Le retour de Mats Ek au Palais Garnier
Événement : Mats Ek (qu’il est émouvant de voir travailler dans le documentaire de Frederick Wiseman La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris) revient ! Au Palais Garnier, du 22 juin au 14 juillet 2019. Bonheur… Le chorégraphe suédois avait fait ses adieux en 2016, au Théâtre des Champs-Élysées, avec (notamment) Hâche : un émouvant pas de deux pour son épouse Ana Laguna.
La Carmen de Mats Ek (reprise), chef-d’œuvre qui a la cohérence de sa Giselle, s’ancre dans l’univers du flashy, des cris, des cigares qui sentent l’encens, des robes à la personnalité folle, des foulards à quoi peut se réduire le cœur, à quoi peut se réduire la pulsion, pourquoi non. Et magnifie Amandine Albisson qui, vouée au rouge, parvient, dans un rôle très technique, à hisser le trivial à hauteur du sublime, exprimant, avec un féminisme militant, son désir dans toute son étendue, dans toutes ses contradictions (par quoi il est justement désir) : désir de soumission, désir de liberté.
Cette Carmen, construite autour des figures (irréconciliables) du désir, est une synthèse idéale de l’expressivité et de la forme, deux tentations à partir desquelles, depuis le XVIIe siècle, la danse prend son envol, façonne sa réalité, privilégiant l’une ou l’autre, selon l’époque, selon les créateurs. Jean-Georges Noverre, considéré comme le créateur du ballet moderne, remarque ainsi dans ses Lettres sur la danse et les arts imitateurs : l’expressivité « ne parle qu’aux yeux, et les charme par la symétrie de ses mouvements, par le brillant de ses pas et la variété des temps ; [...] ceci n’offre que la partie matérielle. » La forme est « l’âme de la première ; elle lui donne la vie et l’expression et, en séduisant l’œil elle captive le cœur et l’entraîne aux plus vives émotions […] ».
Avec Ravel et son Boléro (création), Mats Ek rend un subtil et facétieux hommage à la jeunesse et à son cheminement (capuches, bêtises, bravades, postures de l’adolescence comprises). Quand bien même l’orchestre de l’Opéra de Paris ne développe pas la finesse que Seiji Ozawa a développée avec le Boston Symphony Orchestra, Mats Ek parvient, du fait de rythmes éclairants, du fait de rythmes vitaux, du fait des rythmes viscéralement présents dans cette partition – et qui ont quelque chose à voir avec la vie intra-utérine –, à faire d’une assemblée d’êtres, réunis par la danse – par l’exigence extrême qui consiste à participer avec ferveur à un vivre-ensemble extrêmement codifié*, et qui laisse néanmoins affleurer l’ipséité** –, un paysage, dans le sens où l’entend le poète Gustave Roud (Air de la solitude) : « Qui songerait à nier l’irrésistible puissance d’asservissement d’un vaste paysage composé, sur notre regard tout d’abord et, peu à peu, sur tout notre être ? Il nous emprisonne lentement comme une symphonie. […] C’est notre œil qui se meut au long de ces phrases immobiles, pris dans ce réseau de courbes mélodieuses […] que chaque saison, chaque jour, chaque heure presque charge […] de nouvelles harmonies. »
Danser : le vaste, dès l’origine. Danser sans recours : ainsi la deuxième création de la soirée, Another Place***, qui, sur la Sonate pour piano en si mineur de Franz Liszt, parle – avec Aurélie Dupont et Stéphane Bullion – de la vie de couple, du rabot du quotidien sur le bois (exotique) du sentiment, sur sa patine, de la vie sous le même toit et des problématiques qui en découlent (celles du matériel), du désir qui s’érode et de la tendresse qui prend le pas sur le désir, des rituels, des retrouvailles minuscules qui adviennent grâce aux rituels, de l’élan de l’enfance qui se fait jour dans la tendresse, du temps qui passe et qui fait, in fine, se courber les corps.
Danser pour mêler son souffle au souffle des saisons. Danser par les eaux éphémères du temps pour rendre grâce à l’évanescence, pour énumérer les traces de la vie vivante, une à une, pour les sauver, une à une, sans chercher à les sauver ; les sauver justement parce que l’on ne cherche pas à les sauver, à les retenir. Danser pour participer à la joie de ce qui vibre en deçà de toute pensée, danser pour rendre souplement le monde à l’écume de grâce de sa beauté profonde, danser afin de rendre innocemment justice à toute beauté qui poigne, oriente, embrase et voue, pour reprendre la formulation de Richard Blin.
Matthieu Gosztola
* Mats Ek s’affirme comme un véritable « horloger du mouvement » (l’expression est de Kader Belarbi).
** Soient Alice Catonnet, Charline Giezendanner, Roxane Stojanov, Lydie Vareilhes, Letizia Galloni, Caroline Osmont, Marion Gautier de Charnacé, Sofia Rosolini, Seo-Hoo Yun, Fabien Revillion, Marc Moreau, Yann Chailloux, Matthieu Botto, Antoine Kirscher, Axel Magliano, Florent Melac, Hugo Vigliotti, Alexandre Boccara, Giorgio Fourès, Isaac Lopes Gomes, Nikolaus Tudorin, Antonin Monié.
*** Il faudrait comparer Another Place aux pas de deux de Petite Mort, chorégraphie de Jiří Kylián (voir le dernier numéro de Ballet 2000 qui lui est en partie consacré) créée en 1991 au festival de Salzbourg sur l’adagio et l’andante des concertos pour piano n°23 en la majeur (K. 488) et n°21 en ut majeur (K. 467) de Mozart. À noter : Petite Mort sera redonnée aux Gémeaux du mercredi 27 au vendredi 29 mai 2020. Ne passez surtout pas à côté…
Image, Another Place, source, ©Ann Ray / OnP