Peut-être, me dis-je aujourd'hui, presque quarante plus tard, étais-je encore dans l'enfance de la douleur lorsque j'écoutai pendant plusieurs mois Les Folies d'Espagne de Marin Marais, interprétées à la viole de gambe par Jordi Savall, au clavecin par Anne Gallet, au théorbe par Hopkinson Smith. Un temps où ma douleur pouvait être bercée - il y a un bercement possible, me dis-je aujourd'hui, dans l'alternance des couplets au tempo lent et ceux au tempo plus rapide, l'alternance de la tristesse et d'une certaine fureur qui emporte l'archet, que je sentais creuser ma blessure jusqu'au cri.
J'étais abandonnée et je ne savais pas encore vraiment que ce qui vous abandonne vous abandonne pour toujours. Qu'il n'y a pas de "retour d'affection" comme le promettent certains magiciens.
La douleur prendrait tout le temps nécessaire pour me le faire comprendre.
Mais c'est la viole de gambe de Jordi Savall et Marin Marais qui m'ont aidée à entrer dans la douleur.
Je ne connaissais pas le violoncelle, ou presque. Je n'avais pas de savoir de la musique - je n'en ai toujours pas: lorsqu'elle m'arrive, c'est sans que je sache ce qui va m'arriver. Les circonstances m'avaient fait entendre la viole de gambe avant le violoncelle. Je ne me souviens plus du moment exact où j'ai écouté pour le première fois les trente deux variations de ces couplets de Folies, éditées en un disque vinyl 33 tours par Astrée, dans la collection Atelier de recherche Valois, à partir de l'enregistrement effectué en 1975 en l'église romane de Saint Lambert. Peut-être était-ce avant l'abandon, mais c'est à partir de celui-ci que j'ai fait résonner - volume sonore à fond dans le petit appartement dont une fenêtre mansardée donnait sur le cimetière du Père Lachaise - les trente deux variations qui creusaient et soulageaient ma blessure tout à la fois. Ce sont des variations sur un thème donné, "lequel doit rester inchangé dans ses harmoniques fondamentales" écrit Jordi Savall. "La variation débride la plaie du même" ai-je écrit bien plus tard en me souvenant.
J'entendais surtout la viole de gambe, je laissais le clavecin et le théorbe assurer la basse continue humblement, comme si cela m'était dû, et je n'avais d'écoute que pour les sept cordes en boyau, à la "sonorité un peu rugueuse" dit Jordi Savall, travaillées par les coups de son archet.
Elles me donnaient voix. Elles donnaient voix à ce pour quoi je n'avais pas mots, ou plutôt à ce pour quoi je n'aurais eu que des mots sans elles. Pas n'importe quelle voix. Celle que je ne pouvais atteindre, que je ne pourrais atteindre, une voix sauvage, noire, qui m'avait déjà alors, avant la douleur de l'abandon, requise pour me faire écrire mon premier livre, la seule voix que j'avais pu donner à celle qui n'en avait pas, entre les murs de la maison de terre.
Je n'écoute pas souvent de la viole de gambe ou du violoncelle. Je sais le risque que s'ouvre une autre blessure, non pas d'abandon, mais de celles qui vous atteignent au plus fragile de l'âme, et qui vous feraient pleurer sans fin de ne pas avoir consacré votre vie à tenir entre vos jambes et vos bras une viole de gambe ou un violoncelle.
Christiane Veschambre