Les Noces de Figaro par Jérémie Rhorer (direction) et James Gray (mise en scène)
au Théâtre des Champs-Élysées du 26 novembre au 8 décembre 2019
« Ma tête et mes mains sont tellement prises par le troisième acte
qu’il n’y aurait rien de miraculeux si j’étais moi-même transformé
en un troisième acte. »
Mozart, le 3 janvier 1781, à propos d’Idoménée, roi de Crète.
Grand, grand succès de cette mise en scène de James Gray au Théâtre des Champs-Élysées (comme j’ai pu le constater à chacune des trois représentations auxquelles j’ai assisté).
Ce succès public renoue avec les origines de l’œuvre. Laissons le ténor O’Kelly dire, depuis l’indéfini du temps, « je me souviens » : « Je me souviens de la première répétition avec tout l’orchestre. Mozart était sur la scène, avec sa pelisse cramoisie et son chapeau de haute forme à galons d’or, donnant la mesure à l’orchestre. L’air de Figaro : "Non più andrai, farfallone amoroso" fut chanté par Benucci avec une animation et une force de voix des plus grandes. J’étais tout à côté de Mozart, qui répétait sotto voce : "Bravo ! Bravo Benucci !" et quand Benucci arriva au passage final : "Cherubino, alla vittoria, alla gloria militar !" qu’il chanta avec une voix de stentor, l’effet produisit comme une décharge électrique, aussi bien sur les acteurs en scène que sur les exécutants de l’orchestre qui, comme agités d’un sentiment de ravissement, s’écrièrent : "Bravo ! Bravo ! Maestro ! Viva, viva, grande Mozart !" Je crus qu’à l’orchestre, les musiciens ne s’arrêteraient pas d’applaudir, en frappant de leurs archets sur les pupitres. Le petit homme exprima ses remerciements pour les marques extraordinaires d’enthousiasme qu’on lui témoignait, en s’inclinant plusieurs fois. » Et qu’en fut-il de la première représentation ? « À la fin de l’opéra, je crus – sourit O’Kelly – que les spectateurs ne cesseraient pas d’applaudir et d’appeler Mozart. Tous les numéros furent bissés, ce qui fit durer la représentation presque aussi longtemps que celle de deux opéras, et engager l’empereur à décider qu’à la seconde représentation, aucun morceau ne serait répété. Jamais il n’y eut plus complet triomphe que celui de Mozart et de ses Nozze di Figaro. » Et qu’en fut-il des autres représentations ? Le père de Mozart, Léopold, écrit le 16 mai 1786 : « À la seconde représentation des Noces de Figaro à Vienne, cinq morceaux, et à la troisième sept morceaux, ont été bissés ; entre autres un petit duo a dû être répété trois fois. »
Ce succès public communique avec le plus profond de l’œuvre. Car ce succès est dû aux airs, qui ont sur nous, sur notre cœur, le même effet que les airs de Rossini (lequel, s’abreuvant à la même source que Mozart – Beaumarchais –, composera Le Barbier de Séville) ont sur les Italiens, selon Stendhal [1]. Ainsi, il est significatif que Philippe Jaccottet écrive que tel air des Noces lui est « vraie fontaine de sons, la plus limpide, la plus tendre qui soit », avant d’ajouter, grâce à « Au bord de la source » (in Les Années de pèlerinage) de Liszt, que « l’imitation de la source, en musique, comme celle de la pluie (Debussy), des jeux d’eau (Ravel), est incapable de produire une fraîcheur aussi pure que tel air de Mozart qui ne prétend pas imiter quoi que ce soit ». Et le poète de conclure dans Tout n’est pas dit : « Ainsi voyons-nous Mozart, en ses opéras, changer toutes choses – les bavardages, les querelles, les farces, et jusqu’aux terreurs et passions les plus noires – en un chant qui mérite plus qu’aucun autre d’être appelé divin : comme s’il faisait courir, à la cime de ses airs, une aigrette de feu, annonçant on ne sait quelle aube inouïe. »
