Carmen, opéra en quatre actes (1875) de Georges Bizet d’après Prosper Mérimée (livret de Henri Meilhac et Ludovic Halévy). Opéra Bastille, du 11 avril au 23 mai 2019.
« Carmen, à la fois aventurière et simple ouvrière, est une femme souveraine, libre, acceptant le risque de sa demande et de ses décisions amoureuses. Ses moyens sont ceux du corps, le regard, le mouvement dansé, et surtout la voix et le chant, par quoi la syllabe centrale du mot "enchantement" prend sa pleine force », écrit, envoûté, Starobinski dans Les Enchanteresses.
Lorsque vous interprétez, c’est-à-dire incarnez Carmen, héroïne badass par excellence, il ne faut pas attaquer la note, mais – bien au contraire – la faire naître dans un soupir. C’est ce qu’ont fait avec un certain brio et Anita Rachvelishvili et Ksenia Dudnikova. Il faut moduler son souffle comme l’amour module une langueur. C’est par la grâce du soupir, par son commencement, son inaltérable commencement qui se mue peu à peu en la reconnaissance d’un trouble consenti, que pourra se déployer, avec force, toute la rigueur mélodique d’un chant qui fait la part belle aux sonorités, aux rythmes séduisants.
Car tout est séduisant, dans l’œuvre de Bizet. Séduisant et simple – c’est ce qui rebutait Boulez –, mais n’est-ce pas là pléonasme ? Car il faut une simplicité (qui est efficacité) de bon aloi pour que la séduction puisse immédiatement opérer. « L’énergie du chant permet à la musique de s’inscrire dans des structures finies, presque sages, conformes à la coutumière alternance du parlé et du chanté de l’opéra-comique français, loin de la "mélodie infinie" du discours orchestral wagnérien », analyse avec justesse Starobinksi. La musique de Bizet « approche avec une allure légère, souple, polie. Elle est aimable […] », résume plus simplement Nietzsche, qui proclame : « "Tout ce qui est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds délicats" […] ». Et les répétitions, loin de témoigner d’un savoir-faire musical, comme chez Mozart, ou loin d’avoir une visée dramaturgique, comme chez l’auteur du Crépuscule des dieux (il n’est que de réécouter les trois journées précédées d’un prologue sous la direction de Böhm pour se rendre compte que les répétitions wagnériennes annoncent subtilement ou avec fracas les personnages, autant qu’elles leur donnent corps, autant qu’elles rendent visible le déroulé de leurs gestes, palpable la consistance tout à la fois fixe et changeante de leurs émotions), les répétitions chez Bizet, les reprises du thème sont là pour que les phrases musicales nous plaisent – si notre humeur du jour nous le permet – davantage. Il semble que Bizet ait répondu, dans son opéra, à la conception que se fait Søren Kierkegaard de la répétition (cf. La répétition – 1843 –, éditions Rivages, 2003) : « L’amour de la répétition est en vérité le seul heureux. Tout comme le ressouvenir, il ne présente pas l’inquiétude de l’espoir, ni l’angoisse de l’aventure et de la découverte, pas plus que la mélancolie du ressouvenir ; il a la sainte assurance de l’instant présent. L’espoir est un habit neuf, raide et serré, étincelant, bien que l’on ne l’ait jamais porté et que par conséquent on ignore s’il vous va, ou s’il vous siéra. Le ressouvenir est un vieil habit, qui, si beau soit-il, ne vous va plus, car vous avez grandi. La répétition est un habit inusable qui vous tient comme il faut tout en restant souple, sans vous étouffer ni ballonner. L’espoir est une ravissante jeune fille qui vous glisse entre les doigts ; le ressouvenir est une belle femme d’âge mûr qui pourtant n’a jamais fait votre affaire quand il le fallait ; la répétition est une épouse adorée qui ne vous lasse jamais, car seule la nouveauté est lassante. »
Les éloges de Nietzsche à propos de Carmen dans Le Cas Wagner, un problème musical (1888), du fait de leur hauteur, peuvent surprendre de prime abord. Écoutez cette confession, finalement spinoziste car Nietzsche trouvait dans cette musique, ainsi que le remarque Starobinski, « un climat où il sentait s’accroître ses propres facultés – d’écouter, de penser, d’éprouver sa liberté d’esprit » : « [E]n vérité, chaque fois que j’ai entendu Carmen, il m’a semblé que j’étais plus philosophe, un meilleur philosophe qu’en temps ordinaires : je devenais si indulgent, si heureux, si indou… […] [J]e me sens devenir meilleur lorsque […] Bizet s’adresse à moi. Et aussi meilleur musicien, meilleur auditeur. Est-il possible de mieux écouter ? J’ensevelis mes oreilles sous cette musique, j’en perçois les origines. Il me semble que j’assiste à sa naissance, je tremble devant les dangers qui accompagnent n’importe quelle hardiesse, je suis ravi des heureuses trouvailles dont Bizet est innocent. […] A-t-on remarqué que la musique rend l’esprit libre ? qu’elle donne des ailes à la pensée ? que l’on devient d’autant plus philosophe que l’on est plus musicien ? […] Bizet me rend fécond. Tout ce qui a de la valeur me rend fécond. Je n’ai pas d’autre gratitude, je n’ai pas d’autre preuve de la valeur d’une chose. » « La fascination qu’exerce sur Nietzsche l’opéra de Bizet fait penser à un enchantement », constate Starobinski. On sait que le philosophe est retourné voir Carmen une vingtaine de fois, entre 1881 et 1888. Si ces éloges nietzschéens se profilent à une hauteur on ne peut plus significative, c’est, peut-on penser, du fait de l’importance extrême que Bizet donne aux rythmes dans son opéra. Or, il est tout à fait marquant que Nietzsche privilégie le rythme, c’est-à-dire une dynamique impliquant la mesure, une temporalité réglée. Et la direction de Lorenzo Viotti, lequel, exultant, semble, durant toute la représentation, éminemment habité, parce qu’elle est nerveuse, belle jusque dans les sourires adressés aux musiciens ou dans les petits bruits de jubilation qui accompagnent les gestes, tout à la fois mesurés et amples (mains, bras, épaules), précis jusque dans l’apparent maelstrom auquel ils donnent forme, cette direction confère aux rythmes et aux ruptures de rythmes une intensité, une nécessité inégalées. Et ce depuis la première mesure de l’Ouverture, jouée à une allure logiquement endiablée.
