Herta Müller parvient à agréger plusieurs mondes, celui de son enfance, celui de son harcèlement par la Securitate en Roumanie, mais aussi celui de sa mère déportée en Union Soviétique et celui du poète Oskar Pastior, déporté lui aussi dans un camp de travail soviétique où il passa cinq ans. Il rencontre une vieille femme : « Mendiant à demi mort de faim, Oskar Pastior avait frappé à sa porte : il voulait échanger un boulet de charbon contre un peu de nourriture. Elle le laissa entrer, lui donna une soupe bien chaude, et, comme il avait le nez qui coulait dans son assiette, ce mouchoir blanc de batiste n'ayant jamais servi. Avec son pourtour ajouré, les barrettes de son jour-échelle, et ses rosettes méticuleusement brodées au fil de soie, ce mouchoir était d'une beauté qui étreignit le mendiant tout en le blessant. Cet objet ambivalent était, d'une part, un réconfort en batiste, et, d’autre part un centimètre aux bâtonnets de soie, petits traits blancs sur la gradation de la déchéance. Pour cette femme, Pastior était lui-même un être hybride, à la fois mendiant détaché du monde et enfant perdu dans le monde. Double personnage, il fut comblé et dépassé par le geste d'une femme qui, pour lui aussi, était deux personnes : une Russe inconnue et une mère aux petits soins demandant TU AS UN MOUCHOIR... Depuis que je connais cette histoire, j'ai moi aussi une question : la phrase TU AS UN MOUCHOIR est-elle universellement valable, s'étend-elle sur la moitié du monde, dans le scintillement de la neige, des frimas au dégel ? Franchit-elle toutes les frontières, entre les monts et les steppes, pour entrer dans un immense empire parsemé de camps pénitentiaires et de camps de travail ? » (Ibid. 113).
Plus loin, dans la conclusion de ce texte, Herta Müller écrit de façon profondément émouvante : « Je voudrais pouvoir dire une phrase pour ceux que la dictature, de nos jours encore, prive quotidiennement de leur dignité, ne serait-ce qu’une phrase comportant le mot ‘mouchoir’. Leur demander simplement : AVEZ-VOUS UN MOUCHOIR ? Se peut-il que cette question, depuis toujours, ne porte nullement sur le mouchoir, mais sur la solitude aiguë de l’être humain.
→ On attend là à un niveau d’humanité que je pourrais presque dire christique.
→ Et lisant ces mots, folie de tête comme dirait Herta Müller et surgissement de l’image d’un tout petit enfant avec son « doudou ». Pour estomper les sentiments de solitude aiguë dont il fait le terrible apprentissage, pour toujours.
→ Ce texte d’Herta Müller, intitulé Chaque mot est au courant du cercle vicieux ne fait qu’une douzaine de pages. C’est un texte-phare.
Le jour-échelle
Ce petit bout de phrase presque comme le pavé dans la cour des Guermantes : « les barrettes de son jour-échelle’. Le jour-échelle, dont je n’ai bien sûr jamais su le nom, ce petit motif qui ornait non pas un mouchoir mais le retour de draps, dans mon enfance. Ce jeu de vides et de traits fins, dans le tissu blanc. Peut-être aussi sur des serviettes de table ?
Broderie : dans un tissu, espace vide à effet décoratif. Comme il est étrange aux yeux d’un enfant ce petit miracle de la couture (à une époque où déjà les cours de couture à l’école avaient disparu).
Le plein et le vide comme le contraste de l’extrême dureté et de la douceur dans le récit d’Herta Müller.
La langue roumaine
« Encore la sensualité de cette langue roumaine qui, avec une impérieuse simplicité, envoie ses mots au cœur des choses » (Ibid. 114), écrit-elle à propos du mouchoir qui en roumain se dit Batistà.
→Et n’est-ce pas d’avoir été d’abord étrangère à ces mots roumains ou allemands, qui ne sont pas ceux de son origine, ce qui lui permet d’aller au cœur des mots-choses ou des choses-mots, comme en cette variation sur « mouchoir ».
Et une variation à la Wittgenstein
A la Wittgenstein je n’en suis pas sûre, faute de connaître d’assez près la signification profonde de sa formule « Ce qui peut se dire, peut se dire clairement; et au sujet de ce dont on ne peut parler, on doit se taire. » Herta Müller : « Ce qui ne peut se dire, peut s’écrire, puisque l’écriture est un acte muet, un travail partant de la tête pour aller vers la main sans passer par la bouche ».
Peur de la mort, soif de vie
Herta Müller encore « Face à la peur de de la mort, ma réaction a été une soif de vie. Une soif de mots. Seul le tourbillon des mots parvenait à formuler mon état. Il épelait ce que la bouche n’aurait su dire. Dans le cercle vicieux des mots, je talonnais le vécu jusqu’à ce qu’apparaisse une chose que je n’avais pas connue sous cette forme. Parallèle à la réalité, la pantomime des mots entre en action. Loin de respecter les dimensions réelles, elle diminue le principal et amplifie l’accessoire. (...) Plus rien ne va comme de juste, et tout est vrai. » (Ibid. 118)
Rilke, l’ouvert, l’infime
Très belle note de Mathieu Jung sur les sonnets que Rilke a écrits en français à la fin de sa vie. Je retiens particulièrement cela : « Les poèmes français de Rilke témoignent incontestablement de ‘diese Liebe zu den Geringen’ dont il est question dans les célèbres Lettres à un jeune poète. De fait, Rilke entretient ici un amour pour les choses infimes (‘den Geringen’). On assiste à une entreprise de sauvetage du fragile et du ténu. L’infime communique avec l’univers : l’espace restreint du quatrain au vers resserré est une sérénité crispée tendue vers l’Ouvert. »
Regard sur le monde
Réflexion en cours, un peu naïve mais pour moi importante. 1) Le monde est atroce, partout et tout est perdu, cela en repensant à un reportage sur les féminicides en Russie, l’indifférence machiste qu’ils suscitent, la faible condamnation des meurtriers. Avec le visage tellement troublant et émouvant de cet enfant recueilli par sa grand-mère et vivant sur le lieu même où sa mère a été tuée de multiples coups de couteau par son père. 2) Est-ce que ma vision est déformée, influencée, formatée par le prisme des médias qui même lorsqu’ils sont de bonne qualité, ne s’arrêtent bien sûr que sur ce qui va mal et surtout sur ce qui est spectaculaire, propre à susciter l’émotion (si passagère en fait, si vite effacée elle aussi, gommée par la situation suivante, tout aussi effrayante) ? Si je compare mes principaux contacts quotidiens avec les médias, est-ce que ce ne sont pas surtout les médias à images qui engendrent cette vision du monde ? Est-ce que des temps de réflexion nuancée (Le Monde, C’dans l’air souvent) ne viennent pas atténuer ce catastrophisme ? ; 3) Est-ce qu’on peut tenter de faire la part des choses en observant ailleurs donc que dans les dits médias la richesse, la force, la beauté de la création humaine, voire même de l’altruisme humain. 4) Il se trouve que prise dans cette réflexion qui m’importe, je lis dans Le Monde une petite note de lecture d’Alain Frachon sur un livre de Jean-Claude Guillebaud, Sauver la beauté du monde. « Délaissant les champs de bataille, journaliste, essayiste, éditeur, Guillebaud a enquêté sur quelques-unes des grandes questions de l'époque — avenir de l'humanité, mystère du vivant, foi et spiritualité, séduction et horreur de la guerre, entre autres. (...) La méthode Guillebaud : documentation d'archiviste, style limpide et, plus encore, cette façon de toujours laisser place à l'émotion dans le cheminement vers la connaissance. Chez lui, l'essayiste travaille en reporter et l'intellectuel en journaliste. Comme rien ne laisse indifférent cet homme à l'insatiable questionnement sur son temps, il fallait bien qu'il se coltine un jour l'affaire de l'état de la planète - la question dite de l'environnement. (...) Guillebaud en a l'intuition : c'est la beauté de la planète qui la sauvera. Encore faut-il réapprendre à regarder et à s'émerveiller, à s'enthousiasmer, à s'émouvoir – devant la pierre des cathédrales, les peintures rupestres des sanctuaires paléolithiques, les oiseaux de Charente, « cette vie qui perdure jour après jour autour de nous », à portée de carte Michelin, là où l'auteur nous emmène au fil de ses passions. Si l'on sait voir, alors on sauvera la beauté du monde. Le regard conditionne l'action, l'émotion guide l'analyse, l'émerveillement précède la réflexion. (...) De cette balade dans la beauté du monde, parmi les choses qui lui font battre le cœur, il ramène une invite à penser notre avenir autrement ; à reconsidérer le Progrès tel que les Lumières européennes l'ont imposé – en opposition à la Nature ; à réformer un capitalisme qui, trop souvent, détruit ce qu'il faut conserver; à combattre un individualisme consumériste à tendance nihiliste. »
→ et j’ajoute ces deux citations de Jean-Pierre Chambon relevé dans une note sur son Écorce terrestre, signée Jean-Nicolas Clamanges : « Qu’est-ce que/voir encore/quand toutes les choses/ont été dépouillées/de leur vêtement/de lumière ? ». Ou encore : « Dans un registre proche, vient, sous le titre : ‘La poussière, le silence’, l’exploration pensive d’une usine abandonnée : onze poèmes en brefs vers libres non ponctués, disposés en strophes d’une à quatre lignes, où le poème médite comment l’absence hante ces ruines. Qu’est-ce qu’une usine désaffectée ? « Là où les heures/étaient rythmées/par les cadences//où la mécanique/des gestes tramait la chaîne/des travaux et des jours//il n’y a plus//que de la lumière//et du temps ».
→ il n’y a plus que de la lumière et du temps, splendide annotation. Cela peut-être, lumière et temps que cherchent Poezibao et le Flotoir ? Et qui est une réponse partielle aux questions posées ci-dessus.
Des lettres sur la littérature
Alerté par un tweet d’une chercheuse en littérature qui travaille sur Walter Benjamin (Nathalie Raoux), j’achète Lettres sur la littérature. Et j’ouvre la préface de Muriel Pic. « Ces documents épistolaires montrent un aspect peu ou mal connu, en France, de la pensée de Benjamin, à savoir une réflexion sur le rôle social de l’intelligence, sur son état de crise, la nécessité de sa politisation (...) » (Walter Benjamin, Lettres sur la littérature, édition établie et préfacée par Muriel Pic, traduit de l’allemand avec Lukas Bärfuss. Editions Zoé, 2016, p. 9). C’est donc un « constat d’une crise de l’intelligentsia, à laquelle il faut répondre par la critique, [qui] motive donc le projet des Lettres sur la littérature. »
Du montage
« Comme le note Theodor W. Adorno, Benjamin avait fini par concevoir le montage comme la méthode la plus efficace d’exposition philosophique de sa pensée. Dans ce choix, le document épistolaire occupait une place importante puisque le dernier livre que Benjamin publia de son vivant, en 1936, fut un recueil de lettres intitulé Allemands, à propos duquel Adorno écrit : ‘Pendant les dernières années de sa vie, l’idéal de Benjamin fut non pas d’écrire sa propre philosophie mais d’en faire le montage, à partir de matériaux qui parleraient d’eux-mêmes et qu’il n’interprèterait pas’ ». (Ibid, 10)
→ ce pourrait être, mutatis mutandis, un rêve de Flotoir, collecte de matériaux qui parlent d’eux-mêmes, dont la juxtaposition est parlante mais qu’on n’interprète pas.
Dans et par la langue
« Entre 1937 et 1940, le IIIe Reich soumet déjà la langue à ce que Victor Klemperer nommera plus tard la Lingua Tertii Imperii : une langue administrative, mécaniquement formée, une langue idéologique dans laquelle on ne peut pas penser. Benjamin, lui, pense dans et par la langue. Dans Les lettres sur la littérature, il est polémique, tranchant et offensif à la manière de Lessing ; mais sa langue est également imagée. Car si Benjamin pense dans la langue, c’est par les images. » (Ibid 18)
Benjamin à Paris
Et comment ne pas frémir devant ce constat : « Malgré [une] réelle intégration au monde intellectuel parisien, la situation de Benjamin reste celle d’un juif allemand marxiste confronté à la montée du fascisme, au nationalisme germanophobe, à l’antisémitisme et à l’anti-intellectualisme du Parti communiste français » (Ibid. 23).
Retour à Christian Prigent et à son Point d’appui
Lecture qui demande du temps. Gros livre de 450 pages où presque rien n’est à laisser de côté (pour moi).
« 09/06 [Nietzsche, le corps]
Me tombe sous les yeux ce fragment de Nietzsche : ‘-Je suis corps et âme’, voilà ce que dit l'enfant. Et pourquoi ne devrait-on pas parler comme les enfants ? Mais celui qui est éveillé, celui qui sait, dit : ‘Je suis corps de part en part. et rien hors cela ; et l'âme ce n'est qu'un mot pour quelque chose qui appartient au corps’. » (Ainsi parlait Zarathoustra.)
Le corps, ‘rien hors cela’, oui. Mais, d'être corps humain, le problème c'est que, bien que UN et TOUT (accord total, moment homogène au monde), il est aussi condition d'hétérogénéité, de séparation (parce qu'il parle, médiatise implacablement le monde) et de désaccord (d'avec lui-même — parce qu'il souffre, et meurt). C'est même cela (séparation, désaccord) qui peut s'appeler âme, ou esprit. Nietzsche en sut quelque chose - qui, à bout de souffrances, s'en alla in fine parler au sans paroles : au cheval de Turin.
Nietzsche à Turin au Saint
des Saints des naseaux vient
sucer le chresme sa moustache
mousse oeil fou ô bave crache
l'âme animale la vie lâche
(Ibid. 171)
→ Extrait qui permet de montrer que dans ce journal, Prigent insère parfois des poèmes.
Pas de livres lents
« Rien n’est résolu par le passage ‘à la scène’ (pas de livres lents, longs, complexes, médités ! : plutôt du spectacle ! des performances en direct ! du live stylistiquement stéréotypé ; ni par l’abandon du poème et de la fiction au profit d’un essayisme sociologique malin, ironique et stylé ; encore moins par le flottement de slogans censément politiques à la surface d’un potage littéraire paysagiste plus traditionnellement poétique qu’il ne veut bien le dire. » (Ibid. 176)
On l’aura compris, ce journal, bien nommé Point d’appui « monte » aussi bien des réflexions fouillées sur l’ancien et le moderne que des critiques plutôt marrantes et bien envoyées sur nombre de pratiques poétiques contemporaines !
→ mais en effet, bien difficile aujourd’hui de proposer des livres lents, longs, complexes... et ce Point d’appui en est un. Qui pourtant, il faut y insister, ne demande pas beaucoup d’efforts, tant il est vivant, bien découpé en fragments percutants et rapides, sans pour autant être superficiels. Il y a derrière le texte des années d’observation de la vie poétique, de lectures lentes, de pratique personnelle de l’écriture, d’expérience de la revue, etc. Pour quelqu’un comme moi tombée tardivement dans le bouillon poétique, il y a à la fois la possibilité d’opérer des synthèses sur des impressions ou des intuitions peu élaborées et l’occasion d’en apprendre énormément sur la vie poétique.
Ecrire/ne pas écrire
Toujours chez Prigent un nouvel extrait important que je ne cite pas entier mais dont j’extraie des passages significatifs. Il s’agit des ‘périodes sans écrire’.
1) qu’est qu’écrire déjà ? « Écrire vraiment : creusement des mémoires, parcours des archives, lectures programmées pour leur utilité pour le travail en cours, élaboration des tensions phrase/phrasé, soucis techniques de composition, séances régulières, et longue, perspective de ‘livre’, publication) »
2) Mais voilà il y a les phases désœuvrées (justesse de ce mot ci, hors d’œuvre ?) dont Prigent dit qu’elles l’ont toujours enfoncé dans la dépression. Notamment parce que « peu à peu s’en vont toute chance de prise symbolique, toute possibilité de résistance à la pression dé-réalisante du dehors (le monde saturé de représentations) ». Voilà donc aussi l’écriture envisagée comme une sorte de pratique désaliénante vis-à-vis de tout ce qui fait emprise, tout ce qui a prise sur soi et à son insu, toutes ces « représentations » dont le monde est saturé comme il ne l’a sans doute jamais été et que nous gobons béatement et de manière boulimique. L’écriture serait l’écart, ce qui remet les choses à leur place. Et pourtant dit encore Prigent, écrire ce n’est pas un idéal et encore moins une obligation. « L’idéal ça n’est jamais que vivre humainement(...) mais vire humainement c’est ne pouvoir vivre sans (se) représenter sa vie, sans être capable d’en décider tant bien que mal le sens. » Car écrire « est l’une des façons de ne pas céder ». (Ibid. 186-188).
On ne s’en remet jamais
On ne se remet jamais de ces douze mois-là : les six qui ont précédé notre naissance les six qui l’ont suivie. Ou bien ce fut tellement idyllique, qu’on en gardera toujours la nostalgie, ou bien ce fut tellement difficile, qu’on n’aura pas assez de toute une vie pour panser les plaies.
Les Cahiers de Valéry
Matthieu Gosztola me donne le lien des Cahiers de Paul Valéry numérisés par Gallica. J’ouvre un de ces carnets et je lis cela : « -(Tristan) Sensibilité de déchiffrement – très difficile à exprimer – ce que je sens que W. a fait – acuité, violoni, dissonnances [sic] La sensation de proximité, de folie de proximité auditivo-sensible. L’intime devenant douleur – et la douleur de cette espèce créant cette intense sensation d’intimité. » (suivre ce lien, qui permet de voir la ponctuation de Valéry, sa magnifique écriture aussi)
Rien ne nous parle avec autant d’insistance
« Rien ne nous parle avec autant d’insistance qu’un livre. Et en retour, il attend simplement de nous des pensées et des sentiments ». (Herta Müller, ibid. 125).
C’est que mon propre quotidien
« C’est que mon propre quotidien m’avait un peu appris les cassures, les nerfs en pelotes effilochées, les angoisses mortelles capables de vous figer la cervelle à tel point qu’on a une pierre blanche dans la tête ». (Ibid. 136)
Dans ces pages Herta Müller parle de son père et de son ambivalence extrême à son égard : « Mes propres histoires m’ont familiarisée avec la peur de se faire tuer pour des motifs politiques ; c’est justement pour cette raison que je lui reproche d’avoir été SS, d’avoir donné de telles angoisses aux autres (...) Mon père a partie liée avec le ‘maître d’Allemagne’ dont Celan a fait le portrait dans sa ‘Fugue de mort’. Moi qui lis des livres, je ne peux que replacer mon père dans son époque, dans le contexte qu’ont connu ces auteurs. Il est un de ceux qui ont terrorisé Jorge Semprun, Georges-Arthur Goldschmidt, Jean Améry, Aharon Appelfeld, Imre Kertész, Ruth Klüger, Louis Begley. Ainsi que Primo Levi, Paul Celan et Walter Hasenclever. L’arme à la main, il a porté un uniforme qui, pour les gens que je viens de citer, était synonyme de mort. » (Ibid. 136)
Flacon de sels
parler une heure au téléphone avec une amie sans allumer la lumière alors que la nuit tombe – penser à ce geste : allumer la lumière (fermer les volets, les rideaux, ailleurs, en d’autres temps) – chercher (comme depuis toujours) à deviner le compositeur d’une musique entendue à la volée – remplir (pas assez souvent) ces flacons de sels – découvrir que Walter Benjamin a habité 10 rue Dombasle, non loin de chez soi et réveiller le souvenir du texte d’Hélène Cixous sur le ‘Sommier de Benjamin’ – voir apparaître et même recevoir les premières tulipes de la saison – découvrir dans un reportage à la télévision les somptueux paysages de la côte Ouest de l’Irlande et penser à ce petit personnage de Jules Verne tant aimé, P’tit Bonhomme – rêver de s’offrir le couteux Paris Capitale du XIXème siècle de Walter Benjamin – relire quelques sels de la vie de Françoise Héritier, dûment inscrits dans la liseuse, éprouver beaucoup de reconnaissance pour cette idée que l’on s’est appropriée ! – observer les micro-mouvements d’abandon d’un tout petit garçon très aimé profondément endormi dans un fauteuil, près de soi – voir ses yeux s’ouvrir, scruter l’environnement, comme s’il était loin encore, très loin et plonger dans ces yeux-là -
Herta Müller toujours
Il y a dans les textes d’Herta Müller, ici par exemple autour des thèmes (il faudrait plutôt dire des mots, pour être plus juste) NEIGE, VEAU, YEUX, une sorte de logique circulante et circulaire implacable qui enserre comme un nœud coulant. Elle brasse trois ou quatre histoires, notamment la déportation de sa mère en Russie ou sa propre émigration vers l’Allemagne, en un va et vient temporel magistral où aucune couture n’est apparente. Herta Müller qui écrit aussi : « Je me méfie de la langue. Pour ma part, je sais parfaitement que pour être précise, elle a toujours besoin de dérober des choses qui ne lui appartiennent pas. (...) Seule l’invention crée la surprise, et il s’avère constamment qu’il faut attendre cette surprise inventée, dans une phrase, pour commencer à s’approcher de la réalité » (ibid. 141) ? Il me semble que Christian Prigent, d’après ce que je lis dans Point d’appui, pourrait souscrire à cette note d’Herta Müller.
Des langues
Je me permets de reprendre ici (je rappelle que mon Flotoir est aussi mon « potager » le lieu où je conserve mes soupes !) cette très belle citation de Jürgen Trabant (né en 1942), professeur émérite de linguistique à l’Institut de philologie romane à l’Université libre de Berlin, citation proposée sur son blog par le Saute-Rhin, en préambule écrit-il « A l’appel du Collectif pour que vivent nos langues, pétition et manifestation à Paris, le 30 novembre 2019 ». Et cela alors que j’ai ouvert hier le livre de Gérard Cartier du franglais au Volapük ou Le Perroquet aztèque.
« Le processus à craindre est plutôt celui d’une relégation des langues vulgaires qui annulerait la grande conquête de la culture européenne, à savoir l’accession des langues de l’Europe à un niveau sophistiqué de culture et de pouvoir. Car l’anglais ne sert pas seulement de langue de communication internationale, il remplace de plus en plus la langue nationale même dans le contexte national. Certains discours ne se font plus qu’en anglais. Les sciences, les spectacles, la technologie, l’économie et la finance parlent et écrivent seulement en anglais. Et si les cercles du savoir et du pouvoir parlent, comme au Moyen Âge, une autre langue que le peuple, cette langue devient la langue ‘supérieure’, les langues des peuples redescendant aux niveaux inférieurs, disqualifiées dans leur statut, réservées à un usage domestique et local. La pluralité des langues est perçue comme un obstacle à la communication ; toute uniformisation linguistique considérée comme un pas vers le progrès. Pourtant cette perception, très présente dans la sociologie et les sciences sociales, ne tient pas compte de ce que l’ascension des langues européennes au même niveau que le latin et leur position de langues de culture avaient mis en évidence : les langues ne sont pas seulement des moyens de communication, mais avant tout des formes de pensée par lesquelles les humains s’approprient intellectuellement le monde. Il faut donc apprendre une langue pour savoir comment on pense dans cette langue, pour rencontrer l’altérité et se ‘lier d’amitié’ avec le voisin européen. Voici, entre diversité et uniformité linguistiques, la tension fondamentale que l’Europe doit vivre et endurer si elle veut rester elle-même ». Jürgen Trabant : Extrait de Babel ou le Paradis, les langues de l’Europe in Europa Notre histoire, ouvrage collectif sous la direction d’Étienne François et Thomas Serrier, Flammarion Champs Histoire, pp 555-573.
Les trois idioties
J’adore cette notion des trois idioties qui peuvent perturber le travail de tout chercheur (il s’agit ici d’un philologue, Michael Ventris, déchiffreur du linéaire B, un système d'écriture du grec archaïque, dont les lecteurs de Poezibao auront vent plus tard, grâce à un feuilleton à venir, composé de pages des carnets d’Auxeméry). Pour l’heure, donc, les trois idioties dont doit se défier celui qui, par exemple, cherche à déchiffrer des signes inconnus : 1. La fantaisie sans fondement, l’imagination délirante ; la pure coïncidence, le hasard potentiellement traitre ; la roue de l’écureuil, le raisonnement circulaire improductif.
Très belle idée aussi que celle du poème qui accomplit un « transfert d’énergie ».
Les tridents de Jacques Roubaud
1. Petite recherche matinale sur le signe ⊗. Il s’agit d’un signe mathématique, le « multiplié par cerclé » qui est le produit tensoriel.
2. Lettre à Jacques Roubaud :
« Est-ce que vous vous expliquez quelque part sur l’utilisation du signe 'multiplié par cerclé' dans les tridents ? Il y a forcément un sens mathématique pour vous, d’autant que je vois dans l’article Wikipédia sur les produits tensoriels auquel je ne comprends pas un traître mot, une référence à Bourbaki. Est-il possible d’expliquer à des non-mathématiciens quelle fonction a ce signe, quel sens il a et surtout quel rôle il joue dans le trident, pivot certes, mais encore ? si encore il y a, ce qu’une fois encore je soupçonne fortement venant de vous. Qu’est-il censé induire entre les deux parties qu’il sépare ?
Benoît Casas a eu la générosité de m’envoyer le livre, je me réjouis de cette plongée dans les plus de 4000 tridents et j’ai déjà coché :
Que le son t’espace
⊗ que l’espace
Te forme de sons
(...)
3. Définition du TLFI : MATH. Entité géométrique qui possède 3n composantes dans un système de coordonnées à trois dimensions (n étant le rang ou ordre du tenseur) et qui a été imaginée à propos du calcul des tensions dans un milieu élastique
Cette définition m’éclaire plus que l’article de pure mathématique de Wikipédia. Je note le chiffre 3 puisque le trident est bien sûr composé de trois entités, trois vers de 5, 3 et 5 syllabes. Il y aurait une idée spatiale alors ? Une troisième dimension, une ouverture vers l’extérieur du poème via ce multiplicateur, si c’en est un ? Le trident est bien un objet inventé par un homme qui est à la fois mathématicien et poète.
Méthode
En écho à ce qu’écrit Auxeméry à propos d’Olson, sur l’étymologie du mot 'méthode' : Empr. au b. lat. methodus « méthode (terme sc.: médecine, rhétorique, géométrie) », gr. proprement « poursuite » (de...) d'où «recherche...» (de « vers » et « route, voie, manière de faire quelque chose) » « poursuite, recherche; plan méthodique; traité méthodique; doctrine scientifique ».
Ça m’intéresse de savoir
Très intéressée par le procédé utilisé par Bernard Bretonnière pour son livre ça m’intéresse de savoir suivi de ça m’amuse de savoir, publié aux éditions l’œil ébloui et découvert au Salon L’Autre livre. Intéressée et un peu jalouse, au point d’avoir envie de l’adopter pour ce Flotoir car cela me permettrait de recenser toutes les choses qui m’intéressent et qui je ne liste nulle part ! Découverte un peu similaire à ce que furent les ‘sels de la vie’ de Françoise Héritier. (Quelques exemples des « ça m’intéresse » de Bernard Bretonnière ici, dans Poezibao.
Ce que j’aime, notamment, c’est le côté hétéroclite de cette collection qui est tellement en phase avec la réalité !
Jacques Roubaud
Réponse de Jacques Roubaud (qui m’a autorisée bien sûr à en faire état) :
(...) « Le nom de la forme poétique et sa présentation écrite sont des directives de lecture. Un trident n’est pas un tercet composé de trois vers inégaux …
Le nom, trident, évoque Neptune ; il plonge dans la mer de la mémoire pour y prendre le mot, le vers, qui constitueront le poème. Les vers, pêchés dans la mémoire sont jetés à la lumière de la langue et expirent en un poème. On peut aussi se représenter le trident comme manipulé par Lucifer. Dans cette interprétation de la forme écrite, les démons du souvenir ont agi, toutes les tortures du passé, le futur avec l’horreur du néant si proche. Le trident est saisi par la main, empoigné, et un signe représente cela, offre une image cette opération. J’avais d’abord choisi, simplement, un cercle. J’ai ensuite pris un autre signe, mathématique. Ce n’est pas celui du produit tensoriel, mais celui, homographe de ce qui se nomme shuffle product en linguistique des langages formels. Il s’adresse, en fait, surtout à moi-même, composant le poème pour que je ne perde jamais de vue que les trois constituants, les vers, ne doivent pas être indépendants mais être corrélés. Pas d’écriture automatique. »
Heureuse de découvrir
Heureuse de découvrir (modulé parfois en triste de découvrir ou révoltée de découvrir) serait une déclinaison du « ça m’intéresse de savoir que » de Bernard Bretonnière. J’aime la notion de découverte, j’aime les découvertes sinon de pur hasard mais quelque peu inattendues. Et comme lui le fait, je les référencerai le cas échéant au nom de l’heureux intermédiaire ! J’aime la notion de joie inhérente à une découverte.
Heureuse de découvrir que c’est le père de Laure (Colette Peignot), fondeur de caractères typographiques, qui a créé, entre autres polices de caractères, « mon » Garamond (mais en fait, très vite puce à l'oreille et bien sûr c'est faux, le créateur, c'est...Garamond)
Heureuse de découvrir que les éditions Les Cahiers publient l’intégrale des écrits de Laure.
Heureuse de découvrir que Jérôme Peignot, dont le livre Typoèmes est là, tout près de moi, dans la bibliothèque du bureau, est le neveu de Laure
Heureuse de découvrir qu’une des éditrices aux éditions Les Cahiers des écrits de Laure n’est autre qu’Anne Roche dont j’ai tant aimé le livre sur Walter Benjamin.
Intéressée de découvrir que les carreleurs, du fait de leur position agenouillée avec fléchissement du buste, sont particulièrement sujets aux hernies hiatales.
Indicateurs temporels
Et il se pourrait que dans certains cas les litanies d’heureuse de... posent des indicateurs temporels qui sont très absents du Flotoir (si l’on retire, comme je le fais lorsque j’en publie des extraits en ligne, les dates de rédaction).
Coexistence de multiples dimensions
« Paul Klee, en particulier lorsqu'il s'attache brièvement aux expériences modernes de la création musicale... ne note-t-il pas, parallèlement aux autres champs de la création artistique, l'importance une fois de plus de tenir pour édificatrice l'exigence de coexistence de multiples dimensions dans un même complexe de réalisation ? » écrit Pierre-Yves Soucy, dans le dernier numéro, le numéro 50, de la revue L’Étrangère, comme le relève René Noël dans sa note de lecture.
Le silence
Ces très belles annotations de Matthieu Gosztola, au cœur d’une note sur une représentation du Parsifal de Wagner : « Le silence est-il seulement une façon soudaine qu’ont des événements – des paysages, des visages, des faits, des chiffres, des frissons (car tout est langage) – de prendre congé de nous ? Congé après quoi nous luttons. Marchant (c’est en tout cas ce qu’il nous semble) légèrement à côté de notre (illusoire, tant être poreux est ce qui nous fonde) totalité : de notre unité dans sa richesse invariablement vivante et communicante. Si le silence est part intrinsèquement constitutive de notre être, ce n’est pas parce que nous sommes friables dans notre insondable vanité (d’être vivant et pensant) et que nous nous devons ainsi d’accueillir – bellement – le vide, offerts que nous sommes, peu à peu, à tous les vents (c’est le don que nous fait la vie, dans l’élaboration de son cours, d’être ainsi offerts ; de devenir). Tisse tisseur de vent, ainsi que le professait James Joyce dans Ulysse. Le vide habitera tous ceux qui tissent le vent. Non, si le silence est présent en nous suivant une telle floraison, et graduellement jusqu’à ce que l’ensemble (l’ensemble ?) de notre intériorité soit, au crépuscule de notre vie, ce qui fleurit si fort : ce qui fleurit en vide, en rien (le rien est sublime), – si le silence est tel, c’est parce qu’il est la part la plus précieuse (la moins atteignable) de notre humanité. En acceptant (de facto) en nous ce qui se tait, autrement dit ce qui se retire, nous nous acceptons nous-mêmes, dans notre éphémère. »
John Cage
Vu sur medici.tv un très intéressant documentaire sur John Cage, qui a réveillé le souvenir d’un autre film, vu un jour à la télévision et en particulier, dans ce film, d’une image du visage (très beau, très fascinant visage) de John Cage scrutant le paysage à la fenêtre d’un train. Dans ce film, bien sûr, l’extraordinaire importance des sons, comme dans toute la vie de Cage, cet amour des sons, de tous les sons... Tous les sons, le son, si l’on paraphrasait le titre de Julio Cortazar, tous les feux, le feu. Ce film réalisé par Allan Miller et Paul Smaczny date de 2012. Titre : John Cage, a journey in sounds.
Merveilleuse voix de John Cage.
Heureuse de découvrir
Heureuse de découvrir comment John Cage a consigné avec une extrême précision la manière de « préparer » le piano avec pièces de monnaie, vis et élastiques.
Heureuse de découvrir que John Cage s’intéressait beaucoup à Thoreau au point d’inclure une carte du secteur de Walden dans une de ses partitions (Songbooks)
La richesse des vieilles âmes (autoportrait par légère anticipation ?)
Dominique Rolin (Plaisirs, suivi de Messages secrets, entretiens avec Patricia Boyer de Latour, Gallimard, 2019), après qu’elle a eu quatre-vingt-quinze ans : « La richesse des vieilles âmes et des corps à bout de course est immense, splendide, surprenante. Plus je m’enfonce au quotidien dans ce qui me reste à vivre, plus je m’intéresse aux moindres détails : visages, corps, gestes, destins. […] On ne cesse jamais de se découvrir. Mon rapport au Temps a changé. Je suis entrée dans le Temps, accoutumée au grand âge qui a ses charmes, ses rigueurs, ses fantaisies, ses répugnances. Ma vraie mémoire s’est éloignée, une mémoire seconde la remplace, qui tient compte de ma disparition banalement inévitable, donc impensable. Un fleuve inouï m’emporte et, en dépit de ma révolte, j’y consens par la grâce des mots avec une sorte de fureur joyeuse. Je garde en moi mon Amour, splendeurs et déchirements mêlés. Je me fais belle. »
Comment le son peut-il envisager et peindre la matière ?
