Degas et l’Opéra
Degas (1834-1917) : un « personnage singulier, grand et sévère artiste, essentiellement volontaire, d’intelligence rare, vive, fine, inquiète ; qui cachait sous l’absolu des opinions et la rigueur des jugements, je ne sais quel doute de soi-même et quel désespoir de se satisfaire, sentiments très amers et très nobles que développaient en lui sa connaissance exquise des maîtres, sa convoitise des secrets qu’il leur prêtait, la présence perpétuelle à son esprit de leurs perfections contradictoires. » (Paul Valéry, Degas Danse Dessin)
Ce qui frappe le plus, lorsque l’on redécouvre ce peintre, par le biais de cette exposition très réussie, c’est le singulier cadrage adopté par le peintre, en ses toiles (et qui n’est pas sans préfigurer, par certains aspects, le travail de Hopper). Cette modernité a marqué Jacques-Émile Blanche, qui commente, dans ses Propos de Peintre, de David à Degas (préface de Marcel Proust, Émile-Paul Frères, 1919) : « Le système de composition, chez [Degas], fut la nouveauté. […] La photographie instantanée, avec ses coupes inattendues, ses différences choquantes dans les proportions, nous est devenue si familière, que les toiles de chevalet de cette époque-là ne nous étonnent plus ; mais les Foyers de la danse, le Ballet de Robert le Diable, et autres scènes chorégraphiques, […] personne n’avait songé avant lui à les faire, personne, depuis, ne mit cette "gravité" […] dans une sorte de composition qui profite des hasards du kodak. » Les hasards de la photographie… Et, en effet, cette peinture semble être née (semble avoir été « prise ») sur le motif. En réalité, il n’en est rien. Comme le rappelle le marchand d’art Ambroise Vollard dans un recueil de souvenirs et d’anecdotes (nous soulignons) : « La vie de Degas était réglée comme un papier de musique ; c’était l’atelier du matin au soir. Quand ça venait bien, il fredonnait quelque chose, généralement un air ancien ; on entendait sur le palier des bouts de chansons : "Sans chien et sans houlette / J’aimerais mieux garder cent moutons dans un pré / Qu’une fillette / Dont le cœur a parlé". »
Et dans son atelier, il fait entrer tout l’opéra – lequel, bellement, devient ainsi « chambre à soi » –, conscient du fait que, pour reprendre la formulation de Jean Blot, « [n]ul mode d’expression ne permet comme celui-ci de prendre en charge le tout de l’homme et de son destin. Du plus lointain au plus profond, du plus présent dans son insaisissable chatoiement au plus passé dans le labyrinthe de ses échos. Du plus durable dans son entêtement, à l’ondoiement d’une pure mobilité. L’homme, sa condition, mais aussi tous les rapports dont il se trouve le prisonnier, toutes les relations qu’il entreprend de nouer et qui vont tisser la constellation de sa destinée et faire jaillir, éphémères mais éblouissants dans leur coloratura, les moments de sa liberté ».
Si Degas a ontologiquement besoin de la solitude de l’atelier pour peindre, c’est parce que ses œuvres empreintes des accents de l’Opéra – les gardant, divers et saufs, en elles – sont une méditation sur la beauté ; les danseuses, « prêtresses de la grâce », sont en ce sens un prétexte, ainsi que le confiera le peintre à plusieurs reprises. Pour se convaincre de la vérité de cette assertion, il n’est que de relire les sonnets de Degas, au sein desquels – par lesquels – il se confie comme peut-être jamais il ne l’avait fait avant ; il s’agit pour l’auteur de La petite danseuse de 14 ans d’être à l’écoute de « tout ce que la langue agile […] / Du ballet dit à ceux qui percent le mystère / Des mouvements d’un corps éloquent […] » ; il s’agit de « voir sur la femme […] / Glisser la trace de [son] âme passagère, / Plus vive qu’une page admirable qu’on lit […] » ; il s’agit d’être attentif au « dessin plein de la grâce savante » que fait, sur le sol, la danseuse tout occupée de son mouvement : « Le bonheur de revivre, et l’amour sur sa joue, / Sur ses yeux, sur ses seins, sur tout l’être nouveau… // Et ses pieds de satin brodent comme l’aiguille / Des dessins de plaisir. »