Cette façon de servir le rythme n’est, on s’en doute, pas le seul fait des instrumentistes. Les chanteurs – Jean‑François Borras en tête – utilisent à plein, suivant en cela les préceptes nietzschéens, « les accents des mots », « le charme du rythme » employé résidant – chaque chanteur prenant rigoureusement « en considération […] la durée d’une syllabe » – « exactement dans les quantités de durée », pour reprendre des formulations de Nietzsche datant probablement de la mi-avril 1886, dans sa longue lettre à Carl Fuchs. Lettre (« […] la plus longue que j’aie écrite depuis des années », souffle le philosophe) qui s’achève par cette supplique : « Lisez, je vous prie, un livre que peu connaissent, le De musica d’Augustin, pour y voir comment on comprenait et appréciait jadis la métrique d’Horace, comment on "scandait", quelles pauses on introduisait, etc. » Cet enthousiasme dont fait preuve Nietzsche dans sa lettre à Carl Fuchs tient au fait que le rythme et la question de la rythmique sont, dès les travaux préparatoires de La Naissance de la tragédie, au cœur de la réflexion nietzschéenne, qui – soulignons-le – ne s’est guère limitée au seul cadre de l’esthétique ; Nietzsche en a fait le thème de certains de ses séminaires (histoire de la poésie grecque, histoire de la rythmique…).
La mise en scène, extrêmement cohérente, de Calixto Bieito, donne quant à elle toute leur place à la vigueur, à la spontanéité, lesquelles sont les deux mains de la joie. Tout jusque dans les saluts du chœur d’enfants (on ne louera jamais assez les chœurs de l’Opéra de Paris), jusque dans les acclamations, les exclamations, les bruits qui ne sont pas le fait de la partition, tout concourt à la joie. Et Nietzsche d’ajouter, décidément disert lorsqu’il s’agit de Carmen : « Cette musique est gaie […]. Quel bien nous font les après-midis dorés de son bonheur ! Notre regard s’étend au loin : avons-nous jamais vu la mer plus unie ? […] Il faut méditerraniser la musique […]. » Et Nietzsche de préciser, avançant que la musique de Bizet « possède avant tout ce qui est le propre des pays chauds, la sécheresse de l’air, sa limpidezza. Nous voici, à tous les égards, sous un autre climat. Une autre sensualité, une autre sensibilité […] s’expriment ici. J’envie Bizet parce qu’il a eu le courage de cette sensibilité, une sensibilité qui jusqu’à présent n’avait pas trouvé d’expression dans la musique de l’Europe civilisée, – je veux dire cette sensibilité méridionale, cuivrée, ardente… »
Seulement, il faut préciser encore davantage, ce que Nietzsche ne manque pas de faire : « Cette musique est gaie ; mais ce n’est point d’une gaieté française ou allemande. Sa gaieté est africaine ; la fatalité plane au-dessus d’elle, son bonheur est court, soudain, sans merci. » Et certes, « [l]’action […] tient […] de Mérimée la logique dans la passion, la ligne droite, la dure nécessité ». L’auteur du Gai Savoir va jusqu’à affirmer (affirmation que Philippe Sollers mettra en tension dans chacun de ses romans) que Carmen parle de l’« amour dont la guerre est le moyen, dont la haine mortelle des sexes est la base ». Et il est vrai que l’on se souviendra longtemps de la façon suivant laquelle, chacune à leur manière, mais avec une intensité dramatique assez folle, Anita Rachvelishvili et Ksenia Dudnikova ont prononcé ces mots : « frappe-moi donc, ou laisse-moi passer ». Cette violence faite à l’égard de cette femme libre, à l’écoute et maîtresse de son bon vouloir, ne peut que faire songer – douloureusement – à l’ordre donné par Hérode à la fin de Salomé (1905) d’Oscar Wilde et Richard Strauss (« Qu’on tue cette femme »), ou au couteau de Jack l’éventreur au terme du flamboyant Lulu de Berg.
Matthieu Gosztola
photo Emilie Brouchon / OnP, source