Il se trouve que j’ai participé à un fort ouvrage qui parait le 6 décembre, autour des éléments du tableau périodique de Mendeleïev. Autant d’écrivains que d’éléments, un écrivain par élément. J’ai reçu en partage le Germanium (bien sûr). Le maître d’œuvre du projet, Dominique Tourte, éditeur de la maison Invenit, m’envoie cette fascinante vidéo où l’on « entend » le Germanium. Il faut lire la notice sur le site de Youtube pour bien comprendre de quoi il s’agit exactement mais la démarche est fascinante. Et le Germanium très beau en ses habits sonores. « Comment le son peut-il envisager et peindre la matière ? Comment percevoir le chant des atomes, si ce n’est dans l’étonnement d’une écoute renouvelée, voire désorientée ? Les nouvelles technologies, l’électronique et l’informatique musicales forment le terrain fertile de l’inédit musical et sonore où nous nous tenons. La diversité des sons dont nous disposons compose alors le paysage de notre entreprise synesthésique où chaque élément est subjectivement associé à un timbre, une texture, une enveloppe… Notre ouvrage qui ne prétend nullement restituer le chant des atomes, mais
plutôt l’interpréter, le dessiner, en saisir le possible écho… et, ce faisant, stimuler l’intention éminemment poétique du projet éditorial du "Système poétique des éléments" » écrit Dominique Tourte sur le site YouTube. (Laboratoire Novalis, Le Système poétique des éléments, préface de Laurent Margentin, éditions Invenit)
La photographie
Extraits de la belle « Enquête » de Siegfried Plümper-Hüttenbrink publiée en feuilleton dans Poezibao : « qu'une photographie peut nous revenir parfois de fort loin et au point d'opérer une sorte de saignée mnésique en nous. Tout se passant alors comme si la charge talismanique qui l'aimante lui restituait la double force d'invocation et de conjuration que durent sceller les sels argentiques d'antan. »
Et aussi :
« Vocativement, la visée de toute photographie n’est-elle pas de spectraliser le vivant ? En laissant l’autre s’incarner en absence, en captant son corps auratique, n’en fait-elle pas à tout jamais un revenant ? »
Qui lui importe
J’ouvre le livre de Gemma Salem qui tourne autour de la figure de Thomas Bernhard dont l’auteur fut proche : « D’ailleurs il n’est pas au premier rang de qui lui importe. Cette place est dévolue à jamais à son Franz, Franz Schubert. Un Viennois pure souche. Un pacte antérieur. Elle a aimé son Franz lorsqu’elle avait neuf ans et lui avait juré de rester sa fiancée à jamais (...) Et de son céleste côté, Franz n’avait pas opposé de refus, il avait même encouragé la chose par des signes subtils. Il lui en envoie encore, de temps à autre ». Citation extraite du livre de Gemma Salem, chroniqué dans Poezibao par Isabelle Howald, où sont ceux que ton cœur aime et qui est une sorte d’étrange chant d’amour à Thomas Bernhard. Les pages du début sont les plus fortes et les plus belles, celles de sa visite au cimetière de Vienne, ville où elle est venue s’installer, quittant sa vie à Paris, pour être plus près de la dernière demeure de celui qu’elle appelle Lui. C’est un fort récit de ce que peut-être une passion, ici entourée d’un certain mystère. Une vie presque consacrée à Thomas Bernhard mais la narratrice ne s’exprime pas beaucoup sur les circonstances de leur rencontre, sur sa nature, sur leurs échanges, ce qui ne l’empêche pas de dresser un saisissant portrait de l’auteur, parfois avec humour (très drôle le retournement des autorités autrichiennes lorsque le très haï Bernhard, qui a tant craché, quasi littéralement, sur l’Autriche devient une célébrité des lettres après sa disparition à l’âge de 58 ans). La suite du livre me parait un peu moins forte, il y a comme une sorte d’indétermination, qui reflète bien la position de la narratrice : « Lui est devenu l’exemple à suivre lorsqu’elle approchait la quarantaine et qu’Elle le découvrait, en 1980, par un livre oublié dans une loge à la télévision suisse romande. Lui n’est pas un fiancé, ni même un amoureux. C’est juste le grand évènement de sa vie. ».
Superpositions
De même que la superposition de deux photos permet de donner de la profondeur à la réalité, d’en tempérer le côté monolithique, voire autocratique, de même que Karin Kneffel en ses tableaux superpose elle aussi parfois d’autres scènes sur la scène principale, comme des réminiscences ou des bribes de rêve, la lecture entraîne tout un jeu de réminiscences, sans doute de plus en plus riche au fur et à mesure que le temps avance. Ainsi, des images des visites de la narratrice à la tombe de Thomas Bernhard, semblent sourdre continuellement d’autres images, récentes, personnelles, celles d’un autre cimetière, dans une autre ville étrangère situé sous le couloir d’approche d’un aéroport et où se vit une très lourde scène ; ou d’autres images encore, cimetière encore, mais celui-là de nouveau à Vienne, le cimetière juif hanté par Robert Bober.
Heureuse de
Heureuse de découvrir ma totale ignorance, une fois de plus, ici en ce qui concerne Pascal ou Mallarmé.
Heureuse de reconnaître alors l’immense savoir de personnes jusque-là inconnues, qui ouvrent sous mes pas des perspectives qui sont aussi des gouffres.
Heureuse de découvrir en ces jours moroses, ciel et terre, ces mots de Maïakovski : « Il nous faut arracher la joie aux jours qui filent »
Heureuse de découvrir une violoncelliste que je ne connais pas, Marie Ythier, jouant de très belles œuvres contemporaines, notamment d’Aurélien Maestracci et Vittorio Montalti.
Lecture de Claude Minière
Assisté le 3 décembre 2019, rue de Rennes à Paris, à une lecture de Claude Minière, donnée pour la parution de son livre Un coup de dés (où il opère de subtils rapprochements entre Pascal et Mallarmé) à la librairie Tituli qui n’a pas pignon sur la rue mais est installée dans un grand local sur une cour intérieure. Assemblée hélas fort peu nombreuse, mais constituée en fait de connaisseurs, pas tant de l’œuvre de Claude Minière mais surtout de celle de Mallarmé, m’a-t-il semblé, plus que de celle de Pascal. Pascal dont Claude Minière parle admirablement et non sans une forme d’émotion, lui que je connais tellement réservé. Émotion de voir son exemplaire des Pensées, un épais livre de chez Garnier, abondamment souligné et pourvu pour l’occasion de post-it de toutes les couleurs. Claude Minière prépare un livre qui tournera autour de Descartes chez Tituli.
L’âme brisée
L’histoire relatée par Akira Mitzubayashi est très belle. Un jeune garçon de 11 ans assiste à la répétition d’un quatuor amateur, composé de son père, japonais et de trois musiciens chinois. Nous sommes en 1938. Interviennent des membres de la milice nationaliste qui embarquent les 4 musiciens, après avoir piétiné et détruit le violon du père du narrateur, que ce dernier a réussi à pousser dans un placard (on songe à Federman !). Le père ne reviendra jamais et mourra sous la torture. Parmi les membres de la milice, un officier, moins brute que les autres, et qui découvrira le jeune Rei caché dans le placard, taira sa présence et lui remettra le violon brisé de son père. Le jeune garçon sera adopté par un ami journaliste du père qui l’emmènera en France. Il deviendra luthier. N’aura de cesse que de réparer complètement le violon brisé de son père, non sans retrouver petit à petit, au cours de l’intrigue, tous les protagonistes de la scène initiale ou ceux qui ont partie liée avec cette histoire : l’officier humain, l’autre violoniste, chinoise, une jeune violoniste japonaise dont il apprendre qu’elle est la petite fille de l’officier, etc. etc. Intrigue complexe, bien menée, bien construite. Documentation riche et plutôt bien maîtrisée. Là où le bât blesse et cruellement, c’est la question de la mise en œuvre et de l’écriture. Certes Mizubayashi écrit un français impeccable, mais on est bien obligé de dire que quelque chose doit lui rester étranger dans cette langue. Les dialogues sont souvent totalement artificiels, il y a une foule de détails qui n’ont aucun intérêt. C’est désolant car cela rabat ce livre qui aurait pu être un grand livre sur un livre banal, un « produit » pour le « marché du livre ». Triste. Et pas plaisant de devoir écrire cela. (Akira Mizubayashi, Ame brisée, Gallimard).
Qui ne prétend pas imiter quoi que ce soit
Si juste cette remarque de Philippe Jaccottet relevé par Matthieu Gosztola dans une belle note sur les Noces de Figaro : « il est significatif que Philippe Jaccottet écrive que tel air des Noces lui est ‘vraie fontaine de sons, la plus limpide, la plus tendre qui soit’, avant d’ajouter, grâce à ‘Au bord de la source’ (in Les Années de pèlerinage) de Liszt, que ‘l’imitation de la source, en musique, comme celle de la pluie (Debussy), des jeux d’eau (Ravel), est incapable de produire une fraîcheur aussi pure que tel air de Mozart qui ne prétend pas imiter quoi que ce soit’ ».
C’est une des questions les plus fondamentales de la musique, autour de cette alchimie pratiquée par si peu de compositeurs qui fait que la musique jaillit d’une source indépendante d’un projet particulier de composition, d’imitation de la nature, de respect ou au contraire de rejet de la tradition. Elle vient de l’être profond du compositeur, n’est pas due à son intelligence ni à son savoir-faire, même si elle en utilise toutes les ressources.
A propos de Peter Handke
La polémique gronde, provoquant même deux démissions au sein du comité Nobel, autour de l’attribution du prix Nobel de littérature à Peter Handke, et cela en raison de ses engagements pro-serbe. Dans ce contexte l’article que publie Georges-Arthur Goldschmidt dans En attendant Nadeau apporte un point de vue de première main signée d’un traducteur et écrivain ô combien indemne de toute compromission. Je le cite : « Que cela soit clair d’emblée, le traducteur n’est pas comptable des options politiques de l’auteur traduit. Celles-ci peuvent fort bien aussi être ressenties autrement qu’elles n’apparaissent. Vingt-cinq traductions en plus de trente ans, de 1972 à 2006, c’est un engagement dans le temps, un accompagnement de vie qui ne doit pourtant jamais déborder sur la traduction. Il s’agissait, en l’occurrence, de laisser la place à d’autres traducteurs passionnés, tels que Claude Porcell, Olivier Le Lay, Anne Weber et Pierre Deshusses. Il s’est agi aussi, naguère, de signer d’un pseudonyme transparent la traduction d’Un voyage hivernal pour, en quelque sorte, signaler les malentendus auxquels ce livre pouvait donner lieu.
Neutralité et participation, identification et objectivité sont les fondements de la traduction. Le traducteur doit rester invisible, il n’apparaît qu’en disparaissant pour laisser place au texte de Peter Handke, d’une précision visuelle extrême ; il convient de faire l’expérience de la retraduction du texte dans l’autre sens (Rückübersetzung). La langue de Peter Handke n’a pas de recettes, il n’y a pas de blocs verbaux tout faits et qu’il suffirait de reproduire dans l’autre langue, ce à quoi d’ailleurs l’autre langue s’oppose, ça ne marche jamais. Comme Handke le dit lui-même, la langue n’est pas une fenêtre neutre à travers laquelle on voit les choses comme elles sont. La langue oriente la perception, la sensibilité aux choses, elle donne sa consistance, son aspect au monde dans lequel nous vivons, et chaque langue crée un autre monde un peu décalé. À cet égard, sa langue creuse la différence entre la langue usuelle et conventionnelle et un emploi à la fois inhabituel et évident. »
→ Trois questions-clés ici : l’œuvre et l’homme, pour le dire vite, à aborder avec humilité et précaution et surtout au cas par cas, le cas de Céline ou de Heidegger n’ayant rien à voir avec celui de Handke ou de Günter Grass, pour ne citer que quelques controverses récentes. Celle de la traduction ensuite avec cette idée magnifique et que je n’avais pas encore rencontrée de la Rückübersetzung, la retraduction du texte dans l’autre sens. Et enfin cette idée fondamentale autour de laquelle ce Flotoir ne cesse de tourner de l’influence de notre langue (ou de la langue de l’autre) sur notre perception du réel.
De la traduction
Dans ce même article toujours, à propos de la traduction et après qu’il a développé pourquoi il est difficile de traduire vraiment de l’allemand vers le français et surtout l’allemand très précis de Peter Handke, G.A. Goldschmidt écrit (avec une pointe d’humour bienvenue) : « Il ne s’agit pas ici de ‘mot à mot’, expression entre toutes inadéquate et qui n’est jamais employée par ceux qui sont dans deux langues à la fois, car soit un texte est traduit, soit il ne l’est pas. Le soi-disant ‘mot à mot’ est toujours de la langue non comprise, de l’impropre à la langue d’arrivée – c’est du ‘sky, my husband’.
Il s’agit de restituer très exactement les gestes, les blocs d’angoisse, les surgissements de conscience, l’aspect immédiat de l’œuvre qui s’impose au lecteur dans sa réalité physique, en dépit des différences grammaticales. »
La langue de Peter Handke
« La langue de Peter Handke rend la langue allemande à elle-même. Elle avait été dénaturée, détruite par la langue du IIIe Reich (la LTI). Sa langue ne passe pas par les emplois convenus et obligés, il l’écrit comme elle est, tout comme Kafka, son allemand clair et sans ambiguïtés donne à percevoir les choses ou les faits dans leur apparition même, comme s’ils n’avaient jamais encore été racontés. Sa langue fait voir ce qu’on a sous les yeux et que pourtant on ne regarde jamais, le très banal devient source de nouveauté. »
Langue, lieu, paysage, Peter Handke encore
« La splendide langue de Peter Handke, moderne et goethéenne, où pas un mot n’est perdu, pas un mot n’est vain, mène au cœur de ce qu’elle dit. Sans détours et sans apprêts, elle est toujours située en plein paysage, quelque part dans l’entourement géographique qui le fonde : le paysage est une consistance de l’être et non un simple spectacle, il est la matière des lieux nommés, cette fois ce sont Chaville, au sud de Paris, et Marquemont, dans le Vexin, au nord. L’œuvre de Peter Handke est une sorte de regard circulaire qui capte l’essence des choses. La diversité du monde en est le contenu au fil des occasions qu’offrent la vie quotidienne, les voyages ou les marches à pied. Ses derniers livres comme La voleuse de fruits continuent cette reconstruction du monde.
Délimité pourtant de façon précise, le lieu franchit de tous côtés ses propres limites pour ouvrir sur un ailleurs aussi vaste que le monde, comme dans le Märchen, le conte de fées. L’écriture fait vibrer et se déployer l’espace. Ce qui est écrit ici se situe au plus haut niveau de l’appropriation par la langue de ce qu’elle dit, donc d’elle-même, de la ‘sensation vraie’.
Peter Handke, parlant comme le bec lui a poussé, ainsi qu’on dit en allemand (wie der Schnabel ihm gewachsen ist), c’est-à-dire comme il pense, est dès le premier moment hors convention, hors appartenance, hors soumission, il ne parle jamais en conformité avec la parole collective du moment, il est comme malgré lui en décalage »
Et G.A. Goldschmidt de montrer que c’est sans doute là la source de nombre de malentendus.
Très bel article, si riche de résonnances, sur Handke, sur l’écriture, sur le langage, sur la manière bien trop tranchée d’aborder maintes questions.
En attendant Nadeau
Et quel bonheur de voir paraître, quinzaine après quinzaine, ce remarquable En attendant Nadeau, né sur les ruines du précédent journal de Maurice Nadeau. Oui on l’attend Nadeau et il est bien rare de ne pas y trouver et des pistes de lecture (ce n’est pas si facile de trouver de vraies pistes de lecture dans les médias actuels) et des sources considérables d’enrichissement de sa propre recherche. Il est aussi la preuve que l’on peut faire un très grand journal littéraire en ligne. Quant à sa gratuité c’est un inestimable cadeau mais qui appelle à mon sens, le soutien concret des lecteurs.
Rédigé par Florence Trocmé le 06 décembre 2019 à 15h41 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 14 novembre 2019 à 17h48 dans photomontages | Lien permanent
Jules Verne, lanceur d’alerte
Lecture d’un bel article du site Diacritik autour d’un livre de Laure Lévêque, intitulé Jules Verne, un lanceur d’alerte dans le meilleur des mondes. « Avec l’assomption des bourgeois conquérants et des valeurs libérales qui sont les leurs que consacre le XIXe siècle et, tout particulièrement, le second XIXe siècle, la littérature est devenue une marchandise (quasiment) comme une autre et les littérateurs sont désormais tenus de passer sous les fourches caudines de la loi du marché en fournissant un produit que l’on dirait aujourd’hui bankable. Ce qu’en dit Balzac dans Illusions perdues est édifiant. Dès lors, tout jeune auteur se retrouve peu ou prou dans la même situation que Lucien de Rubempré soucieux de placer ses Marguerites et son Archer de Charles IX et découvrant que leur fortune éditoriale n’est en rien indexée sur la valeur intrinsèque des textes, uniquement estimés en parts de marché escomptées. Une situation que Stendhal – qui l’a vécue plus douloureusement encore que Balzac – résume ainsi : to print or not to print, se soumettre ou se démettre en somme. C’est le dilemme auquel s’affronte immédiatement le jeune Verne en soumettant son premier manuscrit, Paris au XXe siècle, à un Hetzel qui fut justement l’éditeur de Balzac avant d’être le sien ! Et quand on a l’heureuse fortune d’être abouché avec un éditeur aussi important qu’Hetzel, on y réfléchit clairement à deux fois. Or Hetzel se déclare peu pressé d’éditer un texte aussi déviant de l’orthodoxie positiviste qui forme la ligne éditoriale édifiante de son Magasin d’éducation et de récréation, mais tout prêt, en revanche, à encourager la veine prométhéenne et scientiste manifeste dans Cinq semaines en ballon en faisant de Jules Verne un écrivain maison. Devant ce choix cornélien, comme dans Illusions perdues, la liberté de parole repassera, et Verne, comme Lucien de Rubempré, tranchera en faveur de la sécurité financière en se lançant dans l’entreprise des Voyages extraordinaires telle que la conçoit la maison Hetzel. » (article). mais ajoute Laure Lévêque : « cette voix dissidente, désaccordée du positivisme dominant, est bien présente aussi dans les Voyages extraordinaires, et ce dès l’origine, dès 1863 où, selon des procédés bien étudiés par Bakhtine qui tiennent à la vocation dialogique du roman, elle fait entendre un contrepoint qui mine de l’intérieur l’orthodoxie positiviste apparemment célébrée, le polyvocalisme propre au romanesque permettant de s’écarter de la voie sans issue tracée par Hetzel si bien que j’inclinerais pour ma part à relativiser la portée ruptrice de 1886 dans la mesure où Verne avait finalement très tôt trouvé moyen de parer à la logique de la pensée unique et de (se) ménager des espaces textuels de liberté de pensée. »
Je pense que l’esprit du livre est sans doute bien résumé par cette note : « si Verne n’invente rien, comme l’auteur de La Comédie humaine, il se meut dans le long terme pour décaper les logiques profondes qui gouvernent une société qui se croit lancée sur la voie du progrès infini et qui ne fait que marcher à l’abîme, faute de se souvenir qu’il ne saurait y avoir de progrès qu’au service de l’humain. Mais encore faut-il lire Verne, et le lire sans les œillères reçues d’une histoire littéraire orientée, pour comprendre De la Terre à la lune autrement que comme la victoire de l’homme Prométhée que célébrait Michelet et voir dans la course aux étoiles, plutôt qu’un grand pas pour l’humanité, la délocalisation dans l’infini de l’espace de la compétition mortifère qui oppose les grandes puissances et l’extension du domaine de la marchandisation quand la fin du roman voit les héros de l’espace fonder une société par commandite pour monnayer leur aventure comme d’aucuns tablent aujourd’hui sur le développement d’un très lucratif tourisme galactique, chacun pouvant d’ores et déjà réserver son billet… à condition de disposer des moyens qui sont ceux des nababs de L’île à hélice ! »
Liliane et le dessin
Françoise Favretto mène en ouverture de sa revue L’intranquille (le n° 17) un entretien avec Liliane Giraudon sur ses pratiques parallèles de l’écriture et du dessin. Ces dessins que je connais pour recevoir de temps en temps, attachés à un mail, un « ange » giraldien. Ou bien pour voir sur Instagram les signes répétitifs dont Liliane Giraudon couvre certains vieux papiers, vieux livres, comme une sorte de toile pour retenir le temps, sinon les mots. J’ai choisi d’ailleurs un extrait de cet entretien pour la rubrique des « Notes sur la création » de Poezibao.
Claude Minière, deux livres
Claude Minière publie deux livres, l’un sur Courbet, l’autre sur Pascal, pour dire les choses un peu rapidement. Oui, le premier porte bien sur un tableau de Courbet, Marée montante, dans la belle collection de l’éditeur Invenit, un écrivain/une œuvre des musées du Nord de la France. Minière n’a pas choisi un tableau parmi les plus connus de Courbet, mais cette Marée montante du Château-Musée de Boulogne-sur-mer : « Avec Marée montante (ou basse), la mer ne vient pas vers nous, elle reste seule, indépendante, sans même un homme, un petit personnage pour nous fournir une échelle. Une fois qu’elle a fracturé les clôtures de la peinture, elle y demeure. Il y a dans la peinture comme la poésie une sorte de franchissement qui fait à mon sens toute leur vertu. » (Claude Minière, Courbet, marée montante, éditions Invenit, 2019, p. 55)
Mais aussi, un coup de dés
« Celui qui écrit pose la main sur un grand son. Cette simple et plate feuille de papier est déjà traversée de roulements sonores, de batailles passées et d'appels insoupçonnés. L'horizon des événements. Bien souvent, ça commence sans dessein, comme par inadvertance ; mais une phrase vous entraîne, jetée, et elle tire. On connaît les débuts, même s'ils sont venus par hasard ; on n'en connaît pas la fin. Alea acta est...
Pas trop vite, la « magie » ne doit pas être brisée, cette première phrase demande à être exposée mais aussi à ne point être trop tôt exténuée. On la garde un temps, sans mesure préjugée, sous le manteau pour la laisser vivre sa vie...
Certes, le petit d'homme est promis au jour et à la mort, vie et mort lui sont données du même coup. Entre les deux, entre la naissance et l'arrêt : "grand son". Mouvement, éclaircies, chiffres, résonances, ratures, inventions, révélations » (Claude Minière, Un coup de dés, Tinbad, 2019, p.9). → Comment ne pas s’attacher, attacher son attention, son attente, à un livre qui s’ouvre ainsi ? Il y est beaucoup question de Pascal
Une liste de petits papiers
Claude Minière à propos de Pascal : « Il écrit sur des bandes de papier pliées en quatre, il forme des liasses qu’il classe selon un ordre qui n’appartient qu’à lui » (Ibid. p. 15)
Liliane Giraudon : ses « cavaliers d’air », ses « cavaliers d’eau » : « prélevés dans des petits carnets dont les feuilles sont détachables et qui alimentent mes "actions invisibles". Sorte de performances muettes (une pratique privée) dont l’idée m’était venue au cours d’un séjour au Tibet. Je détache les dessins, les plie en minuscules pour les jeter dans le vent ou d’une hauteur (...) les cavaliers d’eau aboutissent nécessairement dans un plan d’eau. » (Revue L’intranquille, n°17)
Josée Lapeyrère et ses in-votos sur les ponts
Roland Barthes et ses fiches (le mur de fiches dans l’exposition de Beaubourg en 2002).
Robert Walser et ses microgrammes
Les paperolles de Proust
Les tricotags de Christine Jeanney : yarn bombing ou tricot-graffiti ou encore tricot urbain ou tricotag- (appelé aussi knit graffiti, knitted graffiti ou yarnstorm en anglais) : tricot, laine tressée, rubans, écriture. sur chacun 2 phrases :
il n’y a pas d’étrangers sur la terre
there are no strangers on earth
Liste ouverte.....
Les adolescents difficiles
J’aborde la seconde partie du livre de Yannis Gansel, Vulnérables ou dangereux (ENS éditions), sur les adolescents difficiles. On entre dans le vif du sujet avec l’enquête ethnographique. Je suis frappée par la profonde honnêteté intellectuelle et morale de ce jeune médecin psychiatre et par son exceptionnelle intelligence des situations, sa capacité à se déporter de sa « spécialité » de psychiatre pour envisager le problème de l’adolescent difficile d’une façon « ethnographique ». Cela me semble exemplaire de ce qu’une certaine ouverture en dehors du champ de sa propre spécialité peut apporter à toute réflexion. Il suffira de dire que Yannis Gansel relate ici le fonctionnement d’une structure transdisciplinaire, composé de psychiatres, d’éducateurs, de directeurs d’établissement et de magistrats, structure à laquelle sont présentés régulièrement un ou deux « cas » particulièrement difficiles pour aider à la réflexion de ceux qui les ont en charge sur les options à choisir pour accueillir, soigner, aider, mettre à l’abri d’eux-mêmes ces jeunes adolescents difficiles. On en apprend notamment beaucoup sur tout ce qui peut se passer à l’intérieur d’un groupe professionnel hétérogène, en termes d’exposition des personnes, de luttes sourdes de pouvoir, de question de hiérarchie, du lien entre compétence pour la situation donnée et autorité conférée par un titre (psychiatre, juge, etc.).
Federigo Tozzi
Parmi les livres reçus, les choses les gens de Federigo Tozzi, livre traduit et postfacé par Philippe Di Meo, un auteur dont Giorgio Manganelli a écrit que son œuvre se situait « à mi-chemin de Sienne et de la névrose ».
Le livre est fait de courts fragments numérotés. L’ouverture est magnifique : « Entre les étoiles et nous, il y a une amitié qui, lorsque nous nous en apercevons, paraît se rapprocher de Dieu. Alors, notre âme s’ouvre à toute l’immensité de l’univers, et les choses les plus lointaines sont également plus intimes que les plus proches. À l’évidence, les montagnes sont également là pour nous tenir compagnie ; et nous en éprouvons une violente émotion. Il semble aussi que, pour parcourir son chemin, le printemps traverse le milieu de notre âme et que ses ombres elles-mêmes sont douces. Si, au contraire, à certaines heures, nos yeux se fermaient et que nous ne voyions plus rien, nous serions assaillis par on ne sait quelle peur ; car notre âme a besoin de tout ; et il est des états d’âme qui ne sont constitués ni par des pensées ni par des rêves, mais par des choses mystérieuses, dont la sensation indéfinissable seule nous parvient. Nous avons en nous une existence faite de musiques silencieuses qui donnent à nos mots la sonorité de notre humanité individuelle ; de la même façon, chaque chose possède une voix qui découle de sa matière et de ses formes. » (p. 5)
Les fleurs n’étaient pas celles que je voyais
« [24] Les fleurs n’étaient pas celles que je voyais ; mais celles du temps passé ; celles qui avaient toujours leur odeur dans mon âme ; celles dont je peux seulement rêver ; celles que je vois seulement quand je pleure. Mais le vent continuait à souffler et ne les trouvait plus. Les collines étaient toutes vertes, et il n’y avait aucun pétale qui en fût le signe. Et le vent et moi sommes restés seulement l’un contre l’autre. » (Ibid, p. 16)
Des pensées plus légères que les rêves
[49] J’ai constaté qu’il est des pensées plus légères que les rêves, qui naissent et meurent comme la rosée. Et il y a, au contraire, des rêves qui peuvent se ficher en travers de la réalité comme des clous qui se brisent plutôt qu’ils ne se laissent arracher. Je ne sais laquelle de ces deux choses préférer ; parce que parfois la musique ne suffit plus à mon besoin de voir. Mais j’ai tendance à donner aux rêves tout ce que je soustrais à la vie quotidienne. » (Ibid, p. 30)
Karin Kneffel
Etrange expérience avec une exposition vue à Baden-Baden, celle de la peintre Karin Kneffel (image). Je n’avais rien ressenti de particulièrement fort en regardant ses toiles, mais pourtant, à bien y réfléchir, comme un ébranlement intérieur. Je suis chaque fois tellement captée par l’architecture de Richard Meier au Frieder Burda Museum de Baden-Baden, que je me suis laissé aller à la déambulation dans les lignes, les plans et les surfaces de ce bâtiment magnifique (je ne suis pas sûre qu’aucun autre bâtiment me procure un tel effet). Bref, j’ai vécu ma déambulation dans le bâtiment plus que vraiment regardé en détails l’exposition. Il y avait ces grands tableaux de pommes affichés partout pour annoncer l’exposition dans la ville et les environs. Mais ce ne sont pas eux qui m’ont en fait marquée. Mais plutôt deux types d’œuvres : des intérieurs vus de l’extérieur au travers d’une vitre couverte de gouttes d’eau – et puis des sortes de superpositions qui mutatis mutandis m’ont fait penser un peu à certain de mes montages photos en surimpression. Car il m’a semblé que Karin Kneffel donnait là des images très justes de certaines de ces représentations, complexes, en partie floues, à plusieurs dimensions et plans qui se construisent en nous, qui se déforment au fil du temps et des rappels de la mémoire. Karin Kneffel (*1957 à Marl), élève de Gerhard Richter en fin d’études (« Meisterschülerin »), compte parmi les artistes les plus connues et les plus prisées d’Allemagne. « Assemblages de fruits exubérants et surdimensionnés, intérieurs luxuriants, reflets subtils, mélanges de motifs et accumulation de couches picturales forment une esthétique irrésistible qui fascine immédiatement le spectateur. Les histoires que l’artiste réunit dans ses travaux et dont elle poursuit la narration donnent aux tableaux à l’huile, pour la plupart de grands formats, une profondeur époustouflante et apportent de la densité au contenu. Des fragments relevés dans l’histoire de l’art, du cinéma ou de la littérature, tout comme des références biographiques transforment les travaux de Kneffel en poupées russes visuelles, qui font de la découverte de son art un moment d’intense plaisir. Telles les perles d’un collier, les tableaux s’assemblent, chacun donnant du sens à l’autre, rattachés par le fil conducteur du même récit. ». Une chose ne trompe pas : à de nombreuses reprises depuis, fin octobre, ses tableaux me sont revenus en mémoire. On peut voir ici une sélection d’images de tableaux de Karin Kneffel.
Quand on se met à réfléchir
Cette belle réflexion de Lambert Schlechter que j’extrais d’une note de lecture de Claude Minière sur le livre Je n’irai plus jamais à Feodossia : « Lorsqu’on se met à réfléchir, au lieu de s’occuper à des choses utiles & gratifiantes, éplucher des patates, laver des chemises, répondre au courrier, ou de simplement regarder autour de soi, contemplativement, la buée sur la lucarne, les cônes jaunes des premiers crocus, ou même l’éclosion des forsythias, qui sont jaunes aussi, mais nullement émouvants, les forsythias n’ont aucune grâce et aucun rayonnement, lorsqu’on se met à réfléchir, on tombe, en général, aussitôt dans l’embrouillure & l’embarras, on a pris l’élan, par la réflexion, de comprendre, et on se rend aussitôt compte qu’on ne comprend pas, je trace une ligne droite…(chapitre 176, dans la 3ème liasse de la 2ème partie).(Lambert Schlechter, Je n’irai plus jamais à Feodossia, Tinbad, 2019)
Curieusement, bien que très différents
... le livre de Yannis Gansel sur les adolescents difficiles et le livre de Jean-François Boukobza sur les Études de Ligeti m’offrent de très nombreux outils d’analyse et de réflexion, des outils pour penser. Analyse de la complexité des interactions dans un groupe de travail du côté de Yannis Gansel, répertoire d’outils de description et d’analyse d’œuvres musicales du côté de JF Boukobza.
Le soulignement fantôme
Découvrir sur une page non encore lue comme un pâle soulignement. Étonnement, questionnement. Cette illusion fugitive que quelqu’un est déjà passé par là. Il y a une explication qui n’est pas sans rapport avec ce que Siegfried Plümper-Hüttenbrink écrit dans ses Enquêtes (feuilleton de Poezibao) : « Tout est susceptible de se spectraliser, de s’envoiler pour se dévoiler, comme le veut du reste l’effet fantôme qui est un terme d’imprimerie mettant en jeu le verso et le recto d’une même page, en tenant compte de la transparence plus ou moins translucide du papier. »
Ce n’était que l’empreinte d’un soulignement de la page précédente.
Une musique chargée de mémoire
« Une musique chargée de mémoire au sein de laquelle se déploient plusieurs civilisations et plusieurs esthétiques. » (Ligeti, p. 112).
Flacon de sels
Adoré découvrir que chaque nuit, dans le sommeil profond, c’est grand ménage là-haut. Le liquide céphalorachidien arrive par vagues toutes les vingt secondes environ pour laver le pont et le débarrasser de ses toxines. Une vraie marée d’auto-nettoyage des machines et des canalisations. Moralité : dormons ! – identifier la destination des avions qui passent dans le ciel, tard le soir, vols pour Singapour, pour Tokyo, pour Abu Dhabi, penser à leur long périple au-dessus de la Sibérie peut-être, rêver sur leur altitude en feet, leur vitesse en knots -
Le Journal de Christian Prigent
Je pensais le feuilleter rapidement pour me faire une idée, mais j’ai été littéralement happée par ce livre. Très grande qualité réflexive, notes puissantes, jamais anecdotiques (j’ai lu une bonne cinquantaine de pages) avec des points de vue passionnants (année 2012) sur la poésie, sur l’art. J’ai relevé plusieurs passages pour en faire des « notes sur la création ». Chaque note est précédée de la date et d’une sorte de petit titre entre crochets, un système que j’applique aussi dans le Flotoir ! (Christian Prigent, Point d'appui, 2012-2018, P.O.L., 2019)
De la scansion (Prigent)
« 05/01 [scansion]
Ponctuer = marquer la scansion (plutôt que les unités de signification). Baudelaire : « ma ponctuation [...] sert à noter, non seulement le sens, mais la déclamation ». Déclamation : portée rythmique. Rythme : déviations singulières du donné général (mètre et syntaxe).