Le chant de la Comtesse (Vannina Santoni), de Suzanne (Anna Aglatova), de Cherubino (Éléonore Pancrazi) prend son essor, analyse Starobinski, « sous l’impulsion du désir amoureux et son mouvement est continué par la circulation des voix multiples de l’orchestre, par toutes les vibrations des cordes et tous les souffles entremêlés des instruments à vent. Le sentiment que nous éprouvons devant cette circulation est avivé, dans presque toutes les pages du libretto, par les significations multiples du mot aria, qui passe par tous les sens dont il est susceptible. Il désigne le corps et sa séduction (quell’aria brillante), il s’étend à l’atmosphère, à l’’aura’ qui enveloppe un jardin (finché l’aria è encor bruna), et il transporte notre attention vers la merveilleuse mélodie du duettino (canzonetta sull’aria). Or les paroles de cet air font espérer les vents et les brises du soir (che soave zeffiretto questa sera spirerà). L’équivoque sur le mot ‘air’ est apparemment banale, on la retrouve dans un grand nombre de vocabulaires européens : italien, français, anglais… Il fallait un musicien de génie pour la traduire, l’amplifier et la rendre sensible dans un langage infiniment plus efficace. Quand tombe la nuit, c’en est fini de la circulation des objets, on ne peut plus les distinguer : l’épingle a été perdue [2] et remplacée à la diable. On ne reconnaît plus personne. Tout baigne dans l’ombre. Quelques falots se déplacent en déplaçant les zones d’ombre. Seuls le jardin et la musique respirent. Les derniers objets symboliques, si l’on y pense, sont les refuges où les personnages disparaissent : ce sont les pavillons où, l’une après l’autre, toutes les femmes, et Chérubin, se cachent pour échapper au péril (tout en partageant les fruits et la brioche que Barbarina y a apportés). Les pavillons, qu’on peut imaginer en bordure de scène comme de petites ‘folies’, sont les équivalents du réduit où Cherubino et Suzanne étaient enfermés au deuxième acte, et du fauteuil du premier où Cherubino s’était blotti comme dans une grotte, dissimulé sous une robe providentielle déposée par Suzanne. Ce sont des réceptacles de vie, des chrysalides pour le farfallone amoroso, le ‘papillon amoureux’. Au quatrième acte, les objets, en disparaissant dans la nuit, laissent le champ libre aux voix. La délicieuse illusion passe par les voix contrefaites – échangées comme les vêtements – de Suzanne et de la Comtesse. Beaumarchais avait imaginé ce complément vocal du travesti, cette feinte d’un instant, avec la reconnaissance qui suivait. Passant du théâtre à l’opéra mozartien, le stratagème est mis au service non d’un comique d’imitation, mais d’une accentuation de l’écoute. Figaro reconnaît Suzanne à sa voix : Io conobbi la voce che adoro – ‘J’ai reconnu la voix que j’adore’… La voix, venue de l’être le plus intime, est la vérité enfin révélée au terme de la folle journée, qui fut aussi journée d’apprentissage, épreuve initiatique. Elle requiert la plus fine écoute. Suzanne, Figaro, la Comtesse, le Comte, tous supplient d’être écoutés, pour que cesse[nt] la méprise et le défaut d’amour. La dernière leçon, partagée entre plusieurs voix, est assurément celle-ci, où toute l’action est pour l’oreille : Écoute ! – Écoute celle dont tu as douté et que tu retrouves. – Écoute celle qui t’aime et qui n’a pas cessé de t’aimer. – Écoute celui qui t’avait oubliée et qui demande ton pardon, maintenant qu’il t’a reconnue. »
Parmi tous les airs, ceux de Cherubino – positionné « sans cesse au centre de l’action, imprévisible » et « proche par tant d’aspects de […] [l’]adolescence » du compositeur (selon Jean et Brigitte Massin) – sont, à n’en pas douter, les plus marquants : n°12 « Non so più » [3] et n°24 « Voi che sapete… » [4].
Nous ne parlerons que du premier air, c’est le plus émouvant. « Dans toute la littérature musicale dramatique, affirme le musicologue allemand Hermann Abert (propos cités par Jean-Victor Hocquard), on ne trouve sans doute pas dépeint, avec autant de vie et de vérité que dans la première aria de Cherubino, l’éveil de l’amour à demi conscient encore dans un cœur d’adolescent, avec tout son émoi fiévreux, sa douce torture et sa carence absolue de direction. Ce désir chaleureux et indéterminé prend bien, toujours, de nouveaux élans vers le plein éclat de la passion, et rêve qu’il atteint en passant bonheur et béatitude, mais le flot des sentiments emporte à nouveau sans répit l’adolescent, en le poussant vers de nouveaux buts qui, à vrai dire, ne lui offrent pas un sol plus ferme. Il se trouve que Mozart est particulièrement dans son élément avec un tel état d’âme, où tout est mouvement fluent ».
