Evgeny Kissin au Théâtre des Champs-Élysées le 28 septembre 2017
Accueilli avec l’enthousiasme que l’on réserve aux moments hors du temps qui nous semblent possession du petit dieu ailé Kairos, ce second Concerto pour piano et orchestre de Béla Bartók. Interprété par Kissin le 28 septembre 2017 avec une précise frénésie, une soif inextinguible, une verdeur, un sens de l’invention et de l’écoute qui font songer au 21 janvier 1943, au Carnegie Hall, à New York. Fermons les yeux et revivons ce lieu, cet instant. Dans quelques minutes, ce sera la première audition américaine du Concerto pour deux pianos et percussion de Bartók. Dans quelques minutes, Fritz Reiner dirigera l’Orchestre de la New York Philharmonic-Symphony Society, et Bartók sera au piano ; ce sera son dernier concert. Ce qu’il se passe, pendant cette représentation, c’est ce que raconte le fils du compositeur, Péter : « À un certain moment, dans l’exécution [du concerto], les autres [musiciens] commencèrent à prendre conscience que mon père était en train de s’éloigner du texte écrit, ce qui les embrouilla ; heureusement, ils parvinrent à garder le cap, continuèrent de jouer leurs parties jusqu’à ce que mon père finisse par retourner à ce qui était dans la partition. Après le concert, une course de taxi tendue réunit Fritz Reiner et mes parents, qui rentraient ensemble chez eux. Reiner, qui connaissait mon père comme trop bon pianiste pour s’égarer dans sa propre musique, se décida enfin à demander à son ami : "Béla, pourquoi as-tu fait cela ? – Oh, répondit mon père nonchalamment, le timbalier a fait une petite erreur et cela m’a fourni une nouvelle idée que j’ai voulu essayer". »
De ces pages musicales savamment joyeuses, se lève, du fait de la virtuosité – sœur de l’enfance – de Kissin, un sourire mêlé de larmes. Audace qui fait songer à Isabelle Huppert confiant aux Cahiers du cinéma (beau numéro 700) : « Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov [est] le tout premier film que j’ai vu. J’ai un souvenir très précis de ce film, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’il a été le premier. Le plan qui m’a le plus touchée, c’est le tout dernier : les soldats reviennent de la guerre et la fiancée va sur le quai de la gare attendre son amant. Elle est habillée tout en blanc, elle s’avance sur le quai, encombré par la foule de soldats et de parents venus les accueillir, mais ne voit pas son fiancé. Elle comprend qu’elle ne le reverra plus, qu’il est mort. À ce moment-là, un vieux monsieur s’approche d’elle. Au moment où elle se rend compte de la tragédie, il y a cet oracle qui vient la voir et la pousse, la sermonne presque, à vivre, elle qui est encore toute jeune. Il répète à la jeune fiancée éplorée : "Il faut vivre, il faut vivre, il faut vivre." Je n’ai jamais revu le film et pourtant je suis bouleversée rien que de l’évoquer. C’est la première émotion que j’ai eue au cinéma. À 12-13 ans, je ne m’étais pas encore formulé que je voulais devenir actrice. Mais je me suis rendu compte qu’il était possible de pleurer et de sourire dans le même plan. Ce qui se passe sur le visage de la jeune actrice est très beau : un sourire jaillit des larmes. Alors j’ai pensé que c’était bien de pouvoir faire les deux en même temps. »
Et que dire de l’interprétation que nous a offerte Kissin du mouvement lent de la sonate n°29 op. 106 (« Hammerklavier ») de Beethoven, le mardi 14 novembre 2017… Véritable moment – architectural – de grâce, ces pages – et leur interprète – n’ont pu que faire songer à Protée, tel que dépeint par Mathieu Terence, qui a suivi les traces toutes fraîches d’Ovide dans la neige salie de notre présent : « On sait que tout ce qui vit féconde. Le synonyme de la vie est la métamorphose. L’un de ses dieux tutélaires est Protée. Il change, pour rester fidèle à lui-même et à la vie qui prend tous les visages du vivant. Il se transforme pour ne pas livrer son secret de jouvence. Il danse avec le temps. Il peut dire le passé comme l’avenir. Il ne se laisse saisir par rien, et surtout pas par la mort, elle n’a pas d’intérêt. Il ne faut cesser de naître que pour cesser de vivre. Sa métamorphose met corps et âme au diapason. Elle traduit un désir en regard puis en geste. Elle convertit la fin en son contraire. Là où tout est fugace, elle est seule éternelle, puisque n’est immuable que le fait de changer. […] L’enfance du monde se perfectionne sans cesse. Nous y sommes. »
Matthieu Gosztola
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