Cet ouvrage est tout à la fois et successivement au cours de 21 brefs, denses et détaillés chapitres qui le composent, un livre où la géographie se tresse à l’histoire, la sociologie à l’anthropologie, ces deux tresses aux motifs de récits étonnants, drôles et dramatiques, un livre de musique et de silence : un poème (§ 17, Entrelacer les domaines musicaux et plastiques.)
Un livre d’histoire et d’histoires de ruined pianos que Marie-Hélène Estève a traduit par « pianos-épaves », que l’on trouve en nombre, à divers états de délabrements, distribués sur le continent australien. Piano-épave dit déchargé sauvagement, à moins qu’il ne s’agisse dans un dernier remords d’en confier les derniers sacrements à la nature.
Du piano implosé dont on doit déchiffrer la marque et le millésime au piano en cours d’implosion, de désaccordage irréversible, des pianos qui auraient l’âge des premiers immigrants d’Australie jusqu’à ce Gulbransen découvert au haut d’un immeuble de Perth et servant d’abri à un jeune aborigène, d’abri provisoire à en juger par ses quintes de toux (§ 12, Nathan Crotty et le parking de ruines.)
Ross Bolleter nous apprendra pourquoi cette spécialité australienne et qui perdure du ruined piano (§ 3, Histoire culturelle du piano-épave dans l’Australie centrale et occidentale), et comment il devint amoureux dans les années 1980 de ces instruments devenus injouables, conventionnellement parlant, que le temps, la durée, et le temps, la météo, ont rendu à l’état de meuble sans destination, dont la destruction est le produit de ces intempéries dont le titre original de l’ouvrage voudrait souligner le potentiel de musique qui lui est alors autrement dévolu, plus malicieusement polysémique en français traduisant The Well Weathered Piano par « Le piano bien tempéré ». Stéphane Mallarmé n’écrivit-il pas : « La destruction fut ma Béatrice. »
Plus justement encore traduit en français par « Le piano bien intempéré », trônant dans les plus improbables sites, ou bien rangé, camouflé de poussières aux hangars, encore à peu près intègre à l’accordage près, c’est à dire « intempéré » au sens proprement musical : tous instruments de factures internationales que Ross Belleter répertorie grâce à de nombreux informateurs répartis sur le continent au sein d’une association, qu’il rassemble ce qui n’est pas la moindre des choses quand on songe à leur transport à grues et à bennes (§ 7, Les sanctuaires pour pianos-épaves), organisant des expositions et des performances à base de ruined piano (§ 6, Le labyrinthe de pianos.)
Les photographies qui rythment l’ouvrage prouvent que le piano même ruined est photogénique comme la plupart des ruines depuis que les romantiques nous en ont fait prendre conscience, c’est-à-dire que ce monde va finir, et qu’en dehors des salons ou des salles de concert, il continue vaille que vaille d’en imposer, à la végétation comme aux animaux, à tous les stades de « décompositions ».
Des pianos-épaves qu’il découvrit un jour de 1987 « par hasard », avec lesquels on peut continuer à faire de la musique dans la filiation des pianos préparés par John Cage comme Ross Bolleter, qui n’a pas que 10 pouces mais aussi beaucoup de ressources imaginatives nous le fait écouter dans ses nombreux enregistrements in situ, c’est-à-dire là sur le site du piano-épave ou bien là où il l’aura déplacé, sur la scène du sommet d’une colline, ou bien encore en studio, c’est-à-dire dans sa cuisine en forme de capsule de fusée Soyouz, qui possède quatre pianos-épaves. A moins qu’il ait découvert avec ces pianos-épaves préparés par hasard ce que John Cage cherchait en préparant joyeusement ses pianos, à jouer en duo avec le hasard, qui n’existe pas.
Ross Bolleter apprit tout petit l’accordéon dans une famille australienne ouvrière, d’abord à l’oreille, des airs écossais à la radio puis auprès d’un jeune professeur virtuose à Perth, ce qu’il raconte comme tout sans s’appesantir, son apprentissage du piano-bar à jouer la bossa nova adorée, tout comme l’organisation de ces extraordinaires concerts de pianos-épaves synchronisés à travers toute la planète (§ Coda, Histoire des débuts de ma vie musicale.)
Maintenant que le temps du rêve a passé, que l’on ne chante plus à voix nues sur les pistes rouges, serait-ce blasphème que de transformer à coups de merlin cet assemblage savant d’ivoire, de fer, de feutre et de bois jusqu’à lui faire renier son nom de piano, de le réduire à petits bois pour se chauffer ou bien faire la cuisine, pianos démontés jusqu’à la corde pour faire sécher le linge, tirer de nouvelles lignes pour accrocher les pinces : musique aussi quand le vent agite les bras des chemises et fait claquer les draps.
A quoi bon se chauffer au piano quand en fin de compte voilà tout démontré, et tout démonté, par l’absurde, que c’est le plus facile des instruments à jouer après le tambour, dès lors que l’on a la capacité d’appuyer sur ses touches lesquelles ne possèdent que deux couleurs, sont très nombreuses et sonnent toutes différemment au point que l’on a l’embarras du choix (au contraire de la guitare par exemple, le plus difficile qui soit.) Je ne dis pas, ni Ross Bolleter, qu’il soit donné au premier venu, ni puni, de jouer les Variations Diabelli ou bien les Études d'exécution transcendante de Franz Liszt voire le Clavier bien tempéré de J.S. Bach, mais des improvisations pour le plaisir, ça oui, tempéré ou intempéré.
Ross Bolleter fut d’abord un accordéoniste, c’est-à-dire un musicien qui transporte son piano à bretelles sur le ventre, lequel instrument est le croisement d’un piano et d’une cornemuse. Ou bien comme il le dit lui-même : « un instrument que l’on tient contre son cœur et qui respire comme expirent les agonisants. » (§20, Accordéon et piano-épave.) Comme il se doit, il joue également de l’accordéon-épave : Ross Bolleter a aussi plein de musique dans cette poche extensible de kangourou.
Y aurait-il un rapport entre le piano du pauvre et le piano-épave ? On trouve de toutes ces musiques sur internet, même si le son numérique binaire écrête la bande passante comme à la scie en long – et même le son de la scie en long - et que rien ne vaudra jamais mieux que le disque analogique à microsillons à défaut d’un piano-épave ou d’un accordéon-épave ou d’une guitare-épave ou de tout autre instrument-épave prêt à jouer à la maison.
Christian Désagulier
Ross Bolleter, Du piano-épave / The well weathered piano, édition bilingue français-anglais, Lenka Lente, 234 pages, 20€, 2017
Voir cet article dans Muzibao avec une vidéo, composition et performance de Ross Bolleter sur piano-épave.