Le compositeur Franck C. Yeznikian* a écrit pour Muzibao cet hommage à Klaus Huber, décédé ce 2 octobre 2017.
Klaus Huber un adieu pour un éveil
Un objet de richesse est toujours moins réel qu’un objet pauvre…
Cet éclat des choses pauvres, c’est l’éclat de la matière nue.
C’est le rayonnement d’un corps dénudé …
Ernesto Cardenal
Mal voyager, cela veut dire pour un homme, demeurer inchangé. Un tel être change de contrée, mais ne change pas lui-même en même temps qu’il change de lieu. Mais plus un être a besoin de se déterminer par ses expériences, et plus profonde (et pas seulement plus large) sera la rectification de ce qui s’opérera par l’expérience extérieure.
Ernst Bloch
Si Klaus Huber fut un homme à la profondeur religieuse, son caractère s’est toujours opposé à tout esprit de chapelle. Né un 30 novembre 1924 à Berne, ce compositeur de la grande génération des années 20 en ce qui concerne l’histoire de la musique savante, a mis plus de temps à éclore que la plupart de ses collègues tels que Luigi Nono, Luciano Berio, Pierre Boulez et quelques autres. Pétrie de questionnements et traversant des phases d’introspection, sa musique s’est construite dans l’ombre des grands édifices de l’école dite de Darmstadt, lieu symbolique de cette ville allemande détruite, sur les ruines de laquelle devait naître un haut-lieu de la musique savante. Il faut attendre 1952 pour voir les premières partitions de Klaus Huber livrées au monde de la musique. Mais contrairement à l’avant-garde régnante qui interroge principalement des questions structurelles jusqu’aux savants délires d’un Stockhausen détournant post traumatiquement son regard de l’histoire en cherchant des liens avec le cosmos, Huber semble interroger d’emblée notre existence en plongeant ses mains dans un jadis qui pouvait passer pour désuet en allant chercher des poètes oubliés comme Mechtild von Magdeburg, Johann Georg Albini, Catharina Regina von Greiffenberg pour son opus Auf Die Ruhige Nach-Zeit de 1958.
Klaus Huber ~ Aus die Ruhige Nachtzeit (Sur le temps de la nuit calme)
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Il compose tout en enseignant le violon et d’autres disciplines comme l’histoire de la musique à Zürich et à Bâle, ville dans laquelle il commencera à enseigner la composition avant d’obtenir le poste de la classe de composition de la Musik Hochschule de Freiburg qu’il occupera de 1973 jusqu’à l’âge de sa retraite en 1990. C’est précisément là qu’il formera parmi ses nombreux étudiants, en partageant son poste avec Brian Ferneyhough (un ex-élève devenu presque aussitôt son collègue), des compositeurs de renom comme par exemple Wolfgang Rihm, Toshio Hosokawa, Younghi Pagh-Paan et Kaija Saariaho.
S’il y a incontestablement une mystique dans la musique de Klaus Huber, celle-ci n’est pas seulement le fruit d’une œuvre qui se serait élaborée que dans le retrait. Au contraire, il pouvait se mettre en colère devant la posture de celui qui se cantonne dans sa tour d’ivoire. Personne mieux que lui n’aura su sonder et éveiller à travers sa fibre de pédagogue, ce là d’où ça parle chez le compositeur encore trop fragile pour saisir avec conscience ce qui fait signe à travers sa musique. En ce sens, l’acte pédagogique, que j’oserais nommer ici même comme pédologique, consistait en un processus d’interrogations et d’introspections à travers une maïeutique dont il avait le pouvoir unique. De cette intériorité liée à la pensée compositionnelle, des racines se sont étendues jusqu’à ce qu’il se penche du côté des autres cultures et croyances qui transitaient à la fois par ce que ses élèves de tous les continents drainaient mais aussi par son inlassable curiosité tournée du côté de l’étranger et de l’altérité. Nul autre compositeur que lui n’aura, je pense, intégré dans le tissu de son œuvre, autant de cultures qui ne sont pas comme des papillons exotiques épinglés ici ou là. Avec le temps, avec ses voyages aussi bien dans la géographie des terrains que dans celle des partitions qu’il lisait, sa musique s’est transformée non par collages ou emprunts post-modernes mais au contraire par cercles concentriques ; par absorptions et accumulations dans le sens d’une transformation. De nombreuses opus intègrent des textes de poètes de différentes langues. À chaque fois, il cherchait à en apprendre le plus possible sur les racines de la langue qu’il allait mettre en musique. Son enseignement fut celui d’une pratique paradigmatique contre les détournements de cette pensée du anything goes. Sa véhémence se soulevait tel un volcan lorsqu’un compositeur se retrouvait sans s’en apercevoir ou en prendre conscience, devenir l’instrument de cette réification qui tend à tout confondre dans le même sillon. Une autre de ses qualités de pédagogue se manifeste en ce qu’aucun de ses élèves ne le recopia, ce qui veut tout dire sur les propédeutiques engagées afin de mieux faire jaillir la singularité du sujet contre le diktat du marché de la musique contemporaine.
