De la musique ? J’en écoute très souvent, de toutes sortes et de bien diverses façons… Éclectisme des genres (chanson à texte ou pas, percussions, jazz, musique classique occidentale, indienne etc…). De même, grande variété des moyens d’écoute : live : les amis de mon groupe de musique ; CD (pour réécouter des œuvres que je connais), mais de plus en plus, enregistrements sur mon ordinateur ; Ytube : pour découvrir des morceaux qu’on me signale (ça peut être ma petite-fille… « Ah bon ? Black Eyed Peas, tu ne connais pas ? Et Marron 5 non plus ? Et Justin Bieber ? ») ou qui suscitent ma curiosité (les notifications m’agacent mais me permettent aussi des trouvailles) ou encore pour écouter des pièces de musique de chambre que j’envisage de jouer ou en rechercher pour certaines formations. Mais surtout, radio et concerts.
La radio m’offre un plaisir de hasard…
En voiture, par exemple, lorsque je suis seule ; écoute flottante ; j’entends plus que je n’écoute mais parfois, je rejoins la musique diffusée et fredonne… Et bien protégée dans ma bulle mobile, il m’arrive d’éteindre la radio pour chanter certains airs de Ciboulette (« Y a des femmes… ») dont la gaîté a traversé ma jeunesse ou me lancer dans des improvisations un peu folles à partir de syllabes ou de bruits.
Lorsque je vais à la cuisine me faire un thé ou un café pour interrompre une tâche qui se prolonge, c’est souvent la pause découverte : fugitive, quand j’ai sélectionné au hasard une fréquence et tombe sur du rap (Abd al Malik, que je vais ensuite entendre … à la Cité de la musique), du Maloya, Angèle, je ne sais qui, car je dois reprendre le travail interrompu.
Parfois, la pause se prolonge : sur France musique, un lied de Mahler magnifiquement chanté par un baryton : la tasse s’immobilise à 5 cms de ma bouche, je m’assieds, j’écoute, subjuguée ; l’accompagnement est lui aussi parfait. J’entends le nom du chanteur : Alexandre Duhamel… Un de mes anciens étudiants, qui avait caché ce volet de sa vie ; je recherche son site, lui envoie un mot, on se retrouve. Récemment, il était Golo à l’opéra Bastille…
Mais rien n’égale la magie du concert…
Avant, salle Pleyel – malgré les toux intempestives suivant insupportablement la fin d’un mouvement. Maintenant, à la Cité de la musique et à la Philharmonie : jusqu’au Covid, j’y avais un abonnement… bien fourni. Je ne l’ai pas renouvelé cette année.
La première fois que j’y suis retournée, les larmes me sont venues aux yeux lorsque j’ai retrouvé le chatoiement des bruns différents des instruments à cordes et l’éclat doré des cuivres, puis quand j’ai entendu l’orchestre s’accorder. Ce moment, gros d’attente et de promesse, a pour moi toujours été magique : le hautboïste se lève, donne le « la » et l’offre à l’orchestre tout entier dans un mouvement tournant ; le premier violon le rejoint ; la masse orchestrale, confuse et brouillée tout d’abord, se décante peu à peu, gagne imperceptiblement en clarté, trouve enfin son unité, et le son se prolonge un moment, permettant aux auditeurs de se joindre à cette communion préparatoire, presque propitiatoire. Pour moi, un émerveillement renouvelé semblable à celui que lycéenne, j’avais vécu, lors de l’expérience de physique au cours de laquelle un aimant placé au-dessus de la limaille de fer avait peu à peu fait surgir des courbes puis les avait fixées en un dessin symétrique, d’abord tremblant et ondulant, arrivant progressivement à une perfection immobile.