Rythmer (dynamique non figurative) piège les associations sémantiques réflexes (stase figurative). C'est la condition d'une forme/pensée poétique juste. Hölderlin : « C'est seulement quand la pensée se voit dans l'impossibilité de s'exprimer autrement que par le rythme qu'il y a poésie. »
Le rythme dédouble les pistes : écarte la phrase (connexion des unités de signification) du phrasé (connexion écholalique des unités syllabiques). Dans la durée mesurée (prosodique) l'écart propage une onde. Les variations de son amplitude relèvent d'un calcul plus ou moins rationnellement métré.
Au plan microscopique l'onde est formée par l'enchaînement homophonique, au plan macroscopique par le retour des leitmotive de composition. Ce dispositif balistique articule un continu (le flux matériel phonique) et un discontinu (ruptures de la probabilité du sens, changements de cadence). » (Christian Prigent, Points d’appui, P.O.L., 2019, p. 10)
De la forme, C. Prigent
« La forme comprend l’informe qui exigea qu’elle soit. (...) Née d’une nature obscure, poussée par un faisceau d’affects ambivalents, cousant des images en lambeaux, elle invente une autre qualité d’être-nous : un monde effectivement incarné, en langue. Conviction : ce monde de fiction est un monde plus "vrai". Il dépasse la "réalité" : parce qu’il résonne de l’écho de ce qui fit écrire pour désagréger les "apparences actuelles" (Rimbaud). » (ibid., p. 11 et 12)
Sur le montage, Christian Prigent
« 11/03 [montage]
Le matériau (autobiographique, culturel, historique) que traite un travail d'écriture est hétéroclite. Sa stylisation tend à l'homogène (la patte, qui lisse le divers). Problème : l'homogène, souvent, ne s'homogénéise que dans le lieu commun (un compromis d'époque, une familiarité cultivée). Travailler par montage (de documents hétérogènes tant du point de vue des contenus que de celui des formes) est une façon d'y résister. Soit : 1) Prélèvements (articles de presse, textes littéraires, politiques, scientifiques, pornographiques, souvenirs déjà verbalisés, scènes ailleurs décrites...) ; 2) Connexions (mise en tension des fragments prélevés) ; 3) Transformations (par l'élaboration du phrasé) ; 4) Stylisation — qui n'efface pas les coutures, les raccords. Pour qu'il y ait montage, il faut d'abord qu'il y ait démontage : qu'une composition donnée (et choisie) soit décomposée, déliée : extraite de l'ensemble où elle faisait sens. Geste d'abord négatif. » (ibid, p. 12)
Chantier poétique, Christian Prigent
« Chantier poétique : laisser courir des procédures d'ignorance et d'étonnement. Déjouer, au moins ralentir, la coagulation de lieux communs qu'opère le vouloir-dire (diction d'opinions, programme narratif ou expressif, abandon à la probabilité croissante des enchaînements syntaxiques). Donner leur chance aux surprises du signifiant : lapsus calami (ou : du clavier), dérapages polysémiques des réseaux de l'étymologie, appels des échos sonores qui détournent l'enchaînement réflexe des significations, dictées prosodiques pour cadrer d'artifice et faire dévier la ligne sémantique, prothèses de contraintes formelles arbitraires qui coupent les associations spontanées — voire propositions de corrections, saugrenues à force d'être normatives, que fait le logiciel.
En somme : un surplus d'indications piège l'indication d'ensemble (le plan, le scénario, le programme) et rend possible l’advenue du vivant : laisse la représentation ouverte, inclôturable ; et, en elle, affleurer l’expérience (l’inconscient, la vérité non a priori dictée par le code). ». (ibid. p. 14)
Le poème, cette découpe
J’aime beaucoup cette idée. Une amie, lisant un de mes poèmes narratifs, m’avait dit un jour, « on voit que tu es photographe ». Voilà donc ce que dit Christian Prigent :
« 03/06 [temple]
Poème : découpe cadrée dans la prose continue du monde — dans sa volubilité incompréhensible. C'est un temple (un tome — < temno) : le carré dessiné au ciel par le bâton de l'augure. Dans ce cadre, on serre plus ou moins la prise de vue (zooms, panoramiques, diverses profondeurs de champ) sur des souvenirs, des paysages, des scènes, des figures. C'est pour laisser les présages entrer dans le cadre et traverser le temple : que l'incident (de langue) l'anime de signes non prévus. Que ces signes soient l'augure d'un sens frais, d'une nouvelle proposition de fiction : que sorte l'oiseau qui emporte avec lui l'éclair du sens étonnant.
Attends la surprise (l'in-auguration) que te fait la langue ! Non parcimonieusement. Mais vite, et d'abondance : fournis à ton moteur les occasions de ratés. Qu'écrire veuille dire surtout : griffonner, remplir en attendant. Quoi ? — que vienne le moment du lapsus dans le toujours-déjà enchaîné en significations. Qu'alors il saisisse et soit saisi. Que soit recueillie comme une illumination cette lumière de l'erreur : elle seule, et non le vouloir-dire rationnel, dispose de la chance (peut produire en langue les éclaircies sensées et sensuelles qui font effet de vérité). » Ibid. p. 16)
Non à la macération dépressive
Et comment ne pas suivre Christian Prigent quand il écrit : « Non à la macération dépressive. Non à la grisaille stylistique. Non à l’absence de style revendiquée. Non à Maupassant, Houellebecq, Angot. Non aux moralistes pincés (de la pensée et du style) : Cioran, etc. Oui au comique goguenard de Rabelais, Shakespeare, Beckett, Jelinek, Novarina, Pennequin : ceux chez qui la torsion de langue triomphe et relève sans la nier la négativité qui fit écrire (ne pas se satisfaire du "lieu commun" ». (Ibid p. 18)
Faire poésie
« Faire "poésie", écrit encore Christian Prigent : produire un objet d’art. Poser dans le monde une forme jusqu’alors non vue. Forme : corps de mots sensuellement perceptible comme le corps de musique, celui de peinture.) Qui force le monde à se former autrement. Puis éveille la pensée à cet autrement : à une toujours possible exception au lieu commun. Intérêt : transformation, différence affirmée. Pas conformité, adéquation, rendu figuratif d’un matériau vécu. Projet : former une identité qui ne soit pa celle des cartes et des photos du même nom (l’assignation d’un sujet à ses rôles sociaux, psychologiques, affectifs). Mais l’empreinte d’une altérité : l’autre qu’inscrit dans le même "personnel" la différence socialement et verbalement inassignable du "réel". » (ibid. p. 20)
De ce Journal de Christian Prigent
Je note une très forte puissance évocatrice de Prigent par exemple lorsqu’il parle d’un voyage en 1962 à Berlin et en RDA. Je lis ses mots en ces jours où il est tant question de ce monde-là, que je ne peux m’empêcher d’appeler DDR (l’acronyme en allemand) depuis les cours d’allemand d’il y a dix ans et la constante allusion à cette DDR, notamment au travers de la projection ressassée (une projection peut-elle être considérée comme un cliché ?) de La Vie des autres et de Good bye Lenine).
La ville
Plus loin, mais je ne peux pas tout citer ici, Prigent livre une belle méditation sur ce que c’est qu’une ville (vs une simple agglomération, soit-elle énorme). « Berlin, une ville. Ne le sont que quelques capitales. Il y faut cosmopolitisme (nourritures, enseignes, vêtements, langues), violence politique (meetings, manifs, émeutes), criminalité (pègre, trafic) ; sexe (nuit, prostitution, sex-shops), spectacles (cinéma, théâtre, concerts), inventivité culturelle (librairies, galeries). » (Ibid. p. 26)
Ce journal
Frappe aussi la variété des angles. Voici par exemple qu’un peu plus loin, Prigent donne un vrai cours, très informé, sur le haïku. (pp. 37 à 47). C’est dit-il la « construction d’un objet plastique visuel et sonore qui met à distance la situation pré-texte au moins autant qu’il la suggère. » (p. 41)
« Les Glacières naturelles s’échauffent » (Bouvard et Pécuchet)
Je me régale avec Bouvard et Pécuchet que je n’avais pas lu et que le livre sur la Curiosité de Jean-Pierre Martin m’a donné envie de lire. Fou de voir ce qu’il écrivait dans la décennie 1870-1880 : « Ils admirèrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans, les forêts vierges ; – et ils achetèrent l’ouvrage de M. Depping sur les Merveilles et beautés de la nature en France. Le Cantal en possède trois, l’Hérault cinq, la Bourgogne deux – pas davantage – tandis que le Dauphiné compte à lui seul jusqu’à quinze merveilles ! Mais bientôt, on n’en trouvera plus ! Les grottes à stalactites se bouchent, les montagnes ardentes s’éteignent, les glacières naturelles s’échauffent ; – et les vieux arbres dans lesquels on disait la messe tombent sous la cognée des niveleurs, ou sont en train de mourir. »
Poésie et critique
Continué dans Poezibao la série de « disputaisons » dédiée au thème « poésie et critique », avec cette fois une contribution de Jean-Claude Pinson. Ce passage me retient particulièrement : « Tournée vers l’inconnu de l’œuvre à faire, elle se penche sur les œuvres, littéraires ou non [...], où elle pense pouvoir trouver de quoi mettre en branle et alimenter son propre mouvement. C’est à des fins en dernière instance opératoires qu’elle examine les produits de ses glanages, bricolant avec ce matériau des concepts et réseaux réflexifs qui ont autant pour fonction d’éclairer en avant ce que veut le poète critique que rétrospectivement les œuvres faites sur lesquelles il se penche. ». Et bien sûr aussi la citation de Baudelaire qu’il donne dans ce cadre : « Baudelaire, qui considère qu’"il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique" et que le poète est "le meilleur de tous les critiques", a donné de cette démarche critique une définition qui semble la placer aux antipodes de la critique "sérieuse", "scientifique". En effet, loin d’être désintéressée, elle doit être, écrit-il, "partiale" et "passionnée." »
Je relève aussi cette réflexion bien importante : « Toute grande œuvre poétique (littéraire), telle est du moins ma conviction, n’est pas seulement un objet verbal offert à la jouissance esthétique, à l’analyse ou à la réflexion, ni même simplement vecteur d’un questionnement. Elle est aussi proposition de monde – et notamment proposition, une ou plurielle, quant à telle ou telle modalité possible de son habitation. En même temps qu’elle est invention de formes, événement de langage, elle est, plus ou moins directement, en vue de l’existence ; en vue d’une habitation ragréée du monde. En faisant entendre une voix, en racontant (ou ne racontant pas) des histoires, en jouant des émotions ou en les déjouant, elle pose, plus ou moins obliquement, la question "poéthique" du comment vivre, la question de la "vraie vie" toujours absente et toujours recherchée. »
Et merci encore à Jean-Claude Pinson pour cette citation éclairante de Gilles Deleuze : « Nous n’avons pas à juger les autres existants, écrit Deleuze, mais à sentir s’ils nous conviennent ou disconviennent, c’est-à-dire s’ils nous apportent des forces ou bien nous renvoient aux misères de la guerre […] » (« Pour en finir avec le jugement », in Critique et clinique). »
Une formidable anecdote (Pierre Fournier, Friedrich Gulda et Karajan).
Elle est relatée par Jean Fonda, le fils du violoncelliste Pierre Fournier dans le livret du disque où Pierre Fournier et Friedrich Gulda jouent l’œuvre pour violoncelle et piano de Beethoven (un disque extraordinaire, enregistré en 1959). Un jour Pierre Fournier dit à Karajan que c’est une honte que Gulda n’ait jamais été invité à jouer avec lui à Vienne, Salzbourg ou Berlin. Karajan de lui répondre que Gulda [personnalité hors-norme et très singulière) s’était comporté lors d’une répétition d’une manière qu’il n’accepterait jamais d’aucun soliste. Réponse de Pierre Fournier : « Herbert, that’s a real pity. And in this particular case, you are the loser ». Herbert, c’est vraiment dommage et dans ce cas particulier, vous êtes le grand perdant ».
Ligeti
Je trouve tout à fait remarquable (voir cette note de lecture) le premier livre de la collection de poche que vient de créer l’éditeur suisse Contrechamps. Signé Jean-François Boukobza, il est donc consacré aux Études de Ligeti. Il envisage de façon concise et très accessible tout le champ histoire de la musique, puis se focalise sur la conception par Ligeti de ces trois Cahiers d’étude, en analyse plusieurs très à fond. Il réélargit ensuite la focale pour étudierl’histoire du piano depuis 1945, c’est-à-dire autour en quelque sorte des Études de Ligeti (écrites de 1985 à 2001), citant par exemple (je le cite pour aller les écouter !) Tides of Manaunaun de Harry Cowell (1912) qui combine des agrégats de notes et une mélodie plutôt romantique (et d’ailleurs le début de l’œuvre que l’on peut écouter sur YouTube me fait fortement penser à celui de Funérailles de Liszt !). Le tableau sur cette évolution du piano montre bien comment les compositeurs suivent (parfois agrègent) deux voies : le piano percussif et le piano résonnant. Ce livre peut se lire in extenso, sans aucun ennui mais il sera rangé ensuite parmi les « usuels » de la bibliothèque musicale, notamment pour ses analyses fines de nombre des Études de Ligeti (avec exemples musicaux à l’appui).
La poésie
Me parle fort cette citation extraite d’un article d’Olivier Penot-Lacassagne sur le « retour » de la revue TXT. C’est extrait de l’éditorial du premier numéro reparu, le 32 : « Notre monde, le monde informe des réseaux de communications, le monde lié, ne communique rien. Rien = clichés, humeurs, confidences, fake news. Dans le travail poétique, au contraire, l’expérience cherche ses propres formes, ses rythmes sensibles. On veut trouver des équivalents verbaux justes à ce qui, des vies, est mal nommé, mal pensé, non encore nommé. »
La critique de poésie
Autre remarque importante pour tout mon travail, ici formulée par Yves Boudier dans sa participation à la Disputaison de Poezibao sur la critique de poésie (elle est décidément très riche, il va falloir continuer l’expérience en trouvant d’autres sujets porteurs et pertinents) : « Ainsi, pour prétendre tenir, produire sous une forme ou une autre, un discours critique sur la poésie, me faut-il oublier dans un premier temps, l’armure savante de mon expérience de lecteur pour saisir la singularité du poème qui m’arrive dans son exception et pouvoir nouer, dans un second temps, une triple articulation pertinente entre ce que m’offrent une page écrite ou une voix, ma sensibilité de lecteur, et ma connaissance du domaine poétique où la rencontre en écoute-lecture se déroule. Cet abandon premier en forme d’ouverture, de réceptivité accrue au poème qui se présente est un impératif catégorique présidant à toute velléité critique. »
→ il faut continuellement interroger sa pratique. Car même si je fais très peu de notes critiques moi-même, je passe mon temps à sélectionner, trier, choisir, écarter... et cela n’est pas sans me poser beaucoup de questions. Je suis ainsi quasiment sûre que je ne serais pas en mesure de détecter une voix nouvelle. Pas par manque d’intuition, mais en raison de toutes sortes de préjugés et d’une sorte de formatage de pensée, qui fonctionnent comme des filtres opacifiants.
Herta Müller
J’ouvre Essais choisis d’Herta Müller. Le premier essai me procure un sentiment de grande étrangeté. Il relate les ressentis difficiles, complexes, d’une petite fille paysanne parlant un dialecte et gardant les vaches, seule dans un pré pendant des heures et des heures, le temps n’étant ponctué que par le passage de quatre trains, le dernier, celui du soir, lui donnant le signal pour rentrer chez elle. « Il est faux de croire qu'il y a des mots pour tout, et qu'on pense toujours verbalement. Aujourd'hui encore, pour bien des choses, je ne pense pas avec des mots : je n'en ai pas trouvé, ni dans l'allemand de mon village, ni dans celui de la ville, ni en roumain, ni en allemand de l'Est ou de l'Ouest. Ni dans un livre. Nos sphères intérieures ne coïncident pas avec le langage, elles nous entraînent au-delà du séjour des mots. C'est souvent à propos de l'essentiel qu'on reste court ; et si l'impulsion d'en parler va bon train, c'est parce qu'elle passe à côté.
Croire que la parole vient à bout des complications, je n'ai guère vu ça qu'en Occident. (...) Et se croire incapable de supporter ce qui est dénué de sens, c'est typiquement occidental. » (p. 14) (Herta Müller, Essais choisis, traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, Arcades Gallimard, 2019).
On peut ici reprendre la citation de Federigo Tozzi donnée plus haut : « Nous avons en nous une existence faite de musiques silencieuses » !
→ quelle trouvaille que ce séjour des mots, trouvaille sans doute de Claire de Oliveira la traductrice mais qui rend si bien compte de l’univers d’Herta Müller, toujours si proche du séjour des morts.
Que peut la parole ?
Grande distance en effet vis-à-vis des mots et même vis-à-vis de la parole : « Que peut la parole ? Quand la majeure partie de la vie ne tourne pas rond, les mots font la culbute, eux aussi. Ceux que j'avais, je les ai vus dégringoler, certaine que même les mots manquants, si je les avais, feraient la culbute à leur tour. Les mots manquants seraient comme les autres, sur ce point. À l'heure qu'il est, j'ignore encore quels mots il faudrait, et en quelle quantité, pour couvrir la course folle du front. Dès qu'on lui trouve des mots, cette course folle s'en éloigne aussitôt. Allez savoir de quels mots il s'agit, et s'il faut les avoir immédiatement sous la main, prêts à passer le témoin à d'autres pour rattraper les pensées à la course. À quoi bon, d'ailleurs... La pensée, quand elle parle toute seule, est très loin de ce que les mots disent avec elle. »
→ « la course folle du front », la course folle des pensées que parfois rien n’endigue, n’arrête. Comment survivons-nous à ce chaos ?
Les deux hommes de la Securitate
Il y a par moments une dimension non pas surréaliste mais surréelle, comme dans cette méditation sur le chapeau. Ce que révèle l’intérieur du chapeau, si on le découvre, cet intérieur de chapeau qui a été en contact intime avec une tête, un cerveau même, des cheveux, des pensées... : « Un jour, à l’usine, deux hommes des services secrets qui étaient venus me harceler de questions ont enlevé leur toque de fourrure en même temps. Une fois tête nue, ils avaient les cheveux hérissés des deux côtés. Le cerveau leur avait dressé les cheveux sur la tête pour quitter cette dernière : je le voyais, il reposait dans la doublure en soie. Les deux agents de la Securitate avaient un comportement méprisant, arrogant, sauf qu'ils étaient atrocement désarmés face à cette doublure blanche. Cet éclat blanc m'a donné, à moi, le sentiment d'être intangible. Sans pouvoir me dérober, je me suis mise à avoir des pensées lumineuses et insolentes ; quant à eux, ils ne se rendaient pas compte de ce qui me protégeait. Je repensais à de brefs poèmes que je me récitais, à croire que je les lisais dans la soie de la doublure. Ces hommes avaient des cous de vieux, des joues décaties : au moment où ils ont parlé de ma mort, il m'a paru d'une évidence flagrante qu'ils ne sauraient pas tenir tête à la leur. Alors que mes petits poèmes reposaient sur la soie blanche, leurs têtes étaient exposées sur un catafalque. (Ibid. p. 18)
Un seul critère de la qualité d’un texte, la course folle dans la tête !
« Lire des livres ou même en écrire n'est d'aucun secours. Lorsqu'il me faut expliquer pourquoi un livre me paraît incisif, et un autre futile, je ne puis que signaler la densité des passages qui provoquent cette course folle dans ma tête et ne tardent pas à entraîner mes pensées au-delà du séjour des mots. Plus ces passages sont fréquents, plus le texte est incisif ; plus ils sont rares, plus il est plat. Pour moi, il n'y a jamais eu qu’un seul critère de la qualité d'un texte : savoir s'il provoque ou non cette course folle dans ma tête, en silence. Toute bonne phrase, dans notre tête, débouche sur un lieu où ce qu'elle suscite dialogue autrement que par des mots. Lorsque je dis que les livres m'ont changée, c'est justement pour cette raison. Quoiqu'on le prétende souvent, il n'y a pas, à cet égard, de différence entre la poésie et la prose. La prose doit maintenir la même densité, même si elle doit y parvenir par d'autres moyens, vu la longueur du parcours. »
→ de nouveau ce commerce de tête, cet ébranlement, cette course que peuvent susciter un livre, une phrase, une sensation, une situation. (Ibid p. 20)
Pistes de lecture
Herta Müller cite trois auteurs, Anna Krall (Legoland), A. Vona (Les fenêtres murées) et Antonio Lobo Antunes (Explications des oiseaux). « Chacun à leur manière, les trois auteurs que je viens de citer parviennent au même résultat, dans ma tête : ils me tiennent enchaînée à leur discours, si bien que, stupéfaite, je me retrouve à côté de moi-même, obligée de travailler sur ma propre vie en lisant leurs phrases. » (Ibid. p. 23)
→ Quelle plus puissante définition de ce que peut apporter, très concrètement, charnellement presque la lecture d’un livre : obliger à travailler sur sa propre vie en lisant ses phrases. N’est-ce pas d’ailleurs ce à quoi prétendent les grands livres sacrés ?
Apprendre une langue
Elle a beaucoup navigué entre les langues Herta Müller, depuis son dialecte originel, dans le Banat roumain germanophone jusqu’au roumain et à l’allemand. Elle raconte cette expérience étonnante. Immersion à quinze ans dans la ville et dans la langue roumaine. Pendant six mois, elle se tait et elle ne comprend rien. Et puis, un jour, « tout s’est mis en place : sans qu’[elle] s’en mêle, les trottoirs, les guichets, les trams et les objets en vente dans les magasins semblaient avoir appris le roumain à [sa] place. (...) Si on reste assez longtemps, c’est le temps qui, au sein d’une région, apprend la langue à notre place, poursuit-elle, ajoutant qu’à son avis on « sous-estime l’écoute attentive des mots, or c’est elle qui se met en devoir de prendre la parole ».
→ cela peut-être qui explique ce hiatus que je peux parfois ressentir entre des efforts acharnés et très peu productifs hélas pour apprendre de la grammaire, du vocabulaire allemands et cette impression parfois de tout comprendre en écoutant un Allemand parler (Il n’en est rien bien sûr, mais cela me semble participer de l’expérience évoquée par Herta Müller et il est vrai que chez moi, la dimension d’écoute & d’attention, dans tous les domaines, est fondamentale.). (Ibid. p. 24)
De la langue des autres
Herta Müller à travers quelques passionnantes analyses de mots montrent comment les différentes langues entendent différemment les réalités apparemment semblables : « dans le parler de mon village, on disait : le vent PASSE. Et en allemand standard, celui de l’école : le vent SOUFFLE. En entendant ce mot, du haut de mes sept ans, je me disais, il souffre. Et en roumain cela donnait le : le vent Bat, vintul bate. Dès qu’on disait le mot "bat", on entendait le bruit de ce geste : le vent ne souffrait pas, il faisait souffrir les autres »
→ à noter que cette démonstration même est comme une image du vent qui tombe, qui passe, qui bat, qui tourne surtout, un tourbillon, un vertige. Et on imagine ce que ce genre de passage pose comme problème à la traductrice, ici Claire de Oliveira dont une récente traduction de La Montagne magique a recueilli de très nombreux éloges. « Le vent n’est qu’un exemple des décalages constants qui surviennent entre les langues pour désigner une seule et même chose. Chaque phrase ou presque est un autre regard (...) D’une langue à l’autre, il se produit des métamorphoses. La vision de notre langue maternelle se confronte à ce que la langue étrangère voit autrement (...) Dès lors, la langue maternelle n’est plus la seule demeure des objets ni la seule mesure des choses ».
→ et c’est bien pourquoi il faut aller voir, superficiellement même si on ne peut ou ne veut faire autrement, ce qui se passe du côté des autres langues, deux ou trois au moins idéalement et surtout pour qui fait profession d’écrire. Et peut-être singulièrement de la poésie. Nombre de poètes ne sont-ils pas d’ailleurs aussi des traducteurs ?
Le roumain et l’hirondelle.
« Le roumain jette un regard si différent sur l’hirondelle, qu’il nomme rîndunica, RIBAMBELLE, alors que l’allemand n’est pas aussi parlant... le roumain dit implicitement que les hirondelles se perchent sur les fils en se serrant les unes contre les autres pour former des rangées noires : ça, je l’ai vu tous les étés avant de connaître ce terme roumain, émerveillée que l’hirondelle puisse avoir un si beau nom. Je n’ai cessé de constater que les mots roumains, plus charnels, s’accordaient mieux avec mes sensations que ceux de ma langue maternelle. Le grand écart de ces métamorphoses, je ne peux plus m’en passer, que ce soit en parlant ou en écrivant. » (Ibid. p. 26)
Appauvrir considérablement l’expérience
Ce qu’Herta Müller montre en ces pages très étonnantes c’est son rapport singulier, particulier, aux mots. Avec une sorte de paradoxe : les mots sont les choses, liés à elles par une liaison forte, de type atomique. Mais en même temps, ils sont impuissants à exprimer des pans entiers de la réalité. Elle fut prise dans un jeu complexe de langues depuis le dialecte parlé dans son Banat roumain natal (germanophone), le roumain et l’allemand. Et elle dit clairement, on l’a vu, que les mots ne lui permettent pas forcément de penser.
Et si l’on y songe, nommer n’est-ce pas tuer ? Le fugitif, l’instant, l’impondérable. Nommer, tirer sur la cible oui, mais en détruisant tout ce qui est autour du point d’impact, et qui cesse de vibrer. Appauvrir considérablement l’expérience en somme. Herta Müller permet de prendre conscience de cette évidence. Vos gueules, les mots !
Sur la traduction
Lu récemment deux livres très intéressants dans une nouvelle collection de l’éditeur La Contre-Allée. Collection zContrebande », « un repaire pour celles et ceux qui traduisent ». Ces deux premiers livres sont signés Corinna Gepner et Diane Meur et m’ont retenue. Plus particulièrement sans doute celui de Corinna Gepner dont le titre dit un peu la teneur : traduire ou perdre pied. Son livre aborde la constellation allemand et Shoah. Et elle écrit avec une grande honnêteté : « c’est la nécessité de traduire qui s’est imposée, pas celle d’écrire ». Dans la première partie, on trouve des évocations, comme par éclat, de l’histoire de sa famille. « D’emblée, la traduction : un point de rencontre entre l’allemand et la judéité. » -Corinna Gepner, Traduire ou perdre pied, Editions la Contre-Allée, 2019, p. 23).
Et ce qui me trouble, moi, beaucoup, sur quoi j’aimerais peut-être l’interroger : « Pourquoi vouloir traduire ? C’est une envie qui m’est venue relativement tard. Peut-être au moment où j’ai, définitivement, arrêté de faire de la musique » (Ibid., p. 29). Pourquoi arrêter définitivement de faire de la musique (peut-on arrêter de faire de la musique, tourner en quelque sorte le dos à la musique ?). Et pourquoi ce mouvement de bascule de la musique à la traduction. Car oui, elle a, dit-elle, dédié sa première traduction à son grand-père maternel et c’est peu avant la parution du livre que sa mère lui a révélé les circonstances exactes de la mort de son père. « Une des impasses, peut-être : faire dire par d’autres ce que j’aurais eu à dire sur le passé familial. Ce faisant, je n’attrape que de l’air. Traduire, en l’occurrence, n’est que prolonger une forme de silence. » (Ibid. p. 43)
L’inscription de la traduction
« Je ne suis pas seule quand je traduis. Je traduis un autre, des autres, je traduis pour d’autres. Je traduis aussi, que je le veuille ou non, mon époque, son histoire lointaine et immédiate, un certain état de la langue, un horizon de lecture. Et en cela je m’inscris dans mon monde, dans mon temps. Je ne peux pas concevoir la traduction comme une activité hors du temps et de l’espace, dépourvue de toute fonction sociale. »
→ Elle a tellement raison d’insister sur l’inscription de toute traduction dans un contexte. Ce qui sous-entend aussi que d’autres temps auront besoin d’autres traductions, que certaines traductions du passé doivent être refaites, à nouveaux frais. Idéalement, certes, on devrait lire un livre étranger avec l’original et plusieurs de ses traductions ! Un boulot considérable mais qui se justifie sans doute pour quelques livres essentiels (Dickinson par exemple, ou Dante....). Corinna Gepner écrit quelque part qu’une « œuvre n’en finit jamais d’agir ». Son livre fonctionne avec des fragments, mais le montage est très fort, alternant de courtes évocations de faits familiaux tragiques avec un poème d’Eichendorff autour duquel elle va littéralement tourner, le donnant d’abord en allemand, puis proposant des traductions partielles. « Il y avait ce grand vide du côté paternel. Toute une part de famille manquante, si radicalement que c’en était vertigineux ». « Traduire de l’allemand, c’est l’autre partie, celle qui relève encore aujourd’hui, dans une large mesure, de l’inaccepté. » (Ibid. p. 60)
Eichendorff, Schumann
« Le poème d’Eichendorff [Mondnacht/Nuit de lune] a été mis en musique par Schumann. Ce qui m’intéresse : cette rencontre. L’œuvre qui en donne une autre, de nature différente et pourtant consubstantiellement liée à la première. Ce qui fait qu’une œuvre n’est jamais finie, qu’elle ne cesse d’induire de la création, ne serait-ce que chez celui qui en parle. » (Ibid. p. 63)
→ ces propos me touchent particulièrement car ils sont en phase avec mes projets, le livre à paraître, né d’un roman de Jules Verne et le « travail en cours » précisément autour de musique et poésie !
Un peu plus loin Corinna Gepner écrit encore : « Le texte premier ne dit pas, il propose, et moi, traductrice, je développe certaines de ses potentialités par les choix que j’opère et la cohérence que j’essaie de tenir d’un bout à l’autre (...) autrement dit, une œuvre n’en finit jamais d’agir, d’évoluer elle-même dans la lecture qu’en font d’autres, traducteurs, commentateurs, lecteurs...(Ibid. p. 91)
Lire et traduire
« La traduction demande qu’on lise lentement – je retrouve là ce que j’aimais tant dans le travail de sous-titrage : le visionnage du film plan par plan. Je décelais alors d’infimes expressions, des esquisses de gestes, tous ces détails qui sont la vie même et qui disparaissent dès que le rythme s’accélère un tant soit peu. » (Ibid p. 130)
Ou encore sur le thème lire et traduire : « traduire a changé ma manière de lire. Je lisais "pour l'histoire", et pour que cette histoire ait une fin heureuse. Je n'en ai plus envie. Ou alors comme un délassement occasionnel dont je reviens vite. L'histoire, je ne sais plus trop ce que c'est. C'est tout ce qui se passe ailleurs qui me retient. Plus que cela, même, qui me captive. Les notations et les formulations en apparence les plus banales, les détails, les descriptions, les gestes, tout ce qui échappe au discursif. De plus en plus, j'aime la juxtaposition, l'accumulation, la proposition et non l'imposition. » (Ibid. p. 153.)
→ me parle tant, moi qui ne cesse de m’interroger sur mes manières de lire, sur mes possibilités de lecture, sur ce que serait une juste lecture qui soit accordée au texte lu.
Photographie aussi
Très belle encore cette remarque que fait l’auteur qui apprend à son lecteur qu’elle s’est mis à la photographie : « Depuis quelques années, je photographie. C'est venu sans que je l'aie cherché. L'affinement de la vision au fil du temps se fait sentir dans mon travail de traduction. Le voir n'est qu'une porte d'entrée vers l'appréhension des masses, des lumières, des ensembles, des détails, toutes choses que l'on perçoit mais qu'on serait bien en peine de décrire. On devine les tensions, les relâchements, les liens. La matière du texte devient plus vivante, plus différenciée. Il y a des lignes de force, des saillances, des ombres, des creux. Certaines choses s'imposent tout à coup intuitivement : tel mot à côté duquel il ne faut pas passer, tel mouvement syntaxique qui anime un paragraphe, telle virgule qui tout à coup introduit une respiration... Le moment où l'on se met à saisir le texte de façon physique, intuitive, ce moment-là récompense de bien des heures de travail acharné et parfois décevant. » (ibid. p. 183).
Diane Meur, traduire, encore
Un peu difficile de parler ensuite de Diane Meur, deuxième auteur publié dans cette nouvelle collection Contrebandes de la Contre-Allée. Même si son livre est aussi diablement intéressant. Mais il est composé de plusieurs articles et si le thème en fait l’unité, elle n’est pas tout à fait aussi forte que celle du livre de Corinna Gepner. Mais comparer n’a ici pas de sens. Et le livre de Diane Meur recèle bien des trésors sous son beau titre Entre les rives, sous-titré « traduire, écrire dans le pluriel des langues ». Diane Meur traduit en effet de l’anglais et de l’allemand, par exemple Paul Nizon, Tariq Ali, Stefan Zweig. Elle est également romancière. Le livre ouvre par un bel inédit, « Rêverie sur un poème de Hofmannsthal » et quel poème ! (On regrette que l’éditeur n’ait pas eu l’idée de donner l’original, ce que Corinna Gepner faisait abondamment, c’est crucial quand on parle de traduction).
Ce constat sans concessions que fait la traductrice, parlant de son travail : « Quand on croit avoir transcrit la voix, quand elle cesse de résonner et qu’il ne reste plus que des mots, eh bien ils sont parfois comme les galets qu’on avait trouvés si beaux sous leur vernis d’eau de mer et qui, au sec, à la froide lumière terrienne, révèlent crûment ce qu’ils sont : des cailloux ».
