Hölderlin peut, à côté de ces deux titans [Goethe et Schiller] à première vue écrasants, proférer sa parole éminemment silencieuse, à peine perceptible, parce qu’il a compris que toutes les paroles audibles et visibles s’alimentent d’un unique “invisible” et inépuisable, qu’au-delà du langage il y a la profondeur du non-dit, au-delà de la musique, l’ineffable résonance du silence. Le dernier Beethoven ne vise ni le monde du son qui est au centre de notre contact avec les choses, ni le conflit de l’intériorité avec la multiplicité bigarrée du dehors, mais bien ce silence résonnant.
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Il peut paraître étrange que Hegel, qui a toujours nourri un vif intérêt pour le monde des arts, ne cite à aucun moment Beethoven. Sauf erreur, il n’y a pas un seul passage dans son Esthétique qui pourrait être interprété même comme une allusion indirecte à la musique de celui-ci. En partant de la musique idéale, Hegel ne pense pas à Beethoven, mais bien plutôt à Bach, Pergolèse, Gluck et Mozart. Pourtant, il aurait pu trouver, du moins sous un rapport, dans la musique de Beethoven, une confirmation de son idée centrale qui présente la musique comme le seul de tous les arts qui puisse exprimer la loi originaire de l’étant – la tension qui se résorbe, la disharmonie qui se résout en consonance. Plus le conflit est dur, plus s’accroît le besoin de conciliation. La musique connaît la douleur et la contradiction, mais elle n’en demeure pas moins l’ultime félicité intérieure qui plane au-dessus du déchirement.
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Peu après la mort de Hegel, de Goethe et de Beethoven, le raz-de-marée de l’extériorité et de la facticité qui s’est affirmé à l’Ouest au XVIII° siècle, déferle aussi à travers l’Europe centrale, obligeant tous à tourner leur attention vers les combats sociaux et les tensions politiques de l’instant. Sous la pression de ces préoccupations immédiates qui requièrent un mode de pensée éminemment terre-à-terre, l’élan spirituel de la période précédente apparaît bientôt comme un mirage incompréhensible, voire en partie nuisible, un aveuglement qui se détournerait de la réalité matérielle vraie. Qui pis est, certains essaient, dans le “nouvel” esprit de la volonté de puissance, de récupérer superficiellement l’héritage de ces années extraordinaires comme preuve de la spécificité de l’Allemagne face à l’Occident “matérialiste”. »
Jan PATOCKA, La Spiritualité allemande de l’époque de Beethoven in L’Art et le temps, trad. Erika Abrams, Paris, P.O.L., 1990, pp. 160, 174-175.
NB : Jan Patocka (1907-1977) est un immense philosophe tchécoslovaque. Son œuvre de phénoménologue, inspirée de Husserl et de Heidegger, est en effet considérable et encore bien méconnue en France. Il mourut sous les coups de la police communiste tchèque.)
Le choix de André Hirt