Zal encore ! Cette mélancolie typiquement polonaise, dit-on, mais si universellement traduisible peut s’entendre en effet sous les doigts et disons-le avec l’esprit et l’âme confondus de Beatrice Rana dans le programme Chopin qu’elle propose dans sa dernière publication discographique.
La musique a déjà commencé lorsqu’elle commence. Ici, la musique n’est ni celle du concert (de la performance) ni vraiment celle du disque (de sa froideur, celle du studio qui n’appartient pas au monde), mais elle apparaît enveloppée de son origine, ce dont le terme d’« étude » est une traduction. La première Étude de Chopin semble venir de si loin qu’elle semble sortie du retrait dans lequel la tenait jusque-là la musique. Et c’est alors à un voyage, du propre aveu de Beatrice Rana, qu’on assiste dans ce programme si bien construit qui enchaîne, au sens strict du terme, les redoutables Etudes op.25 et les quatre Scherzi. Voyage, on ne croit certainement pas si bien dire, car plusieurs moments de ce programme, dans la manière qui est celle de Beatrice Rana, nous rappellent Schubert (à quand ce musicien sous ses doigts ?), par exemple dans la 3° Étude ou alors au début de la 11°.
On connaissait Beatrice Rana par son enregistrement exceptionnel des Variations Goldberg qui avaient fait rentrer dans le rang de très nombreuses versions (on ne se souvient pas d’une telle émotion depuis Maria Tipo comme si des doigts féminins étaient appropriés à cette œuvre !). On avait pris connaissance ensuite de capacités expressives singulières aussi bien dans les Miroirs et la Valse de Ravel que dans Petrushka et L’Oiseau de feu de Stravinski. Avec un peu de recul on ne peut que se rendre à l’évidence que la seule technique (remarquable en l’occurrence autant qu’un amateur puisse en juger) ne rend pas une interprétation importante et même intéressante, que pas davantage une pure et simple échappée expressive n’est en mesure de rendre justice à une partition. En revanche, on peut estimer qu’il importe avant tout de faire valoir dans toute interprétation ce qui justifie la nécessité, presque donc l’évidence d’une œuvre afin d’éclairer un coin du réel, comme le font les démonstrations mathématiques, ou bien un moment et une perspective de l’existence. Et c’est à ce niveau que parvient Beatrice Rana.
Elle est donc très loin de se rendre avec abandon au Zal, à cette mélancolie qu’on peut qualifier de quelque peu sacrificielle et à laquelle on cède plus ou moins immédiatement en jouant comme en écoutant Chopin. C’est que le musicien polonais est inquiétant bien plus que douceâtre ou mielleux, on s’en rend compte lorsqu’on est secoué, voire sonné par le martellement ou la répétitivité de certaines notes et accords à chaque fois si profondément enfoncés (Richter et l’école pianistique dont il provenait démontraient à cette occasion, parfois de façon exagérée, leur puissance physique), ce qui n’empêche en rien d’entendre très distinctement, ici, un chant, celui d’un cheminement, par exemple dans la 3° Étude. On ne peut, s’agissant de Chopin, échapper çà et là au pathos, à certains glas (à 8mn dans le 1° Scherzo, par exemple), à la démonstrativité technique qui les souligne comme pour les intensifier encore, à des élans et des courses effrénés qui débouchent sur des moments de panique et qui, en tout cas, laissent poindre la menace d’un engloutissement. Certes, on suit très naturellement, par empathie, Chopin dans son abandon, son désespoir, ses hallucinations, sa plainte surtout. Mais Beatrice Rana, se réclamant de la partition, surmonte cette dernière, en artiste, c’est-à-dire grâce à la préoccupation essentielle accordée à la forme, une fois un peu d’énergie retrouvée après la catastrophe et le désordre comme il apparaît début du 4° Scherzo.
Le plus curieux, et ce n’est pas le moindre intérêt de cet enregistrement, est que Beatrice Rana ne renonce pas pour autant au rubato (pour mémoire cette variation du mouvement, ou cette altération qu’on lui confère), mais c’est bien en conservant la ligne, donc la forme. Dans les notes publiées avec le disque, on nous rappelle à propos du rubato cette formule de Liszt concernant son usage par Chopin et auquel Beatrice Rana déclare être fidèle : « Regardez ces arbres. Le vent joue dans les feuilles et les fait ondoyer, mais l’arbre ne bouge pas ».
Chez Beatrice Rana, la technique est retournée en expression et inversement, ainsi dans la 12° Étude dans laquelle le chant apparaît dans toute son évidence. Lorsque ou bien la technique ou bien l’expression domine seule, la musique, et celle de Chopin en particulier dans le second cas, devient très vite insupportable. Tout au contraire, voir et faire entendre dans Chopin les échos de Bach et l’annonce de Ravel donne lieu au bonheur musical qui émane de ce disque.
De ce très bel enregistrement, donc, on oubliera vite le packaging au papier glacé, glamour déjà suranné bien loin de l’art de Beatrice Rana qui sait composer les extrêmes d’une œuvre en laissant toujours le dernier mot à la part de lumière, c’est-à-dire à la liberté qui l’habite. L’emballage du disque et la mise en scène photographique de l’artiste sont hors-sujet, forment un contresens et sont en désaccord incontestable avec l’art et la personne musicale de Beatrice Rana qui, heureusement, n’a pas mis pour autant de côté la sévérité et la concentration que requiert la musique de Bach dans ses Goldberg.
© André Hirt octobre 21
Beatrice Rana
Chopin, Études op. 25 – 4 Scherzi
Warner Classics 2021
et
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