CLANDESTINement
Je l’écoute comme je l’écoutais.
Revenir à la matérialité des choses. C’est elle qui recueille l’esprit. Une fois cela fait et compris, la seule méthode en effet est de remonter.
Remonter dans le souvenir, entrer par après dans la mémoire elle-même en écoutant, en écrivant, en écoutant en écrivant et en écrivant afin d’entendre, c’est-à-dire retrouver ou plutôt trouver ce dont on ne se souvient pas à la différence du corps qui, lui, sait parce qu’il est capable d’éprouver au plus près les résonances et de les reconnaître.
Il est l’esprit en nous, ce que nous sommes, ça.
Ensuite, s’efforcer de pénétrer les sons, aller jusqu’au fond d’eux, à travers les tympans qui nous séparent de leur écoute comme si on plongeait dans l’origine des temps, ressentir leurs textures, leurs tensions, toucher les peaux, se laisser ébranler, afin d’en prendre la mesure, par les échos, les grincements, les crissements, les hurlements aussi, les gémissements, nombreux, éprouver à nouveau les sursauts qui mènent plus loin et plus profond encore.
La musique, comment la dire ? Cela s’atteste par l’expérience de chacun, par les livres, par l’allure des exécutants, est souffrance et joie, cri, chuchotement et soupir, tension et détente, séduction et menace, douceur et violence, innocence et poison, raison et folie, harmonie et dissonance, calme et déchirure …
De ce qu’il y eut au début, tout au début, il reste ceci : la radio TSF, comme un fond, au milieu ou derrière les cris, je crois bien surtout les cris, j’en suis même sûr et aujourd’hui si désolé, consterné (comment une telle situation fut-elle seulement possible ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une reconstruction comme l’éprouverait un personnage qui ne se souviendrait pas qu’il a tué ou volé ? J’entendis tout cela, répété, plus tard, dans Othello, dans Macbeth, dans Tristan et Götterdämmerung, dans Wozzeck surtout et dans Lulu). La mémoire a beau insister, elle ne retrouve guère d’autres sons, pas même d’autres bruits, seulement les « cris », forts, sonores (jamais étouffés, toujours très démonstratifs, théâtraux, opératiques : le cri comme générique pour évoquer l’origine ?
Sur la radio, dans la radio, que je revoie aussi, un gros bloc noir, avec une lumière ajourée, très jaune, d’un jaune passé, dont les stations sont restées comme des lumières lointaines, des sortes de fenêtres ouvertes sur, les noms me sont restés, Ljubjiana, radio Ostende, Rias, Sottens, BBC, radio Alger, Oran-Constantine, radio-Andorre, radio Monte-Carlo, radio Tirana... – voilà, je me souviens, (début des rêves, de la poésie) de ces stations sonores, que je recherchais avec la permission du père bienveillant en tournant un gros bouton, et qui émettaient comme des gargouillis et dans lesquelles avec une force incroyable, indiscutable aussi, s’est engouffrée une pulsion d’exister, déjà une autre vie, l’échappée possible, l’ailleurs promis, l’au-delà certain.
La musique, depuis toujours, étaient donc enfoncée, fourrée dans les cris dont il fut pour longtemps impossible de sortir. La réalité était souffrances. La mienne vint plus tard, et plus tard que tard, seulement avec la conscience, car jusque-là elle se confondait sans réserve avec la normalité même. D’où une impassibilité cotonneuse, dangereuse, une pelote de mémoire qui ne se souvient de rien parce qu’elle s’est protégée. Elle fut d’abord une privation du langage, un mutisme, une folie, tout cela inaperçu.
Miraculeusement, Elle vint, et c’est ce miracle qui est encore entendu aujourd’hui et sur lequel l’écoute, comme le présent sur le passé, se penche avec gratitude. Une vie vient de se passer à tenter de la rejoindre avec des mots.
