CE QUE FAIT LA VIE
Was Leben tut : c’est une affirmation en même temps qu’une question. Et c’est le leitmotiv qui court dans ce qui apparaît comme le dernier, sinon l’un des derniers essais musicaux d’André Tubeuf. Décidément, il ne pouvait en être autrement : Schubert, « l’ami Franz » pour reprendre le titre du livre, ce Schubert qui l’aura si longtemps accompagné, parce que c’est en quoi consiste le sens même de sa musique, immédiatement reconnaissable, sensible, du fait de la sollicitude qui est la sienne. Cet ami est celui qu’André Tubeuf, on le comprend et surtout on comprend pourquoi en le lisant, serre le plus fort contre lui. « Ce que fait la vie », Was Leben tut, André Tubeuf le raconte également dans la suite de son autobiographie sous le titre Avoir vingt ans et commencer. Schubert est mort à l’âge de 31 ans et André Tubeuf est parti, « sur la pointe des pieds » comme il écrit souvent, l’été dernier, on l’imagine toujours chez lui, les pieds nus sur le sol comme dans son Orient natal, après avoir atteint presque trois fois l’âge de son ami Franz. Et il nous parle de sa jeunesse, de ce que la vie lui a fait et en définitive de ce qu’il a décidé de faire de sa vie.
Mais Schubert ! Il y a effet des musiciens, c’est le cas également de quelques rares écrivains, qui accompagnent, c’est le cas exemplairement du compositeur de La Jeune fille et la mort (et, ne l’oublions pas, bien moins connu, il existe aussi Le Jeune homme et la mort !), il y a ceux qui enseignent et qu’on vénère, Bach, et il y a ceux qui font penser parce qu’ils ouvrent des espaces qui remplacent les livres, comme Beethoven. Mais très rares, décidément, sont ceux qui accompagnent, qui se mettent à la même hauteur que vous, qui que vous soyez, et qui deviennent des amis. D’eux, on sait qu’ils sont non seulement à vos côtés, dans tout ce que la vie vous fait, mais aussi qu’ils sont devant vous, qu’ils vous font de la place pour que vous puissiez tout simplement continuer et parce qu’eux savent ce que la vie va vous faire.
C’est dans les Lieder qu’on trouvera les premiers et les derniers, les vrais mots de Schubert. Il ne fut pas qu’un ami ou un compagnon d’infortune, de mélancolie ou encore de maladie. Il fut également un musicien supérieur, et supérieur seulement en cela, qui mena, écrit André Tubeuf, outre qu’il était un « génie du son » déjà dans les Lieder (l’archi connu mais absolument parfait Gretchen am Spinnrad en est le modèle), le quatuor à cordes aussi loin que possible, dans le dernier Quinzième (« peut-être bien le dernier mot en matière de quatuor » – formule risquée tout de même, avouons-le !)
André Tubeuf suit ainsi son ami Franz dans les parcours émotionnels de la Belle meunière, qu’on prend si facilement pour une œuvre facile, qu’on réduit à sa fameuse truite, dont d’ailleurs on se moque toujours un peu, au lieu d’écouter en face, donc avec l’attention qu’elle requiert parce qu’elle cherche à accrocher un regard, la voix qui chante. Et, rendons-nous compte, « si la voix chante si pure, comme transportée, c’est parce que l’espoir est mort, délivrant de l’illusion ». Oui, il s’agissait dans le regard condescendant porté sur cette œuvre, d’un « malentendu ». Pour l’écarter, radicalement, définitivement, comme lorsqu’il faut malheureusement crier plus fort, il aura fallu composer Winterreise, le Voyage d’hiver. Là, il n’existe plus le moindre doute, l’errance du Wanderer est sans fin. Le Voyageur se transforme en Sisyphe, en réalité il ne recommence même plus à gravir la montagne, il laisse tomber.
