Pourquoi en écoutant Philippe Hersant (introduction de Songlines, 1 ou de Songlines, 3), la gorge se serre-t-elle et l’émotion envahit-elle ? Le compositeur a écrit cet ensemble en cinq mouvements en 2007 après avoir lu le fameux livre de Bruce Chatwin, Songlines, qui a permis au plus grand nombre de découvrir l’existence d’un labyrinthe de sentiers invisibles sillonnant tout le territoire australien. Les Européens les appellent itinéraires chantés ou pistes des rêves, les Aborigènes parlent eux d’empreintes des ancêtres ou de chemins de la loi. Philippe Hersant cite encore Bruce Chatwin dans le livret du CD : « les mythes aborigènes de la création parlent d’être totémiques légendaires qui avaient parcouru tout le continent au Temps du Rêve. Et c’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin -oiseaux, animaux, plantes, rochers, trous d’eau- qu’ils avaient fait venir le monde à la création ».
Peut-on imaginer plus belle métaphore de la création et ici singulièrement de la création musicale, qui ferait ainsi venir le monde au monde ! Les instruments, piano, flûte, percussions, contrebasse, clarinette, violoncelle, trombone de l’Ensemble Zelig chantent et inventent un monde. Un monde qui nous semble étrangement familier et qui nous bouleverse.
Vient ensuite une pièce pour piano, tout aussi mystérieuse et envoûtante, in Black, interprétée par Cédric Tiberghien. Cette fois le compositeur se réfère à Anton Tchekhov racontant l’histoire d’un moine, vêtu de noir, qui vivait il y a 1000 ans mais que beaucoup croient voir ici ou là depuis ce temps-là, comme une sorte de mythe multiplié à l’infini. De cette pièce, Philippe Hersant dit qu’elle est une sorte de « satellite » de son opéra Le Moine noir, centré précisément autour du moine de Tchekhov et de ses avatars. Les références sont multiples, outre Tchekhov, le peintre Malevitch mais aussi le Liszt de Funérailles ou les chants religieux orthodoxes. À l’image des multiples incarnations, réelles ou rêvées du moine, la musique semble fourmiller d’échos, de résonances et dresse sans cesse des ponts entre mondes et temporalités. (1)
La sonate pour violoncelle (2003) est composée de quatre mouvements, très contrastés, allant de « Résolu » à « Obsédant » en passant par « Expressif » ou « Furtif ». Belle interprétation de Romain Garioud. L’oreille est constamment sollicitée par la musique dans la musique, le passage de fantômes musicaux, thèmes ou airs anciens, chants juifs peut-être ou des pays de l’est de l’Europe.
Puis ce sont Six Bagatelles pour clarinette, violoncelle et piano. Six microcosmes à l’image de la ruche qu’Emily Dickinson évoque dans Within that litte hive… Autant de petites entités riches, mais de très brève durée, ce qui permet à l’attention de rester complètement réceptive à ces créations scintillantes. Une ambiance se fait jour mais elle ne s’éternise pas et se referme pour laisser place à une autre dimension imaginaire.
Le disque se clôt sur un ensemble de lieder d’une vingtaine de minutes, In die Ferne, cycle de huit mélodies toutes écrites sur des poèmes allemands : textes de Trakl (poète de prédilection de Philippe Hersant), Heine, Goethe, Brentano, Hölderlin, Eichendorff, la plupart ayant pour thème la mort et remarquablement interprétés pas le baryton Matthieu Lécroart et la pianiste Alice Ader.
Ce très beau disque permet d’envisager plusieurs facettes de l’œuvre de Philippe Hersant et de prendre la mesure de ses sources d’inspiration, tout particulièrement littéraires.
RESSOURCES :
→ Songlines
○ Courte vidéo en anglais sur les songlines des Aborigènes
○ On peut aussi regarder cette émouvante vidéo de quelques minutes (en anglais) où un vieil aborigène qui sait ses jours comptés emmène son petit-fils sur la trace d’un songline pour lui transmettre son savoir.
○ Philippe Hersant parle du CD Songlines à France Musique, le 6 avril 2017
→ Philippe Hersant
○ Un très bel entretien vidéo avec Philippe Hersant à propos de la commande de Tristia par Theodor Currentzis. opéra choral sur des textes de détenus français et russes ?
○ Des extraits de Tristia ici avec Teodor Currentzis & le Choeur MusicAeterna. Philharmonie de Perm (Russie), Festival Diaghilev, 22 juin 2016. Textes de prisonniers russes (Anonyme - Tanyguin - Varlam Chalamov - Sonia Chilova)
Lien de la vidéo ; durée : 11’36
Muzibao recommande en particulier le n°29 sur un texte de de Sonia Chilova à 8’39. En écouter le début :
Ecouter un bref extrait de Tristia
○ Le site de Philippe Hersant
Notes
1. On peut citer ici une thèse consacrée à Philippe Hersant et dont l’intitulé est « Une esthétique du souvenir dans la musique de Philippe Hersant ; Poésie sonore, résonance, forme » Thèse de Doctorat en Musicologie de Jean-Marc Bardot (Université Jean Monnet, Saint-Etienne) - Novembre 2006
Photo de Philippe Hersant, Alvaro Yanez (source)
Références
Philippe Hersant (né en 1948), Song Lines. Songlines, In Black, Cello Sonata, Six Bagatelles pour clarinette, violoncelle et piano, In die Ferne. Ensemble Zelig, Cédric Tiberghien et Alice Ader, piano, Romain Garioud, violoncelle, Matthieu Lécroart, baryton. Un CD Megadisc Classic MDC7872, temps total : 68’48. Livret en anglais et français, textes des poèmes en allemand, anglais et français.