Bien que fasciné par l’autorité d’un Theodor Adorno qui avait remarqué les qualités de son duo pour hautbois et clavecin Noctes Intelligibilis Lucis lors de sa création à Darmstadt en 1961, Klaus Huber fut davantage en vibration avec la pensée utopique du philosophe Ernst Bloch. Son mouvement d’aller chercher un avenir dissimulé dans le passé faisait écho au sien via ses recherches personnelles au niveau des instruments anciens et tout ce qui s’y greffe comme notamment du côté des tempéraments ouvrant à une microtonalité divisant l’octave en 19 degrés contre les 12 de la musique tempérée. Ainsi, le passé dévoilait aussi bien une ouverture qu’un potentiel, comme une utopie concrétisée, un horizon en attente alors recouverts par différents sédiments par rejet, restriction et académisme.
Si Klaus Huber s’est dirigé dans les trente dernières années de sa vie dans une écriture tournant le dos aux quarts de ton pour préférer les tiers de ton, c’est aussi pour des raisons philosophiques. Diviser un ton en trois au lieu de quatre, c’est une réaction contre une forme de pragmatisme sociétal. Il subsiste, dans la division par trois d’une unité ou d’une monade, toujours un quelque chose qui échappe à l’exactitude du monde binaire auquel nous sommes de plus en plus réduits et qui nous oppresse. Ainsi, cette perte ou fragilité face à ce qui serait une exactitude clinique devient en fait notre espoir humain devant la réduction et les catégories qui cherchent à limiter l’homme dans son étendue ou dans ses autres qualités. Son grand ami compositeur Luigi Nono, à la fin de sa vie, faisait l’apologie de l’erreur comme nécessité contre les échelles des certitudes et des rendements devant tous les dispositifs de surveillance qui cherchent à contrôler le sujet comme les phénomènes. De telle sorte que l’acoustique, le timbre, la vibration devenaient le lieu de cette écoute sur-attentive à ce qui échappe et par conséquent délivre. Car contrairement à la majeure partie des compositeurs, Klaus Huber intégrait à même les structures compositionnelles qu’il élaborait des processus analogiques au contenu qu’il voulait exprimer en surface. C’est pourquoi sa musique est moins abstraite que la plupart des autres puisqu’elle incarne un contenu processuel qui fait sens au dessein messianique s’incarnant en musique. Composer participe d’une expérience qui tend aussi à transformer le sujet qui l’écrit telle une leçon de choses.
Lorsqu’il composa par exemple La Terre des Hommes en 1989 sur le journal d’usine de Simone Weil ainsi que différents textes dont son poème La porte, il organisa sa partition pour certaines sections telle une machine implacable d’assujettissements en employant une division en quarts de ton. Pour contrebalancer cet état et pour mieux répondre à une dimension d’affect qui se relie ici, avec une presque équivalence motivique, au rapide et lent comme cela s’articule à la forme de la musique classique, Huber utilise les tiers de ton pour exprimer une intériorité voire une conversion (metanoia) des valeurs dans une autre dimension alors plus souple et profonde à l’instar d’un élargissement invitant à une méditation. À la fin de cette œuvre, il choisit de donner à Simone un frère, en la figure d’Ossip Mandelstam, dont des fragments d’un des poèmes des Cahiers de Voronej se trouvent encryptés en russe dans la dernière partie de cette œuvre. Par la suite il intégrera même la langue arménienne qui fascina le poète russe lorsqu’il fit son voyage initiatique en Arménie. Langue et poèmes que l’on retrouve exprimés en musique dans quelques scènes de l’opéra Schwarzerde (terre noire) qui est un portrait de Mandelstam.