Mais si on l’a laissé tomber, Schubert, lui, ne nous laisse pas tomber, c’est ce qu’assure André Tubeuf, qui ne jure que par l’espérance, celle que Fidelio a rappelée par-delà toute religion et ses vertus théologales et qui, peut-être, dirons-nous de notre côté, les rend bien inutiles. Oui, Schubert accompagne, lui sans espoir, mais nous en donnant un. Il peut se décrire de façon très simple, c’est un vœu qui s’inscrit au principe de toute amitié profonde mais aussi, ça n’est toutefois pas le sujet ici, de tout véritable amour : au moment de mourir, tu ne seras pas seul(e), je serai là et te tiendrai la main. Voilà la seule véritable promesse qui vaille, celle qu’il faut impérativement tenir, qui trace la ligne d’une existence, et qui fait honneur autant à la promesse qu’à ceux que nous sommes. En écoutant Schubert a lieu cet événement incroyable : c’est lui, Franz, qui s’en va en emportant son désespoir, mais en retour, par sa musique, c’est lui qui nous console et nous accompagne. Charité, dira André Tubeuf, au-delà même de l’espérance et au-delà de toute espérance. Oui, cela on le comprend, décidément à nouveau bien mieux, parce que c’est plus solide, plus incontestable que toute religion. La musique, celle de Schubert, par ses « divines longueurs », par ses reprises infinies dans les dernières sonates pour piano, qu’il faut jouer impérativement comme une main qui ne vous lâche pas, est en effet don, générosité. C’est elle qui est divine comme peut apparaître une amitié qui littéralement éclate dans un coup de foudre.
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Gérard. Gérard Granel. Magnifique était-il, se souvient et rapporte-t-on encore de partout, la beauté faite intelligence et inversement. André Tubeuf ne se lasse pas de le répéter dans ces très longues pages qu’il lui consacre, commencées et publiées l’année dernière dans Les Années Louis-le-Grand et qui se poursuivent ici, à présent, dans Avoir vingt ans et commencer. Comment dire ? Comment qualifier ce face-à-face, cette stupéfaction qui s’est emparée de ces deux jeunes hommes, rue d’Ulm, un mois de janvier 1950 ? Longtemps André Tubeuf, lui le lecteur des Deux étendards de Rebatet qui raconte une amitié comparable, tourne autour de cette question. On proposera ceci pour, en un tout autre sens, qualifier « l’ami Gérard » : une amitié passionnée parce que, semble-t-il, l’amitié s’est appropriée l’exclusivité de l’usage du terme de passion ou bien, autrement dit, que la passion ne peut se dire, s’exprimer et se vivre à ce point que dans l’amitié. Ce qui signifie ceci : davantage que dans l’amour, dont il n’est, au sens fort et explicite, jamais question dans cette autobiographie, seulement par la très pudique intervention, (le mot d’amour n’y sera pas, je crois bien, prononcé !), dans les toutes dernières pages, de la personne avec laquelle il partagera sa vie ...
Il reste qu’on comprend cette illumination qui fut celle d’André Tubeuf, dont à la fois il parle beaucoup, en y revenant sans cesse dans son livre, mais sans vraiment conclure, il en parle à la fois longuement et si peu directement, explicitement, ajoutant aux raisons et aux justifications de cette amitié ou de cette passion des dénégations et parfois même des dénégations de dénégations. On comprend ce mystère, que c’est un mystère parce que les raisons n’en sont pas dévoilées, on comprend cette chance, cette grâce. On comprend aussi que pour une fois, André Tubeuf, lui qui n’est jamais avare de ressources verbales, lui le grand rhéteur, reste dans sa voix sans voix. Il y a là un silence autour duquel s’est écrit tout son livre, et peut-être toute sa vie.
(Il y aura un appendice à ce silence, silence sur silence, donc, mais dont André Tubeuf ne parle pas. Précisons : Gérard Granel, catholique rigoureux, se « convertira » au marxisme dans les années 70. Il fera une carrière de très grand professeur d’université, il construira une œuvre à partir des noms de Husserl, Heidegger et Marx, il traduira Gramsci, Wittgenstein, et éditera même plusieurs œuvres de ce dernier dans la maison d’édition qu’il aura fondée à Toulouse. Bref, tout le contraire, et le contraire en tout d’André Tubeuf, lui dont les autres condisciples d’École avaient pour noms, entre autres, Louis Marin, Michel Serres, Pierre Bourdieu, Jacques Derrida… Il faut, il faudrait expliquer, et essayer de le faire, cet écart fait par André Tubeuf, cette distance prise, immense et radicale, par rapport à la philosophie universitaire, par rapport à la carrière de philosophe et même d’écrivain, celle-ci ne se déployant, malgré quelques tentatives déjà tardives, que beaucoup plus tard, avec la retraite professionnelle).
