Nous connaissions le triangle à vrai dire métaphysique, constitué par Gödel, Escher, Bach, qui a donné son nom composé à un ouvrage important, pour happy few mais ouvert à qui en a le désir et le courage, de Douglas Hofstadter (1). Et voici que nous arrive ce qu’on pourrait appeler son point de synthèse sous la forme d’une version pianistique de l’Art de la fugue de J.S. Bach. Une version, une interprétation de plus de cette œuvre, dira-t-on, mais est-ce bien, au sens strict, une œuvre ? La question ne nous vient pas seulement du fait qu’elle est inachevée, qu’elle s’arrête sur une note et puis un silence, mais parce qu’elle s’excède elle-même en tant qu’œuvre dans une vision du monde, une vision qui n’est plus du tout une simple représentation, cela c’est le fait de créatures finies, avec chacune leur point de vue ; non, une vision qui serait celle de Dieu contemplant l’ordonnancement du monde. Voici donc la Théodicée de Leibniz mise en musique dans l’Art de la fugue, voici J.S. Bach ou bien Dieu (Bach, grâce à sa musique et à ses oreilles, trouvant les yeux de Dieu), voici la réalité et la vérité du monde si on savait le regarder comme il faut, si notre regard toujours limité par notre point de vue n’était pas brouillé de ce fait. Voici un monde plein, sans le moindre vide laissé, sans négligence, sans domination de quelque mal que ce soit.
Il semble bien que Filippo Gorini partage ce regard et qu’il en cherche même le langage puisqu’il accompagne son enregistrement, extrêmement soigné sur le plan sonore (et on notera par ailleurs la qualité de cette publication par Alpha-Classics), de poèmes intitulés Préludes à l’Art de la fugue. Il vaudrait la peine, sans doute, de mettre en rapport chaque pièce de l’œuvre musicale avec le propos poétique. Ainsi le contrepoint poétique pour le contrepoint 1 débute ainsi :
« L’âme grisâtre et fouettée par la poussière
devant le portail inconnu, remémoré,
forgé dans le sable et les cendres de ronces
sur le mont désertique du Jugement dernier
Entends ici le vrai silence… »
Assurément, cette musique sort du silence et se propage dans l’acte même de la Création, comme l’Art suprême dont la musique de Bach est comme le rappel, la reconstruction et le mime. On se demande bien, écoutant cette musique, et de fait ce disque-là, comment l’évaluer, comment l’interpréter, car il n’existe aucune mesure pour cela. Si bien qu’il s’agit seulement de suivre cette musique dans ses constructions savantes, dans ce qui apparaît comme un labyrinthe, mais qui est en vérité le chemin frayé dans les arcanes de la pensée divine. De cela, Filippo Gorini fait entendre tout ce qu’il est possible à nos oreilles de suivre et d’entendre, et qui devient fascinant, emporté qu’on est dans une expérience métaphysique dont il n’existe peut-être pas d’équivalent sous l’angle de la complexité et osons le dire de la profondeur parce qu’elle requiert autant les ressources de l’attention (une musique pour certains textes de Simone Weil dans Attente de Dieu, ces textes sur l’espace, sur l’empan dont devrait être capable toute pensée) que de la sensibilité. Oui, de la sensibilité, car la réussite du jeu de Filippo Gorini, plus évidente que celle de P.L. Aimard, équivalente au moins à la version à laquelle on est soi-même habitué, celle de Zhu Xiao-Mei, est d’avoir porté la pensée jusqu’au contact des sens, jusqu’à l’émotion, et d’avoir ainsi, on l’a compris, donné de cette œuvre une autre image que celle d’un jeu ou d’une performance formelle, celle d’une pensée et non simplement d’un exercice.
Ce n’est pas moindre des mérites de ce disque que de s’être aventuré dans une œuvre, et pas n’importe laquelle, en la pensant et en ne l’improvisant aucunement, en la travaillant autrement que sur le seul plan technique, en y investissant, c’est l’évidence, une existence, à telle enseigne que Filippo Gorini a créé un site pour cet enregistrement, pour le compléter et l’enrichir à l’aide de contributions et d’études. Un chantier, donc, autant en amont qu’en aval. L’œuvre devient donc une sorte de méta-œuvre, un work in progress, une œuvre d’art totale, ouverte, et, ça n’est guère un paradoxe, sur l’infini. Avec cette œuvre, l’art en général aura, en effet, pénétré dans l’infini. Et ce serait là le sens vrai, pour nous, de l’art de la fugue.
L’interprétation, dès lors que décidément on doit recourir à ce terme si vague et inadéquat, se fait exploration de la puissance de la pensée et des sens. Immergé dans cette écoute, on devient à la fois mathématicien et architecte, poète et métaphysicien. On songe souvent à Léonard de Vinci comme à Paul Valéry. À ces réflexions qui se surajoutent à l’écoute, on se surprend souvent à s’abandonner à une forme d’évidence de ce que l’on entend, évidence qui n’est que le support et le nom du bonheur.
© André Hirt
Filippo Gorini, J.-S., L’Art de la fugue, Alpha-Classics.com, 2021.
[1] Douglas Hofstadter, Gödel, Escher, Bach, Les Brins d’une Guirlande Éternelle, version française de Jacqueline Henry et Robert French Paris, Dunod, 2000.
Le contrepoint IX interprété par Filippo Gorini