A quatorze ans, un de mes premiers concerts, dans une église où l’on donnait la Passion selon Saint Jean de Bach. Je ne connaissais pas ce type de musique. N’en attendais rien. Ce fut un bouleversement, une brèche vers une autre réalité. J’étais seule et pouvais donc me laisser envahir, au risque de me sentir perdue lorsque la musique s’arrêta, les auditeurs se dispersèrent, le tsunami se calma. J’étais soudain orpheline. Il faisait froid ; il fallait revenir dans le monde, trouver un car pour rentrer. Pendant deux heures, je fus incapable de parler.
Car écouter de la musique seule (même au milieu d’une foule) me rend à moi-même. Être avec d’autres personnes est un plaisir d’amitié mais distrait mon écoute. Sauf lorsque les mains enlacées à celles de l’être aimé renforcent la plénitude.
J’ai oublié tant de concerts auxquels j’ai pourtant assisté avec plaisir et même enthousiasme ! Mais parfois, un moment plus ou moins long pénètre en moi par surprise, s’y ancre et y subsiste des années après.
Ce fut le cas lors de la première Biennale du Quatuor, à la Cité de la musique (en 2004 ?), dont j’ai suivi 12 des 14 concerts, car pianiste, j’avais l’impression de ne pas saisir véritablement ce qu’était un quatuor à cordes. Au fur et à mesure, tout s’éclaircissait, je percevais la complémentarité des instruments, leur jeu, leur interdépendance, j’entrais dans celle-ci, je devenais moi-même corde, archet, tension partagée vers un point culminant, satisfaction bienheureuse, et vide après l’extinction du dernier son. Peu à peu, mon désir de comprendre avait cédé la place au sentir ; mes oreilles étaient là, bien sûr : en alerte, comblées. Mais mon corps aussi. Surtout.
Lors d’une autre Biennale, je découvris le quintette à cordes en ut majeur de Schubert, pour deux violoncelles. Le quatuor Hagen s’était installé de part et d’autre d’une chaise vide. Alors entra un homme vieillissant, barbu, pataud, peu soigné, qui me rappela un SDF qu’il m’arrivait de croiser. J’étais un peu perplexe. Il s’assit. Positionna son violoncelle. Saisit l’archet. Regarda ses comparses, à sa droite, à sa gauche ; lentement. L’instant se figea. Extraordinaire concentration sur scène ; silence total dans la salle comble. Attente. Temps et souffles suspendus. Heinrich Schiff baissa les yeux ; posa délicatement ses doigts, leva son archet, l’abaissa. Et la musique commença. A la fin, un silence dense se prolongea longtemps, avant que n’éclatent les applaudissements, dans une salve délirante de détente. Je n’étais pas la seule à pleurer. Mais plus que le merveilleux quintette, ces deux moments entre silence et musique vivent encore incroyablement en moi.
De la 4ème symphonie de Brahms entendue récemment sous la direction de Herbert Blomstedt, qui m’a emplie de tant de bonheur global et d’émerveillements passagers (solos de cor, de clarinette, de hautbois ; prises de paroles collectives des cordes ; extrême dépouillement des gestes de ce chef âgé), sans doute est-ce un bref moment qui demeurera en moi : un petit solo de flûte, dans le dernier mouvement. Son arrivée par surprise, sa beauté, son intensité, la manifeste possession s’étant emparée du flûtiste dont le corps entier semblait habité, dépassé, débordé, le pied droit se levant tout à coup bizarrement vers la fin. Son effraction en moi et l’extrême émotion qui m’a raptée.
Moments d’épiphanie. Celle-ci n’étant d’ailleurs pas toujours liée à la qualité musicale : j’ai le souvenir d’une des premières fêtes de la musique où, débouchant sur la place des Vosges, j’avais été saisie par un chant a capella (Purcell : l’air de Didon « When I am laid in earth » ? Ou l’air du froid ? Je ne sais plus). En arrêt. Médusée. A la fin, j’avais acheté au musicien son CD. Le lendemain, l’écoutant, je n’en croyais pas mes oreilles : l’ensemble était plat, et à certains moments, le chanteur chantait presque faux. Dépitée, j’ai déposé le CD sur une poubelle, dans la rue…. Mon impression avait-elle été liée à l’euphorie de cette fête, expérience encore nouvelle ? A la magie acoustique des arcades ? A l’improbable surgissement de ce chant au milieu d’autres types de musique ? Au-delà de la déception postérieure, le bonheur que m’avait donné cette expérience a laissé sa trace en moi…
Moments suspendus.