Il y eut pourtant l’enseignement. Tout peut-être ne s’éclaire pas, mais du moins se précise lorsque André Tubeuf, après ne pas y avoir songé une seule minute, comme tant d’autres, se trouve du jour au lendemain, après l’agrégation, devant une classe, au Lycée Poincaré de Nancy. Alors a lieu à nouveau l’événement d’une rencontre, de regards cette fois-ci, la rencontre avec un regard qui écoute, écrit-il, celui de tel élève, et puis de tel autre, un foudroiement, non pas celui du sexe, comprend-on, non, mais celui d’une grâce, d’une élection réciproque : un « accrochage d’âmes » (« Soixante ans après, et après avoir connu vingt fois, trente fois ce pur accrochage d’âmes, je ne l’ai toujours pas compris » ; et : « Rien d’amoureux dans cet échange, où n’importe qui aura pu entrer ». De tels instants d’illumination, profanes mais déjà quelque part sacrés, à la lecture, on ne sait pas trop quoi penser, d’autant plus qu’André Tubeuf, est à ce moment-là, cela vient en passant sous sa plume, un très grand lecteur de Thomas Mann, donc de La Mort à Venise… Pourtant, lui, laisse-t-il entendre aussitôt, le jeune professeur est d’une autre farine, il est catholique, mais, avoue-t-il, ne se réfrène pas pour autant. Il s’est en revanche lui-même choisi jusque dans l’élection des regards. Et l’on croit alors comprendre, ce qu’on ne devinait pas jusqu’à ces pages lumineuses et ferventes chez quelqu’un comme André Tubeuf, c’est que l’existence se doit d’être illuminée par de tels instants et de telles occurrences, comme elle le fut lors de ce premier voyage en Grèce devant le spectacle d’Épidaure ou alors à l’horizon offert sur les petites Cyclades depuis Délos, ou encore, plus tard, dans les montagnes d’Algérie, par une nuit douce, d’extase, de pure Foi, alors même qu’en file indienne les onze soldats s’avancent sous le firmament au loin duquel on croit, mais on en est certain, apercevoir la Croix du Sud, moment d’extase à nouveau, alors même que, perdu, oublié par les camarades qui reviendront le chercher, il risque d’être découpé en morceaux, et enfin cet autre moment, le plus beau souvenir d’Algérie, la lecture de Joseph et ses frères de Thomas Mann, chef-d’œuvre incomparable, on confirme, complètement oublié aujourd’hui et que Michel Guy lui a envoyé.
Mais ce sera seulement dans un visage que le divin, Dieu même, peut laisser entrevoir sa lumière, Lui qui est cette lumière. Ce qui transpire, à l’évidence, dans ces pages de confession ou d’explication à soi-même (mais a-t-elle vraiment lieu, définitivement, non seulement pour elle-même, pour André Tubeuf, mais aussi s’agissant du phénomène même qu’il décrit néanmoins au plus près tout en restant si pudique ?), c’est cette présence et ces irruptions du surnaturel, sans doute consolidés tout au long de la vie par la vénération portée à l’œuvre de Simone Weil, dont l’Espérance forme depuis la vertu théologale qu’elle est la pierre de touche et qui donne le cadre de la charité. La Foi, donc, qu’André Tubeuf écrit avec une majuscule, la Foi non pas en quelque chose, car « la foi qui est vraiment Foi [est], comme telle, vide ».
