Au Palais Garnier, du 18 avril au 23 mai 2019, chorégraphies de Paul Lightfoot, Sol León (invités pour la première fois à travailler avec le Ballet de l’Opéra) et Hans van Manen, – tous les trois étant issus du Nederlands Dans Theater (NDT), figure de proue de la danse contemporaine qui a largement contribué à son émergence en Europe dès les années 1960 – ; musiques de Philip Glass, Satie, Bach et Steve Reich.
Première œuvre: Sleight of Hand. Chorégraphie, décors et costumes : Sol León et Paul Lightfoot. Lumières : Tom Bevoort. Musique : Philip Glass (le 2e mouvement de la Symphonie n° 2). Sol León et Paul Lightfoot s’attachent à répondre au désir de Philip Glass (cf. Paroles sans musique, Philharmonie de Paris, collection La rue musicale, 2017) : « J’aspirais à une musique très conceptuelle, alignée sur un théâtre, un art, une danse et une peinture eux aussi très conceptuels. Ma génération – Terry Riley, Steve Reich, La Monte Young, Meredith Monk, Jon Gibson et une douzaine d’autres compositeurs – écrivait et jouait de la musique pour le théâtre et la danse. Il s’était constitué une scène musicale qui, pour la première fois, égalait les univers de la peinture, du théâtre et de la danse. Le monde de la musique pouvait désormais proclamer : "Voici une musique qui accompagne l’art." »
Et pour répondre singulièrement à ce désir, ils convoquent – faisant se lever non l’horreur mais la mélancolie et la beauté des fantômes – un univers frère du gothique anglais qui semble arraché, lambeau après lambeau, ouverture de bouche après ouverture de bouche, à ces deux fragments d’Émergences-résurgences (1972) de l’écrivain, peintre et dessinateur Henri Michaux : « Arrivé au noir. Le noir ramène au fondement, à l’origine. Base des sentiments profonds. De la nuit vient l’inexpliqué, le non-détaillé, le non-rattaché à des causes visibles, l’attaque par surprise, le mystère, le religieux, la peur… et les monstres, ce qui sort du néant, non d’une mère. Ce sans quoi la lumière n’a pas de vie intéressante. Dans des pays de forte lumière comme les pays arabes, l’émouvant c’est l’ombre, les ombres vivantes, individuelles, oscillantes, picturales, dramatiques, portées par la flamme frêle de la bougie, de la lampe à huile ou même de la torche, autres disparus de ce siècle. Obscurité, antre d’où tout peut surgir, où il faut tout chercher. […] Signes revenus, pas les mêmes, plus du tout ce que je voulais faire et pas non plus en vue d’une langue – sortant tous du type homme, où jambes ou bras et buste peuvent manquer, mais homme par sa dynamique intérieure, tordu, explosé, que je soumets (ou ressens soumis) à des torsions et des étirements, à des extensions en tous sens. »
Paul Valéry, dans sa « Philosophie de la danse » (1936), avance que le « corps dansant semble ignorer le reste, ne rien savoir de tout ce qui l’environne. On dirait qu’il s’écoute et n’écoute que soi ; on dirait qu’il ne voit rien, et que les yeux qu’il porte ne sont que des joyaux, de ces bijoux inconnus dont parle Baudelaire, des lueurs qui ne lui servent de rien. […] Point d’extériorité ! La danseuse n’a point de de hors... Rien n’existe au-delà du système qu’elle se forme par ses actes, système qui fait songer au système tout contraire et non moins fermé que nous constitue le sommeil, dont la loi tout opposée est l’abolition, l’abstention totale des actes. […] [L]a danseuse est dans un autre monde, qui n’est plus celui qui se peint de nos regards, mais celui qu’elle tisse de ses pas et construit de ses gestes. […] [D]ans ce monde-là, il n’y a point de but extérieur aux actes ; il n’y a pas d’objet à saisir, à rejoindre ou à repousser ou à fuir, un objet qui termine exactement une action et donne aux mouvements, d’abord, une direction et une coordination extérieures, et ensuite une conclusion nette et certaine. » Contredisent fortement cette pensée valéryenne – pensée d’un poète amoureux de la manière suivant laquelle Degas a chanté la danseuse gracieusement et (jusque dans le groupe) solitairement en prise avec son art – les deux suivantes œuvres : Trois Gnossiennes et Speak for yourself.
