Le tout dernier chapitre du livre d’André Tubeuf, Rudi, la leçon Serkin rend compte d’une promenade sur le site d’une célèbre plate-forme de vidéos où il découvre des documents qu’il ne connaissait pas. Muzibao a sélectionné un passage assez extraordinaire et l’inscrit ici dans sa rubrique « Musique augmentée », en proposant en regard du texte la vidéo dont parle André Tubeuf. L’image et le son ne sont pas excellents mais c’est secondaire !
« (...) Une autre fenêtre s’ouvrait, annonçant sans autre détail un Quatrième concerto de Beethoven avec Serkin, un de plus. Mais il l’annonçait live. Donc autre chose qu'une simple lecture d'un disque officiel, Ormandy ou Ozawa ou autre. Mais là, d'entrée de jeu, une image se montre. Le pianiste assis à son piano, son profil d'une gravité épurée : ce peut n'être qu'une photo, sous couvert de laquelle la musique sera jouée. Mais non ! L'image bouge, de qualité floue mais accusant assez la netteté des traits. Du profil elle passe aux deux mains, immobiles encore, attendant : un Serkin de quatre-vingt-cinq ans, trois ans sans doute après que je l'ai vu pour la dernière fois à Strasbourg, pendant son récital et après, enjoué, âgé déjà, mais toujours merveilleusement intact. Ce qui me saute aux yeux, ici, à l'image, ce sont ces mains immobiles et torturées, d'innombrables taches, sans doute des veinules éclatées, lui crevant la peau ; mains de vieillard trop visiblement marqué par un mal impitoyable et cruel : un grand corps à bout de forces. Mais comme il se tient, le dos droit, et ce profil toujours, sérieux, immobilisé dans l'attente, le suspens. Que va-t-il faire ? Sera-t-il à la hauteur ? Avec les mains dans cet état, ses pauvres mains d'ouvrier, et cette lassitude sur le visage, comme résignée... Pourra-t-il vraiment ? Ou bien ne verrai-je s'animer devant mes yeux, leurre cruel, non pas Serkin, mais l'ombre de Serkin ?
Ah ces grands vieillards ont encore quelque chose à nous montrer. Quelle merveille d'énergie contenue va, venue du cerveau et semblant balayer toute objection, tout obstacle possible, devenir intensité. Avec quelle force d'impact, furieuse à vrai dire, les doigts ici aussi vont fondre sur le davier, semblant s'y enfoncer avec une profondeur, une dimension de plus ; drive insensé, énergie littéralement incendiaire, qui se communique aux instrumentistes et les entraîne, les oblige à un surcroît de son et de vérité dans le son. Une âme est ici à l'ouvrage, à l'œuvre. Elle porte témoignage que l'âme peut. À peine si un sourire fronce parfois le visage qui n'est qu'attention, concentration, effort. Les doigts vont, dextérité enthousiaste, phrasant soudain comme on chante, avec une délicatesse, un tact immenses dans la façon d'annoncer ce chant, l'acheminer, le rendre soudain vrai — et lui seul vrai ! Ce chant qui vient du dedans, contraignant au chant Beethoven même !
Je ne saurais vous détailler cela. Vous vous précipiterez vous-même pour en croire vos yeux... Ce trille ici soutenu, trille d'école, qui nie son âge par la fraîcheur et l'immédiateté, l'évidence. Et cette relance attentive, comme à l'affût, pour recharger d'énergie le concerto qui se développe, comme s'il ne faisait dans son ensemble que résulter de la décharge électrique, électrisante, émanée d'un homme vieux et très seul, un homme fini... La cadence est là, les cinq insensées minutes de la grande cadence de Beethoven même, un récital en soit. Un homme de quatre-vingt-cinq ans va au bout de cela, rajeuni et comme rafraîchi, ragaillardi par l’engagement et l’effort. (...)
C'était à San Francisco, 1988. Peut-être son dernier concert ? Blomstedt dirigeait. À nous de nous ressourcer dans ce bain qui n’est pas de jouvence, mais d’énergie. D’âme. »
André Tubeuf, Rudi, la leçon Serkin, 2019, 224 p., 18€, pp. 189 à 191.
L.v. Beethoven, Piano Concerto no.4 in G major, op.58, 1. Allegro - Rudolf Serkin, piano, Herbert Blomstedt, conductor, San Francisco Symphony Orchestra. 1988. Lien de la vidéo
(Les autres mouvements du Concerto ne semblent pas disponibles).