Elena Bashkirova au Théâtre des Champs-Élysées, le mercredi 15 mai 2019
Elena Bashkirova, très à l’aise (comme soulagée) lors de la deuxième partie de son récital (bis compris), en prise avec, du romantisme (qui a voulu explorer, puis exploiter toutes les possibilités, pourtant infinies, du piano) : la ferveur, la confession accomplie (aux mille nuances), l’amplitude, la nervosité souple, jusque (paradoxalement ?) dans l’unique sonate pour piano de Bartók qu’elle fait chanter avec une rudesse de bon aloi, attentive à ce que le chant populaire dont cette œuvre étrange et belle garde précieusement la trace – et on ne voit bientôt plus qu’elle – puisse, sauvage dans sa mesure même, briller de tous ses feux.
Angoissée – par contre – pendant toute la première partie consacrée à Mozart (infimes approximations rythmiques, fausses notes…), durant une prise de risque non négligeable qu’il convient de chaleureusement saluer. Car d’ordinaire, comme le remarque Jacques Drillon dans Cadence, les pianistes ne s’attaquent pas frontalement à Mozart, « à sa ligne trop claire, trop transparente, trop frêle. Ils sont avec lui dans une position très inconfortable : ils sont à nu, sous l’éclairage violent de sa pureté. […] Ils n’aiment pas le Mozart "léger", "superficiel" […]. »
S’asseyant, mouvement lent, harmonieux, ses mains, rejoignant le clavier, semblent en prise avec l’instrument, touches blanches, touches noires, avant que son corps ait fini de prendre position. S’asseyant et jouant déjà presque dans la façon qu’elle a de s’asseoir (à l’opposé d’un Richter méditant, par exemple), plongeant dans la musique, dans le bain de la musique, plongeant et priant, et combattant la partition de Mozart, sachant que le flot joyeux de notes, d’accords, n’est pas l’essentiel, n’est pas l’important, et qu’il faut en retirer, gardon d’absolu frétillant, la ligne mélodique toute simple, toute nue, la phrase musicale. Qui court, sautille, s’arrête en chemin, pensive, puis se remet à courir. Et qui se montre éperdument joueuse, jouant de disparition, sœur de l’arachnéen. Et qui se montre si frêle, si merveilleusement frêle qu’elle contraint toutes les certitudes à mourir (il y a alors, comme une lumière allumée en plein jour, du Radu Lupu dans le jeu d’Elena Bashkirova).
Ainsi que l’écrit, avec une grande justesse, Jacques Drillon dans De la musique : « Mozart passe sa vie en ballon. Les peupliers sont agités par le vent, les nuages défilent à toute vitesse. Mozart lâche du lest. Il monte vers le ciel. Bientôt, il ne voit plus ni les arbres ni les routes, ni même les maisons, que hantent les hommes et les rats. Mozart lâche encore du lest. Il s’élève au-dessus des nuages. Trop de matière encore, se dit-il. Il précipite tout ce qu’il possède par-dessus bord, ses vêtements, ses chaussures. Il ne lui reste que sa nacelle, son ballon. Il les jette aussi. »
La musique, si légère, pour piano, de Mozart (Fantaisie K. 397 ; Rondo K. 485 ; Huit variations K. 460 ; Sonate K. Anh. 136) irradie une sorte de nitescence qui nous enseigne que la vie, toute vie est une fleur nivéale, la neige du silence étant, pour les siècles et les siècles, ce qui alentour se répand, galopant sur l’étendue de nos existences orphelines. C’est cela même, la maturité sur laquelle se confie, alors âgé de vingt et un an, le compositeur dans une lettre demeurée fameuse : « Ils s’imaginent parce que je suis petit [un mètre soixante-six] et jeune qu’il ne peut rien exister en moi de grand et de mûr. Eh bien, ils vont s’en rendre compte bientôt. »