→ je ne suis pas d’accord avec Diane Meur à propos de ces cailloux. Les cailloux restent souvent splendides, mais autres, plus difficiles « à lire » quand le vernis s’est retiré. Mais si l’on veut continuer sa métaphore, on pourrait dire aussi que c’est désormais à la lecture de recouvrir de nouveau ces mots-cailloux de ce vernis d’eau de mer et que le lecteur sera aidé par la qualité de la traduction. (Diane Meur, Entre les rives, La Contre-Allée, 2009)
Ecrivain-traducteur
Le statut d'"écrivain-traducteur" intrigue, dit Diane Meur qui explique que très souvent on lui demande si elle se sent influencée dans son écriture par les auteurs qu’elle traduit. Elle ajoute :
« Ce qu'on ne me demande jamais, c'est si je me sens influencée dans mon écriture par le fait d'être traductrice, c'est-à-dire de vivre en contact permanent avec des cultures et surtout des langues qui ne sont pas les miennes. Or il va de soi que oui. Tout auteur est "influencé", je dirais plutôt : nourri par ses lectures, ses expériences, ses voyages, éventuellement son autre métier. Et personne n'y voit une menace pesant sur son identité ou son propos artistique. Que la traduction soit aussi une lecture (et même la plus fouillée des lectures), une expérience, un voyage, un autre métier, c'est une évidence qu'apparemment on ne perçoit pas. » (Ibid. p. 68)
Pour terminer, cette remarque à laquelle souscrirait sans doute Auxemery qui a passé trente ans de sa vie à tourner autour de la vie, des lieux, des livres de Charles Olson : « Nous traduisons non seulement des mots, mais des choses, et le non-traducteur ne mesure pas la somme de recherches qui va souvent, de ce fait, avec l’activité de traduire. » (Ibid. p. 150)
Rédigé par Florence Trocmé le 14 novembre 2019 à 17h42 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 17 octobre 2019 à 10h23 dans photomontages | Lien permanent
Orgue à St Sulpice, Loreto Aramendi
Très beau concert d’orgue à l’église Saint-Sulpice (Paris), ce dimanche 22 septembre 2019, (dans le cadre des journées du Patrimoine), un récital donné par une jeune organiste espagnole Loreto Aramendi, organiste titulaire de l’orgue de la basilique Sante Maria del Coro à Saint Sebastien (Espagne). Public pour une fois très nombreux (tant de ces si précieux concerts d’orgue des samedis ou dimanches après-midi se donnent devant vingt à trente personnes !). Et programme formidable pour conquérir un public pas forcément habitué à la musique d’orgue et aussi pour mettre en valeur les possibilités extra-ordinaires de l’instrument de St Sulpice, un Cavaillé-Coll de 1862. Beaucoup de transcriptions faites par un des maîtres de la jeune organiste, Louis Robillard, notamment de « Funérailles » de Liszt et de la « Danse Macabre » de Saint-Saëns. Autre belle transcription, signée Louis Vierne cette fois, celle du prélude en ut# mineur de Rachmaninov. Parmi les autres pièces, une Toccata de Buxtehude et trois pièces du temps présent, une Coulée spectaculaire de Ligeti, une œuvre d’Arvo Pärt et une pièce fulgurante et très typique d’Olivier Messiaen, Offrande et Alléluia final, extrait du Livre du Saint-Sacrement. Un grand écran placé près du chœur permettait au public de suivre ce qui se passait à la tribune et de pouvoir ainsi prendre conscience de la complexité du jeu de l’orgue : les cinq claviers et le pédalier, bien sûr, mais aussi toutes les autres « cuillers » et tous les jeux. L’organiste était d’ailleurs assistée par trois musiciens, dont Daniel Roth, le titulaire de l’instrument mais aussi Pierre-François Dub-Attenti et Hervé Gicquello.
Olivier Greif, la fin
Je viens de terminer, les larmes aux yeux, le Journal de ce compositeur contemporain. Il écrit le 12 mai 2000 qu’il a entendu le Stabat Mater de Pergolèse dont il écrit assez finement que c’est de la « fausse bonne musique » marquée par un « tragique de surface ». Puis il ajoute : « Y a-t-il plus beau privilège pour un compositeur que d’écrire une œuvre qui, avant même d’exister, a un sens. » Ce sont les derniers mots du journal. Son frère, éditeur du livre, inscrit sous ce qui allait être ces derniers mots : « il est mort le 13 mai ». Leur père était mort très peu de temps avant. Revenu d’Auschwitz, il était devenu un psychiatre réputé. Olivier Greif est mort brutalement et l’autopsie n’a pas pu déterminer les causes de sa mort.
Du choix d’un titre
Olivier Greif s’étend longuement sur toutes les connotations du titre d’une de ses dernières œuvres, qu’il a longuement appelée Chant funèbre vénitien pour la débaptiser au profit de Shylock funèbre. Voici ce qu’il écrit à propos de ce titre : « Dans mon texte sur Shylock funèbre écrit pour le programme du Musée d'Orsay, j'ai volontairement omis d'expliquer les raisons de mon choix du titre. Cela m'aurait entraîné plus loin que je ne voulais aller dans ce contexte, tant les raisons d'un tel choix ne le précèdent pas nécessairement, mais se révèlent souvent après coup. Ces raisons ne sont donc pas liées entre elles par une intention consciente ; elles trouvent leur cohésion d'une manière intuitive qui n'est pas sans rappeler le processus qui donnait naissance à l'écriture automatique des surréalistes. Ici j'ai d'abord songé à tous les mots, lieux, objets, personnages, susceptibles d'évoquer, de près ou de loin, la ville de Venise. Le nom de Shylock m'est assez vite venu à l'esprit, à la fois en tant que symbole de Venise et comme figure de la judaïté. C'est ensuite seulement que j'ai remarqué que les deux emprunts musicaux* qui sont à la source de cette pièce provenaient l'un, d'un compositeur juif — converti, certes, au luthéranisme —, l'autre d'un compositeur catholique (et même abbé), père d'une fille qui, plus tard, serait une amie de Hitler, compositeur qui ne pouvait lui-même être lavé de tout soupçon d'antisémitisme. Puis je me suis souvenu que Venise avait été le siège de l'un des premiers ghettos du monde, sinon le premier [Ghetto était le nom du quartier juif de Venise]. Ainsi les eaux glauques que je m'étais efforcé d'évoquer dans cette pièce recelaient-elles dans leurs profondeurs d'autres relents, d'autres niveaux de lecture que ceux que j'y avais initialement vus. » (472)
*à la page précédente : « Shylock funèbre prend appui sur deux emprunts musicaux, tous deux associés à Venise. La Lugubre gondola [de Liszt] naturellement, et le Venetianisches Gondellied (op 62 n°5), extrait des Romances sans paroles de Mendelssohn
Vie propre de l’œuvre
« Parce qu’une œuvre véritable a sa vie propre ; on n’a pas le droit de l’abandonner. Si vous vous occupez d’elle, elle non plus ne vous abandonnera pas. » (477)
La solitude
Les derniers mois, les dernières pages du Journal sont marqués par un profond désespoir et un immense sentiment de solitude. De ce sentiment de solitude, il donne une superbe et tragique analyse : « Je crois que la solitude que je ressens en ce moment est rendue plus forte, plus compacte, d'être le produit de plusieurs solitudes de types divers dont les parcours se sont emmêlés, un peu comme plusieurs morceaux de ficelle qui finissent par former une pelote. Il y a la solitude spirituelle : où est Dieu ? La solitude affective : où est l'autre ? La solitude artistique : l'isolement de fait dans lequel mes options esthétiques m'ont plongé au sein du milieu musical. La solitude professionnelle : le peu de reconnaissance dont ma musique fait l'objet, qui se mue souvent chez moi en impatience, voire en rage intérieure. La solitude du mutisme, de l'emmurement : être prisonnier de ses propres pudeurs, de ses peurs, de sa timidité, de sa gêne, de ses habitudes, qui vous retiennent de dire, d'avouer, de crier votre souffrance. Enfin, la solitude de la lucidité : savoir que tout cela, au fond, est sans intérêt, n'a rien d'exceptionnel, est d'une affreuse banalité. On n'est pas seul à être seul. Or il me semble qu'il suffirait d'adoucir une seule de ces solitudes, de tirer sur l'un seulement de ces fils, pour que la pelote entière se défasse. » (478)
Et pourtant, il tempère lui-même, une poignée de jours plus tard : « Toutefois je dois dire que même aux moments les plus sombres de ma crise récente, je n’ai jamais été tout à fait prisonnier de ma souffrance, jamais vraiment désespéré. Derrière cet Olivier Greif qui était en proie aux pires tourments, il me semble qu’il y en avait un autre qui l’observait, souffrant déjà un peu moins, et encore derrière celui-là – comme dans un jeu de miroirs – un autre témoin regardant le deuxième contempler l’affliction du premier, et que si j’étais allé jusqu’au bout de la chaîne de ces moi-gigognes, j’en aurais trouvé un qui, non seulement ne souffrait plus, mais nageait dans la béatitude. » (481)
La contrainte
Belle remarque qui peut s’appliquer à la composition d’une fugue (c’est le cadre dans lequel écrit Olivier Greif) comme aux contraintes littéraires : « Maîtriser une contrainte, c’est, d’obstacle, la transformer en outil. » (488). Jacques Roubaud ne démentirait sans doute pas !
Humour
Et ce journal n’est pas sans humour. Ainsi « "La forme, c’est le fond remonté à la surface" avait dit la grande dame du design architectural qu’était Charlotte Perriand, qui vient, il y a quelques semaines de cela [note du 16 novembre 1999], de quitter la forme pour retourner au fond. » (496)
Sur la mort de son père
Quelques mois avant lui son père, très âgé, décède. Olivier Greif, toujours très fin analyste de la vie intérieure, écrit : « 20 novembre. Papa est mort. (...) J'avais beau m'y attendre, j'ai été moi aussi profondément bouleversé par la nouvelle de cette mort. Exactement comme si elle avait été totalement imprévue et qu'elle me saisissait à la gorge par surprise. Car, quoi que l'on en pense, rien ne nous prépare vraiment à l'absence d'un être cher. L'intensité de la présence d'une personne qui s'éteint ne suit pas la déclivité de sa santé, jusqu'à ce que la mort, presque insensiblement, en efface la trace physique. Non, rien n'est ici progressif. L'être aimé est infiniment présent jusqu'au bout, jusqu'au moment où soudain il ne l'est plus du tout, ou sur un autre plan. Tant qu'un individu est vivant, même malade, même agonisant, il l'est encore tout autant que s'il était en parfaite santé. Ne serait-ce que parce qu'il subsiste toujours en nous à son sujet un soupçon d'espoir, d'autant plus crucial qu'il est irrationnel. Nous avons besoin de cet espoir, aussi ténu, aussi irréel soit-il, pour essayer d'apprivoiser l'idée même de sa mort prochaine, ou pour nous en défendre. Mais nous n'acceptons jamais la mort autrement — dans la mesure où nous l'acceptons — qu'après qu'elle soit survenue. Il y a étanchéité psychologique entre la vie et la mort. » (498)
Du travail de composition
Olivier Greif, quelques mois toujours avant sa mort et avec sa profondeur du jugement sur l’acte créateur : « Tout compositeur qui est capable du meilleur est, au fond, capable du pire. Il le pense, il l’entend, il l’écrit peut-être, mais s’il est doté du jugement que prodiguent à la fois le métier et la discrimination, il ne le conserve pas. Si sa pensée compositionnelle est à ce point juste et forte que son métier se subordonne à elle, il le jette avant même de l’écrire, voire le concevoir. » Et cela au terme d’une brève comparaison entre Duparc et Chausson : « que Chausson n’a-t-il usé à l’égard de ses mélodies de la furie autodestructrice dont Duparc fit montre pour les siennes (...) problème de Chausson : il manquait de l’absolue sûreté de jugement qui lui aurait permis de jeter davantage. » (500)
Esprit et tripes, vieillesse : Albert Strickler
Hier soir, lecture bien plaisante de pages du Journal 2018, « Le cœur à tue-tête » d’Albert Strickler
Esprit et tripes : Strickler souligne que c’est une anagramme ! Au fond la confirmation que nous avons deux cerveaux, un dans la tête et l’autre dans le ventre !
Il cite aussi Ettore Scola : « La vieillesse est une belle chose. Je la conseille à tout le monde », un discours suffisamment rare pour être relayé illico presto !
Paul Valéry
Au hasard des tweets, cette belle citation de Paul Valéry : « On nous inocule (...) des goûts et des désirs qui n’ont pas des racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d’excitations psychiques ou sensorielles délibérément infligées. L’homme moderne s’enivre de dissipation. »
L’esprit critique
Entendu sur France culture une intéressante « conversation scientifique » sur l’esprit critique, émission introduite par cette citation d’Alain : « Penser, c'est dire non. Le signe du oui est d'un homme qui s'endort ; au contraire, le réveil secoue la tête et dit "non". Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n'est que l'apparence. En tous ces cas-là, c'est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l'heureux acquiescement. Elle se sépare d'elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n'y a pas au monde d'autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c'est que je consens, c'est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c'est que je respecte au lieu d'examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C'est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c'est nier ce que l'on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu'il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. » (Alain, Propos sur la religion)
→ J’ai écouté cette émission in extenso, elle est passionnante et d’une grande richesse de vues. L’auteur interrogé par Etienne Klein, Gérald Bronner, professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot, auteur de « Déchéance de rationalité » fait preuve de beaucoup d’humilité, notamment lorsqu’il parle de son intervention auprès de jeunes radicalisés volontaires.
Ilse et Pierre Garnier
J’ai reçu un livre magnifique, édité par l’Herbe qui tremble qui me semble avoir déjà beaucoup fait pour l’œuvre des Garnier. Le livre, Une Amitié de lettres, propose la correspondance d’Ilse et Pierre Garnier avec Claus Carlfriedrich, un artiste et écrivain allemand (RDA à l’époque de la correspondance) peu connu en France, mais « mythique » en Allemagne selon le livre. L’objet-livre est très beau.
La curiosité
N’est pas un vilain défaut ! il me semble que c’est plutôt son éloge que fait Jean-Pierre Martin dans ce livre que j’ouvre, La Curiosité, une raison de vivre. « Au plus loin de la certitude du croyant ou du militant, du règne de "l’expert", du consensus conformiste, de la souveraineté psychorigide ou perverse de l’incurieux contemporain, voici l’esprit de curiosité. Une pulsion, une faculté, une appétence, une passion qui permet de mettre en suspens, de déployer de nouvelles antennes, de s’interroger sur soi et sur le monde. Voici la curiosité, la belle curiosité : un garde-fou, un contrepoison, un antidote à l’acédie, une respiration vitale. » (14). L’auteur ajoute : « La curiosité est une expérience charnelle. Ses enjeux sont existentiels. La libido sciendi – ou désir de connaissance est une libido vivendi – une soif de vie. » (15)
Jean-Pierre Martin se penche en premier lieu sur tout ce qui fait que la curiosité a mauvaise presse. Et cela depuis toujours (propos peu amènes de Plutarque, de Saint Augustin, de Montaigne, de Pascal...etc.). Ce qui me renvoie à cette remarque si souvent entendu, notamment dans le cadre des relations en famille, entre enfants et parents, frères et sœurs, parents et enfants : « Je ne pose pas de questions ».
Nettoyage de la situation verbale
Je ne connaissais pas cette belle et forte expression de Valéry. « Les mots sont des trompe-l’oreille. Des "perroquets" disait Valéry qui aimait procéder à un "nettoyage de la situation verbale". » Il va s’agir d’explorer toutes les occurrences ou emplois négatifs du mot. Ses connotations. Or dit Jean-Pierre Martin, ce qui est en jeu c’est un rapport au monde, un désir d’apprendre plutôt que de de savoir. » et il ajoute « j’oserai dire : un affect, une disponibilité, une pulsion ». (26) « Une circulation. Une relation à l’autre qui suppose une sorte d’amitié. (...) La curiosité qui m’importe se rebelle contre notre indifférence. J’aimerais faire reconnaître sa chaleur et son inquiétude. Son sens premier, selon Littré, c’est soin, souci (…) Il évoque le soin qu’on prend de ce qui existe et pourrait exister ; un sens aiguisé du réel mais qui ne s’immobilise jamais devant lui. » (27). Je pense à ces conversations, lors de rencontres dans différents cadres. Cette incuriosité de la plupart vis-à-vis de qui leur fait face, alors que sur leur vie à eux, quelle prolixité ! Nous avons avec mes enfants une private joke, après une rencontre : a-t-il, a-t-elle posé des questions ? Sur toi, sur ta vie, sur ton travail, sur tes centres d’intérêts ? Sur ce que tu es, ce que tu fais, ce qui compte pour toi ? Et la plupart du temps, c’est NON.
Trouver étrange et singulier
Jean-Pierre Martin cite Foucault, longuement : « La curiosité est un vice qui a été stigmatisé tour à tour par le christianisme, par la philosophie et même par une certaine conception de la science. Curiosité, futilité. Le mot, pourtant, me plaît ; il me suggère tout autre chose : il évoque le souci ; il évoque le soin qu’on prend de ce qui existe et pourrait exister ; un sens aiguisé du réel mais qui ne s’immobilise jamais devant lui ; une promptitude à trouver étrange et singulier ce qui nous entoure ; un certain acharnement à nous défaire de nos familiarités et à regarder autrement les mêmes choses ; une ardeur à saisir ce qui se passe et ce qui passe ; une désinvolture à l’égard des hiérarchies traditionnelles entre l’important et l’essentiel. Je rêve d’un âge nouveau de la curiosité. »
Curiosité encore
Et formules qui font mouche : elle procède « d’une attention affectueuse au monde (...) Être curieux, avoir cure, ce n’est pas sans rapport avec l’amour du monde » ou bien encore « La curiosité ne trouve pas, elle cherche en permanence. »
Flacon de sels
Et je trouve soudain sous la plume de Jean-Pierre Martin une énumération d’infinitifs qui me font fortement songer aux Sels de la vie de Françoise Héritier et m’incitent à reprendre mes propres relevés. Voici cette vraie guirlande de verbes proposée ici : « approcher, observer, enquêter, examiner, épier, scruter, noter, compiler, glaner mais aussi vérifier, chercher une définition, consulter un atlas, un dictionnaire ou une encyclopédie, naviguer sur Internet, expérimenter, interroger, s’approcher, se rapprocher, sonder, prendre du recul pour mieux voir, retourner sur ses pas, guetter, se mettre à l’affût, épier, expérimenter, scruter, ausculter, se travestir, se fondre dans un milieu étranger... »
Oui le trio
Reprendre la pratique du trio, le son, l’image, le ou les sels !
« La curiosité, dit-on, doit être sans cesse "piquée", "stimulée", "attisée", elle est tension vers le mieux connaître, mais c’est pour buter contre une nouvelle ignorance et une autre méconnaissance, pour se doubler constamment d’une conscience malheureuse et insatisfaite. Elle se méfie de l’assoupissement, de la courte vue ou de la paresse. Elle arrête le cours, le ronron. Elle va de questions en question. Elle ne se satisfait pas d’une réponse. Son tempo est intempestif, sa démarche arborescente, et son mode interrogatif : quoi ? Qu’est-ce que ? Comment ? Pourquoi ? »
→ assoupissement chez Jean-Pierre Martin, somnolence chez Alain, curiosité, esprit critique.
Arbres et insectes
C’est peu dire que les alertes se multiplient sur tous les fronts de l’environnement. Hier soir successivement un article du Monde, signé Clémentine Thiberge, sur l’extinction programmée de très nombreuses espèces d’arbres, en Europe. « Des 454 espèces d’arbres européens, 42 % sont menacées d’extinction, alerte, vendredi 27 septembre, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Plus inquiétant encore, 58 % des arbres endémiques d’Europe – ceux qui n’existent nulle part ailleurs sur la planète – sont menacés et 15 % ont été classés dans la catégorie "en danger critique", soit le dernier pallier avant l’extinction. Les sorbiers, les marronniers ou encore certains lauriers font partie des espèces les plus menacées.
Un peu plus tard, j’écoute une nouvelle Conversation scientifique d’Etienne Klein avec cette fois Stéphane Foucart, auteur du livre Et le monde devient silencieux, comment l’agrochimie a détruit les insectes. Ils analysent très en profondeur le problème des pesticides néonicotinoïdes et leur effroyable impact sur la population d’insectes volants, abeilles notamment mais pas seulement : « Il suffit d’avoir un peu plus de trente ans pour sentir que quelque chose a changé, que quelque chose manque autour de nous. Souvenez-vous de la route des vacances. Jusqu’au début des années 1990, il était impossible de traverser le pays en voiture sans devoir s’arrêter toutes les deux heures pour éclaircir le pare-brise. Quelle que soit la route, quel que soit le trajet, des myriades d’impacts d’insectes maculaient bien vite les vitres et la calandre. Papillons, bourdons, syrphes, guêpes, diptères de toutes sortes s’écrasaient sur les voitures et les camions. Cette vie bouillonnante s’est comme évaporée. A la fin des années 2010, nous pouvons traverser le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne ou les Etats-Unis de part en part : les calandres de nos automobiles sont obstinément propres. […] Cette disparition s’est produite en silence, dans un laps de temps si bref qu’à l’échelle de l’histoire de la vie il n’est qu’un battement de cils ». Chapeau de la présentation de l’émission sur le site de France Culture : « La cause dominante du désastre [la disparition des abeilles] est l'usage massif des pesticides néonicotinoïdes. Depuis leur introduction dans les années 1990, les trois quarts de la quantité d'insectes volants ont disparu des campagnes d'Europe occidentale... »
Litanies (pas encore I.M)
sorbiers – marronniers – lauriers – papillons – bourdons – syrphes – guêpes – abeilles
Cette conversation
Ces deux conversations scientifiques ici évoquées regorgeaient d’expressions et de mots inconnus de moi et même parfois d’Etienne Klein ! Entomofaune, par exemple ! J’ai été frappée par leur très haut niveau de langage, pourtant parfaitement clair dans les deux cas. Et les intervenants ont prononcé à maintes reprises cet important avertissement : corrélation n’est pas causalité.
Analogies
Dans son livre Jean-Pierre Martin après avoir montré l’esprit de curiosité qui était le sien dans son enfance et son adolescence, analyse très finement et sans concessions pour lui-même l’immense incuriosité qui l’a saisi, jeune homme, du fait de son engouement pour le marxisme. La fermeture de l’horizon, le dogmatisme, la perte de liberté intellectuelle. En un temps où « la dévotion envers Althusser côtoyait la messe lacanienne. » (66). Et sa lente prise de conscience de cet enferment alors que « la construction d’une pensée personnelle exige une disponibilité hétérodoxe et transfuge ».
→ Souvent je me dis que ce fut peut-être ma chance, avoir voyagé en solitaire (et souvent il faut le dire dans une très grande solitude intellectuelle) pendant des années, mais douée d’une disponibilité et d’une curiosité hétérodoxes et ne craignant pas d’embrasser des champs, des sujets, des passions temporaires qui auraient pu être jugées incompatibles dans des milieux clos. « Il arrive qu'un intérêt collectif soit stimulant et même indispensable, qu'il ouvre le spectre de notre réflexion. Il y eut sans doute de belles entreprises intellectuelles, une mise en commun des intelligences individuelles. On pense au salon de Mme de Sablé, où les curiosités individuelles s'épaulaient, où se concoctaient, avec Jacques Esprit, les maximes de La Rochefoucauld. Et à bien d'autres aventures : l'Encyclopédie, le Collège de sociologie, etc. Reste que bien souvent, des appétits rassemblés, au lieu de s'augmenter réciproquement, s'exposent à une diminution. Il n'est pas rare qu'une doxa d'époque, particulièrement lors de nos années mentales, celles de notre jeunesse, produise un grand emportement des consciences, pour ne pas dire une grande bêtise collective. Gloire à ceux qui résistent à l'air du temps. » (69)
Curiosité mode d’emploi
Belle idée : « Dans l’idéal, le libre exercice de la pensée devait commencer par une sorte d’autoanalyse de nos curiosités et de nos incuriosités. Nous procéderions à la généalogie critique de nos représentations. Pourquoi est-ce que je pense ce que je pense ? Pourquoi est-ce que j’aime ce que j’aime ? Pourquoi est-ce que j’affirme ce que j’affirme » : c’est presqu’un discours de la méthode ! et on se rend compte que cela peut mener loin. En tous cas à ce qu’il appelle la maladie de l’incuriosité, Jean-Pierre Martin voit deux origines, parmi d’autres : la croyance religieuse et la conviction politique. Églises et partis, deux mondes où, je l’ai si souvent constaté, le dogmatisme est tel que je peux en général écrire les répliques des uns ou des autres avant qu’elles fusent !
Et peu importe si l’histoire de nos goûts est plus ou moins chaotique ! : « Au fil de nos rejets et de nos découvertes, ils se soustraient ou s’additionnent, se défont de leurs emprises ou se transforment. » (78)
Avec la nécessaire lucidité bien sûr : « Nous sommes tous plus ou moins sous l’emprise de ce marché fluctuant où se vendent des modes contemporaines, une doxa dominante, des snobismes passagers (...) et puis il y a des modes théoriques, qui doublent et façonnent les modes culturelles, littéraires ou artistiques. Chacune d’entre elles se présente comme un programme discriminatoire, comme un dispositif de désignations et d’exclusions. Chacune génère de la bêtise, suscite des points aveugles et des abîmes de nescience. Chacune est une politique de la curiosité restreinte. » (83)
Intelligence artificielle et pouvoir
Je relève ici des extraits d’un article qui fait froid dans le dos mais qui met en évidence le rapport entre les « data » et les pouvoirs. Je me suis souvent demandé ce qu’aurait fait la Stasi ou la Gestapo, pour ne citer qu’elles, avec ces possibilités qui par certains côtés ont quelque chose de monstrueux. « Kate Crawford est la cofondatrice de l’AI Now Institute. Chercheuse à Microsoft Research, professeur à l’université de New York, elle est spécialiste de l’étude des implications sociales des systèmes techniques et notamment des effets du Big Data, des algorithmes et de l’Intelligence artificielle. À l’occasion de l’inauguration de la chaire invitée IA et Justice, ouverte à l’École normale supérieure, elle a livré une passionnante présentation sur les enjeux de ces technologies. "Nous sommes confrontés à des systèmes techniques d’une puissance sans précédent, qui impactent très rapidement tous les secteurs, de l’éducation à la santé, de l’économie à la justice… Et la transformation en cours est concomitante à la montée de l’autoritarisme et du populisme". Cette évolution n’est pas une coïncidence, avance la chercheuse : l’un et l’autre interrogent la centralisation du pouvoir et nécessitent d’améliorer notre compréhension critique des formes de pouvoir. Cette combinaison renforce les difficultés pour maîtriser ces outils et les rendre responsables et nécessite de comprendre en profondeur les relations entre politique, pouvoir et IA. "L’IA est une nouvelle ingénierie du pouvoir". La science, la société et les autorités doivent trouver les modalités pour qu’elle rende réellement des comptes. "C’est bien plus qu’une question d’équité, de loyauté, d’honnêteté ou de responsabilité ! C’est une question de justice !" »
Cet article est long mais il me semble à lire absolument.
Sels
Découvrir le travail de Peter Cusack, musicien, compositeur et improvisateur anglais qui s’intéresse plus particulièrement aux sons dans l’environnement – se laisser déstabiliser par des changements d’habitudes temporaires dans un endroit très connu et là aussi faire des découvertes – lire un livre passionnant sur la curiosité et se sentir tellement en phase avec certaines descriptions – sentir l’immense bibliothèque à portée de main – recevoir le premier bouquet de tulipes de l’année (elles sont précoces, viennent de Hollande, et de serre bien sûr) – entendre de nuit un avion passer au-dessus de la ville et découvrir qu’il part à Singapour (rêverie similaire à celle que certains faisaient jadis dans les ports en voyant appareiller les goélettes ? ) – le spectacle saisissant d’une violente ondée en fin d’après-midi, la pluie en grands rideaux ondulant dans un sens puis dans l’autre –
Peter Cusack
Il conduit parallèlement à son activité de musicien, des travaux assidus sur notre relation au sonore, en réalisant par le biais de son travail d’enregistrement de terrain, l’empreinte acoustique de lieux, naturels ou industriels, frappés par des catastrophes.
→ le son ambiant en général et la quête de sons m’ont toujours fascinée. Il me semble qu’il y aurait là un processus un peu similaire à celui de la photographie. Mais demandant en quelque sorte des moyens imaginaires (mais pas forcément techniques) bien plus puissants. Il s’agit d’entendre en premier lieu, et curieusement cela ne va pas de soi. Pour moi cela implique le plus souvent de fermer les yeux, pour exclure du champ tout ce qui est visuel et qui danse si bien devant le regard pour mieux nous happer. Écouter le bruit ambiant, en profondeur, par exemple une cour de récréation en pleine expansion de décibels. Discerner des voix à l’intérieur du magma sonore, car n’est-ce pas aussi une sorte de polyphonie ?
Exemple de son travail : En 1998, Cusack a lancé le projet Your Favorite London Sound, dont l’objectif était de demander aux londoniens les sons de la ville qu’ils jugeaient les plus attrayants. Ce projet a rencontré un tel succès qu’il l’a répété à Chicago, Pékin et dans d’autres villes.
Valéry encore
« J’ai beau faire, tout m’intéresse ! ». Cité par Jean-Pierre Martin dans La Curiosité, une raison de vivre. Moi aussi !!! Je me souviens avec amusement du piège tendu jadis par mon patron, m’assignant un sujet d’enquête particulièrement ardu et austère, persuadé qu’il me mettrait en difficulté. Je me souviens qu’il s’agissait des pompes à chaleur, dont on commençait à peine à parler à l’époque. Je me souviens que je me suis passionnée pour le sujet, que j’ai fait venir au bureau de la revue deux ingénieurs que j’ai installés dans le show-room, au milieu des échantillons de tissus, de papiers peints et que nous avons discuté pendant près de deux heures. J’ai bien sûr tout oublié mais ce fut un très bon moment. Et je crois que mon article fut apprécié pour sa clarté pédagogique !!!! Je partais du principe qu’il suffit de creuser un sujet pour y trouver des choses intéressantes, soit dans le sujet lui-même, soit dans ce qu’on peut inventer pour le traiter. Par exemple, à une autre époque, j’ai dû construire de grands tableaux de caractéristiques d’appareils ménagers : là c’est sur le « comment faire » que j’ai exercé ma curiosité, cherchant des méthodes d’investigation, de recueil des données, de mise en forme. Comme une sorte de jeu. J’ai beaucoup appris.
Antidote aux œillères
« Face à l’air du temps, aux préjugés anciens, aux mauvais génies, aux fascinations abêtissantes, aux interdits à peine formulés, aux effets grégaires du panurgisme, aux convictions sédimentées, au péremptoire du militant et au sourire de supériorité du sectaire, l’attention maintenue d’une curiosité libre, augmentée par les rencontres et les lectures, est l’antidote de la pensée à œillères (...) La curiosité est une agitatrice de nos idées reçues. Elle attaque comme un acide l’acier de nos raideurs psychorigides ». (90)
La conversation des livres
« Il y a en particulier, pour soulever nos œillères, la conversation des livres. La lecture a spécifiquement partie liée avec la curiosité. La lecture est plus que la lecture. Son geste est un geste de curieux : ouvrir un livre, c’est un peu comme ouvrir un tiroir qui détient des secrets ». Avec cette remarque que je me formule si souvent sur l’étonnement provoqué par « l’incuriosité livresque ». (91)
Douceur et hospitalité
J’aime aussi, esprit de curiosité ? les livres qui regorgent de citations (hum, un peu le Flotoir, non ?). Les références dans ce livre sur la curiosité sont multiples (ainsi du triptyque formé par Flaubert avec Bouvard et Pécuchet, Queneau et Borges, avec en invité surprise le Des Esseintes de Huysmans. On est en bonne compagnie.
Alors ici, en effet, une superbe citation de Nietzsche : « Notre bonne volonté, notre patience, notre équité, notre douceur avec les choses qui nous sont neuves finissent toujours par être payées, car les choses petit à petit, se dépouillent pour nous de leurs voiles et se présentent à nos yeux comme d’indicibles beautés : c’est le remerciement de notre hospitalité ».
Commentaire éclairé de Jean-Pierre Martin : « Autrement dit, la curiosité esthétique est d’abord un affect. » Et il est vrai qu’ici me retiennent deux notions, la douceur et l’hospitalité. Accueillir avec douceur, et surtout sans aucune violence (celle si souvent du jugement) l’œuvre nouvelle. Lui offrir un temps d’hospitalité en nous. Avant de savoir si nous l’aimerons ou ne l’adopterons pas. La laisser venir, se présenter en quelque sorte. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la musique et les nouvelles œuvres que nous écoutons, surtout si elles relèvent du champ contemporain. Ce n’est pas toujours facile d’accueillir, de laisser sa chance à tel compositeur, à telle œuvre. Plus difficile encore de tenter de reconsidérer notre point de vue, une fois que nous nous sommes forgé une idée. C’est le mérite de la radio, de nous surprendre avec une œuvre que nous n’identifions pas, que nous apprécions et dont nous découvrons qu’elle est d’un compositeur que nous « n’aimons pas » (L’inverse arrive aussi).
Obsessions et pathologies
Progression toujours dans le livre de Jean-Pierre Martin. Il va dans ce troisième chapitre se pencher sur un aspect plus sombre de la curiosité, ses pathologies. Notamment au travers de pages superbes sur Bouvard et Pécuchet : « leur curiosité n’est pas seulement plurielle et polymorphe. Elle est boulimique, labile, versatile (...) A l’opposé du curieux monomaniaque, de la fixation fétichiste ou de l’observateur patient, Bouvard et Pécuchet circulent de façon échevelée dans tous les domaines de l’investigation théorique et pratique. Et de citer leurs « sujets » et comme j’adore les énumérations je ne résiste pas : « agriculture, arboriculture, horticulture, art du liquoriste, bromatologie, chimie, anatomie, physiologie, phrénologie, médecine, hygiène, contemplation de la Nature, géologie, archéologie, histoire, roman historique, littérature, art dramatique, art d’écrire, politique et socialisme (entre-temps c’est la révolution de 1848), spiritisme, magnétisme, magie, radiesthésie, philosophie, religion, critique de la religion, pédagogie (...) calcul, cosmographie, géographie, dessin, leçon de choses, botanique, morale, musique, etc.
→ à ma propre stupéfaction la plupart de ces « sujets » m’attirent, à des degrés plus ou moins grands et je pourrai en ajouter bien d’autre. Ce serait sans doute intéressant pour chacun, comme outil de connaissance de soi, de lister aussi exhaustivement que possible ses « centres d’intérêt » du plus superficiel au plus profond et sur toute une vie....
Martin parle aussi des enchaînements d’un monde à l’autre « tantôt métonymiques, tantôt contingents » (100).
Et je n’oublie pas ici que l’on est dans un chapitre consacré en quelque sorte aux maladies de la curiosité ! Diagnostic et pronostic ?