La musique provient et me revient depuis ces cercles d’espace et de temps enfouis dans la mémoire, à la manière d’une solution, liquide en effet, en elle-même tout à fait irreprésentable. Par exemple, depuis ce Schubert que j’écoute présentement, me parviennent ces états d’origine et, ce qui me fait dresser l’oreille, que ce soit au concert (très rarement, vraiment, et je le regrette) ou au disque (souvent, bien plus souvent), c’est ce qu’il explore en moi avec moi en me devançant et en m’ouvrant le chemin. Dans ce qu’on entend, on voit un compagnon, une aide, vraiment, la seule certaine, désormais indéfectible parce qu’on en a reçu la promesse, celle d’une main à laquelle se tenir, on l’espère, au moment de mourir.
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Je peux le dire autrement, mais alors en disant autre chose : il devient possible de remonter ce cours du temps et de pénétrer dans la mémoire (ce que donc on peut entendre, la preuve étant alors apportée irréfutablement – le seul adverbe qui lui convienne absolument aurait certainement précisé Nietzsche – que la musique parvient à percer là où non seulement le langage verbal mais aussi la vision sont réduits à l’impuissance, au mensonge ou encore à l’idolâtrie) comme l’avait fait Vinteuil chez Proust en rouvrant, donc en enroulant le temps sur soi, ce qui en l’occurrence est la même chose. On dira que la musique et l’intériorité se nouent ensemble dans la profondeur du temps là où la peinture d’Elstir dégage et offre des espaces inconnus. La musique va au-delà de lui alors que la peinture explore le monde, et des mondes dans le monde. Ou bien, et puis : la musique est très solitaire, elle entre en soi et porte sur soi ; la peinture, quant à elle, est amoureuse, elle entre dans autrui, elle fait voir l’autre, elle aime l’autre. Le narcissisme est un risque de la musique (régression à l’originaire, au stade primaire, que Freud redoutait tant, ce qui l’a fait s’éloigner, lui pourtant la grande oreille et le grand écouteur, de la musique dont il percevait tous les dangers, mais seulement les dangers…).
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Toutefois, on écoute avec autre chose que ses oreilles. Ainsi, pour ma part, j’écoute très souvent sans écouter. La situation est semblable à l’écoute passive en psychanalyse, mais ce qui agit est l’autre. Présentement, on s’écoute soi au lieu d’écouter l’autre, ici le morceau de musique. Mais c’est bien cette écoute-là qui m’intéresse ; l’autre est trop concentrée sur le son, la prouesse technique, et elle ressemble trop au déchiffrage d’un texte comme à la recherche d’une signification, là où c’est au contraire le sens indéterminé mais réel qui importe, comme le fond mouvant qui circule et qui remonte. L’écoute est d’atmosphère, de Stimmung. (On croit distraite, alors que c’est tout le contraire, elle vous travaille). J’en viens aux détails éventuellement après, lorsque je m’explique les choses, mais alors c’est la seule musique, l’autre, que j’écoute et non plus moi.
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Mais encore, comment l’écoutez-vous ?
Clandestinement. En secret. Sous la couverture, comme le faisait l’adolescent avec son petit poste de radio. Il ne fallait pas que les autres entendent. De toute façon, ils n’auraient pas su entendre. Ils auraient juste puni celui qui entend, parce qu’il entend ce qu’il n’est pas censé entendre, parce que ces choses-là, disaient-on, sont vaines à entendre et pour toutes ces raisons dangereuses. La musique, cette écoute-là est un destin. Ce fut longtemps, on le sait, le cas des livres, mais la question reste pendante : qu’est-ce qui est si dangereux ?
Quoi qu’il en soit, la clandestinité fut pour l’adolescent exclusivement une affaire d’écoute ! La possibilité d’une échappée radicale et la certitude, pour son malheur s’agissant du rapport aux autres dont on allait se retirer et pour son bonheur, celui de la survie, dans le sillage sonore qui montrait qu’un autre plan d’existence existait bel et bien et attendait. Voilà ce qu’on entendait et à quoi on prêtait si étroitement l’oreille.
Clandestinité encore, parce que la conscience naissante avait bien fait comprendre que le monde tel qu’il était ne voulait pas de vous, surtout pas de cela en vous, mais qu’à l’inverse votre corps et votre pensée avaient été captés, qu’un attachement s’état noué, qu’une oreille, amoureuse, désirante, sexuelle, en un mot belle, s’était penchée et qu’une réponse par la musique venait de vous être donnée, comme une caresse qu’on attendait en vain et qu’en réalité, miraculeusement, on se sent recevoir.
