QU’EST-CE QUE LA CRITIQUE (musicale) ?
(En forme d’éditorial)
La question ainsi posée, « qu’est-ce que la critique ? », en l’occurrence musicale, ne manque certainement pas de prétention ou bien, ainsi jugera-t-on, de naïveté. Elle fut souvent posée, on n’y a pourtant jamais vraiment répondu dans toutes les réponses apportées. Néanmoins, ce n’est pas une bonne raison pour ne pas la reposer en suggérant une fois de plus d’y répondre. Une réponse justement, au sens musical, un écho, ou la reprise d’un « reste chantable » qui nous revient et qu’il nous revient de considérer.
À regarder dans le passé, le magazine Classica vient ce mois-ci (n° 236 d’octobre 2021) de célébrer « les grandes heures de la Tribune des critiques de disques », la vénérable émission de radio (sur France-Musique). Les personnes de ma génération, dans leur jeunesse, ont ainsi pu s’instruire musicalement, par cette émission en particulier, au contact des nouveautés du disque. Il faut se souvenir, en effet, de la cherté de ces objets que l’on fétichisait en regardant avec envie les vitrines des disquaires qui existaient encore ou à la Fnac à ses débuts, lorsqu’elle n’avait pas disparu sous le poids et le bruit des marmites, des robots de cuisine et des casseroles. Le désir, oui le désir, était de toute part attisé. Les très grands artistes du siècle étaient encore presque tous vivants (ils atteignaient alors, grâce au disque, une notoriété mondiale), l’objet-disque était soigné (on y revient un peu dans certaines maisons), les vendeurs étaient avisés (ainsi le patron d’un magasin bien connu et même mythique de Strasbourg m’a fait en personne, alors que je n’étais qu’un jeune étudiant désargenté, découvrir le 3° acte de Parsifal 1951 par Knappertsbusch à Bayreuth dans une de ces cabines d’écoute qui existaient alors), beaucoup de personnes étaient curieuses et cultivées, et puis l’époque était à la liberté, on en a presque perdu le souvenir... Mais cette Tribune de critiques, dont le magazine vient de publier des extraits en CD ! Quelle consternation ! Aux interventions au mieux loufoques d’Antoine Goléa (jamais il ne propose, au milieu des appréciations très floues et de pur goût d’un Jacques Bourgeois ou, meilleures, d’un Jean Roy la moindre remarque pertinente sur la musique elle-même, les arguments sont parfois avilissants pour les artistes, ils sont tous critiques au sens négatif du terme : Antoine Goléa est notre contemporain à cet égard, celui de la critique à l’emporte-pièce, négativement journalistique et prétentieuse, et surtout méprisante du travail). Dieu merci, Armand Panigel, dans un français impeccable, veillait. Mais il ne s’agissait au fond, derrière quelques apparences d’analyse, que de réactions d’humeur, d’appréciations on ne peut plus subjectives, l’essentiel étant de mettre les rieurs de son côté. Par la suite, l’émission gagna en sérieux et on doit lui rendre justice comme on le doit aux intervenants. Ça n’était décidément pas mieux avant !
Par ailleurs, il existe évidemment une critique musicologique admirable (le chef-d’œuvre étant, je crois bien, le petit volume Beethoven par André Boucourechliev au Seuil), on retiendra la critique comme pratique historico-philosophique de la musique chez un Carl Dahlhaus, une pure critique musicale par Alfred Einstein ou la critique comme interprète, remarquable au demeurant, avec Charles Rosen, la critique philosophique dont les deux extrêmes seraient Vladimir Jankélévitch et Theordor W. Adorno. Il existe assurément bien d’autres formes critiques, on songe aux manuscrits de jeunesse de Günther Anders qui viennent de sortir de l’oubli. Et puis, on s’instruit également à la lecture des magazines de musiques, il n’en existe malheureusement plus que quelques-uns en format papier. On peut, au regard de ce survol très rapides et nécessairement troué par des oublis, se faire une idée de la musique. Ce fut le cas de Robert Schumann critique, de E.T. A. Hoffmann et, surtout, de Baudelaire.