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On, en particulier ses anciens élèves, se demande depuis des décennies comment on devient André Tubeuf : « Un jeune homme venu de Smyrne, qui ne faisait guère le poids dans les salons parisiens, mais apparemment avec une autre façon d’avoir du poids, venue je ne sais pas moi-même d’où… ». Très vite, André Tubeuf aura su, mais d’un savoir qu’il ne parvient pas même dans ce gros livre à tirer au clair, devenir incomparable là où on ne l’attend pas, pas en philosophie en tout cas. Et incomparable, singulier, il le fut. Démarqué, absolument, ce dont témoignent les pages sur le service militaire, effectué comme simple soldat en Algérie, dans les parachutistes, au moment ou d’autres font déjà carrière. (On confirme, mutatis mutandis s’agissant de l’époque, tout ce que dit André Tubeuf, instruit par le grand livre d’Alain sur la guerre, de l’armée, et avec quel humour, même lorsque les choses ne sont à l’évidence pas facile. Tout y est rigoureusement exact. Personne ne le récompensera de cette période militaire, personne ne le remerciera. Ceux qui ne l’ont pas effectuée, si nombreux, planqués ou non, on confirme sur ce point également, ignorent pour la vie à peu près tout des relations humaines, entre autres du peuple, de l’autorité et des pouvoirs, et ne savent pas de quoi ils parlent). Dans l’armée, André Tubeuf s’est forgé un corps, et puis le courage, et puis la patience, et puis, car c’est tellement vrai, la liberté. Il s’est alors définitivement « fait » lui-même avec ce que la vie a fait de lui. Voici comment il formule cette liberté : il s’agissait, déjà très jeune et avec la conscience de l’après-coup d’« une autre façon d’avoir du poids », autre que philosophique en tout cas. Songeons tout de même à ce que sont devenus ces condisciples nés autour de 1930, Derrida, Serres, Bourdieu et Granel ! Il s’agissait de ne jamais se mentir, ni de faire en quoi que ce soit, surtout par des poses ou des dogmatismes, semblant. Jamais, envers et contre tout (les critiques qui lui furent faites, qui lui sont toujours faites sur sa pratique de la philosophie qui ne serait pas très sérieuse, sur son style), ses élèves en particulier ne remercieront pas assez André Tubeuf d’avoir montré et fait comprendre cela. Car où auraient-ils pu l’apprendre autrement ?
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On fera l’hypothèse, à la lecture de ce livre autobiographique, que les moments de grâce pure, ce pléonasme, qui en constituent le foyer, furent les réels et vrais vecteurs de la constitution de la personnalité d’André Tubeuf et non les mondanités auxquelles on a si souvent et pesamment assimilé et réduit son activité. Il est vrai, toutefois, que cette jeunesse de la rue d’Ulm accompagnée de quelques autres amis qui n’ont pas eu la chance d’entrer dans la prestigieuse École Normale Supérieure mène une belle vie, du moins si l’on suit le récit circonstancié d’André Tubeuf. Ainsi, on prend de longues vacances, dans de grandes et belles maisons appartenant à la famille de l’un ou l’autre condisciple, on voyage, ce qui n’empêche pas d’affirmer qu’on n’a pas d’argent, alors qu’on est normalien, donc fonctionnaire stagiaire, donc rétribué… Quoi qu’on dise, la vie est déjà mondaine, on fréquente de grandes familles, des artistes, des écrivains, des mentors (entre autres, les Duhamel, les Funck-Brentano, les Brossollet, Robert Badinter, Jean-François Deniau, Silvia Monfort, Maurice Clavel, Françoise Verny…) et bientôt des noms plus prestigieux s’ajouteront et permettront de développer « l’art du baisemain (« le baisemain m’est naturel et, m’a-t-on dit, je l’exécute de façon exquise »). C’est drôle. Ce qui, en revanche, est plus étonnant et laisse tout de même songeur, c’est l’absence, dans toute cette autobiographie, passionnante, riche, impressionnante par la mémoire qu’elle recueille, de toute considération sur l’état de la société, car nous sommes pourtant juste dans l’après-guerre, et cela malgré la présence de l’ami Pierre (Bourdieu), déjà scrogneugneux, mais encore indulgent et fin.
Oui, ces récits de mondanités, ces rencontres, ces circonstances seraient bien dérisoires au point de refermer le livre s’il n’y avait pas eu la guerre d’Algérie et si André Tubeuf, malgré toutes les opportunités qui s’offraient alors à lui – entrer d’une manière ou d’une autre dans telle grande et prestigieuse famille, intégrer avec facilité à l’ENA, être opportuniste en tout – n’avait pas été saisi par le démon de l’enseignement, la passion des regards, et si une ligne de vie et d’existence, rigoureuse manifestement, libre, n’avait pas été décidée et choisie envers et contre tout. Ainsi, il y eut bien un moment d’incertitude lorsqu’il s’est agi, après le succès obtenu à l’agrégation, d’enseigner, peut-être juste quelques semaines avant d’entrer dans tel cabinet ministériel après en avoir fait la demande à telle ou telle personnalité qui avait de l’entregent … Mais, coup de théâtre, un contre-ordre viendra, décisif et définitif, au bout de quelques jours : n’intervenez pas, s’écrie André Tubeuf, je reste à Nancy (alors tout de même à cinq heures de Paris) ! En effet, « Peu à peu, en quinze jours peut-être, il y aura la vraie découverte, la révélation : la classe. Et cela aussi aura déterminé mon destin. Je comprends soudain que j’aime enseigner. Je ne vais laisser se perdre cela, qui vient juste de commencer. Tout de suite, je préviens Paris, les hauts lieux. Pas la peine de remuer la terre entière pour me planquer dans des antichambres ministérielles… ». Même mouvement une petite année plus tard lorsqu’arrive la convocation au service militaire à Philippeville, en Algérie, dans les parachutistes ! André Tubeuf et le parachutisme ! Là aussi, branle-le-bas de combat, si l’on peut dire, coups de téléphone en plein mois d’août dans Paris désert pour demander l’intervention d’une personne haut-placée. Et puis, alors que la projection en Algérie apparaît impensable, au creux d’une conversation avec ladite personne, André Tubeuf comprend qu’une question lui est posée par lui-même : « Et pourquoi tu n’irais pas ? ». Oui, il ira et il poursuivra ainsi, une fois de plus envers et contre toutes les manières qui auraient pu et même dû l’en détourner, son chemin à lui.
