Une femme (1846-1925) d'une rare vaillance (« Je suis si seule que mon courage compte double, parfois il me fait peur », p.120), d'une féroce volonté (« Je ne déposerai les armes que lorsque je n'aurai plus rien pour les porter, quand je serai couchée sous elles » p.62), ou « Nous ne devons être faible qu'en face de Dieu, de l'infini, et non pas devant les hommes » p.44), d'une spectaculaire abnégation (« Se tuer, il y a longtemps que c'est fait, cela ne fait plus mal une fois que le premier coup est porté » p.39), d'une ardente moralité (« Je comprends que le méchant n'aime pas, car... nous n'aimons que lorsque nous nous sentons dignes d'amour » p.42-43, ou « Seul le bon sait bien aimer », p. 51), d'une sereine intransigeance esthétique (« J'aime le beau pour lui-même et non pour le bien que je pourrais en retirer » p. 43, ou « Une tombe s'est ouverte, elle a englouti mon soleil. Mais il n'y a pas de tombe assez grande pour engloutir le grand soleil beauté ; sa vie est éternelle et tant qu'il est là, il dit que nos tombes ne sont que poussière » p. 61), mais aussi une femme trop révoltée et trop active pour un féminisme de salon (« La femme n'a qu'une heure, l'homme a toute la vie » p. 50, ou « A la femme, qu'elle soit douée ou non, l'homme prend à peu près toutes les choses dont l'homme tire ses forces pour produire. Il lui prend la vie » (p.55), mais hantée par une ambition sacrée :
« De par Dieu, je suis parmi les élus. C'est une charge, elle est d'autant plus sacrée que le nombre des élues parmi les femmes est si minime. Combien n'y en a-t-il pas qui pourraient faire comme moi, qui pourraient faire beaucoup mieux ; mais l'on ne sait pas ce que c'est être femme et devenir quelque chose » (p. 61)
Cette étonnante pianiste (qui joue, à dix ans, devant la reine Victoria ; qui est, en 1893, la première artiste à jouer à Paris l'intégrale des 32 Sonates de Beethoven ; qui fut admirée de Rossini, de son maître Liszt, de ses élèves Albert Schweitzer et Catherine Pozzi) est ainsi caractérisée, en 1876, par son mentor et camarade Saint-Saëns (l'extrait est long, mais nous dit tout) :
« Mme Jaëll mérite une place à part dans le monde des pianistes de l'un et de l'autre sexe (...) Il lui faut les nouveautés hardies, les œuvres dangereuses, les succès qu'on emporte de haute lutte. Peu lui importe ce qu'on pensera de l’œuvre qu’elle joue et du patronage qu'elle lui donne, si elle a jugé dans sa conscience d'artiste que c'est une œuvre digne d'être présentée au public. (…) Son défaut – qui n'a le sien ? - est d'avoir trop d'imagination, de voir au-delà du possible et du réel, au-delà de l'instrument qu'elle joue et de l’œuvre qu’elle exécute ; elle a cela de commun avec tous les grands poètes et les grands artistes, qu'elle ne sait pas garder la juste mesure. Si M. Prudhomme jouait du piano, il en jouerait autrement, cela est sûr. Il m'est impossible, je l'avoue, de faire à Mme Jaëll un crime de jouer autrement que M. Prudhomme (...) Il est tout simple qu'à une nature aussi richement douée le piano ne suffise pas ; aussi Mme Jaëll n'a pas craint d'aborder la composition, et elle publiera prochainement un recueil de valses pour piano à quatre mains qui est un véritable écrin, sans préjudice d'œuvres beaucoup plus importantes, dont je veux laisser la surprise au public ; Ajoutez à cela que Mme Jaëll se fait un jeu d'écrire en vers et en prose, et qu'elle dessine avec talent ; mais elle semble n'attacher aucune importance à ces bagatelles. La musique est sa vie et son âme » (Écrits sur la musique et les musiciens, p. 195-196, Vrin 2012)
Ce Journal commence (Marie Trautmann, épouse Jaëll, a 24 ans) par deux affirmations, qu'il est passionnant de rapprocher :
« Si vous servez l'art, ne demandez pas de récompense aux hommes, ne dites pas que vous servez l'art »
« Dans l'art, nous avons sans cesse à naître à nouveau, à devenir des hommes nouveaux » (p. 19)
L'idée simple et superbe est que la naissance n'est pas une activité rémunérable, et qu'on ne peut de toute façon pas évaluer l'imprévisible : le renouvellement est sa propre et seule récompense.