Les cartons de mon arrière-grand-père
Heureuse de découvrir lors d’une flânerie dans une librairie un livre d’Adalbert Stifter que je ne connais pas (André Hirt m’a permis la découverte de cet auteur allemand, il y a trois ans environ, me poussant à la lecture de L’Arrière-Saison, de L’Homme sans postérité, de certains des livres de la série des Bunte Steine, Roches multicolores. Il s’agit ici du livre Les cartons de mon arrière-grand-père, dans une traduction d’Elisabeth de Franceschi (Cambourakis). « Avec quelle ardeur l’homme travaille à faire sombrer ce qui l’a précédé, et avec quel singulier amour il se raccroche à ce qui est en train de sombrer, ce qui n’est pourtant rien d’autre que le rebut des années écoulées. Là est la poésie du fatras, cette poésie mélancolique et douce, qui se grave seulement dans les vestiges du quotidien et de l’ordinaire – mais souvent de tels vestiges émeuvent notre cœur davantage que d’autres, car nous y voyons distinctement s’éloigner l’ombre des disparus, emportant dans son sillage notre propre ombre. » (18)
Et un peu plus loin : « Il y a quelque chose d’émouvant dans ces narrateurs muets et obscurs d’une chronique familiale inconnue. Quelle douleur et quelle joie sont ensevelies à jamais dans cette chronique non lue. L’enfant aux boucles blondes et le moucheron nouveau-né qui joue auprès de lui dans l’or du soleil sont les derniers maillons d’une longue chaîne inconnue, mais aussi les premiers d’une autre peut-être encore plus longue, encore plus inconnue, et pourtant cette succession est celle de la parenté et de l’amour – et quelle solitude est le lot de l’individu au cœur de cette succession ! » (19)
La chanson de l’enfant
Peter Handke a reçu le prix Nobel cette semaine.
Le site Le Saute-Rhin de Bernard Umbrecht publie la « Chanson de l’enfant » qui ouvre les Ailes du désir de Wim Wenders. C’est magnifique.
Voici le début :
Lied vom Kindsein – Peter Handke
Als das Kind Kind war,
ging es mit hängenden Armen,
wollte der Bach sei ein Fluß,
der Fluß sei ein Strom,
und diese Pfütze das Meer.
Als das Kind Kind war,
wußte es nicht, daß es Kind war,
alles war ihm beseelt,
und alle Seelen waren eins.
Chanson de l’enfance – Peter Handke
Lorsque l’enfant était enfant,
il marchait les bras ballants,
il voulait que le ruisseau soit une rivière.
Et la rivière, un fleuve.
Que cette flaque soit la mer.
Lorsque l’enfant était enfant,
Il ne savait pas qu’il était enfant.
Tout pour lui avait une âme
et toutes les âmes n’en faisaient qu’ une.
Lucrèce Luciani (avec François Huglo)
Qui est Lucrèce Luciani ? Interrogation portée dans mon carnet après la lecture d’un beau texte de François Huglo dans son livre Les Intimes. Une note qui porte sur St Jérôme. Faisant selon mon habitude quelques recherches rapides et un tantinet désinvoltes en ligne, je tombe sur ce beau texte d’Isabelle Louviot : « Une longue guerre est engagée avec les livres, alternance de combats et de trêves, de plaisirs (ce qu’ils ouvrent, confortent, apaisent) et de rages (les mauvais livres dont on se débarrasse, l’infini de ceux qu’on ne pourra lire, l’oubli de ceux qu’on a aimés). Je lis plusieurs livres à la fois, picore ou dévore, j’en ai toujours deux ou trois dans mon sac, plein à côté de mon lit et je ne reviens pas sur les bureaux. L’histoire de l’objet m’intéresse. Folle de livres et de littérature, j’aime mes homologues. Saint Jérôme en était un et Lucrèce Luciani me paraît aussi bien toquée. Dans cet ouvrage [Le démon de saint Jérôme, L’ardeur des livres, La Bibliothèque, 2018], elle explore les liens qui unissent Jérôme aux livres et à son démon, la littérature. Sujet pour érudits poussiéreux ? Pas du tout. Cultivé, vivant et drôle. Nous sommes en visite, on nous prend par la main et nous déambulons au IVe siècle aux côtés d’un Jérôme, grand lecteur, romancier, traducteur, épistolier, copiste, polémiste, plagiaire, bibliothèque humaine. S’engager dans l’activité intellectuelle de Jérôme est un vrai labyrinthe. Homme creuset des métiers du livre à une époque, joliment baptisée par l’éditeur, aube de l’écrit. » (Texte d’Isabelle Louviot, sur le site de l’éditeur La Bibliothèque où j’apprends que « Psychanalyste, Lucrèce Luciani est l’auteur d’un essai, L’acédie, le vice de forme du christianisme, de Saint Paul à Lacan (Le Cerf, 2009) et d’un roman, L’œil et le loup (Ornicar, 2000). »
Voici un passage de la note de François Huglo « Dans sa grotte de Chalcis ou sa cellule de Bethléem, Jérôme est un "passe-muraille". Mais un travail spécifique de l’écrit renforce la parole en différant son envol : "Nous n’avons pas en dictant la même élégance qu’en écrivant nous-même ; dans ce dernier cas, nous retournons souvent le style pour écrire et réécrire des phrases qui soient dignes d’être lues ; dans l’autre, nous débitons rapidement et avec volubilité tout ce qui nous vient à la bouche. » (p. 11)
Livres médiateurs : vie virevoltante et curieux dénoué
Parlant des livres ou des auteurs qui peuvent exercer un ascendant sur soi, Jean-Pierre Martin, dans son livre La Curiosité, écrit de son côté : « Un médiateur peut enchaîner, un autre, émanciper. Le premier est vampirique, il réclamera sa dette à vie. Le second est un véritable intercesseur, un passeur qui sait se faire discret au bon moment : il passe dans votre vie, puis s’efface (parfois, on ne les reconnaît qu’après coup, tant ils ne se sont pas imposés). Cette distinction est importante : elle contribue à produire, pour schématiser, deux types d’existence : les vies vissées et les vies virevoltantes, les vies d’affiliés à vie et les vies de fugueurs. Et pour schématiser encore : c’un côté les curieux fascinés, de l’autre les curieux dénoués. »
→ et il me semble que pour jouir d’une vie virevoltante et être un curieux dénoué, il ne faut surtout pas s’attacher à un seul auteur, à un seul type de livre. L’esprit de curiosité doit être infiniment ouvert, faire feu de tout bois, être capable de s’aventurer sur des terres étrangères, voire dangereuses pour soi, pour ses certitudes, pour ses acquis.
→ Ce livre sur la curiosité est vraiment un excellent livre. Qui donne à penser mais qui, peut-être n’insiste pas assez sur un aspect important de la curiosité, lorsqu’elle est entée sur un « chercher ailleurs ». Ce qu’on n’a pas reçu spontanément, ce qu’on (famille, professeurs, amis) ne vous a pas transmis ou donné. Il ne s’agit pas, la plupart du temps, de rétention ou d’avarice, plutôt de négligence, de manque d’attention. Il faut donc chercher par soi-même. La base de la curiosité, qui est bien raison d’être, mais aussi manièred’être, est de répondre aux questions qui ne trouvent pas réponse, aux questions dont les réponses sont cachées (les fameuses recherches des enfants, dans les dictionnaires jadis, sur les questions sexuelles), de forer les non-dits.
L’esprit de curiosité invite à un fonctionnement différent de la pensée.
« L’esprit de curiosité invite à un fonctionnement différent de la pensée, à un ébranlement du système, continue Jean-Pierre Martin en réfléchissant cette fois avec Michel Foucault. : « Ce que suggère, dans son introduction à L’Usage des plaisirs, Michel Foucault : "quant au motif qui m’a poussé, il était fort simple. Aux yeux de certains, j’espère qu’il pourrait par lui-même suffire. C’est la curiosité, la seule espèce de curiosité, en tout cas qui vaille la peine d’être pratiquée avec un peu d’obstination : non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même. Que vaudrait l’acharnement du savoir s’il ne devait assurer que l’acquisition des connaissances, et non pas, d’une certaine façon et autant que faire se peut, l’égarement de celui qui connaît ? Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir. (248)
Hugo, Rousselot, Huglo
Autre belle note de François Huglo (dans son livre Les Intimes) intitulé Homo faber : « Hugo est une fabrique et une machine à vapeur, l’incarnation du siècle et sa mémoire ». Un peu plus loin, recension de quelquess incarnations d’Hugo « Le poète Hugo fut, entre autres, Thénardier (la force et l’habileté du faussaire), Jean Valjean qui fait tenir une fortune dans un petit volume "in octavo" et Gavroche qui, comme l’enfant des "Griffonnages de l’écolier", frère du Rimbaud des "Assis", des "Poètes de sept ans", et de Hugo dessinateur, revitalise par une sève analphabète l’alphabet qui dépérit dans sa répétition scolaire. ». Association donc de Hugo et de Rousselot : « Le jeu humain d’équilibres et d’échanges entre l’alphabet que nous sommes et la faune que nous ne sommes pas moins n’est pas sans écho dans la "logique vivrière" d’un Rousselot qui, dans son important essai Mort ou survie du langage, se présente comme "un homme qui réfléchit sur le langage en s’appuyant sur l’expérience vivrière qu’il peut en avoir, expérience qui ne s’est jamais dissociée, chez lui, de celle qu’il a des gens, des lieux, enfin des choses, lesquelles sont, selon lui, les arbres surtout, la démonstration vivante d’une perfection syntaxique que nous n’atteindrons jamais" et salue en Hugo "un des plus beaux exemples de frénésie et de démiurgique langagière que la langue française nous puisse donner." » (22)
Vitale curiosité
Cette remarque si juste dans le livre de Jean-Pierre Martin, La Curiosité : « Quand la curiosité s’éteint, commence la vraie vieillesse ; ou même la dépression du grand âge ».
→ et peut-être que le vieillissement prématuré est à l’œuvre chez celles et ceux qui ne savent faire preuve de curiosité pour autre chose que pour eux-mêmes, qui ne savent ou ne peuvent (c’est parfois de l’ordre du handicap) s’ouvrir sur la vie d’autrui (et pas sur la vie des autres, ce qui serait inquisition malveillante) et sur la vie du monde, en toutes ses parties.
Voisines de cervelles
Je poursuis ma belle lecture des Cartons de mon arrière-grand-père d’Adalbert Stifter. J’y retrouve deux caractéristiques de son œuvre qui m’enchantent. Une capacité hors-pair à décrire la nature et les évènements climatiques. Ainsi de l’évocation de cette route de nuit du jeune médecin, tentant de revenir chez lui, avec son serviteur et ses chevaux, alors que des pluies verglaçantes provoquent un chaos dans les bois et les forêts, engendrant le bruit terrifiant des arbres qui explosent sous le poids de la glace. Mais aussi le goût pour l’agencement des lieux. Il s’agit souvent de la construction d’une maison ou d’un ensemble de bâtiments et de la décoration intérieure, avec beaucoup de détails sur la conception des meubles, des boiseries. Cette « construction » du cadre de vie a quelque chose d’apaisant et dynamisant. Je lui compare, voisines de cervelle, les entreprises des six ou sept protagonistes de L’Ile Mystérieuse de Jules Verne. Même minutie de description chez les deux auteurs !
Notes de passage
Cela me plait que ce matin mon ordinateur se taise.
L’enfant ne se forme pas avec des pensées mais avec des perceptions.
Le flux de la musique comme la rivière aérienne d’Amazonie.
Les rivières volantes
J’avais retenu ce terme de rivière aérienne mais le terme usité est rivière volante (je préfère mon idée !).
Les « rivières volantes » ont été popularisées en Amérique latine par le Pr Antonio Donato Nobre, scientifique brésilien et l'aviateur suisse Gérard Moss, qui se sont rencontrés en 2006. Les « rivières volantes » témoignent de la quantité considérable de vapeur d'eau qui se concentre au-dessus de l'Amazonie, l'évapotranspiration des arbres s'ajoutant à l'évaporation au-dessus de l'Atlantique et de l'équateur. Au total, le Pr Nobre estime que le flux d'eau contenu dans les « rivières volantes » est, en moyenne, le double du débit de l'Amazone, qui atteint pourtant 17 milliards de m3 par jour (200000 m3 /seconde) à son embouchure. « L'évapotranspiration peut être estimée autour de 1000 litres par arbre et par jour », précise Gérard Moss, qui se présente comme un « éco- aventurier ». Ce phénomène est si important que l'aviateur a caractérisé, à l'aide d'un petit avion et d'une montgolfière, l'humidité dans l'air au-dessus de l'Amazonie entre 100 et 4 000 mètres d'altitude. Les quantités de vapeur d'eau sont si importantes qu'elles forment ces « rivières volantes », invisibles à l'œil nu, qui peuvent s'étendre sur plusieurs centaines de kilomètres. « Avec mon avion, d'une autonomie de huit heures, j'ai pu suivre des nuages d'humidité sous un ciel bleu et clair sur plus de 300 kilomètres », explique Gérard Moss.
Du livre
Incroyable contraste entre le sentiment d’effroi ressenti en regardant un documentaire édifiant sur Amazon (et sentiments de culpabilité aussi d’être trop souvent partie prenante et actrice de cette entreprise délétère) et ces autres sentiments, de douceur, d’apaisement, cette impression d’entrer dans un refuge bienveillant en ouvrant un vrai livre, à être seule avec ce livre (acheté dans une librairie, payé en espèces, dont dans le plus parfait incognito). Aucune trace d’identité laissée quelque part, aucun grain à moudre pour les big data, rien encore nulle part de ce lien que j’ai établi avec ce livre, même si, un peu plus tard, j’en parlerai bel et bien « en ligne », par mail ou dans ce Flotoir. Ce livre minuscule, petit esquif sur l’immense machine entropique, à broyer, à détruire, à réduire, à aplatir, à désincarner qu’est devenu le monde d’aujourd’hui.
Lectures (Yannis Gansel, Rachel Rosenblum)
J’entreprends la lecture de Mourir d’écrire, de Rachel Rosenblum, sous-titre Shoah, traumas extrêmes et psychanalyse des survivants. Elle parle de Sarah Kofman, Primo Levi, Paul Celan, mais aussi plus largement de la manière de « soigner » (ou pas) ceux qui ont vécu des traumatismes gravissimes. Parfois il vaut mieux ne pas toucher à leur construction car on risque de les conduire au suicide. Très belles pages sur Perec et Pontalis aussi.
Je lis aussi le livre du fils de Yannis Gansel, Vulnérables ou dangereux qui porte sur la question des adolescents difficiles (Pauline ne fut jamais « difficile ».Yannis Gansel fait un bel historique sur plus de cent ans, de la prise en charge des adolescents difficiles, de la notion même d’adolescence. C’est très complet. La deuxième partie que j’aborde maintenant est une enquête ethnographique, puisqu’il se situe à cheval sur psychiatrie (il est psychiatre) et ethnographie. «
Méfiance, hélas (Walter Benjamin).
Cette idée que presque tout est faux, faux et usage de faux généralisés.
Alors forte résonance de cette citation de Walter Benjamin, sur le compte Twitter de Nathalie Raoux : « Pessimisme sur toute la ligne. Oui, certes, & totalement. Méfiance quant au destin de la littérature, méfiance quant au destin de la liberté, méfiance quant au destin de l’homme européen, mais surtout trois fois méfiance en face de tout accommodement ».
→ Les « accommodements », on a vu où cela menait en 1938, on voit où cela mène aujourd’hui.
→ Je retrouve la citation en ligne et cite ici un intéressant article : « C’est parce qu’il perçoit ce danger catastrophique que Benjamin, dans son article sur le surréalisme de 1929, se réclame du pessimisme, un pessimisme révolutionnaire qui n’a rien à voir avec la résignation fataliste, et encore moins avec le Kulturpessimismus allemand, conservateur, réactionnaire et préfasciste (Carl Schmitt, Oswald Spengler, Moeller Van der Bruck) : le pessimisme est ici au service de l’émancipation des classes opprimées. Sa préoccupation n’est pas le « déclin » des élites, ou de la nation, mais les menaces que fait peser sur l’humanité le progrès technique et économique promu par le capitalisme. La philosophie pessimiste de l’histoire de Benjamin, dans cet essai de 1929, se manifeste de façon particulièrement aiguë dans sa vision de l’avenir européen (Walter Benjamin, Le surréalisme, dernier instantané de l’intelligentsia européenne) : "Pessimisme sur toute la ligne. (...) Et confiance illimitée seulement dans l’I.G. Farben et dans le perfectionnement pacifique de la Luftwaffe." [continue de manière grinçante W.B].Ce regard lucide et critique permet à Benjamin d’apercevoir – intuitivement mais avec une étrange acuité – les catastrophes qui attendaient l’Europe, parfaitement résumées par la phrase ironique sur la "confiance illimitée". Bien entendu, même lui, le plus pessimiste de tous, ne pouvait pas prévoir les destructions que la Luftwaffe allait infliger aux villes et aux populations civiles européennes ; et encore moins pouvait-il imaginer que l’I.G. Farben allait, à peine une douzaine d’années plus tard, s’illustrer par la fabrication du gaz Zyklon B utilisé pour "rationaliser" le génocide, ni que ses usines allaient employer, par centaines de milliers, la main-d’œuvre concentrationnaire. Cependant, unique parmi tous les penseurs et dirigeants marxistes de ces années, Benjamin a eu la prémonition des monstrueux désastres dont pouvait accoucher la civilisation industrielle/bourgeoise en crise. »
Mourir d’écrire
J’ouvre le livre de Rachel Rosenblum, Mourir d’écrire ?, sous-titre Shoah, traumas extrêmes et psychanalyse des survivants. Le livre aurait dû être titré Mourir de dire, comme l’article qui en est l’origine, mais il se trouve qu’entretemps ce titre a été emprunté par Boris Cyrulnik et n’était plus disponible (le mot emprunté est employé par le préfacier du livre). Mais c’est bien de mourir de dire qu’il s’agit dans ce livre, même si le mourir d’écrire est aussi central, avec notamment Primo Levi, Sarah Kofman, Paul Celan ou encore Georges Perec. Livre à la fois sombre, terriblement sombre par les sujets abordés mais lumineux de clarté et aussi de compréhension profonde et respectueuse. Rachel Rosenblum est psychanalyste et va s’attacher ici à la question terrible du « soin » ou de l’aide que la psychanalyse peut apporter aux victimes de traumatismes gravissimes. Tous ceux qui ont été marqués à vie par la Shoah, rescapés bien sûr, mais aussi survivants, descendants.... et aussi certaines victimes d’attentats. Dans la préface de Paul Denis, déjà, cet avertissement « tous les traumatismes ne sont pas élaborables » (X). Autrement dit à certains traumatismes, il ne faut sans doute pas toucher. Primo Levi et Sarah Kofman sont-ils morts de dire ? Autre remarque forte de cette préface : « L’antisémitisme est sous-tendu par l’idée de la destruction, non pas d’une "race" mais d’une civilisation, ou plutôt de la branche aînée d’une civilisation en en faisant disparaître les sujets. L’antisémitisme est une forme de délire paranoïaque. » (XII)
Et de citer un certain Jean Drault, émule de Drumont et antisémite passionné de l’entre-deux-guerres qui écrivait en 1919 : « Le monde entier baigne, sans s’en douter, dans l’antisémitisme qui stagne, en apparence amorphe, comme sans force mais qui monte insensiblement, telle une crue que rien n’arrêtera. Les imbéciles ne voient pas cela. » ... Comme ces mots semblent toujours d’une brûlante actualité.
→ Cette impression, aujourd’hui, que la paranoïa est partout, le soupçon universel, la méfiance totale. Ère de menaces, de sanctions, de tensions. Jeu avec le feu. Tous les feux, le feu.
Homo faber, homo sacer
Un peu plus haut, l’idée d’Hugo en Homo faber. Ici, terrible, l’allusion à l’homo sacer, notion de droit romain antique, désignant un « être humain qu’il est licite de mettre à mort ». Cela correspond-il à la terrible expression : droit de vie et de mort.
Georges Perec
Le livre de Rachel Rosenblum s’ouvre par la relation de l’histoire de l’analyse de Georges Perec par JB. Pontalis. Le sous-chapitre s’intitule « Pontalis et la Shoah : genèse d’une rencontre » et il montre bien toutes les ambiguïtés de la relation entre les deux hommes. On découvre vite que le patient-leitmotiv de Pontalis, qui reçoit différents prénoms, est en fait Perec. Quatre ans d’analyse, et ce constat au début que les rêves rapportés par l’écrivain sont comme lettre morte, dévitalisés : il n’était pas un patient qui rapporte ses rêves mais un « faiseur » de rêves. Je ne peux ici retracer toute cette histoire mais j’ai été profondément émue par la relation de la mort de Perec (un récit d’Emmanuel Carrère en fait) : « Perec ne pouvait plus parler. Catherine (sa compagne, la cinéaste Catherine Binet) ne quittait plus l'hôpital. À un moment de son agonie, il a tendu vers elle le pouce, l'index et le majeur, dans un signe implorant, véhément, qui demandait à être interprété d'urgence. Elle a compris, pris le risque de quitter son chevet pour aller dans leur appartement chercher un petit objet qu'on lui avait offert et qu'il aimait : une pièce de "bas-de-casse", servant pour l'imprimerie et figurant la lettre W. Elle est retournée aussi vite que possible à l'hôpital pour la placer entre les doigts de Perec qui s'est aussitôt apaisé. Il serrait ce W de bois, comme un enfant serre un jouet aimé pour s'endormir. Il est mort moins d'une heure plus tard [...] » Carrère, 2016.
Des traumatismes hétérogènes
« Comme bien d'autres situations extrêmes, la Shoah est une source de traumatismes hétérogènes, différenciés. Le sort d'un survivant passé par l'enfer des camps et celui d'un orphelin qui n'a connu de cet enfer que l'étendue de ses deuils ont peu de choses en commun. Il existe ainsi une Shoah des coups et une Shoah des pertes, une Shoah des meurtres et une Shoah des disparitions. Familiers pour les analystes sud-américains qui ont eu à traiter les proches des desaparecidos, les traumatismes de l'absence — ceux qui ont été évoqués ici à propos de Georges Perec — sont "figurés" de façon troublante dans son roman La Disparition (1969), roman où le refus de reconnaître la perte subie se traduit par l'évitement systématique de la voyelle que la langue française utilise le plus : la voyelle e. Ces "traumatismes de l'absence" ne sont bien sûr pas les seuls. » (21)
Une fable du Talmud
Rachel Rosenblum rapporte aussi cette fable du Talmud de Babylone : « "On raconte que quatre sages, quatre amis et compagnons, s'avisèrent un jour de visiter le jardin de la connaissance interdite. Le premier, Ben Azzai, regarda autour de lui et il perdit la vie. Le second, Ben Zoma, regarda aussi. Il perdit la raison et se mit à vomir ce qui ne peut être digéré. Le troisième, Elisha ben Abuya regarda et perdit la foi : il se mit à saccager le jardin, à arracher les branches ; il devint hérétique et rebelle. Le dernier visiteur s'appelait Akiba. Akiba pénétra dans le jardin à la suite des autres. Akiba ressortit indemne." [Talmud de Babylone, Haguiga 14 B]. Cette fable a été soumise à d'innombrables commentaires. Elle sert ici d'avertissement. Elle nous dit, bien sûr, que certains savoirs sont mortels. Elle nous dit aussi qu'ils ne sont pas mortels pour tout le monde. La même expérience peut être fatale à certains. Il est possible à d'autres de ressortir en paix du jardin. » (22)
Et pourtant...
Rachel Rosenblum poursuit en écrivant que « Les grandes catastrophes historiques se reconnaissent au silence médusé qu’elles laissent dans leur sillage, silence qui souvent ne se dissipe que pour faire place aux falsifications de la mémoire. Entre silence et falsification s’ouvre une troisième voie. Pour les sujets qui en sont capables, celle-ci consiste à dire ce qui s’est passé, à écrire à la première personne ». Mais elle ne cache pas aussi la dangerosité extrême de cette voie et il semblerait que tout le livre va s’attacher à la démontrer. On rencontre un peu plus loin Celan, Semprun, Michel del Castillo, Robert Antelme.... Rappelons que le germe de ce livre, repris ici en ouverture, est un article issu d’une communication faite en 1998 et publié en 2000 dans la Revue française de psychanalyse, article qui portait ce titre « Peut-on mourir de dire ? Sarah Kofman - Primo Levi ».
Livres cités
Olivier Greif, Journal, Aedam Musicae
Albert Strickler, Le Cœur à tue-tête, postface de Jean-Paul Klée, Editions du Tourneciel
Ilse & Pierre Garnier, Carlfriedrich Claus, Une amitié de lettres, L’Herbe qui tremble
Jean-Pierre Martin, La Curiosité, une raison de vivre, éditions Autrement
Adalbert Stifter, Les Cartons de mon arrière-grand-père, Cambourakis
François Huglo, Les Intimes, Patrick Fréchet éditeur, Les Presses du réel
Rachel Rosenblum, Mourir d’écrire ? Shoa, traumas extrêmes et psychanalyse des survivants, PUF
Yannis Gansel, Vulnérables ou dangereux ?, ENS éditions.
Rédigé par Florence Trocmé le 17 octobre 2019 à 10h14 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Aedam Musicae Albert Strickler, Cambourakis François Huglo, Carlfriedrich Claus, Editions du Tourneciel Ilse & Pierre Garnier, ENS éditions., Journal, La Curiosité une raison de vivre, Le Cœur à tue-tête, Les Cartons de mon arrière-grand-père, Les Intimes, Les Presses du réel Rachel Rosenblum, L’Herbe qui tremble Jean-Pierre Martin, Mourir d’écrire ? Shoa traumas extrêmes et psychanalyse des survivants, Olivier Greif, Patrick Fréchet éditeur, postface de Jean-Paul Klée, PUF Yannis Gansel, Une amitié de lettres, Vulnérables ou dangereux ?, éditions Autrement Adalbert Stifter
Rédigé par Florence Trocmé le 22 septembre 2019 à 12h47 dans photomontages | Lien permanent
Antoine Emaz et la critique
Jean-Pascal Dubost, préparant une série intitulée Disputaison sur la possibilité d’une critique négative, m’envoie ce bel extrait de Lichen, lichen d’Antoine Emaz : « Ça m'amuse toujours de voir un poète se cabrer devant une critique, même avancée doucement, sans remise en cause de l'ensemble du livre. On peut parfaitement comprendre cette réaction ; arrivé au bout de ce qu'il pouvait faire, l'auteur ne peut que se sentir blessé par toute attaque. Mais je reste amusé par la contradiction : je veux des lecteurs, mais je veux que les lecteurs lisent comme je veux. Autrement dit, je veux des lecteurs comme moi. Qu'il y ait cette violence immédiate sitôt qu'on égratigne le livre, cela me laisse rêveur. Le lecteur prend ce qu'il veut, comme il veut, selon sa situation, sa culture, sa mémoire, son désir... Il a parfaitement le droit de ne plus lire ou d'être énervé, dégoûté, gêné... Toute critique, au contraire, me semble bonne à prendre, pour une raison simple : elle relance le questionnement alors que l'éloge l'arrête, et on n'avance plus. Côté "Gant de crin" nécessaire »
Un postulat d’Olivier Greif
Dans une lettre au musicien Marc Minkowski, Olivier Greif écrit : « Vous faites de la musique comme j’ai toujours souhaité que l’on en fasse : par un processus d’appropriation qui pose comme postulat que le compositeur que l’on interprète – de quelque époque qu’il soit – est notre contemporain. Chez vous, l’approche "baroquisante" ne consiste pas à retourner deux ou trois siècles en arrière, mais bien au contraire à projeter les œuvres du passé deux ou trois siècles en avant. Authenticité ne signifie plus alors respect de la partition, un respect qui risque à tout moment de devenir sclérosant et castrateur, mais un amour vivant dans lequel la fidélité au texte – en nous ramenant au cœur même des émotions qui ont engendré l’œuvre – est un tremplin incomparable pour notre imagination. » (440, comme le la du diapason mais pas toujours pour Minkowski je pense !)
De la douleur
Dans une note très émouvante, Olivier Greif répond à une correspondante qui s’étonne de la douleur contenue dans certains des titres de ses œuvres : « La douleur fait partie intégrante de ma vie, et pour deux raisons au moins. D’une part je crois qu’elle est liée à mes origines (juives d’Europe centrale). On peut gloser sans fin sur la transmissibilité par l’hérédité de facteurs aussi subjectifs que celui-là ; le fait est là. Ma sensibilité résonne à certains aspects de cette culture telle une harpe au vent. J’ai eu beau m’en défendre pendant toute une partie de ma vie, cette résonance subtile – qui est une appartenance – m’est revenue plus récemment avec force. De l’autre la douleur est chez moi – j’entends : essentiellement dans ma musique même si cela se vérifie aussi dans ma vie – un moteur primordial sur le chemin qui mène à la lumière. Je ne vois pas la douleur comme une manifestation de l’ombre, je la vois comme une intensité. » (446)
Temps et mémoire
« Qu’on le veuille ou non, que l’on en soit ou non conscient, l’œuvre de musique joue avec la mémoire. La mémoire est son ferment. La mémoire est ce qui féconde et structure l’existence même de la forme musicale et de son développement. Pour comprendre l’essentiel de l’histoire de notre musique occidentale depuis l’âge classique, -singulièrement depuis l’apparition de la forme de "l’allegro de sonate"-, c’est-à-dire du "bi-thématisme dialectique" –, il est fondamental de percevoir l’importance du rôle que joue la mémoire. Un auditeur sans mémoire est un sourd. Parce qu’il n’écoute la musique que dans son temps chronologique, et nullement dans l’espace de son temps psychologique. » (450)
De la création
« Souvent une œuvre me vient par le biais d’une idée toute simple (cela peut être un motif de quelques notes), que je griffonne sur un coin de page. Puis je n’y touche plus. Je la laisse se nourrir elle-même de l’air du temps, ou plus exactement : je la laisse agir comme un aimant, attirant à elle tout ce qui passe dans sa proximité. J’aime à allonger cette période où j’ai quasiment l’impression que l’œuvre grandit sans moi, selon un processus organique qui m’échappe. Quelques jours ont passé. Ça y est : l’idée a été fécondée ! Parfois je peux presque ressentir l’instant précis où cette fécondation se produit. L’idée est devenue un début. Je sais désormais comment commence l’œuvre. J’oserais dire : je connais son visage. Quelques mesures sont couchées sur le papier, tel un œuf. Impénétrables pour l’étranger, mais contenant, comme involuées en elles, l’œuvre tout entière. Toutefois le moment n’est pas encore venu de composer, ou plutôt d’écrire. Maintenant que l’œuvre est vivante, en gestation dans le ventre de l’imaginaire, maintenant qu’elle possède son identité, je ressens que je dois la laisser croître par elle-même, qu’intervenir – c’est-à-dire écrire – trop tôt équivaudrait à faire paraître au jour un enfant prématuré. Je retarde avec délice l’instant où je vais devoir enfermer l’œuvre derrière les portées de sa prison de papier en les fixant à jamais, la soustrayant à ce monde virtuel, est inaccessible aux néophytes, où elle est sans être, autrement dit : où tout est encore possible. »
Un peu plus loin, dans la même lettre, en 1999 :
« Notre métier consiste précisément à diminuer le plus possible la marge existant entre l’œuvre telle que nous pouvons la rêver et celle qui restera gravée dans la matière. Diminuer jusqu’à inverser la proportion, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’œuvre incarnée nous semble – car nous en sommes réduits à des spéculations dans ce domaine – s’élever plus haut que ce que nous avions imaginé qu’elle serait, qu’elles nous surprennent comme nous aurait sans doute surpris l’œuvre rêvée si nous avions pu l’entendre. De même qu’il faut aux mystiques qui s’abandonnent à la volonté de Dieu, un extraordinaire travail de dépouillement de soi – il leur faut rien moins que renoncer à leur volonté propre – de même la réceptivité qu’exigent ces forces inspiratrices de la part d’un artiste pour transiter par lui implique qu’il abandonne une certaine part de sa volonté créatrice. Peut-être même toute. Au fond, il faut qu’il parvienne à ne plus vouloir que ce qui est voulu par l’œuvre. Mais faut-il encore qu’il apprenne à le savoir. Vous imaginez quel travail d’écoute intérieure, d’effacement progressif du vouloir, de patience, d’humilité, cet apprentissage représente ! » (Lettre à Agathe Audoux, le 30 juillet 1999), p. 458)
Insupportable
Rachmaninov insupportable (qu’on ne peut supporter) après Beethoven. Même sous les mêmes doigts, ceux de Pogorelich. Qui ressemble désormais à un moine tibétain. Alors Rachmaninov ?
Le premier mot (Jean Clair)
Poursuite de la lecture de Terre natale de Jean Clair. « Le premier mot, comme le premier amour, le premier visage, la première passion, et non de ceux qui viendront après et dont on cherchera toujours à retrouver la surprise et l’intensité, celui qui agite toujours la pensée quand on écrit, et qui murmurait déjà quand on n’avait rien dit. Son origine n’est pas à chercher dans le trésor d’un dictionnaire général, Le Larousse ou le Robert, mais son sens qu’on recherchera dans un dictionnaire étymologique, gardien des premiers spécimens, une Arche d’avant la submersion des eaux, antérieure aux Déluges des logorrhées d’aujourd’hui, lorsque Noé usait des noms qu’Adam, sur ordre de Dieu, avait donnés aux animaux. (...) L’étymologie offre la surprise et parfois l’émotion de ce premier instant, loin des errements qui ont suivi, un premier mot adressé à la langue, comme un serment qu’on s’efforcera de ne pas trahir. » (140)
Retrouver sa voix
« Pour retrouver ma voix, pour parler peut-être, il faut donc recourir à la possibilité de remonter par la langue aux origines quand, par sa naissance même, on se découvre sans origine. Etumos, c’est "le vrai, le réel, le véritable", disait Homère. Etumos, c’est le sens, à l’orée des mots, qui détient la vérité, un lignage pour ceux qui sont sans racines. Non pas les premiers mots de l’infans désarmé, mais les mots premiers d’une lignée dans laquelle on s’inscrit. Ulysse, le roué, est le polumetis, c’est Nemo, Personne, qui détient le savoir des etuma, ces choses vraies par lesquelles s’accomplissent les rêves, et détient le pouvoir d’ouvrir le cadenas fermé dans la bouche, qui vous empêchait jusque-là de parler. » (142)
Plusieurs langues
« J’ai fini par parler plusieurs langues dans l’espoir de découvrir en l’une ou l’autre un sens que les autres n’avaient pas. J’ai aimé vivre au Québec où l’on est si naturellement bilingue, à Vienne, où l’on parlait onze langues indifféremment, tout comme Elias Canetti, m’avait-il écrit un jour, se réjouissait d’avoir grandi en Bulgarie dans un pays où, de l’allemand à l’espagnol, on en parlait cinq ou six. Sauver sa langue, c’était en avoir toujours deux ou trois en réserve. » (143)
Rêver en langue étrangère
Très étonnant passage où Jean Clair raconte avoir décidé de quitter Harvard et de rentrer en France le jour où il découvrit qu’il rêvait en anglais : « Je ne rêvais plus de la même chose, je ne raisonnais plus non plus comme avant. Les associations avaient changé (...) L’inconscient, les associations, les songes, les mots d’esprit étaient sous la loi de la langue maternelle. On ne rêve que dans sa langue. Je décidai de revenir au pays maternel de mes rêves. » (144) - Nathalie de Courson a publié sur son site Patte de mouette un bel écho à cette note de Jean Clair.
