Les éditions Contrechamps ont publié récemment un livre réunissant de nombreux écrits du compositeur, chef d’orchestre et musicologue allemand Hans Zender.
On pourrait classer les chapitres de ces Essais sur la musique en deux grandes catégories : les articles plus spécifiquement axés sur un musicien et les réflexions plus générales sur la musique, son histoire, son évolution.
Il est sans doute déjà révélateur en soi de donner les noms des musiciens dont Hans Zender aborde les œuvres dans ce livre : Mahler, Messiaen, John Cage, Helmut Lachenmann, Scelsi, Bruckner pour citer les principaux. Chacun de ses essais peut faire office d’introduction à l’œuvre de ces compositeurs tant les remarques, tout en restant accessibles au non-spécialiste, embrassent largement la manière, le style du compositeur, les raisons d’être de son approche musicale. Et cela même quand la focale est dirigée vers un point qui peut paraître de détail, comme dans le très bel article sur Messiaen qui s’intitule « Messiaen et l’esprit du haïku ».
Pour Mahler, approche très intéressante aussi puisqu’elle part de l’expérience d’une répétition, Zender étant au pupitre, de la Troisième Symphonie du musicien.
Parmi les essais focalisés sur des idées plus générales, on peut citer le chapitre le plus développé, « L’harmonie par tension contraire », mais il semble toutefois réservé plutôt au connaisseur des arcanes de la composition musicale. C’est sans doute le seul article vraiment difficilement accessible au mélomane curieux qui pourra en revanche s’attarder sur « Classicisme et romantisme » ou sur « Musique entre logos et pathos ».
Dans chaque essai, car ces chapitres sont autant de petits essais, denses, argumentés, associant les considérations techniques et esthétiques, Hans Zender développe un vrai point de vue, souvent audacieux et situe les choses dans un contexte plus général, celui qui manifestement le préoccupe : comment évolue la musique aujourd’hui, quels sont ses potentiels d’évolution ? Très loin des dogmes mais aussi des préjugés et des partis-pris, il analyse aussi bien des courants dominants, voire hégémoniques de la musique au XXème siècle que des expériences singulières, comme celle d’un Scelsi. Il tord le cou, constamment, à bien des idées toutes faites mais il ne fait pas de concessions non plus. Bref, il semble agir et écrire en esprit libre.
Dans son introduction, Jörn Peter Hiekel dit que les écrits de Zender sont précieux pour « tous ceux qui se préoccupent de la perception de l’art en général. » (p.24). Un Zender qui réfléchit beaucoup à partir de cette assertion : « les sens pensent », formule frappante, empruntée au philosophe Georg Picht et reprise en titre de son volume d’écrits le plus conséquent (Die Sinne denken, 2004), alors que son livre le plus récent s’intitule « L’écoute en éveil » (Waches Hören, 2014)
Il s’agit en définitive pour Hans Zender de « scruter la manière dont l’art nous touche. » L’ensemble est suffisamment varié pour que tout lecteur puisse trouver matière à enrichir ses connaissances et plus spécifiquement sa pensée sur la musique et son approche des œuvres. Les meilleurs livres sur la musique ne sont-ils pas ceux qui permettent d’inventer de nouvelles manières d’écouter ?
Florilège
→ Sur Mahler
La « rédécouverte de Mahler est en fait une redécouverte des affects ». (p.45) Sa musique renferme de « gigantesque concentrations d’affects ». (p.46)
→ Sur Messiaen et le Catalogue d’oiseaux
H. Zender évoque « le concept d’harmonie par tensions contraires (gegenstrebige Fügung) qui permet [à Messiaen] de confronter des formes musicales construites sur des normes esthétiques totalement différentes. Le reflet des saules et des peupliers sur l’eau, les Alpes du Dauphiné ; les découpes fantastiques des falaises dans les Dolomites ; la nuit : tout cela dans un langage musical qui relève complètement de l’univers structurel et abstrait de la première manière de la musique sérielle ; les chants d’oiseaux, au contraire, avec leur conception harmonique spectrale, parfois tonalisante, et surtout avec leur structure temporelle répétitive, sont d’une facture totalement différente. » (p.51)
→ A propos de Helmut Lachenmann
« Obtenir par filtrage du jeu instrumental des échelles entières de sons bruités, voilà la création la plus personnelle de Lachenmann, ce que lui-même appelle la "musique concrète instrumentale". Sans recourir à l’électronique (…) il a réussi à établir, au beau milieu du monde des sons nettement délimités et descriptibles en termes de paramètres, un second royaume absolument peuplés d’ombres sonores, de sonorités qui "sont" moins qu’elles ne naissent et s’évanouissent continuellement. (…) Lachenmann a non seulement élargi les techniques de jeu de presque tous les instruments habituels, il a également renouvelé "l’appareil esthétique" si souvent critiqué par lui, jusque dans ses formes de transmission. » (p.88)
→ A propos de Bruckner
« Si l’on peut interpréter la forme sonate comme l’union des deux forces antagonistes du monde médiéval et du monde baroque, à savoir le sacré et le profane, ce travail de fusion métamorphique semble atteindre une telle intensité chez Bruckner – et tout particulièrement dans la Cinquième Symphonie – que ces oppositions s’avèrent comme les deux aspects d’une même totalité cachée. (…) Dans les symphonies de Bruckner apparaît la totalité du vivant. L’impact toujours croissant de cette musique sur l’auditeur moderne montre bien, dans sa force mystérieuse, que c’est précisément la confrontation d’attitudes esthétiques apparemment incompatibles qui est capable d’ouvrir des horizons nouveaux. » (p.210)
Ressources
→ La fiche de Hans Zender (né en 1936) sur Wikipédia et une autre, plus détaillée quant à la personnalité musicale du compositeur sur le site de l’IRCAM.
→ Hans Zender est connu en particulier pour son concept d’interprétation composée, dont il a donné un exemple frappant avec Le Voyage d’hiver d’après Schubert. Sur ce concept, lire cet article de l’IRCAM
vidéo d’une représentation, durée 1h38.
« Hans Zender s'est affirmé progressivement comme l'un des compositeurs européens les plus riches du point de vue des qualités sonores ; face à la voix chantée (amplifiée dans le n° 13) ou parlée, ce Winterreise fait apparaître une très grande diversité dans les couleurs instrumentales : du trombone combiné à l'accordéon et à la caisse claire avec balais de jazz (Le déluge, n° 6) aux sonorités populaires suggérées par l'alto légèrement désaccordé et le saxophone soprano dans Le joueur d'orgue de Barbarie (n° 24), l'auditeur découvre de multiples facettes d'un orchestre traité avec beaucoup de subtilités, et éprouve peut-être, comme le souhaite Zender, la « violence existentielle de l'original » de Schubert... » (source)
Hans Zender, Essais sur la musique, édités par Pierre Michel et Philippe Albéra et traduits par Martin Kaltenecker et Maryse Staiber, Éditions Contrechamps, Octobre 2016, 272 pages. 22€ - sur le site de l’éditeur