Clandestine est par conséquent la musique et tout aussi clandestin celui qui l’entend. Car on l’entend plus qu’on ne l’écoute. Écouter, c’est déjà avoir pris un peu de distance, c’est déjà avoir établi un rapport esthétique de contemplation. Or rien de moins contemplatif que la musique, qui n’est qu’action, mouvement pulsionné en nous et à travers nous. (Beethoven n’écoute pas, il entend). Il arrive – c’est là l’occurrence de l’intensité musicale, selon la singularité et la sensibilité des corps – qu’on entende ce qu’on écoute : ainsi les grands musiciens, les grands interprètes, les grands poètes aussi. Au commencement, comme dans les crises d’épilepsie, au moment de l’aura, c’est juste une force qui s’efforce de déchirer une sorte d’écorce en nous, puis une clameur s’élève, quelque chose d’indistinct, puis un cri, en latin clangor qui signifie le cri de certains animaux, surtout celui des oiseaux – et qui est davantage chanteur, musicien que les oiseaux ? Clangor, du verbe clangere, qu’on entend résonner depuis cette langue, signifie par conséquent crier, mais aussi retentir et résonner. Tous ces sons proviennent de l’intériorité secrète des êtres, des choses aussi et du monde, ils sont, disait Schopenhauer, l’expression la plus immédiate, ou la copie, la mimèsis première, du monde. Et ce secret est si profond, il se craquelle de si loin, avec des efforts déchirants de souffrance qu’on doit rattacher ce cri à la clandestinité, à tout ce qui est secret et souterrain.
La musique est clandestine et encore plus clandestins sont ceux qui, dans la pesante surface des choses, des êtres et du monde, entendent les cris, et, plus profond encore, entendent pousser les cris. Ceux que les autres n’entendent pas, même lorsqu’ils prétendent écouter lorsqu’on leur suggère d’y diriger leurs oreilles. Solitaires, plus solitaires encore que les affiliés secrets au Cabinet des Lettrés dont parle Pascal Quignard et qui se parlent entre eux sont ces clandestins.
D’autant plus que, malgré quelques apparences très résiduelles, cette musique – précisons : qui va de Monteverdi à Henze ou Rihm, – à vrai dire la musique qui n’est pas un produit –, est et demeure clandestine, elle n’appartient pas davantage à une élite, il n’y a plus d’élite de ce genre, elle a été détruite. De culture « dominante », elle est désormais devenue une contre-culture. En réalité et à l’examen, elle ne fut jamais vraiment dominante, si ce n’est, évidemment, dans sa fonction idéologique de rassemblement de classe, d’élaboration artificielle du goût esthétique, de fréquentation et de contemplation obligée. Désormais, sa pratique et son écoute, dès lors qu’elles conduisent une existence au jour le jour, d’instant en instant, dès lors qu’on entend et s’entend par elle jusqu’au plus profond de la nuit, qu’on y pense en reflet son propre désir et qu’on évalue à ses vibrations toute expression, sont devenues intempestives, souterraines en effet, c’est leur nature même, presque révolutionnaires, c’est leur apparence cachée, comme il se doit pour une réalité devenue de part en part clandestine.
Qui sait encore que la vérité, par exemple, car elle sait se nicher dans tant de grandes œuvres comme un pli élégant dans une robe, se tient au creux de ce passage d’un quatuor à cordes de Brahms ? Qui sait, à part Wittgenstein, la reconnaître, tout comme, mutatis mutandis, un regardeur sait la remarquer dans le mouvement d’un tableau ?
Comment l’écoutez-vous ? En cherchant à entendre une vérité. Cela arrive. Alors, cela se sent, cela se sait, cela est irréfutable. Le sens est là, il y a du sens. On le sent comme la disponibilité d’une liberté. C’est une grande joie.
© André Hirt
Décembre 21
Image, le chef d’orchestre Claudio Abbado, voir cette vidéo des 5 dernières minutes de la IXème symphonie de Mahler, l'image est une capture à 5'44 environ.