Lorsqu’on est soi-même musicien, l’on peut mesurer qu’il n’y a (c’est si rare) pas une fausse note dans ce roman sur la musique. Et applaudir. Est-ce parce que Lola Gruber est musicienne ? Pascale Roze affirme dans son émouvante Lettre d’été : « Dire la vérité, rien que la vérité, celle qui porte le sceau du vécu. Pas s’autoriser à écrire autre chose. Pas agrémenter. Parfois, je pense que c’est la seule issue, que devant la pléthore des textes, devant les ramures infinies des formes, toutes explorées, toutes fatiguées, il ne reste qu’un seul appui, une seule légitimité à l’écrit : l’expérience, qu’un seul enjeu : sa transcription dans un langage nu comme les chiffres. »
En réalité, Lola Gruber, pour l’écriture de Trois concerts, quitte à faire mentir Pascale Roze, s’est appuyée – et c’est en cela qu’elle a pu retranscrire et communiquer dans toute sa verdeur au millier de nuances l’expérience d’une musicienne – sur un long travail de documentation. Elle s’est en effet inspirée des documentaires d’Étienne Blanchon sur les cours de György Sebők (Une leçon de musique, et La Musique comme langue maternelle), des travaux de Francis Wolff, Christian Merlin (sur la sociologie des orchestres), James Nicholas (sur le Concerto pour violoncelle de Schumann), Yvelise Bayle (sur le Concerto pour violoncelle de Dvořák), Celia Koch (sur la Sonate pour violoncelle seul de Kodály), des écrits, des entretiens ou des cours de János Starker, Tom Johnson, Philip Hirschhorn, Gregor Piatigorsky, Martha Argerich, Gerald Moore, Ludwig van Beethoven, Daniel Barenboim, Paul Tortelier, Pablo Casals, Yvan Galamian, Pinchas Zuckerman, Anne Gastinel, Arnold Steinhardt, György Ligeti, Leonard Bernstein, Iannis Xenakis, Charles Rosen, Ophélie Gaillard, Alfred Cortot, Fiodor Droujinine, Maurice Ravel, Jascha Heifetz. Ont complété – notamment – ce travail de recherche la lecture de nombreux témoignages anonymes trouvés sur des forums consacrés au violoncelle, au violon et à l’alto, et des échanges réguliers menés par l’auteure avec quatorze musiciens, avec qui elle a pu entrer en contact, et qui ont accepté de se livrer.
Mais, alors que de telles recherches auraient pu aboutir à un essai, ou à une prose-documentaire valant et s’épuisant comme dispositif (comme c’est le cas, pour ne citer qu’un exemple, avec, dans un tout autre domaine, La vie est faite de ces toutes petites choses de Christine Montalbetti), Trois concerts réussit le prodige de faire du roman le levain faisant se lever le pain – savoureux au-delà de toute espérance – de la musique. Et lorsqu’on rompt ce pain, pour se sustenter (ceux qui seront animés d’une faim dévorante seront – qu’ils n’aient aucune crainte – du fait des 592 pages rassasiés), l’on s’aperçoit que, considéré dans son ensemble, Trois concerts fait affleurer les – peut-être – trois piliers de la musique, le quatrième étant le musicien lui-même, à savoir sa présence, dans tout son indéfinissable qui tient, de facto, à une idiosyncrasie.
Premier pilier : l’accident est l’origine. Être musicien, c’est être en proie à la généalogie de façon nietzschéenne et foucaldienne ; c’est « suivre la filière complexe de la provenance », pour reprendre les mots de Michel Foucault dans « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (in Hommage à Jean Hyppolite) : « La généalogie ne prétend pas remonter le temps pour rétablir une grande continuité par-delà la dispersion de l’oubli ; sa tâche n’est pas de montrer que le passé est encore là, bien vivant dans le présent, l’animant encore en secret, après avoir imposé à toutes les traverses du parcours une forme dessinée dès le départ. Rien qui ressemblerait à l’évolution d’une espèce, au destin d’un peuple. Suivre la filière complexe de la provenance, c’est au contraire maintenir ce qui s’est passé dans la dispersion qui lui est propre : c’est repérer les accidents, les infimes déviations – ou au contraire les retournements complets –, les erreurs, les fautes d’appréciation, les mauvais calculs qui ont donné naissance à ce qui existe et vaut pour nous ; c’est découvrir qu’à la racine de ce que nous connaissons et de ce que nous sommes il n’y a point la vérité et l’être, mais l’extériorité de l’accident ». Ainsi, Lola Gruber écrit : « [T]u te souviens très bien. Qu’il y a eu quand tu étais petite une journée d’initiation pour "rencontrer les instruments", on te l’avait annoncé comme ça, et que peut-être pour cette raison, d’entrée de jeu, le piano était exclu puisque tu le connaissais déjà, et c’était déjà clair qu’il n’était pas pour toi – qu’il était à la fois