L’analyse que Dominique Jameux fait de cet air est d’une grande justesse, au point qu’il nous faut le citer, longuement : « Le rythme est ici l’ordonnateur suprême. En entendant d’abord par cela cette pulsion irrésistible, haletante, presque fébrile, qui porte presque l’air entier. Ce rythme s’appuie sur des dispositifs précis : brèves/longues (l’anapeste) qui régit la première phrase, le jeu de syncopes sur lesquelles rebondit la musique du premier couplet. C’est lui qui donne ce sentiment de perpétuelle ‘fuite en avant’ des sentiments. Il va s’essouffler au bout d’un moment, admettre des cassures, des silences, des arrêts (sur venti, sur sè, à nouveau redoublé sur ven-ti, comme sur sè). Les arrêts ne sont pas alors suffisants pour marquer ce trop d’émotion. Le tempo change, pour exprimer la détresse même (‘… et si personne ne m’écoute…’), par un Adagio entrecoupé de silences, avant de revenir au tempo initial mais pour vaciller immédiatement – avant de jeter la formule finale comme on se jette à l’eau. Ce rythme s’appuie sur une distribution instrumentale dont l’efficacité n’a d’égale que l’économie. On congédie momentanément flûtes et hautbois : il s’agit de faire place nette pour un timbre nouveau : les clarinettes en si bémol, dont la couleur chaleureuse et trouble est toujours porteuse, chez Mozart (voir ‘Fra gli amplessi’ dans Così, par exemple), de l’effluve amoureuse la plus pure et la plus sensuelle à la fois. Il faut suivre ces clarinettes, pour voir comment, parties d’un sage statut de soutien harmonique partagé avec bassons et cors, puis entraînant ceux-ci dans un rôle de partenariat mélodique, elles acquièrent un rôle de résonance et de liaison. Puis retour au simple statut harmonique, le son de la clarinette toujours ‘lesté’ de celui des bassons. Lorsque Cherubino évoque le ‘desio’ qui le torture, les clarinettes viennent souligner son chant la deuxième fois. Puis, au moment où un espace s’ouvre entre la reprise du refrain et ce qu’on appellera le second couplet, les clarinettes prennent la parole par des tierces descendantes contrepointées par les bassons (et non ‘complétées’), assurant ainsi la transition. Enfin, lorsqu’il s’agit de ces ‘vents qui emportent mes vaines paroles’, les clarinettes seules accompagnent la ligne de chant dans un dessin de tierces ‘en escalier’ qu’on retrouvera plus tard dans un contexte différent. Ainsi l’ensemble de ce pupitre, ou plutôt de cette couleur, apparaît-elle jouer un rôle de partenaire de la voix, selon diverses modalités qui vont du simple soutien à celui de partenaire à part entière [5].
Il reste à parler de la forme de cet air, et ce n’est ni le moins nécessaire – car c’est elle qui confère un sens à l’ensemble du texte – ni le plus facile : car la forme de ‘No so più’ n’est en rien évidente. Un ‘Rondò’, dit-on d’habitude. Curieux rondo. Car si on distingue bien l’énoncé d’une phrase qui, faisant par la suite retour, peut s’apparenter à un refrain, si entre ces deux énoncés un ‘couplet’ (‘solo ai nomi d’amor’) peut être logé, le refrain en question ne fait pas retour une troisième et dernière fois, en ton de tonique, pour clôturer l’aria. Donc, pas de rondo. Mais quoi alors ? Que se passe-t-il après la seconde énonciation du ‘refrain’ ? On identifie alors une ‘Coda’ de cinquante mesures, démesurée puisque l’air entier en compte cent tout rond. Surtout, cette coda serait bien chargée d’événements : modulations, changements de tempo, césures, arrêts…, et elle devrait être en tonique alors qu’elle est en sous-dominante (la bémol majeur). Nous proposerons par conséquent d’identifier ce début de séquence comme étant un second couplet, en sous-dominante, ce que l’écoute de l’aria ne dément pas, et qui ramène celle-ci en tonique (‘ai monti’), après une passagère incursion en fa mineur (‘parlo d’amor sognando’), mais n’affirmant la cadence de tonique qu’à la mesure 761. Alors commence la coda (‘parlo d’amor vegliando’, deuxième fois), qui reste dans le ton de la tonique comme il se doit, mais admet une interpolation qui reprend la musique et