Folie de la lettre imprimée
Plus loin, évoquant la découverte de la lecture, il parle d’une « sorte de folie de la lettre imprimée (...) quelque chose qui rappelait Le Livre idolâtre de Bruno Schulz que personne encore, à cette époque, n’avait lu. Qui d’autre qu’un petit Juif venu de la Hollande aurait pu me passer, après l’avoir souligné et crayonné, un exemplaire du premier recueil d’un poète qui s’appelait Yves Bonnefoy, en 1953 je crois, qui parlait d’une femme nommée Douve ? »
Il y est en effet question de la fascination du livre, à une époque où le livre de poche n’existait pas encore, Jean Clair le souligne. Lequel livre de poche a vu le jour également en 1953, en février. Souvenir pour moi de ce rayon de livres de poche, dont je sens encore l’odeur et vois les tranches colorées, dans la bibliothèque de la maison à la campagne et du choix fait avec un adulte tutélaire, déclarant, péremptoire « ça ce n’est pas pour toi ».
De son vrai nom
Belle et longue méditation sur les noms propres, ces noms croisés dans l’enfance, certains aux « sonorités étranges » qui alertent l’oreille du jeune garçon. Nombre d’entre eux sont des noms juifs et lui-même découvre un jour son propre nom « Reignier », gravé dans une petite église, « le même nom devenu Ranieri à Venise et Reginhardt, quand [il] partirai[t] vivre à Stockholm. Les noms voyageaient comme les personnes, franchissaient terre et mer, déguisaient leur orthographe, et laissaient ici et là une trace. Il s’agissait de leur rester fidèles, quitte à les déguiser. »
→ il y aurait sans doute une histoire passionnante, peut-être déjà écrite au demeurant, sur les noms et les prénoms juifs entre 1900 et 2000. Ces prénoms que certains Juifs, résidant par exemple en Hongrie, ont dû remplacer par d’autres.... et bien sûr toutes les transformations des noms sur les faux papiers, pendant la dernière guerre. Les déguiser, leur rester fidèles.
Du rire
Il n’est pas tendre pour le rire, surtout le rire contemporain, Jean Clair, citant Baudelaire : « le comique est un élément damnable et d’origine diabolique ». « Notre époque qui aime un rire énorme et permanent, grotesque, ininterrompu, placée sous la domination des bouffons, des pitres et des paillasses des plateaux de télévision, est une époque satanique, qui mourra dans les hoquets. Le rire est un étouffement. » (158)
→ Il faut sans doute faire une exception, que Jean Clair ne fait pas, mais cela ne m’étonne pas tant que ça, pour le rire des très petits enfants, avant qu’ils ne singent les adultes. Rires de pure joie, de pure présence.
Et on pourrait faire allusion aussi aux très jeunes enfants en lisant ces mots : « Il n’y a que les animaux à dévisager longuement et fixement les hommes qui leur font face, les yeux dans les yeux. » (160)
De l’immortalité
Et cette pensée qui m’a traversée si jeune, qui m’a fait fuir toute religion, toute eschatologie : « L’immortalité est un songe épouvantable. Je ne peux imaginer que dans mille ans, dix mille ou dix millions d’années, ainsi à l’infini, nous serions là, vivants, à devoir nous survivre... La mort met un terme à l’inimaginable enfer de ce qui ne finit pas. » (165)
Et revenant à Nietzsche, comme souvent dans ces pages, Jean Clair explique comprendre que le geste du philosophe « se jetant au coup d’un cheval que son patron martyrisait n’était pas le geste d’un fou, ni même l’annonce de sa folie prochaine, mais le signe d’une humanité quia avait touché sa limite. » (165)
Sur la lecture, encore et toujours
« Un livre dont la lecture ne me donne pas envie d’écrire aussitôt quelques mots, quelques lignes, quelques pages, est un livre inutile. La lecture est un échange où chaque mot se fait l’écho d’un autre, sa réponse peut-être. Dans le texte imprimé, on devine, plus ou moins visible par endroits, le texte caché qu’on va tenter de rétablir. Ainsi se crée cette chaîne ininterrompue des mots qu’on appelle "littérature" mais qui est une parole interprétée sans fin, par-delà les années et les lieux. Tout lecteur, comme tout écrivain, reprend le fil, il continue, il prolonge, en espérant que Shariar, au matin, voudra bien surseoir à sa mort et lui permettre de reprendre la suite. Un livre à lire, un livre encore à trouver ce matin, un livre comme une main qui va vous aider à vous lever, et si je l’ouvre, la journée pourra se passer, supportable enfin, contenue tout entière dans la tête d’un autre, et le fil ne sera pas rompu. » (274)
Et écrire
« Écrire, c’est entrer dans un temps délivré du temps. On écrit, et du temps soudain, on s’échappe, et l’on continuera d’écrire, on poursuit, délivré du temps. La pendule n’a pas cessé de tourner mais sur le papier, un fil échappe au circulum diaboli du temps. L’écrivain possède un pouvoir qui a affaire avec les débuts, avec la naissance des mots, avec le bruit de la langue, si puissante, dans son murmure, que ni les hommes d’action, ni les hommes politiques, de ceux qui croient dans leur discours peser sur nos vies et emporter nos décisions, ne possèdent. La force du for intérieur est le murmure des origines, que la lecture, comme une prière, déroule et permet au monde de continuer d’exister. Les mots que l’on écrit disent toujours, peu ou prou, nos dernières volontés – et leur vigueur naît de cette nécessité. Mais l’on peut toujours modifier ces derniers mots. » (278).
Ce livre
Certains chapitres de ce livre de Jean Clair sont admirables, d’autres très décevants, à la limite du lieu commun sur la déréliction du monde et la décomposition des mœurs. Ainsi du chapitre autour de Venise. N’y allons plus, rêvons la !
Baudelaire
J’ai commencé tout récemment le livre de Roberto Calasso, La Folie Baudelaire. Les premières pages sont éblouissantes ! Même si matériellement, la lecture de ce livre est une épreuve. Vilain livre de poche, papier épais mais froid et brillant, typo pâle, ouverture de la reliure très difficile se soldant en général par la destruction de celle-ci... et il n’existait pas au format électronique, alors que c’est déjà un grand classique de la critique. Éditeurs, un effort s’il vous plait. Un peu moins de soin pour les vedettes de quatre sous, un peu plus pour les textes importants.
Mais comme lâcher pour de mauvaises raisons pratiques, un livre qui commence ainsi : « Il y a quelque chose chez Baudelaire (comme ensuite chez Nietzsche) d’extrêmement intime qui se niche dans la forêt qu’est la psyché de chacun et n’en sort plus. » (16) Et un peu plus loin : « Il y a une vague Baudelaire qui traverse tout. Elle a son origine avant lui et elle se propage au-delà de n’importe quel obstacle. Parmi les pics et les creux de cette vague, on reconnaît Chateaubriand, Stendhal, Ingres, Delacroix, Sainte-Beuve, Nietzsche, Flaubert, Manet, Degas, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Laforgue, Proust et d’autres, comme s’ils étaient atteints par cette vague et submergés pendant quelques instants (...) La vague continue à voyager, elle se dirige toujours vers "le fond de l’Inconnu" d’où elle est venue. » (17)
Leurs Salons
Belle comparaison, rapide mais percutante, à propos des Salons, entre Baudelaire et Diderot : « Diderot, à l’esprit changeant et disponible pour à peu près tout » pour qui « le Salon devenait l’occasion la plus adéquate de mettre à découvert l’atelier turbulent et perpétuellement actif situé dans sa tête. » (19). « Son idéal était le mouvement perpétuel, une vibration continuelle qui ne permettait pas de rappeler d’où l’on était parti et qui laissait le hasard décider du point s’arrêter. »
→ Mutatis mutandis, n’est-ce pas un peu l’expérience de ce Flotoir ?
Roberto Calasso parle même de « la chaîne d’insolence, de l’effronterie et de l’immédiateté qui relie les Salons de Diderot à ceux de Baudelaire, avec pour anneau intermédiaire, L’Histoire de la peinture en Italie de Stendhal »
Du plagiat
Et là magnifique démonstration des pratiques baudelairiennes qui vit là un précieux viatique « non pas pour la compréhension des peintres, qui ne fut jamais le fort de Stendhal, mais pour sa manière impertinente, hâtive, dégagée, de quelqu’un qui est prêt à tout mais non à s’ennuyer en écrivant. » (21). Et Baudelaire de s’approprier des passages du livre « en suivant la règle selon laquelle le véritable écrivain n’emprunte pas mais vole » ! Et Calasso d’enfoncer le clou : « toute l’histoire de la littérature – cette histoire secrète que jamais personne ne sera en mesure d’écrire si ce n’est partiellement, car les écrivains sont trop habiles à se dissimuler – peut-être perçue comme une guirlande sinueuse de plagiats. En voulant dire par là les plagiats fonctionnels, dus à la hâte et à la paresse (...) mais les autres, fondés sur l’admiration et sur un processus d’assimilation physiologique qui est l’un des mystères les plus protégés de la littérature. (...) Écrire est ce qui, comme l’éros, fait osciller et rend poreuses les cloisons du moi. Et chaque style se forme par campagnes successives sur des territoires d’autrui. » (22)
Le commencement de l’écriture
Un passage que je rapproche de ce qu’écrit Olivier Greif, propos cités dans ce Flotoir et qui ont aussi fait l’objet d’une « note sur la création » dans Poezibao : « L’écriture d’un livre commence lorsque celui qui écrit se découvre aimanté dans une certaine direction, vers un certain arc de la circonférence, qui est parfois extrêmement petit, délimitable à quelques degrés. Alors tout ce qui vient à sa rencontre – même une affiche ou une enseigne ou le titre d’un journal ou des mots entendus par hasard dans un café ou dans un rêve – se dépose dans une zone protégée comme matériel en attente d’élaboration » (25)
L’écart baudelairien
Cette remarque sur la façon de procéder, libre, inventive, de Baudelaire : « Et là, soudainement, comme un balzan, Baudelaire s’écarte de son parcours obligé et se lance en quelques lignes définitifs sur le processus imaginatif : "car la fantaisie est d’autant plus dangereuse qu’elle est plus facile et plus ouverte ; dangereuse comme la poésie en prose, comme le roman, elle ressemble à l’amour qu’inspire une prostituée et qui tombe bien vite dans la puérilité ou dans la bassesse ; dangereuse comme toute liberté absolue. Mais la fantaisie est vaste comme l’univers multiplié par tous les êtres pensants qui l’habitent. Elle est la première chose venue interprétée par le premier venu ; et si celui-ci n’a pas l’âme qui jette une lumière magique et surnaturelle sur l’obscurité naturelle des choses, elle est une inutilité horrible, elle est la première venue souillée par le premier venu. Ici donc, plus d’analogie, sinon de hasard ; mais au contraire trouble et contraste, un champ bariolé par l’absence d’une culture régulière". Ce sont des lignes qui, à l’improviste, rejaillissent très loin. C’est un mélange d’autobiographie, d’histoire littéraire et métaphysique, tel que personne jusque-là, n’en avait osé. »
L’obscurité naturelle des choses, souligne Roberto Calasso, qui ajoute : « Dans ces quatre derniers mots résonne l’un de ces accords qui sont Baudelaire. Calasso qui montre aussi comment Baudelaire aura caché ces mots dans un commentaire d’un tableau, dans un Salon. « Quelque chose de semblable se produit dans la façon dont Baudelaire lui-même se laisse percevoir. Souvent à travers des lambeaux, des fragments de phrases dispersées dans la prose. Mais cela suffit. Baudelaire agit comme Chopin (ce fut Gide qui le premier rapprocha les deux noms, dans une note à un article de 1910). Il pénètre là où d’autres n’arrivent pas, comme un murmure ineffaçable, parce que sa source sonore est indéfinie et trop proche. Chopin et Baudelaire se reconnaissent avant tout à leur timbre, qui peut survenir par bouffées depuis un piano caché derrière des persiennes entrouvertes ou se dégager de la fine poussière de la mémoire. Et, de toute façon, il nous déchire. » (27)
Analogie, mot malfamé
Roberto Calasso s’interroge ensuite sur la phrase de Baudelaire : "Ici donc, pas d’analogie, sinon de hasard". Autrement dit « S’il n’y a pas d’analogie, il n’y a pas de pensée, il n’y a pas de manière de traiter, d’élaborer "l’obscurité naturelle des choses". Analogie, ce mot malfamé chez les philosophes des Lumières, un mot peu rigoureux, peu digne de foi, situé – de même que la métaphore – dans le vaste territoire de ce qui est impropre, se révèle à présent, pour Baudelaire, comme la seule clé pour accéder à cette connaissance "qui jette une lumière magique et surnaturelle sur l’obscurité naturelle des choses. » (...) Pour lui, l’analogie est une science. Et peut-être aussi la science suprême, si l’imagination est la "reine des facultés". En effet, comme Baudelaire l’expliquera dans sa lettre mémorable à Alphonse Toussenel : "l’imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l’analogie universelle, ou ce qu’une religion mystique appelle la correspondance".
L’art du critique
On admire la profondeur de l’art critique de Roberto Calasso capable d’écrire : « Il n’y a pas de poème de Baudelaire qui tienne d’un bout à l’autre par une composition savante. On ressent souvent un grondement sourd qui se propage en un vers ou en un assemblage de vers mémorables et qui se retire ensuite – on retombe dans des formules plus faibles, assimilables au jargon poétique de l’époque. » (44). Et il oppose ici Baudelaire chez qui il « manque un dessein d’ensemble » et Proust où « ce qui agit c’est le sens démoniaque de la grande composition, pleine de rappels, de retours, de réverbérations. »
L’art de la définition
« "Le génie n’est que de l’enfance nettement formulée". On peut retrouver de côté ou dans un coin certaines définitions foudroyantes de Baudelaire (et l’art de la définition était celui dans lequel il excellait avant tout), parfois amalgamées presque indissolublement aux écrits de quelqu’un d’autre (ici Thomas de Quincey) ou cachées dans un morceau d’occasion, composé avec un esprit récalcitrant. Et ce ne sont pas, en général, des phrases isolées, à prétention aphoristique, mais des lambeaux de phrases d’où elles doivent être détachées afin que leur luminosité se répande. C’est sa manière de protéger les secrets, sans les occulter derrière des barrières ésotériques, mais en les lâchant au contraire dans un milieu de promiscuité, où ils peuvent se perdre facilement, comme un visage dans la foule de la grande ville, recommençant ainsi à respirer leur vie inaperçue et rayonnante. Ainsi la cellule qui émet des vibrations n’est-elle pas le vers ni même la phrase, mais la définition suspendue, que nous pouvons trouver n’importe où, sertie dans une chronique comme dans un sonnet, dans une digression ou dans une note. » (45).
Étymologie
En écho avec les propos de Jean Clair, cités plus haut, ces mots de Jean-Louis Schefer à l’orée de Carré de ciel, livre dans lequel malheureusement je n’entre pas, en tous cas pour l’instant, alors même que tout récemment son Le Ciel peut attendre m’avait tant requise : « Dès que j’ai su un peu de latin j’ai cherché la raison du mot fenêtre, son histoire et sa forme dans les dictionnaires. Comme si l’étymologie avait le pouvoir de fixer ou de cadrer quelque chose du corps flou des vocables. Ou que l’encadrement du jour avait pu commencer dans une espèce d’histoire naturelle de la langue, puisque le jeu des étymologies retient naïvement l’idée d’une histoire des agglutinations d’atomes, de poussières de sons dont l’usage aurait produit des corps sonores. Et le mirage dans les langues écrites de squelettes muets que la mémoire d’un premier chant anime et ouvre. » (12)
Paradoxe du surdoué
Très intéressée mais peu au fait de cette notion, j’ouvre le livre de Jeanne Siaud-Facchin, trop intelligent pour être heureux ?, l'adulte surdoué. Concernant le « surdoué », ces mots et aussi la citation de Blanchot : « Comment, en effet, intégrer et admettre ce paradoxe central qui fragilise le surdoué sur son parcours : la relation intime qui existe entre l’extrême intelligence et la vulnérabilité psychique. "Étranges rapports. Est-ce que l’extrême pensée et l’extrême souffrance ouvriraient le même horizon ? Est-ce que souffrir serait, finalement, penser ?" Maurice Blanchot. » Cela encore : « Être surdoué, c’est d’abord et avant tout une façon d’être intelligent, un mode atypique de fonctionnement intellectuel, une activation des ressources cognitives dont les bases cérébrales diffèrent et dont l’organisation montre des singularités inattendues. – Il ne s’agit pas d’être quantitativement plus intelligent, mais de disposer d’une intelligence qualitativement différente. Ce n’est vraiment pas la même chose ! – Être surdoué associe un très haut niveau de ressources intellectuelles, une intelligence hors normes, d’immenses capacités de compréhension, d’analyse, de mémorisation ET une sensibilité, une émotivité, une réceptivité affective, une perception des cinq sens, une clairvoyance dont l’ampleur l’intensité envahissent le champ de la pensée. Les deux facettes sont TOUJOURS intriquées. – Être surdoué, c’est une façon d’être au monde qui colore l’ensemble de la personnalité. Être surdoué, c’est l’émotion au bord des lèvres, toujours, et la pensée aux frontières de l’infini, tout le temps. »
La notion d’inhibition latente
« L’inhibition latente est le processus cognitif qui permet de hiérarchiser et de trier les stimuli et les informations que notre cerveau doit traiter. Par exemple, si nous entrons dans un endroit, son odeur va nous marquer, puis semble disparaître. Le cerveau a enregistré l’information, l’a rangée dans la catégorie "pas utile" et la met de côté ! La même chose se passe pour les bruits : le tic-tac d’une horloge peut vous agacer, puis il semble se taire, se fondre dans le décor, c’est l’inhibition latente qui a œuvré et a classé cette information comme secondaire. Ce "tri automatique" ne s’enclenche pas dans le cerveau du surdoué qui se retrouve face à une multitude d’informations qu’il doit traiter "manuellement". On parle de déficit de l’inhibition latente. Ce qui suppose un effort singulier pour se "poser" dans sa tête et déterminer quelles sont les données à privilégier. On comprend bien la difficulté que rencontre le surdoué lorsqu’il doit organiser et structurer sa pensée. Et combien il reste aux prises avec toutes les émotions et sensations associées. (...) Un surdoué est toujours dépendant du contexte affectif, il ne sait pas, il ne peut pas fonctionner sans prendre en compte la dimension et la charge émotionnelle présentes. »
Autour de Pierre Pachet
Le livre de Yaël Pachet, Le Peuple de mon père, est une sorte de mémorial pour son père, qu’elle adulait, elle ne s’en cache pas. Elle en brosse donc le portrait, en plusieurs étapes : « À seize ans, mon père était un taiseux. Son père exigeait de lui qu’il respecte les traditions juives. Mais lui préférait rêver devant les couvertures de la collection "Essais" chez Gallimard que de plonger dans la lecture de livres écrits à l’envers. Il récupérait en douce les ordonnances et les agendas médicaux de son père qui était dentiste et il les recouvrait de phrases. Écrire et penser, c’est la même chose, se disait-il, exalté. Il voulait être écrivain. Il voulait penser. Il n’y a pas d’études précises pour devenir écrivain, mais faire des études était une obligation morale, quasi religieuse. L’étude des livres est pour un juif pieux une forme de dévotion. »
Elle ajoute que son grand souci n’était sans doute pas de sauver non pas le monde en général, mais son monde intérieur à lui et peut-être même l’idée de monde intérieur. On doit se poser la question : les êtres humains ont-ils encore, dans leur majorité, un vrai monde intérieur. Ou bien seulement des mondes virtuels, additionnels, temporaires. Et pas de vrai for intérieur. Quel recours alors ? Devant l’ennui, le handicap, les restrictions de toutes sortes imposées par la vieillesse, la solitude ? Je découvre avec bonheur que Pierre Pachet eut pour ami Claude Mouchard, mon cher Claude Mouchard, un peu perdu de vue... mais que j’admire tant : « Initié dans les années soixante-dix à la pensée politique par Claude Lefort, dont il suit ardemment les séminaires, il s’emploie avec quelques camarades, Claude Habib, Claude Mouchard, à composer les arguments d’une insoumission, dont Claude Lefort est le grand initiateur. » (15)
Le sommeil
Peu encore développée dans ces premières pages du livre, il semble qu’il y ait chez Pierre Pachet, toute une pensée du sommeil et pas seulement des rêves : « Il trouvait que l’on avait trop porté d’attention aux rêves, en négligeant la valeur de pensée et d’expérience dans le sommeil pur. ». Yaël Pachet écrit également que « Pour décrire ce que l’Histoire a noué dans les consciences, il faut entrer dans l’épaisseur du corps, là où se trame le complot de l’existence. Il veut écrire dans cette épaisseur du corps. S’il le pouvait, il écrirait dans l’épaisseur du sommeil. Il est aussi attentif à ce qui se trame qu’à ce qui se défait. Il s’emploie, grâce à la littérature, comme tant d’autres écrivains-maçons du réel, à casser du gel. » (16)
Les franges du tapis
Et voilà le titre de la prochaine publication en ligne du Flotoir ! « Il aimait se pencher vers de micro-événements de la vie consciente, vers les franges du tapis de ce qui tisse nos journées, la conscience de soi, l’endormissement, l’angoisse même, conscience errante, mais coiffée d’une lumière de mineur, n’explorant pas forcément une profondeur, mais une définition du soi dans ses limites, dans ses ourlets, dans les boutonnières qui ponctuent notre vie. » (19)
Yaël Pachet qui ajoute, de façon poignante qu’elle souhaite, avec ce livre, : « vérifier [qu’elle est] encore bien vivante, [qu’elle n’est] pas morte avec lui. Ne pas mourir étant la vraie, la seule cause de l’écriture, à mon sens. »
De la Beauté (Jean Clair)
« Vers la fin de sa vie, Freud finit par écrire, comme un regret : "malheureusement, c’est sur la Beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire…" Étrange confession : lui qui a vécu, lu, travaillé, écrit et reçu ses patients dans un intérieur bourré de milliers d’objets d’art, des murs au plafond, recouvrant jusque son bureau de statuettes, de gravures, de tableaux, lui qui a tenté de comprendre dans des essais souvent hasardeux le génie de Léonard ou de Michel-Ange, avoue son échec. Les créations les plus belles de l’esprit humain ne se laissent finalement pas comprendre, et la science de l’esprit qu’il croit avoir inventée ne peut rien révéler de leur origine, de leur raison, des ressorts de leur fascination. On peut tout comprendre, y compris ce qu’elles ne disent pas, mais on ne peut pas comprendre ce qui peut faire leur beauté. » (324)
Deux mots un peu oubliés
Splendide passage chez Jean Clair où, partant des mots il arrive à la musique. Je le transcris dans son intégralité et sans commentaires inutiles. Il évoque d’abord deux mots un peu désuets, dit-il, qui pourtant me sont extrêmement familiers et que j’ai entendus maintes fois, douillet et frileux : « Ma mère me reprochait d'être un "douillet". Mais, dans sa bouche, le mot évoquait plutôt une qualité : être sensible, réagir, le contraire d'un rustaud. Des mots font signe, se mettent à clignoter. Pas de plus grande urgence de chercher alors pourquoi ils se signalent, se rappellent à nous, nous préviennent peut-être de quelque danger. J'ai songé aussi à ce beau mot, "frileux", oublié depuis que le froid a reculé partout devant les outils du chauffage. Littré en voyait l'origine dans le parler des pays de l'Ouest, le Berry, du Nord, la Wallonie, de Genève aussi, des pays de froidure et de vent. Il faudrait imaginer des études littéraires à la Taine qui tourneraient autour des territoires "frileux" et qui, de ces frissons, ont tiré des chefs-d’œuvre. Qui ose encore parler de "grelotter" » ? (354)
Puis des mots vers la musique
Il poursuit sa méditation/réflexion : « Mais qu'un mot, un seul, puisse vous faire ressaisir le fil de vos pensées, et le dérouler dans l’esprit avec la même sûreté, le même entrain et la même joie que si vous écriviez la phrase entière, la linea d'avant, c'est un miracle aussi confondant qu'en musique, quand un seul accord, détaché et par hasard entendu, avant même d'en connaître la suite, fait se dérouler dans votre oreille tout le fil de l’Orféo de Monteverdi, du dernier quatuor de Beethoven, ou le dernier des Lieder de Strauss. L'enchaînement des sons y est d'une rigueur telle, au plus profond, là où, précisément, si l'on cherche à savoir, on ne se souvient de rien, que c'est la linea qui sans effort se déroule en vous, dès la première note. Deux secondes, un simple accord, et de longs moments superbes vont résonner, comme s'ils étaient inscrits, sans qu'on pût les voir, dans une légende invisible sous les portées, un texte caché, une parole dont on croit entendre les mots, écrite avec la même nécessité que les textes dans les Évangéliaires, au point que le prodige de la mémoire, qui nous restitue des partitions entières, nous fait comprendre comment la création, qui opère sur des durées infinies, est tout entière dans l'instant qui la déclenche, et fait que la musique tient en effet beaucoup plus du miracle qui survient que de la logique que l'on suit, dans une opposition qui contient sans doute la meilleure part de son enchantement, au point qu'elle a le pouvoir de se passer des mots pour dire précisément la plus subtile des émotions, qui se trouve aussi la plus rigoureuse et la plus attendue. Ich schreibe jeden Tag eine kleine Fuge für den lieben Gott, la profession de foi de Jean-Sébastien Bach, chaque jour redite, Chaque jour j'écris une petite fugue pour le Seigneur bien-aimé. »(355)
Le jeune défunt
Retour sur le livre que Yaël Pachet qui abonde en remarques émouvantes, profondes, très justes sur l’absence, ou la forme de présence de ceux qui ne sont plus là, puisque Yaël Pachet écrit ici sur son père et peut-être plus encore sur la mort de son père : « Alors que, vivant, le corps se présentait déjà avec une épaisseur imaginaire, le défunt, et en particulier le jeune défunt, c’est-à-dire celui qui vient de mourir, ne dispose que d’une très mince couche de réalité pour nous prouver son existence. Les faits, le réel, la vérité des événements, s’adossent à un mur d’imagination que nous devons tous, rapidement, ériger, afin de préserver l’absent de l’oubli. » (58)
→ tous ces moments qui précèdent la disparition, ces dernières heures, où l’on est là et où on sait que la mort est imminente, ces images qui se gravent à jamais dans le cœur et dans la tête, l’importance du contexte. Et ce qui commence à se construire, comme si on avait déjà passé le gué, comme si on accumulait déjà une forme d’énergie très particulière, celle que l’on va employer à la perpétuation du souvenir, comme si on était conscient de l’immense entropie à l’œuvre, oh, pas dans les premiers moments où tous jurent de ne pas oublier, mais si vite, trop vite. Le poids du temps, l’épaisseur de la vie vécue, tout ce qui vient ensevelir, trop vite, une fois encore, celui qui vient de disparaître.
Ennui
Il y a est beaucoup question de l’ennui dans ce livre. De la peur de l’ennui : « Cette femme lui avait rendu la vie, par cet ordre énergique, par cette objurgation aussi intense que celle que son père, alors qu’il était un petit enfant tourmenté par l’ennui, lui avait lancée : Tu t’ennuies ? Tu n’as qu’à avoir une vie intérieure ! Alors tu ne t’ennuieras jamais… Peut-être avait-elle réussi à lui demander non pas de cesser de pleurer, mais de commencer une vie sans larmes, de faire un plein de ce qui apparaissait comme un manque absolu : Tu pleures ? Tu n’as qu’à avoir une vie qui s’ouvre à l’amour, alors tu ne pleureras plus. » (73)
Et de nouveau
Oui de nouveau, par hasard (?), me voici immergée dans l’histoire d’une famille juive venue de cette région, la Transnistrie, où furent déportés les parents de Paul Celan et tant d’autres : « Dans l’ancienne Bessarabie qui est devenue la Transnistrie, notre arrière-grand-père paternel est mort, quelque part, à un certain moment, dans des circonstances dont nous ignorons tout à part ceci : il aurait été victime d’une opération des Einsatzgruppen. On ne sait pas s’il était avec sa femme, s’ils sont morts ensemble. On ne connaît pas l’endroit exact, dans la forêt, où le feu a été allumé. On ne peut pas reconstituer avec des soldats de plomb les épisodes de la Seconde Guerre mondiale comme au temps de Napoléon. Si l’on regarde les cartes historiques de l’Europe orientale, la Moldavie, la Roumanie, la Bessarabie, jusqu’à l’Ukraine, on a l’impression qu’un enfant furieux a redessiné la carte géographique dix fois de suite, nous la rendant définitivement illisible. La quasi-disparition des Juifs de Bessarabie, d’Ukraine, de Bucovine, parmi lesquels le grand-père de mon père et sa femme (c’était un deuxième mariage), est un fait déterminant, un trou que je ne peux m’empêcher de creuser, encore et encore, comme dans le poème de Paul Celan, La Rose de personne, qui évoque la déportation en Transnistrie de ses parents, où ils ont trouvé la mort. La Transnistrie, ce grand ghetto de quarante mille kilomètres carrés choisi par les Roumains pour y parquer leurs Juifs et leurs Tsiganes pendant la guerre, cette poubelle à ciel ouvert humaine inhumaine, langue de terre entre le fleuve Dniestr et le fleuve Bug, bordée au sud par la mer Noire et Odessa, ce territoire était le pays de nos ancêtres. »
Trou noir
Deux remarques très éclairantes pour moi qui me suis interrogée sur le silence de certains amis très proches : « L’histoire familiale personnelle, lorsqu’elle est indissociable de catastrophes historiques, génère une pudeur, parfois même un désir de laisser dans le noir ce qui est dans le noir. » ou encore « La pudeur des grands-parents sur les circonstances de la mort de leurs propres parents a été un commandement difficile à respecter et à accepter. On ne sait plus si on a hérité de leur pudeur ou si l’on est soi-même gêné de fouiller le passé : car ce passé de nos aïeux, dans quelle mesure nous appartient-il ? » (87)
Et le petit Aharon
Yaël Pachet, sur les traces de son grand père Simkha Apatchevsky, rend compte d’un terrible évènement : « S’il a survécu à cette première tuerie, il a probablement été déporté comme tous les Juifs de Transnistrie, avec les Juifs qui venaient de Roumanie, vers le Bug, de l’autre côté du pays. Pendant trois mois, d’octobre à décembre 1941, les Juifs ont marché dans des conditions épouvantables. Parmi ces Juifs, il y avait peut-être Hirsch, il y avait l’enfant qui deviendrait l’écrivain Aharon Appelfeld, avec son père. Hirsch était un autochtone de la Transnistrie, alors que le petit Aharon venait de Czernowitz, bien plus au nord, en Bucovine. Les hommes, les femmes et les enfants marchent, frappés avec des matraques par des soldats roumains et ukrainiens. On leur tire dessus. Certains enfants tombent dans la boue et ne se relèvent pas. »
Et un peu plus loin, elle ajoute : « Notre père, lui, était porteur, forcément, d’une mémoire en souffrance, de lacunes, et même d’une absence de tombes. Si ses parents étaient enterrés au cimetière juif de Bagneux, le reste de la famille en Israël ou aux États-Unis, ses petits cousins, sa grand-mère maternelle et son grand-père paternel, morts en Lituanie et en Bessarabie, ne reposaient nulle part. Ce passé ne se visitait qu’au prix d’un effort. »
Une parole qui est écoute
« Il avait cette façon de parler qui était aussi bien dans les mots qu’il prononçait que dans les mots que je prononçais. Sa parole était pleine d’écoute, comme une radio ou un appareil merveilleux qui serait capable de diffuser et d’enregistrer, en même temps. »
→ tant de paroles font l’effet d’un mur, sans meurtrières, surplombant de tout son haut, sans laisser place fut-ce à l’écho. Et quelle magnifique notion que cette parole pleine d’écoute.