trop compliqué et trop simple, un monstre de complication pour une envie très simple. Parce que c’est simple un coup de marteau, c’est simple de vouloir taper sur quelque chose, surtout si les notes sont déjà là. Et en même temps, c’est une folie, un piano, comment est-ce qu’on a jamais pu en arriver là, à faire des pianos ? Imaginer tout ça, les chevalets, les étouffoirs en feutre, les pédales, quand on y pense, c’est de la folie que des hommes se soient obstinés à l’inventer, pendant des siècles, à placer des barres de repos et des mouches d’enfoncement, toute cette mécanique, alors qu’il est tellement naturel de faire un trou dans une branche ou de tendre une corde sur un morceau de bois. Et encore maintenant, dis-tu à Rémy Nevel, qui continue de t’entraîner dans son regard, comme si son regard était désormais un endroit où tu pouvais te déplacer et vivre, encore maintenant, dis-tu, quand les gens sont de mauvaise humeur dans le métro, qu’ils se montrent agressifs, ou débiles ou dangereux, tu y penses. Tu te forces à te rappeler que l’homme a inventé le piano – bon, pas en une fois, pas un seul homme, mais l’a inventé, la même race que dans le métro –, et il te suffit d’y penser pour que l’humanité te semble soudain supportable. Mais quand tu étais petite, le piano, cette folie, vivait dans la salle de musique où il appartenait à tout le monde et donc à personne. Parce que c’est collectif, un piano, ça se partage, peut-être parce qu’il a fallu tant de gens pour le faire. Un piano, c’était trop ouvert, à la fois infini et – tu dois faire une pause, parce que tu n’es pas sûre du mot que tu veux, puis tu dis enfin : trop meuble. Enfin non, trop immeuble, mais en fait meuble aussi, trop les deux. Rémy Nevel t’encourage du regard, il comprend, tu es rassurée, tu continues. Tu dis que tu ne voulais pas d’un instrument qui se prête à tout le monde. Tu voulais un instrument fait par une seule personne pour être joué par une autre seule personne, et que tu pourrais emporter, posséder, cacher. […] Le violoncelle, tu crois que tu l’as choisi dès que tu as compris comment tu pouvais te mettre autour, le prendre et passer tes bras autour, le serrer entre tes genoux, ça semblait bien plus naturel que de se coincer un instrument sous le menton. C’est ça que tu as aimé, ni l’aspect ni le son, pour une fois pas le son, mais la prise, cette étreinte, il était énorme, le violoncelle de la journée de démonstration, enfin il était normal, c’est toi qui étais petite, d’ailleurs tu as été déçue après, contrariée, quand tu en as reçu un à ta taille. »
Deuxième pilier : le très long, et difficulteux apprentissage nécessaire au « jouer naturel ». Lequel est le prélude indispensable à l’efflorescence de la singularité de son propre style (de musicien), c’est-à-dire (cela revient au même) à toute irruption d’une musique, de la musique dans ses voiles, dans sa danse, dans son parfum qui restera sur notre peau longtemps après qu’on l’aura quittée (songeons, par exemple, au Concerto pour violoncelle de Dvořák interprété par Jacqueline du Pré, avec son compagnon Daniel Barenboim conduisant le London Symphony Orchestra). Le violoniste Gérard Poulet confesse ainsi au sujet de son maître Henryk Szeryng, dans Télérama, en décembre 1986 : « Szeryng m’a convaincu de repartir à zéro si je voulais acquérir le style qui me manquait. Alors, j’ai mis de côté les dons qui m’avaient permis de croire que tout marchait bien. Avec une patience, une ténacité et une générosité phénoménales, Szeryng m’a fait redécouvrir, analyser les grands classiques tout en reprenant ma technique de doigt et mes coups d’archet. […] Année après année, cela a fini par rentrer. Les dons que j’avais enfouis sont réapparus tout simplement. J’étais en équilibre avec moi-même, avec ma nouvelle façon de jouer. Instinctivement je retrouvais ce que je sentais auparavant, mais sans rien forcer ni calculer. Je jouais naturel… c’est merveilleux de jouer naturel ! » Et Lola Gruber d’écrire : « D’abord debout près du piano, ton maître t’écoute tellement fort que c’est comme si tu l’entendais t’écouter. Il hoche la tête, tu butes, il te fait signe de reprendre et après de continuer. Puis il vient près de toi, et avec patience, en murmurant, il t’accompagne sans un reproche […]. Au lieu de s’énerver, il t’apprend à passer le bras gauche autour du violoncelle pour que tes doigts deviennent plus longs, regarde : si tu amènes un peu l’épaule en avant, que tu lèves le coude juste un peu, tu arrives à faire le do bémol avec le bout du premier doigt. N’est-ce pas ? Il chuchote : Attention à droite, ici il faut jouer presque à la pointe, la main gauche est si proche du pont que, même au milieu de l’archet, on risque de se prendre une main dans l’autre. Avec douceur, il corrige, il conseille – oui, c’est faux, n’est pas grave –, il n’a que des solutions. »