Mais il n’y a rien de pontifiant chez Mozart. D’ailleurs, pour s’en convaincre, il n’est que de se rappeler ceci : sa musique pour piano, limpide (un torrent de montagne où se désaltérer pendant une marche agréable) semble facile. Encore faut-il préciser, comme le fait André Tubeuf dans Mozart, chemins et chants, que la musique de Mozart est « facile […] pour nous seuls qui écoutons. Le fait que Mozart l’ait écrite parfois à la diable, au tout dernier moment (son ouverture de Don Giovanni dans la nuit qui précède), nous cache le travail de décantation et d’incubation qui d’abord la lui a mise en tête, comme le prouve cette sonate pour la violoniste Strinasacchi dont Mozart joua la partie de piano, qu’il n’avait pas eu le temps de noter, en la lisant là où il l’avait laissée : dans sa tête. Le Mozart qui semble faire jeu de tout, le Mozart éternel improvisateur nous cache le Mozart prêt. »
D’où cette capacité, à nulle autre pareille, lui vient-elle ? Sans doute de dons développés au piano, par la grâce de son père, pendant l’enfance (dons qu’il a su développer, pour qu’ils soient ensuite dépassés ; il y a, dans le parcours de Mozart, toute proportion gardée, quelque chose du cheminement opéré par Messiaen). Un exemple ? Voltaire, regrettant de n’avoir pu entendre le musicien à Genève et s’en excusant auprès de sa protectrice, Madame d’Épinay, parle d’un « phénomène ». Bientôt, l’abbé Galiani écrira, à cette même Madame d’Épinay : « Le petit Mozart est ici… il est moins miracle, quoiqu’il soit toujours le même miracle, mais il ne sera jamais qu’un miracle. » Jean Blot a raison de parler à ce propos de lassitude, voire d’hostilité. Et le romancier de commenter : « Il y a dans le prodige enfant quelque chose qui insulte l’âge adulte et l’humilie. […] Le petit bonhomme si mignon à son clavier insulte à la douleur […] – et l[a] rend dérisoir[e]. Il en fait un jeu d’enfant… Il tire la langue à la souffrance de l’adulte. »
Et c’est comme si cette virtuosité délibérément joyeuse avait été apprise, par le jeune musicien, non au piano, mais en regardant avec amour des paysages. Car toute la première partie du récital d’Elena Bashkirova a fait se lever Salzbourg, a fait se lever les souvenirs que nous en avons. Inspiré, Jean Blot écrit dans son essai sur Mozart, à propos de cette ville : « La montagne est partout, posant ici et là sa patte énorme et, même cachée, partout présente. On est aux portes de la Bavière. On se veut en Italie. On la dirait proche, non derrière la barrière des Alpes mais de l’autre côté de la montagne. À quatre cent vingt mètres d’altitude, l’air est frais, accueille le son et le transmet comme enrobé de sagesse à l’oreille du musicien. La Salzach, rarement bleue, plutôt grise, mais étincelante et comme tourmentée quand fondent les glaces, paresseuse ou même douloureuse dans la chaleur de l’été, divise la ville en Kapuzineberg sur la rive droite et Munchsberg sur la gauche. L’enfant [Mozart] a dû venir ici écouter chanter le fleuve et rêver. S’il levait les yeux, il voyait les forêts gravir les pentes de la montagne jusqu’à mille sept cents mètres, ensuite les pâturages, enfin les glaciers et, au-delà, le ciel qui domine la ville et paraît venir du Sud et en garder la nostalgie. Partout devant le regard de l’enfant, l’Alpe déployait ses voiles pour masquer l’Italie, et faire croire ou rêver que sa voix et son chant […] étaient juste derrière l’horizon. »
Déjà, dans son livre paru dans la collection Tel, chez Gallimard, en 1991, Alfred Einstein rappelait que « l’on n’a pas manqué de comparer la musique de Mozart à ce paysage […] et il n’est [en effet] rien de plus facile que d’établir un rapport entre le côté mélodique de la musique de Mozart, son sens de la forme, l’harmonie profonde et grave de ses œuvres et ce décor riant dont un sombre arrière-plan redouble encore la grâce. »
Matthieu Gosztola
Mozart Fantaisie K. 397
Rondo K. 485
Huit variations K. 460
Sonate K. Anh. 136
Dvořák Impressions poétiques op. 85
Bartók Sonate Sz. 80