Très peu de disques de musique classique dans ma discothèque. Je l’explique par le fait que celle-ci, à la différence du rock, de la variété ou du jazz, je l’ai incorporée, elle s’est glissée, s’est coulée mienne, me compose tout autant qu’elle me décompose. Musique classique : c’est donc qu’elle est là, paradoxalement silencieuse et cachée, recouverte, oubliée en moi, corps et âme confondus, tant certains morceaux ou certaines interprétations ont marqué ma toute petite enfance, l’ont portée mais aussi striée-raturée, battue et froissée.
Ce texte c’est l’expérience d’un nouveau prétexte et support extériorisé, ce disque c’est une partition ouverte, peut-être du son déroulé qui va animer mes mains et les souvenirs qui s’y sont déposés. Ecouter ou réécouter un disque, est-ce que cela fait écrire, me rend l’écriture, l’offre, comme ouvrir une page de Dominique Fourcade, cet été, hasard après hasard, m’a permis de ne jamais perdre l’espoir — l’écriture reviendrait quand les temps seraient moins blessés ? Il suffit parfois d’un mot, d’un signe sur une page, d’une page entre d’autres pages, d’un accent dans ce mot, d’un son qui fait sens ou d’une ouverture signifiante comme un halo diffusé par une expression, pour qu’un pronom, un verbe, une structure obstinée de phrase survienne par les mains. Elles vont jouer et rejouer le mot saisi et choisi, le répéter, le prendre et le surprendre, l’étendre, l’écarter aussi, parce qu’il y a toujours du souffle, de l’air, du vide dans les mots, et que c’est cet interstice qui me donne envie d’y aller et de m’y perdre. Je me dis que sur le clavier de l’ordinateur j’écris des deux mains comme je joue du piano ou jouais du violoncelle. Une main gauche pour tracer les signes, une main droite pour les lire.
Je me souviens d’une interprétation de la Bachianas brasileiras n°5 dans la basilique de Saulieu au tout début des années 80 : les artistes portaient des pantalons évasés, les matières choisies de leurs vêtements étaient des velours épais et chauds. Parmi les huit violoncellistes, deux membres de ma famille, et des amis, des étudiants, des stagiaires. Le disque qui est aujourd’hui chez moi, dont je ne sais d’où il vient ni comment il est arrivé ici, a été enregistré en 1973 à Paris salle Wagram. Quand j’allais au concert petite fille, c’était plutôt salle Pleyel, salle de l’orchestre de Paris. Moi et ma soeur profitions souvent d’invitations, données par une amie de mes parents, violoniste de l’orchestre de Paris. Je me souviens avoir joué au chat et à la souris avec les ouvreuses, entre les coulisses et les différentes entrées donnant sur le parterre. Plutôt que d’écouter la musique jouée, cette symphonie qui devait nous garder, nous surveiller, nous occuper, nous nous amusions à reconnaître dans l’orchestre, surtout parmi les cordes, les amis, connaissances ou camarades de mes parents. J’ai aimé regarder les robes de concert de femmes musiciennes comme j’ai aimé porter dans mes rêves les tenues de soie des actrice américaines des années trente et quarante : le dos et les épaules qu’elles découvrent, une peau dont j’imaginais qu’elle était encore plus douce que le tissu qui la doublait.
Huit violoncelles et une voix. Je répète ce que j’ai toujours entendu : « le violoncelle est l’instrument dont le son est le plus proche de la voix humaine ». La soprano — je cherche dans le dictionnaire, mot masculin ou féminin, masculin et féminin — est-elle la voix la plus proche de l’enfance ? J’écoute ce que j’ai toujours entendu, mais j’ai besoin d’une image pour croire ce que l’on me dit, et je vais la chercher dans un palais minuscule et sombre qu’on appelle mémoire, dont je sais qu’il est visité par de multiples clichés qui me font aussi perdre la vue et la vie. Derrière et dans ce son il y a huit violoncelles. Derrière et en cette voix il y a une femme. J’aime comment ici les uns se fondent dans l’autre, le courant créé par l’accord et quelquefois la coïncidence entre les cordes animales et la corde humaine. Tout serait histoire de cordes et de corps, de féminin et de masculin, de croisements et de nœuds, de culture qui veut rejoindre la nature, comme la chute dans le son conjoindrait le silence d’une peur silencieuse.
Anne Malaprade
N.D.L.R.
Heitor Villa-Lobos, (1887-1959). Bachianas brasileiras, Nos 2, 5, 6 & 9, Mady Mesplé, S ; Michel Debost, fl ; André Sennedat, basson ; Orchestre de Paris ; Paul Capolongo, dir.
Enregistrement : (France) Paris, Salle Wagram
On peut écouter La Bachianias brasileiras n°5, avec Mady Mesplé, ici (son médiocre)
Lien de la vidéo, durée 11’20
Structure de l’œuvre (source)
Ária
Ce premier mouvement, en la mineur, est le plus connu ; il est structuré selon le schéma A-A'-B-A.
Après par une introduction aux violoncelles, jouée deux fois, le chant commence. La partie A est une vocalise (sans parole) d'une grande difficulté d'exécution, car ayant un ambitus assez élevé. Cette partie est ensuite jouée en variante avec un violoncelle soliste, et les autres violoncelles en accompagnement.
La partie B est un poème décrivant la beauté du ciel le soir (paroles de Ruth V. Corrêa).
Tarde, uma nuvem rosea lenta e transparente,
Sobre o espaço sonhadora e bela!
Chaque vers est psalmodié, en allant de l'aigu vers le grave. L'accompagnement aux violoncelles suit de près le chant, avec des dissonances absentes de la partie A.
Le thème initial A est alors repris, mais à bouche fermée.
Dança
Le second mouvement est la Dança (Martelo) - Allegretto (1945) (paroles de Manuel Bandeira).