Même si joie et auto-renouvellement sont évidemment compatibles, puisque toute joie vient de se sentir chez soi dans l'inconnu (comme on voit dans les joies de l'admiration, de l'eurêka, de la convalescence, et même du soulagement :
« J'ai été heureuse de voir que dans l'art, je cherche plus à progresser qu'à plaire » (p. 21)
Cette femme douée et instruite (son mari dit d'elle : « des mains d'artiste, un cerveau de philosophe ») voit que, si le don est une force, sa complexité le rive, en l'absence de travail, à l'impuissance ; de même, si le savoir est une arme de vie, son extension démultiplie les voisinages à patrouiller, et sa profondeur aggrave l'obscurité à partager :
« Les personnes qui sont exceptionnellement douées ont beaucoup plus de peine à faire quelque chose que les autres parce que leurs matériaux sont plus difficiles à dompter, à modeler » (p. 22)
Toute sa personnalité l'écrit : la lucidité attriste l'âme, mais affermit l'esprit. C'est une femme intraitable avec ce qu'elle constate ne pas pouvoir s'empêcher d'être, et avide de tout ce qui l'empêche de s'en contenter :
« Ah ! Ces journées de tristesse sont bonnes, c'est là qu'on apprend à se connaître, à savoir ce que réellement on vaut. Nous ne descendons jamais assez bas pour bien nous connaître, pour voir ce que nous sommes, nous ne montons jamais assez haut pour voir ce que nous devrions être » (p. 24)
Et cette politique personnelle (« se sentir toujours trop petit pour ce que l'on désire et trop grand pour ce que l'on atteint », id.) l'est d'autant plus qu'elle n'est pas au service de sa personne, puisque servir (artistiquement, comme religieusement) n'est que contribuer à ce qui nous dépasse. Elle dit même :
« Lorsque je vois l'art sous un jour qui fait croître ma personnalité, je me décourage et je deviens triste ; lorsqu'au contraire, l'art resplendit dans toute sa grandeur devant moi, je suis fière de le servir, quand bien même je ne me sens qu'un grain de poussière dans son univers. J'aime mieux être un grain de poussière dans un monde, qu'un géant entouré de néant » (p. 27)
Michèle Finck, dans sa remarquable postface, insiste (p. 196) sur l'accord fondamental, chez Marie Jaëll, de la solitude et du travail. La solitude purifie la grégarité du travail (créer, c'est se procurer singulièrement du vivable, s'en fournir comme personne), le travail rectifie l'intransmissibilité de la solitude (créer, c'est organiser un ailleurs en possible chez-nous).
« J'ai soif de cette source vive qui transforme ma solitude en un monde d'idées naissantes. Exister par elle et pour elle » (p. 124)
Ce qui est difficile, et constamment troublant, c'est l'alliance, chez cette femme (virtuose, pédagogue, écrivain et théoricienne), entre l'effort de la pensée et le contact avec le devenir. Ce qui semble se jouer, en elle, entre la résonance et le rythme, est mystérieux, car, là, elle suggère plus qu'elle ne démontre.
