à la maison il y a quelques 45 tours qui traînent la musique c’est ma mère qui la fait elle siffle tout le temps gone away blues out of the gallion
elle chante aussi ain’t misbehavin the girl from ipanema les chansons de marilyn de trenet d’autres dont je ne connais pas le nom elle siffle comme les hommes sur les chantiers comme son père lui a appris sans le faire exprès jamais elle ne fait lalala elle se souvient de toutes les paroles
quand je quitte la maison de ma mère je pars avec ses chansons dans ma tête
ça fait de la musique à l’intérieur à moindre frais étudiante aux beaux-arts j’écoute la musique à fond pour que celle-ci soit bien à moi lou reed bowie laurie anderson brian eno the clash joy division je hurle typical girl plus fort que the slits quand j’en ai assez
d’écouter un morceau je l’efface et j’en enregistre un nouveau sur la même cassette
un peu plus tard mon amie dominique cerf part à nouméa elle me confie
la galerie tore qu’elle a créée dans un appartement en plein centre de marseille l’appartement est très grand dans ces années-là on se loge facilement les 3 premières pièces font office de salles d’exposition les 2 suivantes servent d’ateliers au bout du long couloir il y a les chambres et la cuisine
je passe l’année à dessiner lire écrire des lettres à ma mère à dominique à julien blaine mon premier éditeur je prépare une installation intitulée pénitence j’arpente longuement les rues de la ville inconnue j’ai beau chercher dans ma mémoire le silence est la seule musique qui a accompagné ma venue à marseille
j’envoie beaucoup de lettres j’en reçois beaucoup j’attends le passage du facteur celui d’alors est un homme trapu à l’accent marseillais
il aime les courriers qui viennent de loin et aussi ceux des mail-artistes
il pose de nombreuses questions sur les œuvres installées dans la galerie
des questions qui s’obstinent à interroger le rythme la durée la mesure
à mon tour je le questionne il dit qu’il joue de la clarinette raconte sa journée de musicien qui commence à la fin de sa journée de facteur puis ajoute
que la retraite n’est plus très loin qu’il a aimé son métier de facteur
mais qu’il aimera plus encore sa vie de musicien à plein temps
7 années passent je reste à marseille les éditions fidel anthelme x publient
un ouvrage de viktor sosnora rencontré lors d’une lecture à pétersbourg
je n’ai pas compris un seul mot des vers qu’il récitait c’est leur musique qui m’a fascinée depuis nous nous écrivons yvan mignot traduit ses lettres lorsque viktor vient à son tour c’est compliqué de se parler
un adolescent russe récemment installé en france avec sa mère passionné de poésie se propose comme interprète
le jeune homme parle un français somptueux s’ennuie au lycée et vient lire brodsky dans ma cuisine j’ai un tout petit garçon qui n’aime pas l’école mais aime les chansons qu’il y apprend
le jeune homme dit moi aussi j’ai une maman elle est mathématicienne et pianiste en même temps n’a pas de poste en france a suivi son mari pour survivre donne des récitals la date du prochain n’est pas loin
elle jouera poulenc venez avec simon l’enfant aux oreilles vives
mercredi répétition rue dragon chez nous il n’y a plus d’instrument
nous nous y rendons une vieille dame nous ouvre nous conduit dans la pièce où sont les musiciens la mère du jeune homme assise face au piano immense à ses côtés un clarinettiste l’intérieur est cossu bourgeois froid
je me sens mal à l’aise l’enfant serre fort ma main c’est un signe entre nous
pour dire attention tiens-toi bien
cette musique m’est inconnue pourtant sous une première peau je retrouve le jazz et le swing maternels et dessous d’autres peaux nombreuses
fines tendues au point de laisser percevoir les voix enfouies rieuses et désespérées comme dans la vraie vie une tristesse tenace de l’ouverture au final cependant la gravité semble légère parsemée d’éclats de drôlerie
les traits de clarinette échappent à l’harmonie le piano les soutient
parfois prend ses distances mais la clarinette a de l’humour elle revient de si loin
le piano entend ça à son tour rejoint l’obscur leur solidarité est exemplaire
j’écoute et reçois pour la première fois une musique dite savante
non plus comme un bloc soudé à l’abord impossible mais comme une multitude une nuée dont les sons dispersés s’insinuent dans les moindres recoins du corps car les vraies questions perturbent les corps bien avant les âmes rien de savant là dedans juste l’apprentissage d’une langue
en suspens
la répétition se termine l’enfant et moi exaltés la pianiste vient nous embrasser l’homme qui l’accompagne nous tend les mains je reconnais le facteur
de la galerie tore il dit vous voyez j’ai pris ma retraite
je joue sans arrêt revenez quand vous voudrez
précipitamment la pianiste quitte marseille un drame la rappelle à moscou
le récital est annulé je ne la reverrai pas le facteur non plus quelques jours plus tard je reçois par la poste un disque de poulenc
sur la pochette un des titres entouré au stylo sonate pour clarinette et piano sans autre mot
Frédérique Guétat-Liviani novembre 2017