Justement, une idée.
Autrement dit, qu’est-ce qui n’est pas « critique », qu’est-ce qui n’en relève pas ? Et comment, puisque c’est ce que le terme signifie, juger ? C’est-à-dire produire une représentation correcte, fondée quant à ce qu’on est en train d’entendre et d’écouter de près ? On évitera donc les purs jugements de goût qui ne sont que de l’humeur et des habitudes. Bien sûr, personne ne peut les éviter, à un moment ou à un autre, par simple réaction, en sortant d’un concert ou en présence de tel ou tel enregistrement. Mais qu’est-ce qui motive de tels jugements qu’on qualifiera, quels qu’ils soient, d’illusoires, si ce n’est l’impression qu’ils dégagent (la pure apparence qui refoule leur apparaître ou leur contenu phénoménal réel), la technicité qu’ils affichent (le prestige de la virtuosité dont la nature propre est précisément technique et non artistique), au mieux un travail comparatif à la mesure d’une mesure (d’une norme) qui n’est jamais livrée, qui donc reste indéterminée, dirait le grand philosophe de la Critique de la raison pure et de la Critique de la faculté de juger.
On suggérera en revanche un abord des œuvres, puisque la question repose sur une difficulté perceptive, qui se fasse en fonction d’un autre critère. On le formulera, sans en cacher les difficultés internes comme les tensions, dans le mot de pensée – certes général, grandiloquent même, mais y en a-t-il un autre disponible pour prendre en écharpe les intentions qu’il porte ? – en adoptant pour prémisse que la musique, comme tout autre forme artistique, mais avec la spécificité de son évanescence, de l’absence de figuration et d’objet, pense – ce qui suppose par conséquent qu’il existe des formes prétentieuses, aux allures et aux seules impressions de musique !). La musique porterait ainsi du sens, sans que la moindre signification puisse lui être précisément et indéfectiblement attachée. Du bout des sens jusqu’à l’élaboration d’une idée dont on ne trouve aucune représentation sensible réellement adéquate, en passant par des élans, des désirs, des nostalgies, des pulsions ainsi révélées car mises en forme, de simples poussées qui entraînent le corps dans la danse comme dans le repos, la pensée est ce mouvement qui opère un rassemblement subjectif du corps et de l’esprit, des désirs comme des états voilés et cachés de ce qu’il faut bien appeler du très vieux, mais si précieux mot d’âme. Ce sens rassemblé des sens dans une pensée se ferait en raison de son aimantation à ce à quoi la pensée, outre les autres arts, dans la poésie, dans la « littérature » comme dans la philosophie tendrait dans sa tension la plus extrême.
Et lorsque la question serait posée de ce que cette pensée penserait ou pourrait bien penser, on évitera de répondre par une formule attendue, ce qui au demeurant est le négatif de toute pensée (il n’en n’existe pas, contrairement aux pratiques contemporaines, de formule). On préférera le jugement d’un Wittgenstein : telle musique montre la pensée, elle est même parfois dans ses plus hauts moments au plus près telle pensée. Et que montrerait-elle de ce qu’elle ne peut verbaliser ou traduire ? Appelons cela le musical, comme il existe en poésie un poématique, autrement dit ce qui est musiqué comme ce qui est poématisé. Ce contenu, indéniable au regard des « pensées » et des émotions qu’il suggère, demande à être non pas traduit, parce que c’est en toute rigueur et honnêteté impossible, mais suivi, poursuivi, on disait « romantisé » à Iéna vers 1798-1800, c’est-à-dire encore infinitisé, essayé à la mesure de la pensée dont le trait assurément fondamental est celui de l’horizon infini qui transcende chacun d’entre nous tout comme il le fait de notre humeur et de notre goût. Ce suivi, cette suite, cette infinitisation et cette romantisation, voilà notre affaire, celle de la pensée. Qu’entendons-nous des Sirènes ?
© André Hirt
2 octobre 2021
Image, empruntée au très beau fil twitter @notationisgreat : partition de Stefan Wolpe's "Battlefield"!