Anne Malaprade propose à Muzibao sa « réponse », en vérité un poème d’une intensité et d’une beauté qui ne laissent voix, en effet, qu’à la musique.
Comment les Muses parlent-elles à mon corps ? Que lui chantent-elles ? Bercent-elles ma chair, ma mémoire, mon présent, mon passé ? Transposent-elles mon futur ? Annoncent-elles le sommeil, le préparent-elles, le séduisent-elles ? Réveillent-elles quelque chose, un passé qui ne passe pas, une musique qui ne cesse de gagner de la place et du temps sur le présent ? Présence latente d’une mélodie qui n’attend que le lapsus, le dérapage, la déprise pour s’imposer dans un être-là qui excède l’instant.
La musique me paraphrase et instruit mon désordre. Je vais essayer d’entrer dans ses phrases et ses phases. Mais ça fait mal, ça éblouit, ça fascine. La musique comme savoir mémoriel me perd dans l’Autre. Elle est interaction, et c’est toujours autrui qui l’emporte et me ravit. Rencontre d’un fluide et d’un corps. Pénétration.
La musique murmure, s’impose, dispose de moi. Dès que sa courbe mélodique est saisie par ma chair, elle ne repartira plus d’ici. Elle s’inscrit sous une peau matricielle qui se déroule mienne. Même illisible, même cachée, même recouverte, la trace fait cicatrice. Moi sans moi scarface. La musique ma musique mes muses mères sœurs filles les unes dans les autres. Toute musique en moi, pour moi, avec moi, miraculeusement toi. Mon moi-musique. Il n’y a pas de pourquoi, il n’y a que du comment. Cette broderie sur un pull noir, les perles et la laine, les fils entrelaçant de nouvelles couleurs.
La musique me blesse. C’est inaudible, je le sais. C’est indicible, c’est interdit, ce n’est pas possible, c’est choquant, je n’en reviens pas et pourtant j’y reviens sans cesse.
Ce n’est pas le lieu pour le dire. Mais je réponds, d’une certaine manière, à une provocation. Car enfin vous l’avez bien voulu. Je ne connais pas du tout ce vous, mais je veux lui dire que depuis que la musique est passée par moi les mots sont devenus outrageusement nécessaires. Je ne sais pas si la musique fait grandir. La musique m’obscène, la musique m’obsède, la musique m’aliène. Plus je voyage en musique plus je disparais en elle.
Et ça n’arrête plus d’écrire. Et la musique veut s’échapper de mon corps tombeau. Je la transfère dans une petite boîte qu’on appelle radio. Cela fait du bien à ma cuisine extérieure. Ça allège ma cuisine intérieure.
Une oreille juste et une oreille parfaite ? Il faut en payer les conséquences. Tu en dérègles les conséquences. Tu reconnais mais tu ne parviens pas à écrire.
Pour la musique classique écouter c’est ainsi halluciner des notes sur un fil télégraphique. Dans la musique classique les partitions cadenassent la mélodie, qui revient dans les corps endormis par éros.
Pour le jazz écouter c’est faire l’amour. Au cours du jazz les corps fondent l’un en l’autre.
Dans la variété écouter c’est danser. Mouvement rêvé et fantasmé. Plus c’est innocent plus c’est pervers.
Les paroles s’envolent, la musique reste. Je ne comprends pas les paroles des chansons, des tubes, des lieder, des livrets d’opéra, je ne comprends pas l’allemand de Schubert, l’italien de Vivaldi, le russe de Chostakovitch. Les mots s’invitent mais je les oublie. Ils défilent, ils ponctuent : ne reste d’eux que des syllabes. Ils sont des signes que l’alcool aussi enivre.
La musique est un art de la mémoire, pris en charge par des Muses que j’imagine comme des femmes dotées d’instruments divers : Calliope et sa trompette, Clio et sa guitare, Érato et son archet, Euterpe et son aulos, Melpomène et ce poignard ensanglanté, Polymnie et son orgue, Terpsichore et Thalie avec leurs violes, Uranie et son compas. Musique, mathématique, arme : c’est de tout cela qu’il s’agit quand la musique me traverse. Car elle ne m’enveloppe pas, ne m’entoure pas, ne flotte pas autour de moi. La musique : des sons rouges et des voix d’or qui me pénètrent de toutes parts. La musique me prend par l’intérieur. Elle entre en moi par tous ces trous qui font mon corps. Oreille, nez, bouche, sexe. Elle est ce substrat liquide qui emplit un creux, un vide, un abîme. Un corps troué, un corps fait de trous, un trou dans mon corps. Tous ces orifices par lesquels la musique survient, envahit, conquiert, s’installe. Les mains de l’homme sur mes oreilles. Mes mains sur les mains de l’homme. La musique n’a plus d’objet, la musique fait et dessine l’objet. La musique fascine et façonne mon moi. Elle me prend toujours par surprise.