Troisième pilier : l’école – exigeante, merveilleuse – du vivre ensemble qu’est la musique de chambre. « Si elle ne présente a priori aucune difficulté technique, la Sonate pour alto et violoncelle de Paul Crespen – invente Lola Gruber – demande une entente parfaite des deux interprètes. Elle a été écrite dans ce but, pour les neveux de Crespen, âgés alors de 8 et 10 ans. Vous devez apprendre à jouer ensemble, avait décrété l’oncle compositeur, jouer, ça n’est pas faire des notes tout seul, vous devez savoir être ensemble, et donc aussi vous séparer. À dessein, la sonate est pleine d’accidents et de pièges, il faut phraser ensemble, en montant et en descendant, puis chacun repartir dans une autre direction, l’alto devenant plus calme, le violoncelle plus agité. Les timbres des deux instruments se rejoignent dans le grave de l’alto, dans l’aigu du violoncelle, reprennent à l’unisson la mélodie, puis chacun soutient l’autre. "Si on ne respire pas ensemble, ça ne marche pas, […] si on n’a pas le même coup d’archet, c’est moche, tout repose là-dessus, c’est écrit pour." »
Mais l’auteure n’oublie pas, et c’est en cela que son « roman » se révèle particulièrement pertinent, de mentionner les dangers liés à l’exercice de la musique, dangers qui, du reste, sont ceux inhérents à l’exercice plein (n’est-ce pas là pléonasme ?) de toute passion, (manière de) religion à laquelle on aurait retiré son sens fondamental – son sens étymologique – : « Au fil des semaines, tu t’enfermes de plus en plus profond dans la sonate, chacun de ses passages devient un monde, chaque monde en contient d’autres, tu ne fais plus attention à rien. Tu te lèves (quand même, ce qui est bizarre, c’est qu’on s’attend à finir sur le la bémol, on devrait, sauf qu’on arrive à la place sur la bécarre), tu te laves (et après, 63, le point d’orgue, jusqu’à ce que la gamme descendante revienne), tu t’habilles et tu manges (ensuite, ça continue de tirer le centre de gravité pendant presque dix mesures, en fait c’est seulement au mi bémol qu’on sent que c’est la fin), vite vite tu expédies tes cours par correspondance. Même les Havasi n’en peuvent plus de ton Kodály, dès que tu peux, tu vas jouer dans le garage. En descendant, en montant des marches, dans l[es] rue[s] de Paris, dans les remous du métro, tu ressasses et tu cherches encore : le passage en doubles croches, la vraie vacherie, c’est pas que rapide, c’est que les changements de position doivent aller super vite. Ça, ça ne marche toujours pas, débrouille-toi pour combiner la préparation du bras gauche avec les changements d’archet, tout à l’heure, c’était pas du tout constant et c’était vraiment moche. Passent les semaines, tu ne penses qu’à ça. Tu t’améliores, ça te grise, il n’y a plus la peur pour te freiner, tu ne vas plus que vers l’avant. Jusqu’à ce qu’un jour, dans le métro, on te pousse dans le dos, le violoncelle te rentre dans les vertèbres, tu te retrouves le nez collé sous l’aisselle d’un type. Là, serrée dans la foule, après, dans les couloirs et plus tard dans les rues, comme en rentrant d’un long voyage, tu mesures d’un coup la distance qui te séparait de tous les autres. Ils recommencent à te regarder, leurs visages que contractent les pensées, les soucis, les rêves, et pour lesquels ta sonate n’existe pas. Leurs regards te donnent le vertige. Depuis combien de temps est-ce que tu ne les voyais plus ? »
Quant à l’intrigue proprement dite, nous ne voulons point la déflorer (car le plaisir que l’on prend à la lecture de Trois concerts tient aussi à ce qu’elle est et inventive et astucieuse) ; disons seulement qu’elle nous conforte, une fois de plus, dans l’idée que c’est par l’expérience du changement que nous apprenons à discerner cette ligne mélodique qui « court d’un bout à l’autre de notre vie et nous relie à nous-mêmes ». Ligne flexueuse et imprévisible qui est d’abord une unité de style. « La seule unité possible avec soi-même est celle d’une liberté se jouant de ses propres points de fixation, et qui se relie à elle-même sans se renier, sans se trahir, mais en gardant à l’égard de soi une latitude entière », ainsi que l’a bellement écrit un phénoménologue se plaçant dans les pas de Montaigne : Claude Romano.
Matthieu Gosztola
Lola Gruber, Trois concerts, Phébus, 2019, 592 pages, 24€