Impression globale de beauté : entre les mouvements d’une même œuvre, je me sens en péril, je redoute les applaudissements, j’ai besoin que la musique se prolonge en moi quelque temps. Ce silence, d’un geste minimal suspendu, Herbert Blomstedt, l’a obtenu de l’auditoire et je lui en ai été infiniment reconnaissante.
Mais autre chose aussi : l’ivresse de la progression.
Sans doute est-ce une écoute particulière (sait-on comment les autres écoutent ?) qui me vient de la musique classique indienne. A une période de ma vie, j’ai beaucoup eu l’occasion d’en écouter - musique du nord de l’Inde - et quelquefois dans des circonstances spéciales, lors de concerts durant toute la nuit : assis à terre sur des coussins dans des tentes où pénétrait l’odeur des jasmins (aujourd’hui encore, l’écoute de la musique indienne fait naître en moi des sensations olfactives), on s’allongeait bientôt ; on était parfois assis sur la scène à quelques mètres des musiciens. On naviguait entre veille et sommeil.
Dans cette musique, les morceaux sont en général constitués de deux parties, dont la première – nommée alaap - a pour moi été une révélation et a transformé et modelé mon écoute. Il s’agit pour le musicien – chanteur ou instrumentiste –, en l’absence de tout accompagnement rythmique, de faire naître peu à peu le raga qu’il développera après rythmiquement avec l’aide d’un percussionniste. Le raga s’ébauche peu à peu, émerge, avec ses notes permises et évitées, ses combinaisons de sons favorites, l’atmosphère qui lui est liée. On va du à peine audible (en musique occidentale, seul Wagner me donne parfois ce plaisir intense) au plus sonore. Du grave vers l’aigu, par octaves successives où le musicien s’attarde. Le tempo, extrêmement lent au début, s’anime peu à peu. La gestuelle du chanteur aussi. J’ai l’impression de participer à cette création. Mon souffle s’enfle ; mon corps vibre. Et lorsque le chanteur arrive au point culminant, je suis comblée, en proie à une extrême tension que seule vient soulager l’entrée de la percussion. Tout cela est exemplaire dans une musique vocale très particulière, le dhrupad, qui m’accompagne depuis des décennies.
Dans la musique occidentale, si je cède souvent au plaisir rassurant et serein de la régularité, ou à celui du contraste – de tempo, de rythme, de couleur –, ou encore au charme raffiné du balancement entre binaire et ternaire, je suis beaucoup plus sensible à la progression, qui me manque dans les œuvres divisées en mouvements. Je préfère de loin les œuvres en flux continu…
Voilà pour les masses sonores, mais plus que tout, sans doute, au niveau micro, c’est le frottement – de sons, de tonalités, qui chez Bach, Ravel, dans de la musique plus récente, dans la musique indienne, me séduit et m’emporte. Et aussi l’entre-deux : émerveillement incrédule et un peu déstabilisé en écoutant certaines voix de haute-contre.
Découvrir, observer, parfois même comparer (intérêt et agacement quand je tombe sur la Tribune des Critiques de disques…), me confirmer à moi-même que je préfère vraiment le grave à l’aigu, me dire que dans ma prochaine vie, c’est du violoncelle ou de l’alto que je jouerai, mais surtout m’abandonner au plaisir, me laisser emporter ; être heureuse, simplement : c’est tout cela, pour moi, écouter de la musique.
©Marie-Claudette Kirpalani, décembre 2021
Image : Alexandre Duhamel, Le Héraut, dans L' Amour des trois oranges de Prokofiev, Opéra National de Paris, 2012, © C. Leiber