Son nom, pour nous aussi étrange que les récits d’Ismaël Kadaré qu’il a traduits, résonne déjà comme une gamme. Ou bien il aboutit à une gamme, à la fin à une note avec laquelle il sait que J.S. Bach était allé, irait à jamais à l’infini, vers l’inconnu, vers ce qui pourtant, en toute certitude, c’est ce que sa musique non seulement confirme mais prouve, existe, c’est-à-dire, et quoi qu’on en pense, quoi qu’on croie, la manière dont Dieu (ça n’est qu’un mot pour la pensée et non un nom), dont le régime d’être, comme celui de la musique, est si à part, se livre et se donne malgré tout à qui dirige l’archet en sa direction.
On dit, et on s’arrête généralement là, que cette « musique creuse le ciel », ainsi que l’avait écrit, certainement sans songer à J.S. Bach, qu’il ignorait, Baudelaire. Mais on s’arrête à l’espace – arrêter, s’arrêter, c’est la loi de l’espace, contrairement au temps, plus friable, plus capricieux, plus plastique, plus libre, jamais en délivrance de sa loi propre. Oui, sans doute, mais on est emporté cette fois-ci dans un creusement de l’avenir, alors qu’on avait, on dirait depuis toujours, au fond de l’oreille, Milstein surtout et Szeryng, et dans le souvenir très récent Isabelle Faust et aussi Tetzlaff. Il y a là, en effet, comme, non : il y a réellement une ouverture alors qu’on était, certainement comme beaucoup d’autres, et comme une grande partie du monde, si effondré, si enfermé, si clôturé aussi dans les limites partout fixées, amené à espérer quelque voie de sortie (par les lectures, par les œuvres, par les très rares amitiés qui survivent au temps, par l’amour qui malgré les années se montre encore si attentif), ou le tracé d’une brèche, creusée comme un labyrinthe à la façon des mineurs de fond, là-haut dans le ciel et dans l’avenir.
Et puis, on ne cesse partout, encore et encore, d’affirmer que cette musique est formelle, qu’il ne s’agit que d’un jeu de l’esprit, des mathématiques dit-on, froides, sèches, sans la moindre signification, alors que le violon de Tedi Papavrami, non pas renvoie des couleurs propres aux arcanes de ce qui se déroule là en creusant le ciel, mais les extrait et les révèle, les laisse se déployer dans leur clarté, ce qui n’empêche pas, et c’est là une des réussites majeures de l’enregistrement sur le plan sonore par rapport à la version antérieure de 2004, une grande clarté, voire une sobriété, une absence de chiqué et de démonstrativité que personnellement on n’aime pas percevoir dans l’interprétation de ces œuvres majeures, fondatrices, éternelles. Sans qu’il y ait besoin de religion, plus fort qu’elle et plus profonde qu’elle, bien plus trans-temporelle, la preuve en étant que sans du tout la violence qui lui est inhérente, elle qui, realiter, n’a jamais suscité que des guerres, la musique en revanche, cette musique-là force sinon à plier les genoux, du moins à lever les yeux devant cette plénitude. La victoire définitive sur le néant.
© le choix de André Hirt
Bach, Sonatas & Partitas, Tedi Papavrami, Alpha, 2021
La leçon de violon par Tedi Papavrami.