Klaus Huber ~ Schwarzerde
Lien de la vidéo, durée 11'
De l’Ararat, il descendra de l’autre côté et explorera aussi la musique et la poésie arabe comme un sursaut de révolte pendant la Guerre en Irak. Mahmoud Darwich inspirera plusieurs de ses pièces dont celle qui convoque quelques instruments presque oubliés comme le baryton à cordes dans le concerto A l’âme de descendre de sa monture et marcher sur ses pieds de soie…
Klaus Huber ~ Die Seele muss vom Reittier steigen
Lien de la vidéo, 9'30
Si Klaus Huber est un mystique il ne fut pas moins un homme profondément engagé par-delà toute confession et récupération politique. Ses interlocuteurs furent de nombreux philosophes, sociologues mais aussi des théologiens dissidents de l’orthodoxie comme par exemple Dorothee Sölle, Johann Baptist Metz ou bien encore Ernsto Cardenal dont les textes auront provoqué son grand cri pour l’Oratorio Erniedrigt – Geknechtet – Verlassen – Verachtet. Tous ont un point en commun, celui d’une action concrète en perpétuel questionnement comme ce qui anima Klaus Huber à toutes les échelles de sa créativité et du don de sa personne devant la question qui fait fondre cette cloison qui séparerait l’extériorité de l’intériorité. La notion d’intervalle est sans doute ce qui qualifie au plus près son dessein tant bien compositionnel qu’existentiel.
Ohne Grenze und Rand (Sans limite ni contour)
Lien de la vidéo, durée : 12'42
Sa musique il faut la percevoir aussi comme dialogique puisqu’elle fait appel à l’autre. Elle offre un horizon de réflexion et d’introspection devenues tellement rares mais qu’il est urgent de convoquer contre le théâtre du spectaculaire et de l’endormissement dont la culture se trouve être hélas un agent trop docile. La qualité substantielle de sa musique vient de la profondeur dont elle est l’écho. Sa tristesse manifeste est celle du poète dont le chant, dans une plainte, se relie aux fondements de l’existence. Cet être-là, vigilant, questionnant au cœur de toute présence.
Klaus Huber - Des Dichters Pflug (La charrue du poète)
Lien de la vidéo, durée : 13'24
C’est en empruntant à Jacques Derrida ce fragment Nous, la raison du cœur, qu’il concluait certaines de ses dernières œuvres pour appuyer sur cette région que nous partageons tous en commun pour faire taire les clivages. Sa musique contrairement à celle, si tragique, de Bernd Aloïs Zimmermann qui lui était aussi nécessaire que celle politisée et fragile de Luigi Nono, est celle qui trace et dessine, par-delà toute cette tristesse exprimée, mais si belle et profonde la faisant jaillir telle une larme, de l’espoir dans l’action même de ce qu’elle éveille et réveille du côté de l’interprète comme de celui de l’auditeur qui sera à son écoute. Alors il ne sera pas disproportionné de l’entendre comme l’un des derniers compositeurs humanistes.
Son cœur a cessé de battre le 2 octobre à Pérouse, en Italie. Son corps repose à Bâle mais son âme résonne dans chaque intervalle de sa musique telle une promesse d’espérance.
Il nous laisse dans immense perte qui tourne une page de l’histoire de la musique, l’étendue d’une utopie à retendre impérativement au cœur de son œuvre si magistrale qui aura dépassé les limites qui séparent le passé de l’avenir à l’intérieur de l’écoute et de notre conscience.
Klaus Huber - Beati Pauperes (où l’on peut entendre simultanément deux motets d’Orlando di Lasso chantés derrière le public et en même temps que sa musique.)
Lien de la vidéo, durée 10'35
Franck C. Yeznikian*, compositeur.
Autour de Klaus Huber
Le lien du site du compositeur
Un entretien enregistré par la radio suisse vient de remonter à la surface lors d’une émission hommage :
Lire ses écrits :
Klaus Huber, Au nom des opprimés, écrits et entretiens, éditions Contrechamps, 2012.
Klaus Huber, Von Zeit zu Zeit (De temps en temps). L’ensemble de l’œuvre, entretiens avec Claus-Steffen Mahnkopf, éditions de l’île bleue.
Écouter :
Klaus Huber, Carlo Gesualdo, label, Soupir Editions
Klaus Huber Œuvres pour flûte par Jean-Luc Menet et l’ensemble Alternance, label, Stradivarius
Klaus Huber, Miserere hominibus. Agnus dei cum recordatione, Les jeunes solistes dirigés par Rachid Safir, label Soupir Éditions
Klaus Huber, l'oeuvre pour violoncelle solo par Alexis Descharmes, Label Aeon
*NDLR : sur l’auteur de cet hommage, Franck Yeznikian, Poezibao recommande cette belle page sur le site de Thierry Vagne.
photo ©Stefan Forster.