Lady Macbeth de Mzensk à Paris et à Athènes
Nécessité de l’opéra : « Le chant élargit / Et concentre / L’espace où il se livre », ainsi que l’écrit le poète Guillevic. « Il suffit / D’une absence de chant // Pour que notre dedans / Soit coupé du dehors ». « Quand le chant n’est plus là / l’espace est sans passion ».
Et richesse – extrême – de la composition de cet opéra (en quatre actes et neuf tableaux) créé le 22 janvier 1934 au Théâtre Maly de Leningrad : l’on y décèle des allusions (quand il ne s’agit pas de citations) aux œuvres de Beethoven, de Bach, de Mahler (dont Chostakovitch revendiquera l’influence), de Rimski-Korsakov, de Tchaïkovski, de Moussorgski (dont Chostakovitch orchestrera le Boris Godounov en 1939-1940). Sans oublier le Wozzeck d’Alban Berg, que Chostakovitch découvre lors d’une représentation à Leningrad en 1927 (quand bien même, voulant donner corps à son « symphonisme », il ne suivra guère Berg sur le chemin de l’atonalité et du dodécaphonisme). Du fait de l’acoustique, les récentes représentations de Lady Macbeth de Mzensk dans le nouveau bâtiment abritant l’Opéra National de Grèce ont pleinement rendu justice à cette richesse, à cette inventivité constante qui ne fait jamais fi des influences, nombreuses, par quoi s’affirme justement le nouveau.
Peut-on déceler maintenant dans le livret des influences littéraires ? Elles semblent évidentes. En réalité, le personnage de Katerina dans Lady Macbeth de Mzensk s’apparente bien moins à l’héroïne shakespearienne qu’à la Katerina de la pièce L’Orage d’Alexandre Ostrovski (1859), adaptée par Leoš Janáček sous le titre Kátia Kabanová en 1921. Et la fin de l’opéra opère un rapprochement saisissant – et voulu par Chostakovitch – avec les émouvants Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski.
Cette richesse musicale et littéraire est, toute, au service du féminisme. Et c’est en cela que l’opéra de Chostakovitch est fascinant. Si Katerina, cernée par des voix presque exclusivement masculines, est une femme adultère et meurtrière, Chostakovitch, au contraire de Nicolaï Leskov dans la nouvelle originale (1865), « tente de [lui] trouver », avec l’aide d’Alexandre Preis, « des circonstances atténuantes, analyse le musicologue Grégoire Tosser. Tous les témoignages écrits laissés par Chostakovitch pendant la période de composition de l’opéra vont dans ce sens. Ainsi, l’environnement hostile et violent dont elle est victime (la tyrannie de son beau-père Boris, la bêtise de son mari Zinovy, le viol perpétré par son amant Sergueï, la répression policière, aussi grotesque que terrifiante) est fortement souligné, tandis que l’épisode accablant d’un infanticide est retiré du livret par Chostakovitch. La compassion du compositeur à l’égard de Katerina explique également la place occupée par l’héroïne durant tout l’opéra : elle est la seule, disposant d’un registre magistral de soprano dramatique, avec un ambitus de plus de deux octaves, « à se voir attribuer cinq airs (arias ou cantilène), et nous sommes ainsi à même de voir évoluer ses sentiments, de la comprendre, de la juger. »
Par ailleurs, cet opéra exprime avec force – et cela participe également d’un féminisme militant – le désir de Katerina, dans sa fougue à faire tomber les icônes qui a partie liée à l’éveil, à la course du printemps ; dans son absolu. Katerina : Bon, je me couche. ([…] Katerina se déshabille.) Le cheval se hâte de rejoindre la jument, le chat appelle la chatte, et le pigeon réclame la pigeonne. Il n’y a que vers moi que personne ne se presse ! Le vent caresse le bouleau, et le soleil le réchauffe. À tous, quelque chose sourit. Il n’y a que vers moi que personne ne se presse. Personne ne m’enlace la taille, personne ne presse ses lèvres contre les miennes, personne ne caresse ma poitrine blanche, personne ne m’excite d’une caresse passionnée. […] Embrasse-moi ! (Sergueï l’embrasse.) Pas comme ça, pas comme ça. Embrasse-moi à me faire mal aux lèvres, que le sang me monte à la tête, que les icônes en tombent.
