Les vagues de l’ouverture. La mort comme mer (déchaînée). Apparaît le drapé des divinités antiques sur le rivage de la mer. C’est dans la mort, dans cette mer que pourra se dresser la figure d’Anna, à laquelle Camila Titinger donne sa chair, sa nécessité. Aurélia Gournay rappelle dans sa thèse de doctorat Don Juan en France au XXe siècle, réécritures d’un mythe : « Molière qui est l’inventeur du personnage d’Elvire, a complètement supprimé Anna de son Dom Juan. […] Si Anna est absente chez Molière, Mozart, au contraire, lui donne toute sa complexité et lui attribue une place déterminante et définitive au sein du mythe. » Jean Massin notait déjà dans Don Juan, mythe littéraire et musical : « [Anna] aura mis bien longtemps à émerger au premier plan dans le mythe et jamais encore elle n’y avait occupé une place si permanente. » C’est « la fille du Mort, la figure déterminante, occupant une position clé, quasi nécessaire au fonctionnement du drame. » Comme le constate, avec une grande justesse, André Tubeuf dans Mozart, chemins et chants : « Anna, [Don Giovanni] l’a forcée ; violence est faite à la fille, avant qu’on ne saigne le père, exprès : et le récitatif horrifié, scabreux, par lequel Anna raconte cette nuit d’horreur est ce que Mozart, dramatiquement, a fait de plus serré, de plus cruel et vrai. Le XVIIIe n’a pas produit musique plus véhémente, violente. Là est le vrai visage de Don Juan : dans cette blessure ouverte de celles qu’il a touchées, et pas conquises. »
Vont dans ce sens Jean-Victor Hocquard (cf. Don Giovanni, Aubier Montaigne, collection Les grands opéras de Mozart, 1978), et Jean Blot à sa suite. Qui, disert, écrit : « Hocquard reconnaît en Donna Anna la plus grande création de Mozart, non pas seulement en ce sens que, dans les autres versions du mythe, son rôle est secondaire, mais aussi parce que la richesse de ses accents et sa profondeur psychologique la campent en rivale de Don Giovanni et, pour reprendre la belle image de Hocquard, la dressent simple ou même massive "à la façon d’une victoire de Samothrace". Dans son amour de son père, dans sa douleur de sa mort, il est légitime de reconnaître un dernier, et sublime hommage rendu à Leopold qui vient de s’éteindre. Ce que Anna pourrait avoir de conventionnel – "Or Sai chi l’onore" – est élevé par la musique à une vibration intime où l’honneur se confond avec l’existence même. Le monde manifesté, extérieur, n’a pour rôle que de conduire vers le monde intérieur et sa vérité supérieure et plus complexe. N’est-ce pas en ce sens que Schiller écrivait à Goethe, dans une lettre citée par les Massin, que l’opéra est dispensé de l’imitation servile de la nature et que par cette voie subreptice, en se réclamant modestement de l’indulgence, l’idéal pourrait se glisser sur scène ? À quoi Goethe répondait que ses espoirs avaient été réalisés d’une manière éclatante avec le Don Giovanni de Mozart. »
Information pratique : Don Giovanni, de Mozart. Orchestre de chambre de Paris et chœur de l’Opéra de Garsington, Douglas Boyd (direction) et Deborah Cohen (mise en espace). Théâtre des Champs-Élysées, 19 septembre 2019.
Distribution
Don Giovanni : Jonathan McGovern
Leporello : David Ireland
Donna Anna : Camila Titinger (photo)
Donna Elvira : Sky Ingram
Don Ottavio : Trystan Llŷr Griffiths
Zerlina : Mireille Asselin
Le Commandeur : Paul Whelan
Masetto : Thomas Faulkner
Matthieu Gosztola