les paroles d’un passage du deuxième couplet, qui se concluait sur la tonique alors que l’interpolation se clôt sur la dominante. Tout ceci fait un peu désordre : le désordre amoureux, lui-même. S’il est si difficile d’attribuer une ‘forme’ incontestable et toute faite à cette pure vibration du cœur et des sens, c’est bien parce que ceux-ci ignorent les plans tout faits. Cherubino ne sait guère où il est ; son Eros le sait mieux que lui : nulle part, ou plutôt : partout. De ce désarroi et de cette certitude naît une forme informelle, spontanée, unique. Qu’on se rassure : Mozart savait écrire un rondo dans les règles. »
Nous voilà rassurés. Il n’est plus – pour conclure – que de donner la parole à André Tubeuf : « Mozart dans sa vie a aimé tout ce qui est humain : ses parents, son jardin, ses amis, sa Constance, ses enfants – et nous. Mais plus peut-être que tout au monde il a aimé, les mettant au monde et leur infusant la mélodie de l’âme humaine, Chérubin et la Comtesse, et Zerline, et Belmont. Ses vrais enfants, par quoi nous lui sommes un peu parents, et en qui il nous fait entendre non pas de quoi nous rendre meilleurs, Dieu merci : mais davantage nous-mêmes, avec une oreille qui entend plus juste et ressent mieux. Shakespeare, Racine nous en donnent-ils beaucoup plus ? »
Matthieu Gosztola
Lire cette première note d'écoute de Matthieu Gosztola
[1] Stendhal écrit ainsi dans sa Vie de Rossini : » Un jeune Italien plein d’une passion, après y avoir réfléchi quelque temps en silence, pendant qu’elle est plus poignante, se met à chanter à mi-voix un air de Rossini, et il choisit, sans y songer, parmi les airs de sa connaissance, celui qui a quelque rapport à la situation de son âme ; bientôt, au lieu de le chanter à mi-voix, il le chante tout haut, et lui donne, sans s’en douter, l’expression particulière de la nuance de passion qu’il endure. Cet écho de son âme le console ; son chant est, si l’on veut, comme un miroir dans lequel il s’observe : son âme était irritée contre le destin, il n’y avait que de la colère ; elle va finir par avoir pitié d’elle-même. À mesure que le jeune Italien se distrait par son chant, il remarque cette couleur nouvelle qu’il donne à l’air qu’il a choisi ; il s’y complaît, il s’attendrit. »
[2] Jérémie Rhorer analysa bellement ce moment, lors de la rencontre avec le public qui eut lieu au Théâtre des Champs-Élysées le vendredi 22 novembre : « La lecture politique des Noces est selon moi un contresens. Les Noces sont d’abord et avant tout un opéra de l’amour et de ses variations, de l’amour vu et véhiculé par les femmes, essentiellement. Mozart confie son intimité et la complexité de son état intérieur aux femmes, dans ses opéras. Un exemple ? Barbarine est perdue, elle cherche une épingle, cela semble dérisoire. En réalité, son air "L’ho perduta", c’est une page qui est d’une telle puissance musicale que Mozart, indéniablement, parle de lui-même. Il se confie à nous. Je dois rappeler que dans la vie de Mozart, il y eut deux événements fondamentaux, sous-estimés. 1) La mort de sa mère dont il ne s’est jamais remis. 2) Le cruel rejet d’Aloysia Weber (il a finalement épousé sa sœur). La conclusion à laquelle je suis arrivé : l’épingle perdue ? c’est d’Aloysia dont nous parle Mozart. » Un exemple de l’importance (il est vrai sous-estimée) de la sœur de Constance Weber dans la vie de Mozart ? Nous avons rappelé dans Muzibao toute la grandeur de Donna Anna dans Don Giovanni. Or, Aloysia Weber chanta ce rôle à la première viennoise de l’œuvre, le 7 mai 1788.
[3] Allegro vivace à 2/2 en mi bémol majeur. Clar., bassons, cors, cordes.
[4] Andante con moto à 2/4 en si bémol majeur. Fl., hb., clar., basson, cors, cordes.
[5] Pour montrer à quel point, chez Mozart, la clarinette peut être un « partenaire à part entière » de la voix, Peter Sellars, dans La Clémence de Titus, en 2017, au Festival de Salzburg, a eu la bonne idée de faire apparaître sur la scène, côte à côte, chanteuse et clarinettiste, l’un et l’autre se touchant, respirant, bougeant de concert, chantant et jouant.