Trois Gnossiennes, d’abord. Musique : Erik Satie of course (au piano : Elena Bonnay). Costumes : Joop Stokvis et Hans van Manen. Lumières : Jan Hofstra. Chorégraphie : Hans van Manen. Hans van Manen est, sans conteste, le « maître » de Sol León et Paul Lightfoot, qui confessent à son propos : « Il nous a enseigné ce qu’était la qualité, un simple tendu peut donner toute sa splendeur à un pas de deux. Il nous a également montré comment explorer l’altérité dans l’univers de la danse, comment exploiter deux personnalités pour en faire une "histoire". Un duo ne s’estime pas au nombre de pirouettes exécutées ou à la hauteur d’un porté, mais à la façon dont les danseurs nouent des liens entre eux par un seul regard ou en se tenant les mains d’une certaine manière. »
Ce seul regard, serait-il cent fois, mille fois répété, cette certaine manière de se tenir les mains pour être dans l’ensemble, sont une façon vibrante d’interpréter les cryptiques indications qui parcourent les partitions de Satie. Quelques exemples ? Gnossienne n°1 : « Très luisant », « Questionnez », « Du bout de la pensée », « Postulez en vous-même », « Pas à Pas », « Sur la langue ». Gnossienne n°2 : « Avec une légère intimité », « Avec étonnement », « Ne sortez pas », « Dans une grande bonté », « Sans orgueil », « Plus intimement ». Gnossienne n°3 : « Conseillez-vous soigneusement », « Munissez-vous de clairvoyance », « Seul, pendant un instant », « De manière à obtenir un creux », « Très perdu », « Portez cela plus loin », « Ouvrez la tête », « Enfouissez le son ».
Speak for yourself, maintenant. Musique : Johann Sebastian Bach, L’Art de la fugue, contrapunctus n° 1, 19 (1740-1750) et Steve Reich, Come out (1966). Chorégraphie, décors et costumes : Sol León et Paul Lightfoot. Lumières : Tom Bevoort. Ballet créé le 25 novembre 1999 au Lucent Danstheater de La Haye. Cette œuvre serait-elle aussi sublime (évoluent en apnée, sur la ligne de crête de l’exigence, Ludmila Pagliero, Valentine Colasante, Clémence Gross, Silvia Saint-Martin) si elle n’était pas le fait, le fruit (il nous est ainsi possible de nous nourrir) d’une collaboration ? Encore par collaboration ne faut-il pas ici entendre seulement union, c’est à dire dualité résolue (autrement dit dualité – jusque dans le heurt – harmonieusement dialoguant, et s’affirmant à mesure et à hauteur de la richesse de ce dialogue). Encore par collaboration faut-il également et surtout entendre cette « troisième partie inconnue » qui naît, ne peut que naître de la rencontre, vraie rencontre, intense, fouillée, patiente, hasardeuse, charnelle, entre deux ipséités. Cette « troisième partie inconnue » est, selon le mot de Paul Lightfoot, « une partie qui ne s’explique pas, qu’on ne peut pas toucher du doigt. C’est cette composante, appelons-la "entropie" qui garantit la relation. » Et Sol León d’ajouter : « La créativité ne saurait exister sans dualité, mais elle se définit par la toiture, le faîtage qui relie nos contributions respectives, ce "quelque chose" auquel aucun de nous deux ne s’attendait. C’est l’essence même de nos ballets. Un tel principe s’applique aussi en alchimie : l’important ce ne sont pas les éléments qu’on assemble, mais le résultat qui en découle. »
La présence d’eau et de fumée dans la chorégraphie – « des éléments qui purifient », qui voilent et qui « dévoilent » – réveille ces phrases du Dao de jing, ouvrage classique chinois qui, selon la tradition, fut écrit autour de 600 avant J.-C. par Lao Tseu et qui faisait partie des écrits sacrés des Maîtres célestes : Le ciel et la terre se rejoindraient et tomberait une douce pluie. Les hommes n’auraient besoin d’aucune directive et les choses suivraient leur cours. Pluie légère, si légère, tombant sur les danseurs, emprisonnant les volutes de fumée... Pluie légère, si légère, tombant sur les danseurs, sur les danseuses, les déshabillant de tout ce qui n’est pas la musique de Bach, de tout ce qui n’est pas certains gestes, – des gestes faisant vivre cette musique, d’abord dans la solitude de l’incarnation qui se reconnaît telle, puis dans le vivre-ensemble du couple qui se reconnaît tel, sans qu’il soit besoin de préalable, et sans qu’il soit besoin d’exégèse. Pluie légère, si légère, tombant sur les danseuses, sur les danseurs, les débarrassant de tout ce qui n’est pas certains mouvements, – des mouvements introduisant avec une virtuosité contenue (qui n’est pas dénuée d’une audace qui serait la forme la plus achevée de la spontanéité) le doux chaos de Steve Reich dans la perfection contrapunctique (perfection inachevée, comme cela se doit). « Jusque-là, toutes nos pièces étaient une course aux mouvements, reconnaît Paul Lightfoot, puis nous avons senti le besoin de ralentir notre univers. L’eau nous y a contraints ».
À noter :
Les chorégraphies de Sol León et Paul Lightfoot (accompagnées de celles de Crystal Pite et Marco Goecke) reviendront au Palais Garnier du 3 au 7 juin 2020.
Matthieu Gosztola
photo Sleight of hand, Hannah O’Neill, photo Agathe Poupeney, onP, source