« Notre pensée est l'image continue de l'évolution de l'univers » (p. 139)
La pensée humaine est pour elle résonance, au sens où elle se fait l'écho de la croissance continue (donc aussi passée) de l'univers, mais elle est aussi rythme au sens où les invisibles mouvements de ses images et idées lui font régulièrement reprendre contact avec le réel. Si l'on peut dire, la curiosité causale de l'esprit est comme le carburant de son incessante et ponctuelle émergence. Ou, pour le dire d'une pirouette : sur un clavier pensant, devenir du toucher et toucher du devenir s'unissent. D'innombrables passages de Marie Jaëll le suggèrent mieux :
« Nous résistons plus ou moins comme l'arbre aux coups de vent, mais les rythmes de la douleur, l'arbre les possède vivants devant nous, il faut en définir les secrets rythmiques, ils seront apparentés aux secrets rythmiques de nos douleurs ... »
« Pendant la durée de la vie, la pensée de l'homme est en transformation comme une plante qui pousse. Tout ce qui est fugitif, elle le fixe. Elle est la conservatrice du temps, le passé est son présent, comme le soleil qui a lui, la pluie qui est tombée, les vers qui ont rongé le sol dans lequel elle pousse, sont contenus dans le présent de la plante. Le miroir a la faculté de refléter ce qui est, la pensée a la faculté de contenir ce qui n'est plus. On pourrait dire que c'est tout ce qui n'est plus qui fait ce qu'elle est » (p. 137)
« Rien n'est à même comme notre toucher de nous faire connaître finement la substance de la musique, la consistance indéfiniment variable de sa matière sonore… Il me serait difficile de penser pendant une heure ou plus le même accord, mais avec le secours des sensations tactiles, cela ne provoque aucune difficulté, cela sonne, sonne. On a l'impression d'entendre avec les doigts » (p.141)
On ne peut rendre compte ici des œuvres de pédagogie musicale publiées par notre auteur, de mieux en mieux lues et exploitées aujourd'hui (cf la belle postface, déjà citée, de Michèle Finck, p. 189-218), mais elles complètent, si besoin était, l'étonnant intérêt de ce livre bien agencé (mêlant harmonieusement Journal, correspondance et analyses), riche et clair, qui fait littéralement jaillir pour nous la personnalité hors-normes que pressentait Camille Saint-Saëns, lui que d'ailleurs elle remercie superbement, un jour (d'avril 1883), de lui avoir permis de ne plus ... se faire d'ombre à elle-même !
« Sans vos leçons, toutes mes facultés musicales me feraient encore de l'ombre en dedans au lieu de produire le rayonnement au-dehors. Je serais parmi les aveugles ; rien de net, de précis ne se serait reflété dans mon intelligence » (p.81)
Et ce qui valait pour ses morts à elle (en 1921) prend sens à son tour pour nous :
« Par le fait que ceux qui ne sont plus continuent à vivre en nous, un rapprochement se fait. C'est au-dedans de nous que leur pensée habite. Plus nous lui laissons d'action, plus ils participent à notre vie qui devient meilleure » (p. 169)
Marc Wetzel
Marie Jaëll, Je suis un mauvais garçon – Journal d'une exploratrice des rythmes et des sons, suivi de correspondances avec Catherine Pozzi. Présenté par Lisa Erbès, Catherine Guichard et Christiane de Turckheim. Postfaces de Michèle Finck, Mathieu Schneider et Daniel Bornemann. Arfuyen, avril 2019, 256 pages, 18,5 €
sur le site de l’éditeur :
La grande Catherine Pozzi rend hommage à Marie Jaëll en 1914 : « Aucune figure humaine n’est aussi fascinante. Le sentiment dominant qui en émane est la grandeur, quelque chose de ce qu’avaient sans doute les Prophètes. »
Elles sont peu nombreuses au XIXe siècle, les femmes qui eurent le courage de mener envers et contre tout une carrière de créatrice. George Sand en littérature, recevant combien d’injures. Mais en musique ? Pianiste prodige, compositrice, théoricienne, écrivain, pédagogue, Marie Jaëll, que Liszt appelait « l’Admirable », en est une figure exemplaire.
Un destin de femme exceptionnel à l’aube de la modernité : Marie Jaëll n’a cessé de lutter pour dépasser les limites que sa condition de femme lui imposait : « Je suis un mauvais garçon, écrivait-elle en 1877. Je ne suis plus du tout la Marie qui jouait du piano, qui cousait, qui parlait, je suis un être neuf, tout neuf, qui ne fait qu’écrire et plonger en soi-même. »
On redécouvre aujourd’hui ses compositions : sonates, concertos, mélodies, musique de chambre. Quant à sa méthode d’enseignement du piano, elle est toujours pratiquée et étudiée.
Pourtant cette extraordinaire figure de femme et de créatrice reste encore peu connue. Marie Jaëll a laissé de nombreux textes : cahiers, journaux, lettres, essais. Les fragments ici rassemblés en une sorte de journal dessinent le portrait d’une personnalité exceptionnelle en contact avec les plus grands créateurs et les idées les plus innovantes de son époque, à l’aube de la modernité.
On peut écouter par exemple :
Son deuxième concerto en la mineur pour piano
ou son concerto en fa majeur pour violoncelle