Plus que dans les émouvantes retrouvailles avec un geste originel – un geste qui date de 1892 –, et plus que du fait de l’idiosyncrasie d’un compositeur, présenter en diptyque Iolanta et asse‑Noisette trouve sa cohérence.
L’opéra Iolanta, porté par le divin, dans son souffle, dans la modulation de celui-ci, semble, par son livret écrit d’après La Fille du roi René de Henrik Hertz, être en accord avec la conception modelée par Descartes et Malebranche de la vision, et rappelée par Michel Foucault dans Naissance de la clinique : « [V]oir, c’était percevoir […] ; mais il s’agissait, sans dépouiller la perception de son corps sensible, de la rendre transparente pour l’exercice de l’esprit : la lumière, antérieure à tout regard, était l’élément de l’idéalité, l’inassignable lieu d’origine où les choses étaient adéquates à leur essence et la forme selon laquelle elles la rejoignaient à travers la géométrie des corps ; parvenu à sa perfection, l’acte de voir se résorbait dans la figure sans courbe ni durée de la lumière. »
Et c’est comme si toute la deuxième partie – le ballet Casse-noisette – répondait quant à elle à la conception du voir qui s’est fait jour à la fin du XVIIIe siècle : « Le solide, l’obscur, la densité des choses closes sur elles-mêmes ont des pouvoirs de vérité qu’ils n’empruntent pas à la lumière, mais à la lenteur du regard qui les parcourt, les contourne et peu à peu les pénètre en ne leur apportant jamais que sa propre clarté. Le séjour de la vérité dans le noyau sombre des choses est paradoxalement lié à ce pouvoir souverain du regard empirique qui met leur nuit à jour. Toute la lumière est passée du côté du mince flambeau de l’œil qui tourne maintenant autour des volumes et dit, dans ce chemin, leur lieu et leur forme. »
Le Casse-noisette d’Arthur Pita, Édouard Lock et Sidi Larbi Cherkaoui, sous la direction de Dmitri Tcherniakov, témoigne du mûrissement de l’enfance qui peu à peu conduit le fruit que nous sommes (et saveur et pulpe) à l’âge adulte. Ce Casse-noisette témoigne avec magnificence – pour reprendre la formulation de Bachelard dans La poétique de la rêverie – d’un « cogito qui sort de l’ombre, qui garde une frange d’ombre […]. Ce cogito ne se transforme pas tout de suite en certitude […]. Sa lumière est une lueur qui ne sait pas son origine. L’existence n’est là jamais bien assurée. D’ailleurs pourquoi exister puisqu’on rêve ? Où commence la vie, dans la vie qui ne rêve pas ou dans la vie qui rêve ? Où fut la première fois ? »
De même que la cécité de la fille du roi René disparaît aux aurores de l’amour, « [s]’il y a une liberté vraie, affirme le philosophe Merleau-Ponty dans Sens et non sens, ce ne peut être qu’au cours de la vie, par le dépassement de notre situation de départ, et cependant sans que nous cessions d’être le même […]. Deux choses sont sûres à propos de la liberté : que nous ne sommes jamais déterminés, et que nous ne changeons jamais, que, rétrospectivement, nous pourrons toujours trouver dans notre passé l’annonce de ce que nous sommes devenus. C’est à nous de comprendre les deux choses à la fois et comment la liberté se fait jour en nous sans rompre nos liens avec le monde. »
Citons (dans le désordre, et sans souci d’exhaustivité) ces éléments auxquels donne – peu à peu et précisément – corps le ballet, comme autant de nitescences, seraient-elles paradoxales : les dissensions – détails majeurs, humeurs – qui font éclater la vision stéréotypée de la famille-aimante (Édouard Lock versus Arthur Pita) ; l’expérience du rejet par le sujet en proie au désir du monde – désir d’une insertion dans le monde – ; la morsure due à la conscience de la vésanie et de l’impéritie des hommes ; la lente émergence, dans sa pluralité intrinsèque, de sa personnalité – une personnalité – ; l’éveil de sentiments qui sont – toujours – des plantes fontinales ; la découverte de la tendresse amoureuse comme thébaïde et l’éveil de la sexualité – le lever d’un nouveau monde, le ballet de ses ombres lénifiantes – ; les douleurs inexorables du deuil qui peu à peu se muent en acceptation apaisée d’une tendresse envoyée comme courrier-régulier d’outre-tombe ; la nostalgie de l’insouciance à laquelle on songe désormais comme l’on songerait à l’empyrée – et l’on y songe – ; l’expérimentation de l’impossible fusion avec l’autre aimé à laquelle nous convie le grand mouvement intime (mer allée avec le soleil) qui, jour et nuit, nous porte vers cet autre (en témoignent Sidi Larbi Cherkaoui et sa quête du « mouvement impossible »)…
Au terme de la représentation, il nous est possible d’affirmer, comme le fait Bachelard, que l’enfance, « somme des insignifiances de l’être humain, a une signification phénoménologique propre, une signification phénoménologique pure puisqu’elle est sous le signe de l’émerveillement. »
Par la grâce des trois chorégraphes, nous sommes devenus, le temps de cette représentation, « le pur et simple sujet du verbe s’émerveiller. »
Information : Iolanta et Casse-Noisette, opéra et ballet de Piotr Ilyitch Tchaïkovski, furent (re)présentés au Palais Garnier du 9 au 24 mai 2019.
Matthieu Gosztola
Image, Iolanta, © Julien Benhamon / OnP, source