De l’œuvre de Pierre Pachet
« On l’a progressivement considéré comme un spécialiste de la question de l’intimité en littérature. Il a aussi consacré beaucoup d’attention à observer les implications à l’intérieur de soi d’une vie passée sous la férule d’un régime totalitaire. L’intime n’était pas seulement pour lui un sujet d’études littéraires et politiques, c’était bien sûr aussi une disposition de l’esprit. La conscience de soi, c’est ce à partir de quoi on bâtit le travail de la raison. Cette conscience de soi, il l’appelait vigilance et il voulait la débarrasser de la théorie freudienne de l’inconscient. Là où il y a de l’inconscient pour les psychanalystes, selon lui il y avait de l’intime. Dans l’esprit cohabitent non pas conscient et inconscient, mais vigilance et somnolence, tension et détachement, concentration et distraction. »
→ et l’on se souvient de l’admonestation de son père : si tu t’ennuies, développe une vie intérieure. Oui cette vie intérieure qui semble parfois faire cruellement défaut de telle sorte que quand vient la vieillesse, son lot d’empêchements et de handicaps, l’âme se trouve fort démunie, confrontée à un vide intérieur abyssal et insupportable. Et cette question lancinante : comment font ceux qui sont retenus, contre leur gré, longuement, sans aucune ressource, livres, journaux, radios, il faudrait dire aujourd’hui aussi réseaux sociaux. Otages dans un désert pendant des mois, enfermés entre quatre murs pendant des années. De quoi vivent-ils, sur quelles réserves intérieures ? Comment font-ils pour ne pas devenir « aliénés » ? Christophe André, dans Le Temps de méditer, répond un peu à ces terribles questions : « si nous laissons notre intériorité en friche, au profit exclusif d’actions et de distractions tournées vers l’extérieur, nous deviendrons esclaves de ce monde extérieur. Et livrés à son influence. (...) Nous serons manipulés par une société d’hyperconsommation, plus soucieuse de nous faire acheter que de nous faire méditer, plus soucieuse de nous asservir que de nous libérer, plus soucieuse d’éteindre ou d’anesthésier notre discernement que de le nourrir et de l’éclairer. »
Papillon, Christian Wagner
J’ai repris ma recherche sur cette citation jamais oubliée (je trouve un signe de cette recherche dès 2003) qui parle des papillons comme des pensées des morts. Je me suis égarée en cherchant du côté de Christian Morgenstern, en fait c’est Christian Wagner qui a parlé des papillons, j’en retrouve la trace dans un livre de Franz Loquai, Land des Lichts, « Schmetterlingen, die der Dichter Christian Wagner als "die erlösten Gedanken der heiligen Toten" gesehen hat. » « Les papillons que le poète Christian Wagner a vus "comme les pensées délivrées des bienheureux morts". »
Grillparzer
Bel échange avec Siegfried Plümper-Hüttenbrink à propos de mon projet en cours. Il m’oriente vers le récit de Grillparzer, Der arme Spielmann, en français successivement Le pauvre ménétrier, Le pauvre musicien et je ne sais quoi encore. Après quelques recherches, j’opte pour le texte allemand, sur liseuse. Avec les langues, il faut oser. Se faire confiance, aussi bien pour parler, que pour écrire que pour lire dans une langue étrangère. Avec ce que l’on sait et sachant que l’on saura sans doute plus au terme de l’exercice.
Écoute de la toile
Je reprends ici des extraits d’une contribution (à venir) de Jean-Nicolas Clamanges à la « Disputaison » inventée par Jean-Pascal Dubost pour Poezibao, tant elle me parait juste et forte, rejoignant au demeurant les propos de Marina Tsvetaïeva : « Visitant une exposition consacrée à Matisse, voici quelques années, j’étais tombé en arrêt devant une toile d’un cubisme singulier dont l’élégance des rapports de couleur me fascinait. Il s’agissait du portrait de la fille de l’artiste en blouse rayée intitulé Tête blanche et rose. Selon la notice, la radiographie de ce tableau peint en 1914 révélait un état antérieur d’allure plutôt naturaliste. Comment Matisse avait-il pu changer si radicalement de style ? L’explication en fut livrée depuis par sa fille. S’interrompant soudain et se tournant vers elle, il lui demanda : "Cette toile veut m’emmener ailleurs : te sens-tu à la hauteur ?" Ce qui m’impressionne ici, c’est qu’un tel artiste sache que son intention ne décide pas seule : il a appris l’écoute de la toile en son exigence d’inconnu, qui s’adresse d’ailleurs autant à son modèle qu’à lui. Ce que veut la toile peut donc se défendre contre l’intention initiale de l’artiste jusqu’à l’effacer – expérience d’ailleurs familière à un Braque affirmant que : "le tableau est fini quand il a effacé l’idée" ou à un Mallarmé écrivant que "l’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots", ou encore à Rousseau comparant son esprit en gésine d’écriture au long chaos des machines de l’opéra. Mutatis, mutandis, je soutiendrai que la leçon de ces artistes doit a fortiori valoir pour ceux qui font métier d’interpréter leurs œuvres. »
Ne pas se lasser d’écouter
Je m’aperçois d’ailleurs que cette fameuse note de Marina Tsvetaïeva, à laquelle je n’ai cessé de repenser, je ne l’ai pas transcrite dans le Flotoir après l’avoir donnée en « notes sur la création » dans Poezibao. La voici donc (elle m’a été offerte par un lecteur de Poezibao, Patrice Bride) : « Timidité de l'artiste devant l'œuvre. Il oublie que ce n'est pas lui qui écrit. En 1920, à Moscou, Viacheslav Ivanov voulait me persuader d'écrire un roman : — "Il suffit de commencer ! À la troisième page vous constaterez qu'il n'y a aucune liberté", — cela signifie que je serai à la merci de l'œuvre, c'est-à-dire à la merci du démon, c'est-à-dire son dévoué serviteur, et rien d'autre.
S'oublier soi-même c'est avant tout oublier sa propre faiblesse.
Qui a jamais pu faire quelque chose, de ses propres mains ?
Laisser seulement son oreille entendre, sa main courir (et quand elle ne court pas — attendre.)
C'est bien pour cela que chacun de nous, après avoir terminé : "Comme cela a merveilleusement réussi !" et jamais : "Comme je l'ai merveilleusement réussi !". Ce n'est pas merveilleusement réussi, c'est réussi par miracle, c'est toujours un miracle, c'est toujours une grâce, même si ce n'est pas Dieu qui l'envoie.
— Et la part de volonté dans tout cela ? Oh ! elle est immense. Ne fût-ce que pour ne pas perdre courage, quand on attend un vent favorable au bord de la mer.
Sur cent vers, dix me sont donnés, quatre-vingt-dix — commandés, laborieux, accordés, rendus comme une forteresse que j'ai conquise, c'est-à-dire enfin entendus. Ma volonté c'est justement l'écoute, ne pas se lasser d'écouter, jusqu'à ce que j'entende et ne rien noter qui n'ait été entendu. Ce n'est pas la feuille noircie (raturée de recherches vaines), ni la feuille blanche qu'il faut craindre, c'est sa propre feuille, celle de sa volonté personnelle.
La volonté créatrice est patience. » (Marina Tsvetaïeva, L’art à la lumière de la conscience, traduit du russe par Véronique Lossky, Le Temps qu’il fait, 1998, p. 78-79).
Mahnmal
Très impressionnée par un texte que m’envoie Anne Bernou sur l’évolution des monuments commémoratifs. Elle en évoque deux tout particulièrement, relevant de ce qu’on appelle les contre-monuments : un monument contre le fascisme à Hambourg et un monument contre l’oubli, à Berlin. « C’est à deux artistes, Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz, un Allemand et une Israélienne née en Lituanie, que revient quelques décennies plus tard l’intuition du "contre-monument" (Mahnmal). En 1986 – un an après la sortie du film de Claude Lanzmann, Shoah –, ils réalisent dans la banlieue de Hambourg, en réponse à une commande de la Ville, le Monument contre le fascisme, qui deviendra le paradigme du contre-monument. Ni forme, ni chair, ni matière, pourrait-on dire. L’œuvre répond à une visée alors nouvelle : celle de donner forme à la mémoire et à l’oubli. Elle se compose d’une colonne d’acier de douze mètres de hauteur recouverte de plomb, destinée à s’enfoncer dans le sol, de telle sorte que, peu à peu le monument devienne un "monument invisible". Ce qui advint en 1993. » écrit-elle à propos du Mahnmal gegen Faschismus, Krieg, Gewalt – für Frieden uns Menschenrechte (Monument contre le fascisme, la guerre, la violence – pour la paix et les droits de l’homme) . Autre « contre-monument » : « L’invisibilité (ne plus voir/peu voir) fait en effet de la disparition, en Allemagne particulièrement, un enjeu nouveau pour interroger la mémoire, écrit encore Anne Bernou. Cette introduction du vide se concrétise dans l’œuvre que le sculpteur israélien, Micha Ullman, conçoit en 1994-1995 sur la Bebelplatz à Berlin. La Versunkene Bibliothek ("bibliothèque engloutie") se compose d’une pièce souterraine, recouverte d’une simple dalle de verre. Les rayonnages qui courent tout autour de la pièce sur quatorze niveaux sont rigoureusement vides. Tout est blanc. C’est à une expérience esthétique de l’absence qu’est invité le regardeur. Tout en se référant à l’autodafé qui eut lieu en ce même lieu en mai 1933, Ullman, dans ce monument à la limite de la visibilité établit une mise en abîme qui fait de la mémoire de l’événement le sujet même de l’œuvre. » (Anne Bernou, "Monument et contre-monument. D'une époque à l'autre", in A rebrousse-temps. Catalogue d'exposition, Musée Camille Claudel, Nogent-sur-Seine & Snoeck éd., Gand, 2019, pp 14-22.
Je lis pour écrire
Comment ne pas relever cette remarque d’Anne Malaprade : « Je lis, entre autres, pour écrire, parce que ça va me faire écrire et poursuivre ma lecture par l’écriture, parce que ça me lance, me nourrit, me donne une énergie et un carburant : mots et pensées, phrases et propositions ouvrent une scène ou un monde. Ce qu’un texte plat, fade ou inconsistant est incapable de produire, impuissant à me donner. Je ne peux écrire que pour témoigner d’une rencontre. Pour exprimer à mon tour quelque chose qui soit juste (utile ? intéressant ? vivant ? vrai ?), je dois être touchée, arrêtée, surprise, inquiétée, bouleversée, questionnée par une langue étonnante qui configure son réel et reconfigure le mien. C’est afin d’essayer de comprendre cette force, ce plaisir obscurs et certains, cette mise à l’épreuve par le texte, que je mets des mots sur ce que je lis, tentant de prolonger et de suspendre ces multiples affects qui me traversent lors de ce carambolage avec le texte. »
Ne pas s’arrêter
Cela encore, vécu au quotidien, dans le flux constant et parfois considérable des livres reçus : « Finalement, c’est très facile de me dire, et a fortiori de dire à autrui pourquoi tel livre m’indiffère. Ce texte sans adresse est un texte sans arme ni aventure, sans tenue ni mystère. Il en dit déjà trop : d’emblée il se montre dévoilé, contrôlé contrôlable, bavard et redondant, ou silencieusement factice. Lui répondre c’est répondre à l’évidence. Ou plutôt c’est répondre à une question qui n’est même pas posée : une question dont je sais qu’elle est déposée ailleurs, dans d’autres livres, d’autres lieux, d’autres corps. Alors je continue de la chercher, ne m’arrête pas cette fois. »
André Hirt
Dans le troisième volet de la séquence « Le Papillon et la Marionnette », écrit : « C’est ainsi faire l’hypothèse qu’en l’état l’être du monde est troué de part en part par la dissolution et par le commandement du négatif. À l’inverse de cet être en pourrissement, et par le truchement d’un saut dont la dialectique ne peut plus rendre compte du point de vue du monde – et, inversement, dont elle serait absolument le plus ultime des gestes et la vérité –, la musique indiquerait la présence flottante, non spatialisable et temporellement inassignable, de l’esprit contre le rien. Cet esprit, cette présence, cette vie, cet être n’envelopperaient pas l’esprit du monde – ce qui serait encore dialectique au sens logique et commun –, mais le pur esprit que le monde, malgré ses forces et tendances néantisantes, ne peut épuiser et encore moins vaincre. Pour le dire simplement et peut-être naïvement, il y a les sons du monde, et les autres, que l’on ne peut imaginer, c’est-à-dire imager, et qu’ « on » entend en silence dans le silence, qu’on entend en ne les entendant pas comme tous les bruits du monde, qui traversent le monde et épongent les traces vides laissées par le travail du néant. (On peut se rendre compte de la réalité de ce paradoxe, qui n’est certes accessible qu’à ceux qui s’adonnent au moins quelque peu à la musique, lorsqu’on a compris qu’il faut établir, ce qui n’est jamais facile, le silence autour de soi mais aussi et surtout en soi pour que la musique, dont il est alors davantage que la condition, c’est-à-dire une réelle partie prenante, ait une chance d’avoir lieu et de se faire entendre). Et c’est cela, cette musique, qu’on percevrait – toujours, en quelque manière – par une écoute singulière, pour laquelle nous ne possédons pas même d’organe, en entendant la musique désespérée du monde. »
La musique, seule mesure
« la seule méthode, la seule certitude pour s’orienter devait résider dans la grande leçon de Nietzsche, à savoir que la musique constitue la seule mesure permettant, en toute chose, au jugement de se faire. La musique est à cet égard la condition de la pensée. En effet, c’est elle, la musique, qui est en droit, par son aptitude si singulière à toucher, à éprouver et à évaluer, de mettre au jour la tonalité et la vérité du présent. » (André Hirt, introduction à la Chronique du 20)
Le démon de l’analogie
Sensibilisée à cette notion par le feuilleton « Enquêtes » de Siegfried Plümper-Hüttenbrink, je ne peux que relever ce passage du très intéressant livre que Marie Etienne consacre à « Antoine Vitez et la poésie : « On met plutôt l’accent quand il s'agit de lui, de son théâtre, sur la prégnance de sa pensée, de ses idées. On a raison, bien qu’un tel point de vue oblitère peu ou prou un autre pan de sa personne, et non la moindre. Qui dit pensées, idées, dit aussi intellect et ratio. Antoine, homme de raison c’est-à-dire de sang-froid, de maîtrise, de mise en ordre intellectuelle ? Il est aussi l’inverse, un homme de non-maîtrise et d'affectivité, capable d'accueillir et de développer les images qui l'agitent, qui sommeillent en lui ou se révèlent soudain dans ses rêves de nuit ou ses rêves éveillés (qu’il avait sûrement appris à susciter, développer, utiliser) — tout ce qui fait désordre ou qui peut l’introduire. L’idée me vient que lui aussi, dans sa manière d'écrire, de mettre en scène et d’enseigner, cédait à ce démon de l'analogue, comme certains poètes, Baudelaire, Mallarmé, Aragon, Bonnefoy, obéissait à cette propension, irrésistible et enivrante qui consiste à unir des éléments distincts et tout à fait distants.
J’ose ici penser que le Flotoir est régi par le démon de l’analogie.
Et je reprends ici, pour moi bien sûr, mais aussi comme une invite à lire cette « Enquête » ce passage du texte de Siegfried Plümper-Hüttenbrink : « Un jour, ce démon dut se déclarer explicitement à Mallarmé par rien qu’une phrase, alors qu’il était de sortie, à flâner dans un quartier de luthiers et d’antiquaires parisiens. En état de demi-somnolence, une phrase lui vint inexplicablement aux lèvres, envoyée l’on ne sait d’où, et dont il ne parvenait plus à se défaire. Il dit se l’être murmuré à tue-tête, mais sans parvenir à l’éclaircir ou l’élucider en quoique que ce soit. Lui était-elle adressée ? Avait-il à en répondre ? Il n’en savait trop rien. À tout hasard, il nota que sa plus que furtive survenue l’apparentait à quelque « aile glissant sur les cordes d’un instrument à musique » et qui semblait laisser résonner dans sa chute le semblant d’une voix. Aile vocale ou voix ailée ? Suspensive ou conclusive ? Une phrase lui parvint ainsi, tel un faire-part lui signifiant par quelque décret que « La Pénultième est morte ».
→ Il faudrait lire rapidement le livre de Jean-Claude Milner, reçu tout récemment, Profils perdus de Stéphane Mallarmé.
Références des livres évoqués :
Olivier Greif, Journal, édité par Jean-Jacques Greif, Editions Aedam Muscai
Jean Clair, Terre natale, exercices de piété, Gallimard
Roberto Calasso, La Folie Baudelaire, Folio
Jean-Louis Schefer, Carré de ciel, P.O.L.
Jeanne Siaud-Facchin, Trop intelligent pour être heureux ? L'adulte surdoué, Odile Jacob
Yaël Pachet, Le Peuple de mon père, Fayard
Marie Etienne, Antoine Vitez et la poésie, In’hui/Le Castor Astral.
Rédigé par Florence Trocmé le 22 septembre 2019 à 12h43 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Anne Bernou, Antoine Vitez, contre-monuments, Jean Clair, Marie Etienne, Olivier Greif, Roberto Calasso, Yaël Pachet
Rédigé par Florence Trocmé le 20 août 2019 à 17h59 dans photomontages | Lien permanent
Dante
Belle évocation de la langue de Dante, dans une grande note de lecture de Christian Travaux, interrogeant diverses traductions plus ou moins récentes : « la langue de Dante est faite d’un mélange de langues. Polyphonique, hétérogène, mais tout aussi bien polyglotte. S’il écrit bien en langue vulgaire, il ne cesse, pourtant, de mêler, dans son texte de la Comédie, d’autres langues ou d’autres dialectes. Ainsi trouve-t-on du latin très souvent, des mots régionaux, de l’hébreu, de la langue d’oc, notamment quand il fait parler, au chant XXVI du Purgatoire, le poète Arnaut Daniel, mais aussi différents dialectes des lieux où il a séjourné. Parfois même, Dante a recours à des onomatopées enfantines, un langage très familier, à la limite du jeu phonique. C’est le son du mot qui, souvent, interpelle Dante et le fait l’employer dans son écriture. Certains passages même de L’Enfer ne sont faits que par des noms propres, comme dans l’énumération par Virgile des personnes présentes dans les Limbes, au chant IV. Et d’autres passages n’appartiennent à aucune langue, ou à un mélange de langues, comme les paroles du géant au chant XXXI de L’Enfer, ou bien le célèbre début du chant VII, qui s’ouvre avec une phrase sibylline de Pluton. »
La juste place du traducteur
« Un traducteur n’est pas l’auteur. Il ne fait pas, comme l’auteur, œuvre de création nouvelle. Mais il passe. Il est passeur, d’une langue à l’autre, d’un texte à l’autre. Il donne à lire.
Et, en cela, il doit éclairer, de lanternes, la route prise. »
Également de Christian Travaux, dans cette même note. Curieusement cette assertion a suscité tout un débat sur le compte twitter de Poezibao !
Elfriede Jelinek et le mycelium
Dans le Monde daté du 16 Août 2019, un grand entretien avec Elfriede Jelinek, entretien qui s’est fait par mail puisqu’elle n’a pratiquement plus de contacts avec le monde extérieur. Mais Christine Lecerf la connait depuis des années et échange souvent avec elle par voie électronique. Je note cette remarque qui m’a particulièrement retenue : A la question de savoir à quoi ressemble son œuvre aujourd’hui, elle répond : « Peut-être à un mycélium. Un vaste réseau de longs filaments qui donne de temps en temps un champignon. Le champignon, c’est ce qui pousse à la surface, c’est ce qu’on voit. Le réseau souterrain, lui, même s’il peut parfois être gigantesque, reste invisible. C’est tout ce qu’on a vécu, tout ce qu’on a lu. Ce qui est banal comme ce qui est tragique. Le champignon, c’est tout ça en réalité. De temps en temps, quelque chose germe du blabla et pousse à la surface. On ne sait pas exactement d’où ça sort. Tout le travail du lecteur-spectateur consiste donc à identifier ce qui parle là, examiner ce "nous" qui a poussé, étudier le mycélium où il a germé, analyser tout le blabla, y compris le sien. ».
Sa radicalité
Elle est terrible, Elfriede Jelinek, je l’expérimente en lisant, pas à pas, son Winterreise. Pour preuve ces mots durs mais sans doute nécessaires et très lucides de la fin de l’entretien : « Vous avez comparé à plusieurs reprises l’artiste que vous êtes à une femme de ménage. Dans Schnee Weiss, vous écrivez : "S’il faut être une femme, autant être un Kleenex dans une jolie boîte que j’aurais moi-même confectionnée." C’est encore une de ces phrases ironiques qu’il faut prendre au second degré. Chez nous, faire le ménage est réservé aux femmes, et souvent aux femmes déclassées des pays pauvres que l’on peut exploiter, les femmes comme les pays. Quant au mouchoir jetable, pour moi, c’est le parfait symbole de la femme. La femme est un Kleenex. Le seul droit qu’on lui concède, c’est d’être dans une jolie boîte. Mais cela ne lui sert à rien. On l’arrache quand même et on l’utilise. On s’essuie avec.
La condition des femmes n’a-t-elle pas du tout changé ?
Je ne vois pas d’amélioration. Il est vrai qu’avec le mouvement #metoo un signal fort a été donné. Il s’est vraiment passé quelque chose. Je ne pense pas que l’on pourra faire marche arrière. Pour une fois, je suis optimiste. Mais le mépris envers la femme et son œuvre ne changera jamais. On lui jettera peut-être de temps en temps des miettes de biscuit pour chien, pour qu’elle ait quelque chose à mâcher et se tienne tranquille. Mais c’est tout.
Quel avenir espérez-vous pour vous-même et pour votre œuvre ?
Le désir d’immortalité est une affaire d’homme. Et l’immortalité, moi, je n’en veux pas. Je vais tout jeter, même mes dossiers. Le reste, ce sera pour la broyeuse. Elle pourra s’en donner à cœur joie et faire au moins quelque chose d’utile. Puisque la femme ne peut pas s’inscrire dans cette société (très peu y parviennent et seulement après leur mort), que son écriture fasse de même, qu’elle disparaisse. Et je voudrais bien savoir (mais je ne le saurai jamais) à qui cela pourra un jour manquer. »
Contre Blanchot
Contre est sans doute excessif mais je lis sous la plume de Didier Cahen, dans son excellent livre, Trois pères..., cette remarque : « Dans l’ombre de Blanchot, il n’y a pas âme qui vive. » (42)
Jabès, toujours
En revanche, très belle section consacrée à Edmond Jabès, à la question de sa judaïté. Cette question court en filigrane dans tout le livre, celle des trois auteurs-pères (mais jamais assimilés à des pairs), puisque du Bouchet avait des ascendances juives du côté de sa mère, celle de Didier Cahen lui-même, le Flotoir en a déjà parlé.
Quant aux rapports avec les pères ou les modèles, une terrible anecdote concernant Jabès apportant un manuscrit à Max Jacob. Cela se passe en 1935. Max Jacob s’apprêtait à rendre son manuscrit au jeune Jabès mais il « préféra le déchirer, le mettre à la poubelle en expliquant au jeune homme stupéfait : "C’est excellent mais ce n’est pas toi. Tu m’imites et j’ai fait mon temps ». (69)
Double leçon ici il me semble, bien sûr celle, dure mais sans doute très salutaire, reçue par Jabès, mais aussi cette reconnaissance, par Max Jacob, du fait qu’il avait fait son temps. Assertion rarissime dans la bouche des créateurs. Il est vrai que certains, notamment les musiciens, restent incroyablement créatifs jusqu’à la fin, on a même écrit de belles choses sur ces dernières années de création, souvent débarrassées de toutes les entraves antérieures, le créateur sachant la fin proche et relativisant un certain nombre de considérations qui lui semblaient importantes. Il joue alors son va-tout.
Quatre citations
Didier Cahen excelle à présenter les trois auteurs et même s’il a placé ce parcours sous le signe de sa rencontre personnelle avec eux, cela ne l’empêche pas de dresser de chacun un portrait à la fois très précis, fondé sur la réalité des rencontres, mais aussi d’offrir au lecteur une belle synthèse des caractéristiques profondes à la fois de chacun des trois écrivains et de chaque oeuvre.
Il cite à plusieurs reprises et je vais les citer à mon tour quatre assertions éclairantes de Jabès.
« Je suis à la recherche/d’un homme que je ne connais pas, /qui jamais ne fut tant moi-même/que depuis que je le cherche. »
« Tu es celui qui écrit et qui est écrit... »
« Il y a celui qui se tait en moi – avec moi – quand je me tais. /Il y a celui qui parle en moi – avec moi – quand je m’exprime. / Est-ce le même homme ? »
→ cette dernière citation, je pourrai la dédier à Philippe Jaffeux avec qui j’ai eu un bel échange à propos de parole et silence (à la suite de la publication de la note de Christophe Esnault, sur le livre Mots, dans Poezibao).
Dernière citation enfin, peut-être la plus précieuse pour moi :
« Ne demande pas ton chemin à celui qui le connaît mais à celui qui, comme toi, le cherche » (71)
Sur l’interprétation
Je poursuis la lecture du très gros livre du Journal d’Olivier Greif et ne cesse de me féliciter d’avoir surmonté la petite traversée du désert des dix années où il fut en retrait, y compris dans ce Journal. C’est de plus en plus prenant et passionnant. Il dit à propos d’une œuvre entendue : « On était à ce niveau d’interprétation musicale où elle n’est plus un processus mental, une tentative de reproduction, mais une véritable appropriation de l’intérieur. On n’entend plus une interprétation, on entend l’œuvre. » (350)
→ et il faut sans doute constater que le travail en studio, pour l’enregistrement, est certainement un frein majeur à cette « appropriation de l’intérieur », sauf si les ingénieurs du son et le musicien savent respecter le mouvement intérieur de l’interprète, autoriser des prises de son longues. Sans doute cela que Glenn Gould obtint et qui fait que la vie profonde de ses interprétations saute aux oreilles, alors que tant de disques font l’effet de papillons épinglés, belles couleurs, mais plus aucune vie. Appropriables en plus, alors qu’une recréation de l’œuvre ne l’est pas et qu’il faut par ailleurs, en tant qu’auditeur, être au diapason de ce qui advient là. Cela arrive parfois au concert (souvenirs de récitals de G. Sokolov ou d’E. Kissin, ou plus loin dans le temps de M. Pollini).
Schubert, Mozart, Olivier Greif
« Schubert prend les habits de Mozart comme on prend l’uniforme, écrit-il à Brigitte François-Sappey, une de ses interlocutrices de prédilection, mais c’est pour les ôter aussitôt. Ce qui les unit tous les deux au fond, c’est une même versatilité, une façon de passer en une note de l’insouciance à la désespérance, de verser dans l’abîme. » (354)
→ c’est si juste et c’est sans doute l’une des raisons de l’attachement que je leur porte, notamment à Schubert, plus proche dans le temps ?
Création, O. Greif
Nombreuses et passionnantes, quoique jamais techniques, les allusions aux œuvres en cours de création, une incroyable floraison comme ces arbres qui vont mourir. « La monocarpie (mono-,"un seul", carp(o)-, "fruit" (du grec καρπός)) désigne le fait pour une plante de ne fleurir et fructifier qu'une seule fois avant de mourir, à l'inverse des plantes vivaces, les plantes polycarpiques, qui fleurissent plusieurs fois au cours de leur cycle de vie. La plante peut vivre plusieurs années avant de fleurir. La mort de la plante ne résulte pas directement de la floraison mais la production de fruits et de graines cause des changements à l'intérieur de la plante qui conduisent à sa mort. Ces changements sont provoqués par des substances chimiques qui agissent comme des hormones, en redirigeant les ressources de la plante des racines et des feuilles vers la production de fruits et de graines. (source).
Non pas qu’Olivier Greif dans les dix dernières années de sa vie, entre 1990 et 2000 en gros, n’ait produit qu’une seule œuvre, mais il semble y avoir une forme d’urgence, que le Journal rend très perceptible, comme s’il y avait prescience de la fin prématurée.
Création, encore, Olivier Greif
Ces propos, en Août 1997, qui peuvent étonner de la part d’un musicien mais qui sont féconds pour la réflexion sur la création : « Comme toujours, je procède par visions. C’est-à-dire que la musique ne me vient pas d’abord sous une forme sonore, mais semble être suscitée par le besoin que j’ai de traduire une vision qui s’impose avec force à moi. » (355)
Cela encore : « Il y a bien deux catégories d’œuvres : celles que nous voulons écrire et celles qui sont voulues pour nous et qui nous "tombent dessus", même si ces deux catégories tendent souvent à se mêler l’une à l’autre. L’inspiration, quand elle fond sur nous, ouvre des vannes intérieures qui nous laissent à la fois sans défense et sans résistance, et qui se ferment dès qu’intervient la volonté personnelle, empêtrée que celle-ci est dans les buts qu’elle s’est fixés et dans son inquiétude de ne pas les atteindre. » (357)
Schubert
En 1997, Olivier Greif donne une magnifique conférence sur Schubert. Elle n’est pas donnée in extenso dans le livre, mais elle est à la disposition de chacun sur le site Olivier Greif (sur ce lien. Je recommande de taper Schubert dans le moteur de recherche une fois dans la page pour accéder plus facilement au texte).
Je note ces propos, sans doute pas profondément originaux mais qui correspondent tant à ce que j’ai toujours ressenti et qui me fait parler de Schubert comme d’un frère, ce qui n’est le cas pour aucun autre musicien, même adoré comme Bach ou Mozart). « Chez aucun autre compositeur la musique n’a été à ce point l’expression directe de l’intimité de l’être, et l’être, l’être tout entier, aussi inconditionnellement subordonné à la musique. Ce côté personnel de la création schubertienne fait que dans la meilleure partie de sa production, Schubert parle non seulement toujours à la première personne du singulier, mais également s’adresse toujours à un interlocuteur en particulier, aussi aimé qu’il est inconnu. Schubert est universel parce qu’il parle à chacun individuellement, comme il le ferait avec un ami de longue date. L’impression que nous avons ici d’une relation vécue de manière privilégiée avec un compositeur est encore rehaussée par le fait que, en raison du destin de Schubert et de son psychisme particulier, sa musique n’a que rarement réussi à se frayer un chemin jusqu’au grand public de son époque – j’entends par là : le public anonyme – et qu’elle a dû pour survivre, c’est-à-dire pour se faire entendre, emprunter les voies plus discrètes, mais aussi plus authentiques, de l’amitié. » Olivier Greif montre ainsi que, comprenant qu’il serait peu reçu par le monde, Schubert a écrit surtout pour ses amis et que cela lui a donné une sorte de liberté magnifique : « ce qu’il voulait que l’on entendît vraiment, ce pour quoi il y avait urgence, il l’écrivait à l’intention de ses amis. (D’où l’importance capitale des lieder et de la musique de chambre au sein du corpus de ses œuvres.) En revanche, ce qu’il voulait – plus ou moins consciemment – que l’on entendît plus tard, voire que l’on n’entendît point (les opéras, par exemple), il l’écrivait pour le public, autrement dit : pour personne. »
De l’insuccès
Olivier Greif qui a eu beaucoup à souffrir du mépris d’une part du milieu musical et d’une minuscule audience écrit aussi ces mots que je transcris intégralement car il me semble essentiels pour tout créateur : « On voit ainsi qu’un insuccès, qui aurait constitué pour tout compositeur une source d’infinie frustration (et qui l’a d’ailleurs sans doute été pour Schubert) ou un risque d’appauvrissement – voire d’assèchement – de l’inspiration, s’est mué – parce que le génie fait feu de tout bois et tourne tout à son avantage – en une occasion pour Schubert d’amener l’expression musicale jusqu’à des degrés de profondeur inexplorés auparavant. Et l’on frémit en songeant à ce qui aurait pu se produire si les œuvres plus conventionnelles de Schubert avaient rencontré avec succès leur public de son vivant, privant leur auteur de la nécessité, et du temps, de se tourner vers ses œuvres plus personnelles pour crier son désespoir et sa rage. Nous privant – qui sait ? – de la part de son œuvre qui fait de lui le gigantesque créateur qu’il est, le saint-patron éternel des solitaires et des hallucinés, et nous condamnant à rester avec celle par laquelle il veut nous convaincre – et se convaincre lui-même – qu’il est un compositeur normal, honorable, respecté, couronné de succès, à Vienne en 1820. Autrement dit : un compositeur italien. Ce qui précède me confirme dans l’idée que j’ai depuis toujours, à savoir : que l’accueil réservé aux créateurs par leurs contemporains – succès ou échec – est exactement ce qui convient, sinon à leur gloire ou à leur plaisir immédiats, du moins à l’intérêt de leur œuvre. »
Les amateurs !
« La musique de Schubert est l’une de celles qui supportent le mieux l’enthousiasme parfois approximatif du jeu des musiciens amateurs. Selon moi, elle préfère même le rendu imparfait de ceux qui l’aiment pour elle-même et s’efface devant elle à l’hommage impeccable de ceux qui s’aiment eux-mêmes en elle et se mettent en valeur grâce à elle. Plus que la plupart des autres, elle exige de ses interprètes une humilité sans tache. La même humilité profonde que celle dont Schubert fut un exemple constant, et qui lui venait, je crois, de la certitude profonde qu’il avait de sa valeur. »
Floraison ultime
« Au début de l’année 1826, après que l’achèvement du quatuor La Jeune Fille et la Mort – dans lequel il est permis de voir le symbole de l’acceptation par Schubert de sa propre mort – eut agi comme un détonateur sur son énergie créatrice, Schubert va, de 1826 à 1828, dans l’urgence de celui qui se sait condamné à court terme, composer la dizaine de chefs-d’œuvre absolus (les deux trios, la Neuvième symphonie, le Quintette avec deux violoncelles, les trois Sonates posthumes pour piano, le Winterreise et les lieder qu’un éditeur a regroupés sous l’appellation de Schwanengesang) dont l’existence suffirait en soi de faire de lui un des plus grands compositeurs qui aient jamais été. » (toujours la même conférence accessible en ligne).
Lied et opéra
« C’est que le lied, qui n’est pas – comme certains le pensent – un complément de l’opéra, ou encore un "petit opéra en ramassé", lui est très directement opposé, dans sa forme comme dans sa nature même, et que l’une et l’autre de ces deux formes d’art lyrique sont, soit antinomiques, inconciliables, parce qu’elles sont trop différentes l’une de l’autre ; soit redondantes, pléonastiques, parce qu’elles disent la même chose de façon trop contraire. Ce que semble corroborer le fait qu’il n’y a pas un seul grand compositeur dans la tradition du lied germanique qui ait réussi un opéra. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé : Schubert, Schumann, Wolf, Mahler... Tous ont essayé ; tous ont échoué. Plus ils échouaient, et plus ils revenaient au lied, le faisaient évoluer (comme Mahler) dans la forme et dans la durée, y mettant ce qu’ils ne parvenaient pas à transmettre grâce à l’opéra. La puissance du lied germanique est donc riche de l’impuissance de l’opéra. De fait, le lied est à l’opposé de l’opéra dans le sens où l’opéra vise à l’extériorisation de l’expression et le lied, à son intériorisation. Le lied, précisément, dit ce que l’opéra ne peut pas, et ne sait pas, dire. »
→ Voici mis en mots très clairs ce que je ressens depuis toujours !