Quand elle redevient silencieuse elle n’est pas pour autant absente. Si elle se tait, la nuit, il m’arrive de pouvoir écrire en pensant à ce qu’elle me fait. Je suis une bibliothèque musicale. Dans mon palais organique j’ai rangé, ou se sont ordonnés malgré moi, des disques, des concerts, des répétitions, du travail, des mélodies, des cris, des peurs. Tout est dans le ventre. Les disques et les enregistrements. Captations des scènes. Monter le volume comme une finalité sans fin. Ça ne dira rien d’autre que la puissance dans la beauté, la beauté faite vibration. Je cherche une autre note, un autre système de notation, je me demande si une autre hauteur dans le son pourrait inventer un monde dans lequel on apprendrait à interrompre. Je me demande où est la musique quand on parle à une fleur ou à un arbre ; je creuse la terre, je m’endors dans l’humus, et l’humidité du vivre entre par le dessous des ongles. C’est la caresse, la claque, la gifle, la tendresse, c’est la joue qui fait musique. La mienne est cinglée et cinglante. Un jour j’ai touché un fil. Ce fil était électrique. La musique électrocute le réseau des veines souterraines.
Le rose danse contre le brun. Le brun noie la rose.
Et l’intérieur de la bouche, toujours heurté. Des plaies et des aphtes dans cette première des caves intérieures.
La musique de chambre se joue dans la chambre des parents.
Ô Muse, conte-moi l’aventure de la petite fille aux mille ruses : celle qui, après avoir détruit son enfance sacrée, erre de toutes parts, et revient toujours à toi.
Je ne sais plus à qui je m’adresse. Mais cette viole et ce poignard ensanglanté, la petite fille, qui sent que tout est physique en nous, s’en est saisi. Elle a vu des musiciens. Elle sait que toutes leurs sécrétions ne font pas du bien au corps, et que ce qui l’abîme ne peut soulager l’âme. La musique fait vibrer une âme qui tue son corps. Elle ne s’est jamais appelée l’ingénue.
Pas de mots pour la musique, pas de discours, pas de livre. D’ailleurs on propose la musique à ceux qui ne parlent pas. Ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent plus parler. Ceux qui ne parlent pas encore. J’ai appris la musique avant d’apprendre à épeler. La musique rentre par mes doigts et mes épaules, paralyse les organes silencieux. Un archet peut servir à frapper. Le martinet, caché derrière une première rangée de livres. L’archet, protégé par le velours sombre et chaud de l’étui portatif. Ma peau, sans doute, est une corde qui n’attend que d’être touchée.
J’ai oublié mon violon sur le quai du RER. Dans le train, dans les transports, dans le métro, quand je vais au conservatoire, des hommes me suivent. Je leur abandonne mon instrument. Certains sonnent à la porte le soir. Ma mère veut nous protéger. On doit se taire. On doit attendre. On se cache dans le noir, on s’y enfonce, on s’y endort. L’homme repart. Nous avions couru malgré nos sabots de bois et contre l’asthme qui assèche nos voix.
Je suis née, j’ai été conçue dans la musique, au milieu des instruments de musique. Écouter la musique, mais ne pas toujours la croire.
Adulte, je suis adulte, je reste adulte, je passe pour adulte. La musique passera, autrement, par moi. Si j’écris c’est dans le silence. La musique le plus loin possible. La musique au passé, la musique en silence, la musique en sourdine. Je vois les instruments accorchés dans une chambre dont les murs sont feutrés. J’insonorise la musique, et les mots peuvent venir : impavides, blancs, utiles, neutres, réguliers, déceptifs.
Villon, le gibet, les violoncelles, le violon. Plus tard l’alto apparaîtra lui aussi sur le mur. Ces pendus, ces pendaisons, ces mises à mort. Et la contrebasse, comme le corps d’un fils contre lequel on voudrait dormir toute une vie de mère.
La musique passe par l’amour et me fait l’amour. Les hommes font l’amour de la musique. Je fais de la musique, je fais l’amour, je fais de la musique avec toi, je fais la musique en toi.
La musique excrit la beauté. Avec le temps et la répétition l’étrangeté perd toutes ses dimensions inquiètes.
Le sentiment de la perte des possibles. Enseigner la musique et sentir la violence remonter, défaire, défaire, déconstruire, humilier. Les coups de la musique. Les coups font la musique. Des coups pour faire entrer la musique. Et sur le front d’une petite fille, l’alerte, les lettres majuscules, la couleur audacieuse. Non pas une partition, non pas une clé, non pas une portée. Mais un slogan, une accroche, une vérité. Je suis nulle. Puis le savon, le miracle, et l’amour qu’il a fallu pour effacer tout cela.
La musique m’instrumentalise. Je suis son instrument et me cache jusqu’à l’âme d’un corps violon.
Et dans violoncelle, je retrouve viole, et viol, puis elle. Je permute les lettres, je libère un mot, je ne perçois plus la chose, mais l’acte est bien là. Sur une scène, dans la scène, sous la scène. Devant la scène alors qu’il devrait être recouvert par les sons, alors que les sons ont passé leur vie de sons à le tamiser.
Rideaux. La musique persiste après le spectacle. La musique côté cour et côté jardin file vers d’autres parallèles. Dans les coulisses persiste l’atteinte au corps.
Et je dis trop, et je ne dis pas assez, et je dis à côté. Avec la musique j’y reviens. Elle me fait dire ce que je ne peux pas dire. Muse, compagne, sœur. C’est une mère qui, aujourd’hui, ne tournerait pas le dos dans la cuisine. Une musique pour enfumer nos âmes.
J’aime la musique des ouvriers. J’aime la musique des travailleurs, des mains épaisses, des mains rouges, des mains du froid et de la chaleur. J’aime la musique contre ce corps-là, et je ne sais pas de quel homme il est le nom.
©Anne Malaprade
image Gallica BNF, autographe de Beethoven, fragment de la IXème symphonie