[Rappel du principe de la rubrique « Lectures augmentées » : une citation extraite d’un livre, complétée par des exemples audio ou vidéo de la musique dont il est question]
Dans son livre Notes sur Chopin, André Gide s’attarde sur une œuvre de Chopin entre toutes, Les Préludes, op. 28.
Voici ce qu’il écrit à propos du Prélude n°2, en la mineur :
« ... considéré d’abord, paraît-il, comme une simple bizarrerie musicale ne se prêtant point à l’exécution (…) Discordant, certes, il l’est entre tous, et l’on ne peut pousser plus loin la dissonance. Il semble vraiment que Chopin tende à y aller jusqu’au bout de lui-même, jusqu’en des régions où l’être intime se désaccorde. Et ce qui rend la désharmonie de ce morceau plus saisissante, c’est qu’elle apparaît toute fatale et découler nécessairement de la donnée première. (…) La partie supérieure (disons, pour plaire à certains : le chant), très simple, très calme, n’a rien en elle-même qui ne puisse aboutir à la paix, à l’harmonie ; mais la basse poursuit sa marche fatale, sans souci de la plainte humaine. Et de ce désaccord, disons, si vous voulez : entre l’homme et la fatalité, naît une angoisse que je ne sache pas que la musique ait jamais, auparavant ou plus tard, mieux exprimée. Cette basse fatale est composée elle-même de deux voix, qu’il importe que l’exécutant maintienne constamment très distinctes ; l’une enjambant par-dessus l’autre, par un grand écart de dixième et de onzième, l’autre hésitant sans cesse, et souvent comme tâtonnant entre le majeur et le mineur. (…) Non seulement la partie de la main gauche ne peut, ne doit pas être considérée comme un accompagnement, mais, au contraire, il semble que le haut et le bas soient en lutte. Et quand, à l’extrême fin du morceau, quelque sérénité résignée semble possible, c’est que la basse fatale, après une brève reprise, s’est définitivement retirée.
(…)
Oh ! non, certes, ce n’est pas là un morceau de concert. Il ne peut, me semble-t-il, que déplaire au public quel qu’il soit. Mais, joué à demi-voix pour soi seul, on n’en peut épuiser l’émotion indéfinissable, et cette sorte d’épouvante presque physique, comme devant un monde entrevu, d’un monde hostile à la tendresse, et d’où l’affection humaine est exclue. »
Le texte de Gide, Notes sur Chopin, qui est relativement court, est complété par une lettre et des extraits du Journal relatifs à la musique.
La dite lettre émane du musicologue Édouard Ganche*. Elle revient de manière très détaillée sur les différents points soulevés par Gide dans son analyse. Voici ce que le musicologue écrit à propos du Prélude n°2 :
« Dans le second Prélude, rien de bizarre. C’est la notation exacte d’un glas sonné par deux cloches dans le clocher d’une église de bourg. Soit par suite du désaccord des cloches, soit par suite de la modification du son sous l’action du vent, ou pour ces deux motifs, j’ai toujours entendu dans mon enfance ce glas lugubre, aussi dissonant, annonçant une mort et un enterrement prochain, tel que le reproduit Chopin avec les mêmes dissonances funèbres, et tel qu’il l’entendit certainement dans la solitude des bourgades polonaises. »
Édouard Ganche est un musicologue français (1880-1945), grand spécialiste de Chopin. Fondateur de la Société Chopin à Paris en 1911, en compagnie de Maurice Ravel et de Camille Le Senne, il dirige une édition monumentale de l'œuvre du musicien, publiée par Oxford University Press (1928-1932).
Dans cette lettre à André Gide, dont il admire l’écrit, il s’en prend à plusieurs reprises à tous les réviseurs et correcteurs qui ont dénaturé l’œuvre et montre comment s’il s’est employé dans son édition à rétablir le texte au plus près des manuscrits et de la pensée du compositeur.
Le prélude n°2 joué par Martha Argerich (2’09), partition déroulante.
Le même joué par Grigori Sokolov sur un tempo légèrement plus lent (2’44)
Le même encore joué par Evegni Kissin (2’40), partition déroulante :
lien de la vidéo
André Gide, Notes sur Chopin, avant-propos de Michael Levinas, 184 p. Gallimard, 13,90, aussi disponible au format epub ou mobi (9,99€). On peut feuilleter ici le début du livre, c'est-à-dire essentiellement l’avant-propos du pianiste et compositeur Michael Levinas.
La première parution de ce texte de Gide remonte à 1931.
Photo : un ouvrage d'Edouard Ganche