Musiciens et poètes
Schubert fut sensible à la poésie, ô combien, même si on a exprimé bien souvent beaucoup de mépris pour les auteurs qu’il avait choisi (ne jamais oublier que ces choix étaient dictés par la musique). Bien sûr Goethe ou Heine, mais d’autres aussi et notamment Wilhelm Müller sans doute un peu trop décrié et qui devrait être réhabilité, sans condition, pour avoir suscité La Belle Meunière et Le Voyage d’hiver. Troublant d’ailleurs de voir que les plus inestimables chef-d’œuvre n’ont pas été écrits à partir des plus grands poètes. (Oui, il y a des exceptions, bien entendu, comme « le Roi des Aulnes », écrit sur un poème de Goethe !)
Greif lui aussi s’est beaucoup intéressé à la poésie : « Cette symphonie est le fruit du choc éprouvé devant la poésie de Paul Celan. Choc inouï, que je ne puis comparer qu’à celui que m’a procuré, à l’époque de l’écriture des Chants de l’âme, la lecture des poètes métaphysiques anglais (et surtout Herbert et Donne). » (360)
A propos de Paul Celan, Olivier Greif écrit plus loin (363) : « Il est peu de poètes dont le choix des mots, la manière dont ils sont associés les uns aux autres, soit à ce point porteur d’un rythme musical intrinsèque. C’est sans doute la raison pour laquelle, aussitôt que j’ai lu ces textes, la musique que je voulais pour eux m’est venue, comme si elle était une partie intégrante du verbe et qu’elle s’en détachait à mon intention. »
Didier Cahen, Jacques Derrida
Nouvelle grande section du livre de Didier Cahen, les pages consacrées à Jacques Derrida. Il relève de ce dernier : « Au fond, ce qui m’importe, c’est l’acte d’écrire ou plutôt, car ce n’est peut-être pas tout à fait un acte, l’expérience de l’écrire : laisser une trace qui se passe, qui est même destinée à se passer du présent, de son inscription originaire, de son "auteur" comme on dirait de façon insuffisante. Cela donne mieux que jamais à penser le présent et l’origine, la mort, la vie, ou la survie. Une trace n’étant jamais présente sans se diviser en renvoyant à un autre présent, alors que veut dire l’être-présent, la présence du présent. » (111)
L’expérience
« Je préfère parler d’expérience, ce mot qui signifie à la fois traversée, voyages, épreuves, à la fois médiatisée (culture, lecture, interprétation, travail, généralités, règles et concepts) et singulière – je ne dis pas immédiate ("affect", langues, noms propres intraduisibles, etc.). Pour reprendre ce mot, ce que j’ai suggéré tout à l’heure se "tire" (sans jamais s’en tirer), de cette expérience, plus précisément là où elle croise, où se croisent le travail et la singularité, l’universalité et cette préférence de la singularité à laquelle il ne peut être question de renoncer, à laquelle il serait même immoral de renoncer. » (ibid, 117)
Trois pères, trois portraits
Chacun des trois portraits est construit très subtilement autour de souvenirs personnels, d’analyses ou de présentation pas tant de l’œuvre que de la spécificité profonde de celle-ci, avec une grande place laissée à la voix de celui qu’on aime, étudie.
Olivier Greif, un arbre généalogique et la musique française
« Mahler, Chostakovitch, Britten… oui, voilà bien mon arbre généalogique. Où est la France dans tout cela ? Franchement, je n’en sais rien moi-même. Peut-être dans la sensualité de mon langage harmonique et dans l’aspect visuel – j’oserais dire, pictural – de ma musique, dans le fait que toute œuvre me vient d’abord sous la forme d’une vision. (...) Les grands compositeurs qui en ont émaillé le parcours ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une tradition évolutive où, à l’instar de la tradition germanique, le langage d’un compositeur permet d’expliciter le langage de celui qui le suit et peut être explicité par le langage de celui qui l’a précédé. Les grands compositeurs français (Rameau, Berlioz, Debussy, Ravel, Messiaen) sont des solitaires, des cas exceptionnels, voire excessifs – au sens où leur a déborde du cadre de la tradition qui les a vu naître – des phares. Rien ne les annonçait au fond, en dépit des innombrables épigones qui n’ont pas manqué de se réclamer d’eux, rien ne les suit. Rien non plus ne les relie entre eux ; surtout pas cette idée que les médiocres se font de la tradition française : toute d’élégance, de concision, de bon goût, de pudeur, du sens de la mesure et de la litote. » (363).
Ah les classifications !
Olivier Greif ironise sur le fait d’être classé, sur France Musique, parmi les « néo-tonaux » ! [Et il ne souligne pas la laideur et l’idiotie de ce mot] « Si l’on accepte la démarche qui consiste à apposer une étiquette sur un créateur, il est clair que celle-ci doit me convenir. On voit mal comment on pourrait me placer dans le rang des "post- sériels", des "spectraux", ou même des "répétitifs". "Néo-tonal", je le suis effectivement, si ce vocable désigne quelqu’un qui continue de croire qu’il est possible d’écrire une musique vivante, innovante, surprenante, décapante, belle, enthousiasmante, bouleversante – bref une musique qui touche – en employant, entre autres moyens, ceux hérités de la tonalité, ou plus exactement (pour parler plus généralement), ceux de la modalité. »
→ Voici un beau panorama de tout ce qui a été inventé par les musicologues pour ranger tant bien que mal les musiciens contemporains. Nous avons un peu la même chose, pratique mais stérile souvent, dans le domaine de la poésie où « lyrique » peut devenir une injure et « expérimental » valoir adoubement.
→ Belle distinction aussi entre tonal et modal. Ce n’est pas la même chose ! Et la musique moderne, Debussy par exemple, a tiré des effets très innovants de la modalité.
Écouter la musique
« L’opinion générale veut que la musique contemporaine soit a priori plus difficile à entendre que la musique du passé. Certes, cela est souvent vrai si l’on s’en tient qu’à l’écoute superficielle, passive, dans laquelle la vertu principale d’une œuvre consiste au mieux à donner du plaisir à l’auditeur, au pire à ne pas le déranger. Mais cela ne l’est plus du tout si l’on considère l’écoute profonde, où il s’agit de découvrir, de reconnaître et de comprendre les arcanes intimes d’une œuvre, de reconstituer le trajet qu’a emprunté son auteur pour l’écrire. Revisitée de la sorte l’histoire de la musique ne se décode plus selon le clivage musique du passé / musique du présent, mais selon la difficulté que la compréhension d’une pièce – quelle que soit son époque de composition – représente pour le mélomane. Ainsi tout laisse à supposer que Carmina Burana de Carl Orff ou une œuvre d’Arvo Pärt par exemple soient d’une écoute infiniment plus aisée et immédiate que les Quintettes à cordes de Mozart, la grande fugue de Beethoven, voir qu’une partie non négligeable de la musique des dix-huitièmes et dix-neuvièmes siècles. » (368)
→ il n’en reste pas moins que l’écoute profonde dont il est question n’est pas simple et que le mélomane, même armé d’un bon bagage musicologique, mais pas pour autant praticien, peut avoir une vraie difficulté à reconstituer le trajet emprunté par l’auteur ! Je prône pour ma part, depuis toujours, la répétition. Il faut écouter plusieurs fois, pour laisser les voix se frayer petit à petit leur chemin en soi, pour s’habituer aux trajets pris par le compositeur. En ce sens l’émission de Stéphane Goldet que j’évoquais récemment est pédagogiquement exemplaire, comme le sont je crois les présentations que peuvent faire un Philippe Cassard ou un Jean-François Zygel. On entre doucement dans l’œuvre, on en écoute un extrait, significatif, on découvre comment il va se fondre dans l’ensemble ; cet extrait, ce thème vont devenir comme les petits cailloux du Poucet, nous évitant de nous perdre dans l’œuvre.
Un fameux programme musical et une ode an die Musik !
Olivier Greif, à qui on vient de proposer la direction artistique d’une saison musicale à Orléans (nous sommes en 1997) voudrait « élargir le contexte si étroit de concerts traditionnels vers d’autres domaines culturels ou intellectuels. Montrer, au fond, que la musique est inscrite dans la vie, qu’elle est inséparable de la globalité des préoccupations de l’être humain, telles qu’elles se manifestent aussi bien dans d’autres arts qu’au sein de la philosophie, des sciences sociales ou de la spiritualité. Inséparable d’un contexte bien plus vaste, la musique l’est (normalement) pour le compositeur. Elle devrait l’être aussi pour les interprètes et c’est trop rarement le cas. Je serai, comme directeur artistique, intransigeant sur ce plan-là. Trop souvent nous n’entendons ici et là que des mains, des poings ou des gosiers. Il arrive parfois que le cœur soit aussi de la partie, mais quel résultat nous propose un cœur sans intelligence ? Pas autre chose hélas qu’une paire de mains, qu’un poing ou qu’un gosier, avec du sentiment en plus ! Ma démarche en tant que directeur artistique s’axerait donc autour de trois priorités.
1) Veiller à la haute qualité des interprétations. Partir non plus des interprètes mais des œuvres, et trouver les musiciens qui les servent plutôt que des acrobates qui se servent d’elle. Engager des musiciens qui réfléchissent et qui savent faire jaillir leur interprétation des profondeurs du silence. Ils ne sont pas nécessairement les plus chers. Tout au contraire, ce sont la plupart du temps de jeunes musiciens. Je pense par exemple au pianiste Nicolas Angelich, au violoniste Renaud Capuçon.
2) Rehausser la qualité même des programmes, souvent d’une affligeante indigence parce qu’elle est laissée aux choix d’interprètes ou de directeurs artistiques sans cervelle qui mesurent la valeur d’une musique à l’aune de l’applaudimètre. Repenser les programmes en fonction d’un projet compositionnel. Le plus souvent, programmer des œuvres qui s’articulent autour d’un concept extra musical (culturel, politique, philosophique, spirituel).
3) Corollaire de ce dernier point : sortir le déroulement même du concert de sa structure archaïque et figée, et en faire un événement pluridisciplinaire où la musique est replacée dans le contexte ouvert qui est le sien. Par exemple, demander à Jacques Derrida est un adolescent d’une banlieue dite "à risque" de dialoguer autour de musique donnée. Comment est perçu par l’un et par l’autre et musique contemporaine ? Rapport entre sa musique savante et musique populaire ? Etc. (369)
Ives et Dickinson
A explorer ! : « Je n’avais jamais songé auparavant combien l’ingénuité hallucinée d’Ives était proche de celle qui préside à la poésie d’Emily Dickinson. Jamais songé combien la modernité d’Ives était cousine de celle de Dickinson. » (374)
André du Bouchet
J’en viens à la dernière partie du beau livre de Didier Cahen, les pages qu’il consacre à André du Bouchet.
De ce dernier, cette citation : « écrire pour ne pas rester les mains nues....... pour que mon poème serve de route à ce que je ne connais pas. »
Le botaniste
La vision de cet homme, sur une terre aride, recueillant des graines de plantes rares et sauvages, confirmant cette sorte de révélation récente que j’appartiens au règne végétal plus que tout autre, eau incluse.
Penser, noter
André du Bouchet : « Je ne pense pas, je note ».
N’est-ce pas là tout le Flotoir, dans son registre à lui ? En espérant qu’un peu de pensée, peut-être, parfois, comme les champignons d’Elfriede Jelinek, naisse de toutes ces notes.
Comme un programme
Didier Cahen établit ces priorités d’André du Bouchet : « Nécessité de couper avec la poésie esthétisante, rayonnante et servile (...) nécessité encore de rompre avec la langue dans ses attaches purement métaphysiques, avec cette langue de l’être où l’autre se trouve soumis d’avance à la logique identitaire, et où dire l’autre, en repérer la phrase demande de défrayer la langue, frayer d’autres façons de parler, d’abord de non-parler ; nécessité enfin de rompre avec cette continuité du discours qui réinstaure la primauté du sens sur tout autre forme de parole, sur toutes les forces vives de cette "parole qui ne se prononce… qu’au prix de sa disparition" (Jaccottet). »
Venir, tenir, vivre en poète
Didier Cahen clôt ses belles pages sur du Bouchet mais aussi tout son livre sur ces mots : « venir en poète au monde, c’est écouter, tendre l’oreille pour accorder sa voix à la rumeur des choses. Tenir en poète au monde, c’est écouter et c’est parler pour déceler, derrière les bruits de façade, un ordre du monde plus discret, plus silencieux peut-être. Vivre en poète, c’est habiter le monde en habitant, d’abord, les mots de sa langue. »
→ et rendre compte de trois écrivains majeurs, trois poètes même si Derrida n’en a pas le titre, c’est aussi suivre cette voie-là, écouter beaucoup, parler un peu, être là avec ses mots pour rendre compte de ceux des autres et ainsi transmettre un peu de l’immense don qu’ils furent pour soi.
Jean Clair
Isabelle Howald me parlant beaucoup du livre de Jean Clair, que j’ai reçu et mis de côté pour le lire, voilà que je le fais passer sur le haut de la pile et que je l’ouvre ! Titre, Terre natale, exercices de piété en sous-titre, édité chez Gallimard. Et d’emblée ce fort exergue : « Si je ne réponds pas de moi, qui répondra de moi ? Mais si je ne réponds que de moi – suis-je encore moi ? ». (Talmud de Babylone).
Chassé, je suis mis à la porte
« Chassé, je suis mis à la porte. Pour quelle faute dont je ne sais rien ? Depuis, sur le seuil, je grelotte, j’ai froid et je voudrais rentrer, dormir, comme le faisaient, sous la couette, autrefois mes ancêtres, quand l’hiver était arrivé. » (15)
→ tout le sujet du premier Lied du Voyage d’hiver de Müller / Schubert !
→ tout ce premier chapitre, « L’intrus » est surprenant, dérangeant même en ce qu’il se rapporte à une expérience intérieure, une forme de dépossession de soi, une étrangeté certes, mais pas par rapport au monde extérieur, par rapport à soi-même, de telle sorte que l’identité s’en trouve complètement aspirée, vidée. « J’ai fini par me refuser l’hospitalité, écrit Jean Clair. Personne n’est là où je suis. » (15) – « l’étrangeté, non d’un monde extérieur, mais du plus proche, de soi-même, de moi à moi. (...) Je ne suis pas là et la crainte grandit de n’avoir jamais été là. » (31)
→ Je me sens aux confins d’expériences personnelles, cette confrontation terrible depuis l’enfance à une seule question, un tout petit paquet de mots qui a le pouvoir de me vider de ma substance. Ces mots ? « Qui suis-je ». Ils sont un peu comme une corde par laquelle je glisse à toute allure dans une sorte de vertige, je me perds quasi instantanément, arrive à me retrouver, puis me reperds, jusqu’à ce que, par mesure de prudence voire de survie mentale, j’interromps ce jeu dangereux. Comme si je risquais de passer un point de non-retour et de me noyer définitivement dans le jeu à l’infini des miroirs, comme dans l’entrée de l’immeuble d’enfance, ces deux glaces en face à face, où se voir reproduite sans cesse, rapetissée de même, mais toujours là, infime point de couleur dans le métal de la glace. « J’essaie d’arrêter le phénomène avant qu’il ne m’entraine », écrit Jean Clair.
Lui encore : « "Être soi" ne serait qu’une obstination à croire en ce qui n’est qu’une suite de sensations disparates, une habitude, une distraction. » (20)
Trop absent, alors ?
« C’est en se dérobant aux autres qu’on se dérobe à soi. Je me suis si peu livré qu’aujourd’hui c’est à moi que j’échappe. » (20)
De la naissance
« La mort est une réalité pénible à envisager. Mais la naissance est une énigme bien plus troublante encore. Je disparaîtrai comme tout ce qui vit disparaît, les plantes, les animaux, les humains, après avoir vécu. Mais autrement angoissant est le fait qu’autrefois je n’étais pas là, et qu’aujourd’hui j’existe. » (20)
Une déperdition lente
« La vie serait-elle la déperdition lente de cette confiance de l’enfant qui ouvre à peine les yeux, et qui lui fait téter son pouce ou presser le sein pour saisir les frontières de son être, confiance perdue à peine atteinte, jusqu’à ce moment où, disparue la foi qu’on avait trouvée en soi sa naissance, se disperse à jamais le capital infini que l’on croyait avoir ? (28)
Lire pour se sauver
[on peut entendre se sauver d’au moins deux façons !)
Jean Clair : « Peut-être l’énergie dépensée en ces instants où l’on se coule dans la lecture est-elle si forte qu’elle pourrait bien, mobilisée sous certaines conditions, faire bouger un guéridon. Pour échapper à mon mal, je lis interminablement et, pendant quelques instants, je suis Baudelaire, Proust ou Flaubert. La magie peut durer des heures. Fatigué par la transmigration, je referme les pages. L’âme en paix, j’essaie de retrouver le souffle qui est le mien. » (32)
Et un peu plus loin : « Lire serait s’apprivoiser la mort, en se rendant proches ceux qui la peuplent ». (31)
Le mystère de la génération
Le chapitre suivant se décale sans doute un tout petit peu de soi pour entrer plus avant dans la société d’aujourd’hui. Avec une réflexion très originale sur les questions de procréation et de filiation. Il parle des techniques de procréation contemporaines : « production d’un ventre de hasard, et graine disposée par un géniteur anonyme. La mort n’est plus alors qu’un accident biologique, dont on peut hâter ou retarder l’échéance, tout comme sa venue au jour n’aura été qu’un aléa technique. Dans ce déni du mystère de la génération, du fruit singulier de nos entrailles, et simultanément, dans l’indifférence à une mort qui nous soit propre, Rilke avait bien vu les signes de notre fin. » (49)
→ il me semble là qu’on descend à un niveau ontologique plus profond que ce qui est avancé généralement, avec les idées de droit à l’enfant ou en évoquant les questions de filiation. Si génération et disparition, conception, naissance et mort ne sont plus que des faits techniques, manipulables à l’envi (le plus souvent par les autres), que devient en effet cette spécificité de l’homme par rapport à l’animal. N’ose-t-on pas parler de cloner l’humain ? Il ne s’agit sans doute pas là tant d’une « question de société » que d’une question d’humanité.
Les trois stores
Un matin, je vois soudain, dans le paysage urbain que je connais si bien, trois stores, côte à côte, avec un superbe dégradé de rouge, un beau camaïeu aurais-je écrit sans doute du temps de Maison & Jardin !. Nul doute que ces trois fenêtres, avec leurs stores, sont déjà tombées maintes fois sous mes yeux. Pourquoi est-ce que je les vois ce matin ? Sans doute parce qu’hier, je suis allée voir dans un grand magasin un rayon de peintures, avec de très beaux dégradés de tons sur le stand d’une des marques.
→ Voilà pourquoi il est si important de continuer à regarder de la peinture (et cette fois je parle d’art et non d’art décoratif), d’écouter de la musique, de lire de nouvelles histoires... pour s’ouvrir davantage, pour continuer à rester sensible à autre chose que la routine du quotidien que notre cerveau ne se fatigue même plus à analyser. Pour sortir de la répétition du même, dont on sait le caractère délétère.
Olivier Greif et Paul Celan
Dès le début du Journal, on savait Olivier Greif sensible à la poésie. Dans ces dernières années de sa vie, il exprime sa passion pour Paul Celan. Il tente même d’écrire un quatuor sur la Todesfuge mais renonce à utiliser le texte du poème au profit d’Elegy de Dylan Thomas. Une amie lui envoie une photo peu connue de Paul Celan, il la remercie avec effusion, écrivant notamment : « Pour ce qui concerne Paul Celan, il s’agit incontestablement d’un frère d’âme comme l’on n’en possède qu’un nombre très réduit – si l’on en a jamais -–, et dont la connaissance de l’œuvre et de la pensée est absolument indispensable à tout personne qui voudrait, non point seulement goûter ma musique, mais la pénétrer de l’intérieur. Celan et moi – je l’écris sans orgueil – nous disons la même chose, et de la même façon ». (391)
→ Assertion assez stupéfiante qu’il faudrait creuser à fond mais les outils pour le faire me manquent et sans doute à beaucoup puisqu’il faut une double compétence à un très grand niveau de profondeur et de connaissance, celle de la musique en général et d’Olivier Greif en particulier et celle de l’œuvre de Paul Celan.
Une photo de lui
On reste dans le domaine de la photo puisqu’il parle, spontanément, alors qu’il fait allusion à une autre photo de Celan, signée Gisèle Freund, d’une photo de lui enfant, que j’ai vue sur le site qui lui est dédié et qui m’avait subjuguée (je suis extrêmement sensible aux photos d’enfants, j’en fais moi-même en permanence, que je ne « partage » évidemment pas en ligne puisqu’il s’agit d’enfants très proches. Je peux regarder dans les yeux une photo d’enfant, contempler ce regard, il me parle infiniment, c’est le cas avec la photo d’Olivier Greif alors que je ne suis pas forcément attirée de la même manière par les photos plus tardives. S’énonce dans ce regard une vérité qui même chez des êtres aussi authentiques et personnels sera masquée par la suite.
Prémices de la création
Le Journal permet aussi par moments d’entrer dans les prémices ou coulisses de la création. Olivier Greif écrit ainsi : « Je dis à qui veut bien l’entendre que j’ai commencé mon Trio, alors que je n’en ai toujours pas écrit une note, ni même n’ai tracé le mot « trio » en haut d’une page de papier à musique… C’est que je suis dans la période où, effectivement, je ne songe qu’à la pièce que je m’apprête à composer, mais allonge à loisir la durée de sa gestation (ou l’œuvre future se nourrit de toutes les stimulations intellectuelles, spirituelles, émotionnelles, que son auteur peut rencontrer), de peur de commencer à l’écrire trop tôt, sans avoir recueilli, assimilé, digéré toutes les informations qui vont en constituer le ferment ; de peur – en somme – de produire un enfant prématuré. » (393) et il ajoute un peu plus loin : « En matière de création artistique, il faut à la fois tout faire, et laisser faire. »
De l’alto
Très belle page sur l’instrument à cordes alto : « Je goûte de plus en plus l’alto. C’est qu’outre ses attraits musicaux naturels il représente, de par sa position entre le violon et le violoncelle, une voie médiane dont je m’étonne qu’elle n’ait pas davantage attiré à elle les compositeurs. » Et un peu plus loin évoquant le reproche qui est fait souvent à cet instrument d’une forme de bâtardise : « Or ce sont précisément cette "bâtardise", cette ambiguïté, cette façon qu’il a d’être de nulle part, ou nulle part chez lui, d’être, au fond, un "juif errant" de la musique qui me fascinent et tirent de lui ce timbre rauque, inimitable, cette blessure sonore inguérissable, que ni le violon ni le violoncelle, dans leur certitude, ne pourront jamais approcher. Sa fragilité, sa vulnérabilité, son instabilité, son insécurité, son incapacité sont sa force. Mais une force si fragile qu’elle ne nous est que plus proche. » (394)
→ il me semble que tout ce passage pourrait aussi s’appliquer à la voix d’alto.
Crise spirituelle
Et voilà que l’aventure avec l’école spirituelle est terminée, Olivier a plus ou moins été renvoyé, selon son frère, par le guru. Il écrit de manière poignante : « Depuis que j’ai quitté la voie, j’expérimente une sorte nouvelle de solitude. Solitude avec moi-même, solitude avec Dieu. Peut-être même solitude sans Dieu. Mais en cette solitude aussi je suis accompagné, et il me semble qu’elle est indispensable à ce que se révèlent toutes mes forces créatrices et à ce que je parvienne au prochain stade qui m’attend. Peut-être le confort de me savoir entouré – y compris par la protection de Dieu – avait-il quelque chose d’anesthésiant (395)
→ c’est aussi un des aspects passionnants de ce livre que de permettre de suivre le parcours intérieur d’Olivier Greif. Il n’y ait jamais question, il faut le noter, de sa vie affective, mais beaucoup donc de sa vie spirituelle, avec cette longue traversée de dix ans de l’engagement dans une école spirituelle ésotérique, ce que cela a impliqué comme tarissement de la musique et même de l’écriture. Puis on a senti poindre le désengagement, tout doucement et finalement, le retrait complet, en 1998 donc, alors que la créativité du compositeur est totalement stupéfiante depuis deux ou trois ans. Oui je suis très touchée et passionnée par cette lecture, qui est une lecture-expérience (c’est assez rare, ces livres dont la lecture se mue en expérience). Il me faudra maintenant me lancer dans une exploration beaucoup plus approfondie de sa musique, à l’aide de son livre puisque bien souvent il est relativement prolixe non sur la composition proprement dite, mais sur la genèse de ces œuvres.
Retour à Jean Clair
.... alors que chez Olivier Greif il y a, parmi ses corresondants, un Jean Claire, qui est un prêtre musicien de Solesmes. On n’est donc pas tout à fait dans le même univers, encore que... on verra plus tard que ce livre contient de très étranges pages, sans doute déjà en partie connues par les lecteurs de Jean Clair, sur les tout premiers temps paysans de l’enfant : « Je ne me console pas de la disparition d’une religion qui, pendant quelques siècles, avait pu par sa tendresse colorer notre vie. » (62).
« Écrire, c’est toujours rencontrer des morts » écrit-il avant de se lancer dans un débinage intense du roman contemporain : « Ils n’inventent rien qui m’intéressent. J’ai toujours détesté la fiction ». Quant aux dialogues, ils représentent « un usage frauduleux de l’écriture. »
Pour être clair : « On n’écrit que pour obéir au besoin de dire quelque chose qu’on ignore » (58)
« Écrire suppose d’être seul (...) Seul comme abandonné, perdu, égaré, contraint de chercher ses mots et de les rassembler, le dernier des hommes, face à la mort, pour tenter de répondre. Parler est un discours désarmé avec les disparus, la seule adresse possible à ceux qui ne sont plus là, un mouvement de piété envers ceux qui n’en peuvent mais. » (59)
Création artistique et Révolution
On lit ici un historien et un historien d’art et c’est passionnant : « La Révolution n’a guère été plus, dans sa scénographie, qu’un remake à quatre sous des grandes institutions religieuses anciennes. Catabase sans anabase. Une descente aux enfers, sans élévation. Sa faiblesse à concevoir des formes à la hauteur de ses convictions – alors que le christianisme, pendant un millénaire et demi, a enrichi l’Europe d’œuvres bouleversantes – montre cruellement l’incapacité de l’homme, réduit à l’anthropologie, à donner corps à des idéaux. » N’a-t-il pas été beaucoup question ces derniers temps de la transformation de Notre-Dame de Paris, à l’époque de la Révolution, en Temple de la Raison ? !
Rêve et présence
Remarque profondément juste et donc très émouvante sur le rêve, très présent dans ce livre de Jean Clair, non pas sous forme de récits complets (si souvent indigestes même sous les meilleures plumes) mais par allusions, fragments, notes de passage (qui introduisent à, comme en musique !). « L’étonnant pouvoir du rêve, c’est qu’il ne nous impose pas, comme par hasard ou provoqué par notre absence, l’apparence d’un être, dans son indécision, mais qu’il nous offre sa présence sensible, parée de toutes ses qualités. Nous ne voyons pas réapparaître, nous qui les avions oubliés, un visage, une silhouette, un port de tête, des expressions dont il ne restait presque rien, mais, comment théologie, surgir devant nous ce qu’on pourrait nommer une présence réelle, avec sa chaleur, sa spontanéité, sa voix, remontée d’on ne le sait lequel de ces enfers qui ne sont pas forcément des lieux de souffrance comme dans nos religions, mais des lieux imaginés par les Anciens ou par le Shéol juif, où ils sont tenus en réserve, endormis eux aussi, attendant de nous revoir – et peut-être en effet, du fond de leur sommeil, nous revoient-ils en ces moments comme nous les revoyons, habités de la même présence que nous. » (64)
Feuillets d’incertitude
Belle définition de ces pages : « Tels ces feuillets d’incertitude, écrits jour après jour, pour attester non seulement que j’existe, mais que j’ai existé ». (65)
Papillons et pensées
« Bien sûr, le moindre geste effraie ces animaux. Ils sont les pensées qu’on essaie de fixer quand on écrit. La moindre distraction, le moindre son les chasseront alors qu’ils allaient se poser sur la page. Il ne faut donc pas fixer ses pensées, mais en détourner le regard, non les regarder de travers, mais les regarder de côté (...) C’est pour cela que notre époque de bruits et de mouvements, comme une conspiration de la technique, ne peut plus guère produire de livres, ni susciter de réflexions. C’est sans doute aussi pourquoi l’écrivain tente d’apprivoiser ces papillons heureux qui volent au-dessus de sa tête par des rituels qui sembleront étrangers au profane. » (71)
Le son, la forme (Olivier Greif)
« Les sonorités ou les alliages de timbres inouïs ne m’intéressent pas pour eux-mêmes – par exemple pour le pur plaisir hédoniste qu’ils peuvent m’apporter – mais seulement s’ils traduisent une émotion infiniment plus vaste qu’eux ou s’ils témoignent d’états supérieurs de conscience, d’états visionnaires, d’états hallucinés. En eux-mêmes ils sont la chose qui m’occupe le moins en musique. J’ai, je crois, toujours privilégié la forme par rapport au son. La forme m’est une préoccupation fondamentale. Mais attention, elle ne m’intéresse pas davantage pour elle-même. C’est le rapport dialectique qu’elle peut entretenir avec l’émotion qui me passionne. La forme ne me touche vraiment entant qu’elle est créatrice d’émotions. »
Je note aussi un peu plus loin cette phrase très éclairante : « je suis un arbre aux racines juives et d’Europe du Nord, dont le tronc est français, et dont les branches s’étendent jusqu’au Japon. » (405). Seule l’allusion au Japon me reste un peu obscure. Tout le reste s’est révélé au cours de la traversée des années du Journal.
Hersant, enfin
Et voilà page 414, enfin, la réponse à la question que je me posais de plus en plus : quid de Philippe Hersant, tant il semblait qu’il pouvait y avoir des affinités profondes entre ces deux musiciens ? Eh bien, oui, plus que cela même. La rencontre est tardive mais enthousiaste. Olivier lui écrit après un concert, lui disant qu’il a tout aimé et tout admiré de tout son cœur, sans restrictions. Ajoutant qu’en dehors de Dutilleux et maintenant que Messiaen est mort, il est « le compositeur français vivant le plus important. » (Décembre 1998, p. 414).
Sur l’émotion
« Créer de l’émotion : tel est, en effet, le but quasiment unique de ma musique. Mais par émotion j’entends quelque chose d’excessivement haut et d’excessivement profond, et qui peut aussi bien combler l’intellect que les autres paramètres de l’être. Il y a, à titre d’exemple, une émotion presque insoutenable dans La Grande Fugue. "Émotion" n’a donc rien à voir, absolument rien à voir, avec "sentimental", moins encore avec "larmoyant". "Émotion" veut dire qu’une musique vous bouleverse, au sens où elle vous dérange, vous prend – parfois presque par effraction – et ne vous lâche plus. À ce titre, le conformisme est, à mon sens, l’exact opposé de l’émotion. » (416)
Conseil à un ami
A un jeune ami qui lui demande conseil sur un choix difficile, Olivier Greif répond : « ainsi cherche au fond de toi-même. Nous sous-estimons grandement les vertus du silence. Tant de réponse dorment en nous, que nous ne réveillons pas parce que nous ne savons pas faire silence et entendre la voix qui retentit là. Toutes les réponses, en réalité… » (430)
Data ?
Et soudain, cette étrange question : un chercheur, d’ici dix ou vingt ans, avec des programmes de traitements de données et de l’intelligence artificielle, pourrait-il faire mon portrait, voire continuer mon Flotoir ?
Un monde disparu
Très étranges, j’en parlais plus haut, ces pages où Jean Clair évoque ce qui fut sans doute une très brève expérience, quelques mois, quelques années, je ne sais, d’une vie dans une ferme en Mayenne, en cohabitation totale avec les animaux, vaches, poules, porcs, comme cela pouvait se pratiquer encore pendant la deuxième guerre (il est né en 1940, mais à Paris, dans le 6ème arrondissement et je manque d’éléments pour préciser les raisons de ces jours d’immersion totale dans la vie paysanne, qui semble être celle de sa famille). « Un autre monde, le monde animal, le monde des êtres animés, dont il ne reste rien. Un lien s’est rompu, qui ne se renouera pas et l’image de la crèche, bannie aujourd’hui des lieux publics, à l’image de l’Arche où chaque espèce animale est sauvée à l’égal des humains, ne se comprend plus non plus, alors que l’eau monte, à nouveau. Ces petites fermes étaient des arches de Noé, attardées, oubliées, échouées, dans le vide des campagnes, au bout des chemins si tardivement tracés. La présence de sources à peu près partout avait permis cet émiettement des habitations. Là où il y avait de l’eau, on pouvait vivre. Avec leurs animaux, leurs réserves de graines et de plantes, et même un plan de vigne, elles avaient été dans l’étendue des champs, de petits bateaux de sauvetage, alors que des énormes cuirassés montaient à l’horizon. » (86)
Venu de rien et curieux de tout
« Venu de rien, traversé par l’impatience à courir les pays étrangers et apprendre les langues qu’on y parlait (...) Ma première émotion à prononcer des mots d’allemand ou d’italien sans me tromper sur les accents, à correctement faire sonner les diphtongues… Il y avait une grande sensualité à découvrir, chaque fois, des saveurs si subtiles… mais sinon, attaché à rien, redevable de rien et curieux de tout, sans même une origine dont je pus me glorifier, d’autant plus apte à défendre celle dont je pourrais un jour me rendre le possesseur. » (91)
Livres évoqués :
Olivier Greif, Journal, Aedam Musicae
Jean Clair, Terre natale, exercices de piété, Gallimard
Philippe Jaffeux, Mots, Lanskine
Elfriede Jelinek, Winterreise, traduit par Sophie Herr, Seuil
Didier Cahen, Trois pères, Jabès, Derrida, du Bouchet, Le Bord de l’eau
Rédigé par Florence Trocmé le 20 août 2019 à 17h57 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: André du Bouchet, Didier Cahen, Dylan Thomas, Edmond Jabès, Elfriede Jelinek, Jacques Derrida, Jean Clair, Olivier Greif, Paul Celan