Voyez-vous, Beethoven, le dépressif chronique, l’artiste d’État, le compositeur d’État par excellence, les gens l’admirent, mais au fond, Beethoven est tout de même un personnage parfaitement repoussant, tout, chez Beethoven, est plus ou moins comique, quand nous écoutons Beethoven, nous entendons sans cesse une détresse comique, le grondement, le titanesque, la stupidité de la marche militaire jusque dans sa musique de chambre. Quand nous écoutons la musique de Beethoven, nous entendons plus de tintamarre que de musique, dans la marche cadencée des notes, en sourdine, l’État, a dit Reger. J’écoute quelque temps Beethoven, par exemple l’Eroica, et j’écoute avec attention et j’entre, en fait, dans un état philosophico-mathématique et je reste aussi, pendant longtemps, dans un état philosophico-mathématique, a dit Reger, jusqu’au moment où, tout à coup, je vois l’auteur de l’Eroica et, pour moi, tout est cassé, parce que dans Beethoven, effectivement, tout marche au pas cadencé, j’écoute l’Eroica qui est pourtant, en fait, une musique philosophique, de bout en bout philosophico-mathématique, a dit Reger, et tout à coup tout est gâché et cassé pour moi parce que, tandis que l’Orchestre philarmonique joue cela de façon si naturelle, j’entends, d’un instant à l’autre, l’échec de Beethoven, j’entends son échec, je vois sa tête de marche militaire, comprenez-vous, a dit Reger. Alors Beethoven m’est insupportable, comme cela m’est également insupportable quand j’entends l’un de nos chanteurs avec ou sans bedaine massacrer le Voyage d’hiver…
Beethoven était absolument un artiste crispé, monotone, doublé d’un être brutal, pas forcément ce que j’apprécie le plus. Cela m’a toujours amusé de caractériser la sonate La tempête, c’est l’œuvre beethovénienne la plus fatale, la sonate La tempête permet d’expliquer Beethoven, son être, son génie, son kitsch s’y font jour, ses limites se marquent. Mais j’ai parlé de la sonate La tempête uniquement parce que je voulais mieux vous éclairer hier et encore plus intensivement sur l’art de la fugue, il était indispensable pour cela de faire appel à la sonate La tempête, a dit Reger. Au reste, j’ai horreur des qualifications comme La tempête ou Eroica, ou Inachevée ou Avec le coup de timbale [la Symphonie n°94 en sol majeur, de Haydn, titre français, La surprise. (N.d.T.)], ce genre de qualification me répugne.
Thomas Bernhard, Maîtres anciens, Comédie (Alte Meister Komödie, 1985) trad. Gilberte Lambrichs, Gallimard, 1988, pp.89.
NB : le narrateur rapporte les propos tenus par un dénommé Reger (à ne pas confondre avec le compositeur qui porte ce nom. Ou bien ?)
Le choix de André Hirt