L’on est loin du parfum acre, tenace de certaines pages de Vladimir Nabokov. Ainsi ce passage de Roi, dame, valet (Gallimard, 1971, traduit de l’anglais par Georges Magnane) : « Il caressa des lèvres le cou tiède de Marthe et dit : – Est-ce qu’il n’est pas l’heure d’aller un peu au lit, hein ? – Qu’est-ce que tu dirais d’un peu de viande froide avec de la bière ? Non ? Parfait, nous mangerons après. Elle se leva en prenant fermement appui sur lui. Puis elle s’étira : – Montons, dit-elle avec un bâillement de satisfaction, montons […]. »
Est opérée une distinction entre le désir de Katerina et celui des hommes, fils, quant à ce dernier, de la pulsion, de la confondante brièveté. Ainsi l’orgasme de Sergueï, quand il fait l’amour avec Katerina, rendu sonore – decrescendo – par la brève plainte – risible – d’un instrument à vent. « [A]u point qu’un musicologue détracteur de l’opéra de Chostakovitch a inventé le néologisme de pornophonie pour le qualifier ». Mais le désir des hommes est également fils de l’animalité, et de la violence, pour Chostakovitch. En témoigne le viol en réunion d’Aksinia, mis en scène à Paris de très frappante manière par Krzysztof Warlikowski qui a servi au mieux, avec un onirisme, une fantasmagorie qui lui sont propres, le livret (regards concupiscents d’un boucher – son tablier maculé de sang – pendant qu’il caresse telle pièce de viande, par exemple). Le portier : La truie chante comme un rossignol. Fouille ! Quel nez ! Ça, c’est un nez ! Dieu lui a fait un nez pour sept. Et quelles jambes ! On en ferait des côtelettes ! Ha ! Ha ! Ha ! Les ouvriers : Et cette jolie petite voix ! Cette jolie petite voix ! Ha ! Ha ! Ha ! Ah, la jolie voix ! Le commis : Oh, oh ! que c’est gras, ça ! Et là, et là ! Et encore là ! Ho ! Ho ! Ho ! Et voilà les petites jambes ! Voilà les petits bras ! Voilà les petites jambes ! Ha ! Ha ! Ha ! Sergueï : Donnez-moi votre petit bras. Ho ! Ho ! Que c’est doux, que c’est gras ! Ah, que c’est bon ! C’est bon, quand c’est bien gras comme ça ! Dieu, que c’est bon ! Dommage qu’elle ait autant de boutons sur le visage ! Ha ! Ha ! Ha ! Le portier : Laissez-moi téter ! Le balourd miteux : Hein, hein, alors ? Ha ! Ha ! Ha ! Les ouvriers : Ah, la jolie petite voix ! Ha ! Ha ! Ha ! La jolie voix ! Aksinia : Ah ! le cochon ! J’ai la poitrine couverte de bleus ! Quel effronté ! Il m’a pincé toute la poitrine ! Vaurien ! Il a déchiré ma jupe ! Le portier et le commis : Mais tu portes bien une culotte, Aksinia ? Les ouvriers : Ha ! Ha ! Ha ! Sergueï : Maintenant, tenez-la bien !
L’on ne saurait achever ce compte rendu sans rendre hommage aux instrumentistes. Qu’il me soit permis de rappeler ici le nom de tous les altistes, tous les violoncellistes de l’Opéra de Paris, tant leur travail embrasse, sans demi-mesure, la perfection. Loin de tout heurt, dans le satiné d’un effleurement appuyé qui inlassablement fait naître la mélodie et sa justesse (avec la même intense douceur suivant laquelle Anna Nikulina fait naître le geste et sa justesse, fait parler le mouvement).
Altistes : Laurent Verney, Marion Duchesne, Anne-Aurore Anstett, François Bodin, Laurence Carpentier, Olivier Grimoin, Jean-Michel Lenert, Noëlle Santos, Etienne Tavitian, Louise Desjardins.
Violoncellistes : Aurélien Sabouret, Giorgi Kharadze, Katarzyna Alemany-Ewald, Jéremy Bourre, Philippe Feret, Yoori Lee, Guillaume Paoletti, Renaud Malaury.
Informations pratiques : L’opéra Lady Macbeth de Mzensk de Dmitri Chostakovitch fut représenté à l’Opéra Bastille (Paris) du 2 au 25 avril 2019 et à l’Opéra national de Grèce (Athènes) les 12, 15, 17, 19 et 22 mai 2019.
Matthieu Gosztola
photo Bernd Uhlig / OnP, source (nombreuses autres images disponibles en suivant ce lien).