Octobre 1976. Voilà trois mois que je suis incorporé, pour reprendre le vocabulaire militaire, et malgré toutes mes tentatives, je n’ai pas réussi à abréger mon « service militaire ». Comment décrire le bruit, la fureur, le désordre abyssal, malgré les ordres hurlés à tout moment, qui seuls habitent notre quotidien. Sentiment d’une décomposition totale : non seulement impossible d’écrire - j’en suis à mes toutes premières tentatives et les mots d’Edmond Jabès : « vous verrez, un an ça passe vite… », oui même ces mots-là ne peuvent rien pour endiguer la crainte que toute cette insondable noirceur casse définitivement tout espoir de rédiger la plus banale des phrases - mais l’impression d ’un lavage de cerveau et d’une dégradation corporelle. Comme si l’armée me déchirait des pieds à la tête, comme si l’armée devait dicter jusqu’à la fin de ma vie une non-existence absolue. Robotisé, lobotisé…ou lobotomisé…, comme on voudra…
Et puis, ce samedi après-midi, lors d’une « permission » - ah ! il faudrait aussi faire rendre gorge aux mots du vocabulaire militaire -, retour à la maison pour une demi-journée hors de l’enfer. J’allume ma vieille radio pour retrouver sur Europe 1 (probablement) le rock qui, à l’époque, me sert de refuge ordinaire. Comment suis-je arrivé sur France-Musique ? Aucune idée… Envie immédiate de rectifier le tir, mais … pas le temps ! Tout à coup, dans et entre les notes, un souffle, un déchirement, l’idée même du silence… Je m’arrête (de ne rien faire !), j’écoute et suis proprement transporté, me retrouve en « moi-même » comme si c’était hier... Rien à comprendre, tout à entendre. Un moment de présence absolue où toute forme de désespoir s’effaçait dans une adresse directe, un peu celle que j’avais ressenti en lisant, quelques mois plus tôt, sans la moindre préparation « L’écriture et la différence », le grand ouvrage de Derrida !! Comme si cette musique m’attendait de toute éternité ; comme si, d’un coup d’un seul, d’un coup… d’archet, - mieux qu’une baguette magique - un ordre sublime venait remettre un peu d’humanité, l’idée même de l’humanité ordinaire dans le monde ordinaire. Je serais toujours, quelque 40 années plus tard, bien incapable de disserter convenablement sur mon amour irraisonné de la musique de chambre et d’abord des quatuors à cordes. Quatre solistes, un seul ensemble… Quatre souffles, une voix unique… Seize cordes pour un seul arc !
Ce n’était pas Dvorak, pas le fameux Opus 96 (« Américain »), c’était le sentiment de la musique, tout simplement. Le plus parfait des équilibres entre le silence et la paix. Et dans cette harmonie insoupçonnée, l’opposition la plus claire, la plus nette, la plus tranchée à la barbarie du langage militaire, à l’ordre hurlé de la langue, la subversion de toute possibilité de dicter un sens unique pour nous faire marcher droit et subir d’improbables manœuvres. Comme un parfait symbole, la liberté des silences concertants contre l’oppression du pas cadencé. Sévère défaite pour mon prestigieux régiment d’artillerie de marine ! Non seulement la musique dite « classique » me permettait de me « retrouver », de reprendre pied et de relever la tête mais elle deviendrait très vite l’alliée inespérée de la poésie et de la littérature. Peut-être même, qui sait, l’essence inaperçue d’un fin silence et de la création…
Didier Cahen