« Elle danse en mourant », écrit ailleurs Degas, avant d’ajouter : « Son corps s’affaisse et tombe en un geste d’oiseau. » Ce geste, s’il recèle – s’il conjugue avec fluidité, sans accident – une certaine magnificence (une magnificence à hauteur d’être, et non une irisation de firmament, et non un reflet de source), ne doit pas faire oublier que l’œuvre de Degas est, d’abord, une invitation qui nous est faite, ardemment, à compatir. En ce sens, les performances voulues par Aurélie Dupont, au musée d’Orsay, pour intéressantes qu’elles soient, sont un contresens majeur. Car le pur, le faste, la perfection esthétique, la blancheur, l’immaculé tels que les danseuses l’expriment, s’expriment, face aux tableaux, n’ont rien à voir avec les danseuses de Degas. Au premier rang desquelles figurent les petits rats. Ainsi décrits par Nestor Roqueplan : « Le rat est une petite fille de sept à quatorze ans, qui porte des souliers usés par d’autres, des châles déteints, des chapeaux couleur de suie, qui se chauffe à la fumée des quinquets, a du pain dans ses poches et demande dix sous pour acheter des bonbons. Le rat est l’élève de l’école de danse, et c’est peut-être parce qu’il est enfant de la maison, parce qu’il y vit, qu’il y grignote, y jabote, y clapote, parce qu’il ronge et égratigne les décors, éraille et troue les costumes, cause une foule de dommages inconnus et comme une foule d’actions malfaisantes, occultes et nocturnes, qu’il a reçu ce nom de rat. Le rat fait des trous aux décors pour voir le spectacle, court au grand galop derrière les toiles de fond et joue aux quatre coins dans les corridors ; il est censé gagner vingt sous par soirée, mais, au moyen des amendes qu’il encourt par ses désordres, il ne touche par mois que huit à dix francs, et trente coups de pied de sa mère. Le rat aime assurément la danse, mais il met son suprême bonheur à grignoter, à laper n’importe quoi, des poires, des noix, des nèfles (ah ! les nèfles !), du coco, de la bière, ce qu’on veut, ce qu’il trouve. » La façon qu’a Nestor Roqueplan d’évoquer ces danseuses en dit long sur l’intérêt qu’on leur portait jadis, qu’on leur portait alors, ce que confirme, notamment, une lettre d’une ex-danseuse, sortie jeune de l’Opéra, lettre reçue par Gustave Coquiot au moment où, pour les besoins de son Degas (paru en 1924), il enquêta : « Le rat sort presque toujours de la classe ouvrière, sauf de bien rares exceptions, souvent né de père inconnu. On le fait entrer à l’Opéra entre 8 et 9 ans pour qu’il gagne vivement sa vie. Un rat que je connais aussi bien que moi-même a entendu la réflexion suivante quand il fut question de la faire danseuse : "Autant qu’elle entre à l’Opéra ! sa destinée étant d’être une putain, là elle sera une putain à la hauteur !". […] Non, je ne regrette pas ce temps-là et je ne connais pas de toutes celles qui ont fait comme moi une seule qui le regrette. La danseuse n’aspire, le plus souvent, qu’à se marier, tenir son intérieur et être la plus bourgeoise des femmes. »
L’on comprend maintenant pourquoi Jacques-Émile Blanche écrit : « Comme "sujets", il n’y en a de si vulgaires que […] Degas ne juge dignes d’être traités. Par là, surtout, il prend la place, en tête des réalistes, puisque réalisme, comme locution courante, évoque l’idée de sujets triviaux, communs et dits "laids". Il est un des premiers à sentir, en face de la "laideur", une "beauté" […] non encore vue par les peintres. Avant lui, le paysan, l’ouvrier avait eu ses poètes et Millet l’avait ennobli ; Degas, parisien, s’occupe du peuple des villes, du paysage urbain, du rat d’opéra fille de concierge, de la modiste, de la blanchisseuse, de la femme de café-concert et de plus bas encore ; dans son style classique, réagissant ainsi contre la conception idéaliste des autres élèves d’Ingres. »
Leïla Jarbouai, à l’occasion de l’exposition « Degas Danse Dessin. Hommage à Degas avec Paul Valéry » (qui eut lieu également à Orsay, à l’occasion du centenaire de la mort du peintre, du 28 novembre 2017 au 25 février 2018) rappelle que sa « suite de nus de femmes se baignant, se lavant, se séchant, s’essuyant, se peignant ou se faisant peigner » présentée à la dernière exposition des impressionnistes en 1886 constitua son « insultant adieu » au public, suivant la formulation de Joris-Karl Huysmans dans Certains. C’est pour cette raison qu’au moment de mourir, le 27 septembre 1917, Degas, qui souhaitait être « illustre et inconnu », ainsi qu’il le confesse à Alexis Rouart, fit corps avec la méconnaissance du public. Certes, « [s]on nom était célèbre, mais d’une célébrité légendaire et imprécise, son œuvre presque ignorée », comme le note Paul Jamot dans la Gazette des beaux-arts en 1918. Contribuons à faire renaître un peu mieux, un peu plus (s’il est possible ; et c’est possible) cette œuvre, en allant (chacune de nous, chacun de nous) voir cette exposition, d’une splendeur qui interroge.
[Compte rendu de l’exposition « Degas à l’Opéra » présentée au musée d’Orsay du 24 septembre 2019 au 19 janvier 2020.]
Matthieu Gosztola