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Les moments de grâce, l’amour de l’enseignement qui l’a emporté sur tous les opportunismes, et aussi, le mot est difficile à prononcer, la « détestation » de la philosophie... Oui, parce qu’il y a cette répugnance à lire dix pages de Hegel et de Spinoza, celle qui porte sur les livres de philosophie – à l’exception de Platon, de Leibniz à la rigueur, de Nietzsche peut-être plus tardivement quoi qu’il n’en est pas fait mention dans ce livre, et, surtout, de Simone Weil –, comme sur l’écriture philosophique qu’André Tubeuf prétend ne pas comprendre (il ne la comprend que trop bien, trêve de coquetterie) parce que sa ligne ou sa voie à lui, voilà ce qui était à comprendre et qui engage à peu près tout, est ailleurs. Ce choix, cette décision furent à la fois sa faiblesse, mineure à l’égard de l’institution et de la carrière, et sa grande force, majeure à l’égard de lui-même et de la consistance de son existence. Tous ses élèves s’en souviennent, stupéfaits : « Un peu moins de livres et un peu plus de chansons », ainsi le résumait-il en classe, et qu’on croit tout droit sorti du Livre de la jungle ou des Histoire comme ça de Kipling, Kipling qu’André Tubeuf lisait le samedi vers 11h30 à ses khâgneux en lieu et place de Descartes ou Kant.
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Mais s’il existe un fil, un fil qui coud au sens littéral du terme cette personnalité, s’il existe une empreinte absolument réelle qui traverse ces années et cette existence, c’est bien, on n’est pas sans l’ignorer, mais elle prend dans ce long récit tellement de puissance et de relief, celle de la musique. Bach et la Cantate 78 avec son « Wir eilen », Cosi si souvent mentionné, Hugo Wolf alors inconnu en France, et déjà la fréquentation, de très loin, et plus tard se sera de très près, d’Elizabeth Schwartzkopf, le rêve de voir Salzbourg puis de s’y retrouver un jour, de tomber en extase, dans une boutique, sur des photographies d’artistes, de cantatrices, événement inaugural qui donnera lieu à un collection d’images qui alimentera toute la presse musicale des années plus tard. On sait cela.
Et si enfin, il y eut un moment qui fera la somme de la grâce entrevue à telle ou telle occasion, ce fut le rayonnement pris par la relation avec Marie-José, la future épouse, dont la figure n’apparaît que dans les toutes dernières pages du livre. Toutefois, rien n’apparaît d’elle en image, ce qui la rend plus mystérieuse et en même temps plus prometteuse encore, c’est qu’en vérité elle surgit et conclut ces années de formation en répondant d’un délicieux « bien sûr » à la question d’André Tubeuf qui lui demande si elle le suivra à Strasbourg, au Lycée Fustel de Coulanges, là où il vient d’être nommé, où il a décidé de fonder une famille, où il a décidé de rester, où il restera jusqu’à la fin de sa carrière, on l’a dit : envers et contre tout. Fidélité à soi. Voilà André Tubeuf. Et Marie-José marquera de son acquiescement le « commencement » de la vie.
© André Hirt
André Tubeuf, Schubert, L’Ami Franz, Arles, Actes Sud, 2021, 19€.
André Tubeuf, Avoir vingt ans et commencer, Arles Actes Sud, 2021, 23€
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