À partir de mars 1911, Bartók se consacre à son projet le plus ambitieux jusqu’alors, la composition de son opéra en un acte Le Château de Barbe-Bleue (A kékszakállú herceg vára, littéralement Le Château du duc à la barbe bleue), à partir d’une pièce de Balázs baptisée « mystère » et publiée en juin 1910 dans la revue Színjáték. Se consacre, littéralement ; Kodály raconte : « Bartók […] ressentit [le texte] tout de suite comme très proche de lui » (déclaration enregistrée en 1966).
Cet opéra est frère de la littérature qui devient, lorsqu’il s’agit de l’amour, comme le remarque Julia Kristeva dans l’émission Aspostrophes du 21 octobre 1983, un « envol de métaphores ». L’histoire ? Malgré les rumeurs funestes courant sur le duc Barbe-Bleue, Judit a accepté de l’épouser. Le livret de Balázs saisit le couple à son arrivée au château. Impressionnée par l’obscurité qui règne, Judit réclame à son mari d’ouvrir une à une les sept portes qui donnent sur le vaste hall, afin d’y faire pénétrer la lumière. « Donne-moi la clef, parce que je t’aime ! » (« Add a kulcsot, mert szeretlek ! ») Derrière la dernière porte, elle découvre les anciennes épouses de Barbe-Bleue, qu’elle est désormais condamnée à rejoindre… (Cf. l’ouvrage passionnant que Claire Delamarche consacre au compositeur, paru chez Fayard en 2012).
Lors de cette écoute, répétée, une saveur mystérieuse, qui m’atteint. Comme lors de toute lecture éblouie (Anaxagore, Bataille, Empédocle, Héraclite, Homère, Montaigne, Parménide, Shakespeare, Sappho, Sophocle, Xénophane, Zénon d’Élée).
Une saveur qui n’est pas plein éclat sensoriel donné (je me souviendrai toujours de ce jour) par Alain Passard, dans une grappe de raisin blanc parvenue à ce soleil du goût, du fait du mode choisi, ancestral, de culture : une terre sableuse et un rucher dans la Sarthe, un sol argileux dans l’Eure ; labour en traction animale, pas de pesticide, pas d’engrais chimique, création de points d’eau pour les batraciens, maisons de pierre pour les belettes, les hérissons et les reptiles, perchoirs pour les rapaces, haies, talus et arbres pour les oiseaux.
Une saveur qui est semblable en tout point au papillon de nuit décrit par « la femme grise » dans La fin de l’éternité de Béatrice Bonhomme : « En fermant les volets il est tombé sur ma joue comme un morceau de nuit. Il a à peine effleuré ma joue et il l’a ensuite recouverte, tant il était grand, de ses ailes de nuit. Un papillon tombé du volet comme un morceau de ciel et, un très court moment, j’ai cru – tant il était large, déployé –, à une chauve-souris déposée sur les ailes battantes de la nuit. Ce n’était pas seulement une douceur, une caresse posée sur ma joue, mais une fulgurance, une nervosité battante, une étrangeté, un étonnement rapide qui faisait croire à la nuit et à son peuplement d’ombres. Il était sombre, avec des ailes de la même couleur que le ciel de nuit, un petit morceau détaché à la nuit, avec le même battement palpitant. […] »
Matthieu Gosztola
Bartók, Le Château de Barbe-Bleue, BBC Symphony Orchestra, Pierre Boulez, interprètes : Siegmund Nimsgern (baryton-basse) et Tatiana Troyanos (mezzo-soprano), Columbia, date de parution du CD : 10 novembre 1994.